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études-coloniales
18 juin 2006

Mohammed Harbi : citoyenneté et histoire, national et universel

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Mohammed Harbi :

citoyenneté et histoire, national

et universel

Gilbert MEYNIER

 

On peut certes être un citoyen sans être un historien. En revanche, on ne peut à mon sens être historien sans être citoyen. En effet, la volonté sans concession de comprendre et d’éclairer le passé se déduit souvent de l’engagement au présent dans la vie de la Cité. C’est, d’une part, la raison pour laquelle Mohammed Harbi a dû, contraint et forcé, se résigner à devoir vivre dans la froideur de l’exil tant l’expérience lui avait prouvé qu’il lui était difficile de vivre et travailler dans le libre épanouissement dans son pays. C’est d’autre part, aussi, la raison pour laquelle, dans le champ historien comme dans le champ citoyen, Mohammed Harbi s’est toujours situé du côté de l’analyse et de la réflexion, contre celui de l’instinct et du réflexe. Son camp est bien celui des vrais intellectuels, lesquels ne peuvent être que de vrais citoyens, aux antipodes des forteresses investies par les croyants irraisonnés.

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C’est bien pour cela qu’il a intitulé l’un de ses livres, tiré de son habilitation à diriger des recherches, du jury de la soutenance duquel j’ai eu l’honneur d’être membre en 1992, L’Algérie et son destin. Croyants ou citoyens ? C’est dans ce registre qu’il faut entendre ce rapport de Mohammed Harbi, datant de 1959, à l’époque où il était jeune attaché – il avait 26 ans - au cabinet de Belkacem Krim, ministre des Forces Armées, au sujet de la guerre psychologique, si tristement célèbre, qui fut conduite par les psychologues militaires de la sale guerre de reconquête coloniale de 1954-1962 : Mohammed Harbi estimait alors qu’une telle guerre n’était pas efficace et qu’elle dégradait la cause qu’elle prétendait défendre : «Elle tend à développer en l’Homme ce qu’il y a d’inhumain, les  réflexes mentaux, au lieu de développer ce qu’il y a d’humain : la réflexion».
   
 J’ai toujours eu sympathie et respect pour Mohammed Harbi parce que, d’une part, je le situais dans la lignée de ces grandes figures libres et hardies de l’Islam classique, de Abou l’ ‘Alâ’ al Ma‘rî à Ibn Khaldoun, et aussi des grands promoteurs de la Nahda égyptienne au tournant des XIXe et XXe siècles, souvent dans des trajectoires agnostiques, pour ne pas dire plus. Mais d’autre part parce que je voyais aussi à l’œuvre chez lui la réflexion libre, mais respectueuse, sur le fait religieux : celle qui relève de la spéculation sur le destin et l’appartenance spirituelle de l’Humain, qui est pour moi proche de la philosophie, et que mon vieux maître du lycée Ampère de Lyon, M. Bernard, dénommait bellement «la recherche systématique d’une conception générale de la vie».
   
Mais en même temps, Mohammed Harbi a toujours représenté que le fait religieux au Maghreb – comme harbi_en_19513dans le reste de la Méditerranée, comme partout ailleurs -, relevait aussi du social et du politique, et que la religion pouvait y être dégradée en idéologie. En cela il était d’accord avec la réflexion de Jacques Berque qui voyait dans l’islam, ou dans ce que l’habitus socio-culturel dénomme usuellement l’islam : le bastion de repli contre l’intrusion étrangère, contre ce que Ahmed Tawfiq al-Madanî dénommait al ist‘mâr ul çalîbiyy – le colonialisme croisé. Pour redonner la parole à Mohammed Harbi, en Algérie, «la religion est restée le seul sentiment collectif liant, par-delà les particularismes, l’ensemble des colonisés». Et cette réflexion, entendue dans le courant d’une conversation : «Toutes les fois que les Algériens sont perdus, ils se raccrochent à l’islam».
   
Par là, il faut peut-être entendre, au-delà des acceptions courantes, un corpus socio-culturel, remontant vraisemblablement à la plus haute Antiquité, et qui put revêtir des vêtures successives, - entre autres Ba‘l Hammon à l’époque punique, Saturne africain à l’époque romaine, le Christ Dieu des chrétiens ensuite, enfin le Dieu du tawhîd musulman. Une inscription retrouvée à Beja, dans le règlement d’accès des croyants à un temple d’Asclepios, énonçait l’interdiction de la viande de porc, des relations sexuelles dans les jours précédant l’accès au temple, et l’obligation de se déchausser pour accéder au temple… Cela près de six siècles avant l’apparition de l’islam au Maghreb. À vrai dire, au travers de toutes ces représentations du sacré, s’est aussi sédimentée la somme des blocages et des tabous de la société ; et régnait – continue à prévaloir ? - un habitus social de surveillance mutuelle :2020060140.08.lzzzzzzz2020061953.01.lzzzzzzz tout un chacun sait que, socialement, pour peu qu’on respecte publiquement les interdits dénommés musulmans, on en est largement quitte avec l’islam. Et cela n’est pas seulement une caractéristique musulmane ainsi que l’ont si lumineusement démontré Germaine Tillion dans Le Harem et les cousins ou Henri-Irénée Marrou dans son Histoire de l’éducation dans l’Antiquité. Dans l’Athènes antique, réputée avoir été la mère de la démocratie, une femme entrevue sans voile en dehors de sa maison était vue comme une prostituée. Et ma grand-mère paternelle, dans son terroir montagnard proche de la frontière italienne, n’aurait jamais imaginé entrer dans une église sans avoir la tête recouverte.
   
 Pour Mohammed Harbi, surtout, dans ses deux premiers livres, Aux origines du FLN et Le FLN, mirage et fln_mirage_et_r_alit_2réalité, le religieux fut pour les Algériens un promoteur de mobilisation politico-communautaire. À ce titre, on peut dire qu’il a constitué l’identité nationale, de même que, selon le programme des ‘ulamâ’, la langue arabe. Cela interpelle l’historien, lequel ne peut ignorer que cette identité, à la fois musulmane et arabe, est partagée par une bonne vingtaine de peuples, qui se sentent, eux aussi, musul-mans et arabes. À vrai dire, tout dépend du sens que l’on donne à «national» : s’agit-il du wataniyy ?, s’agit-il du qawmiyy ? S’agit-il d’un qutriyy antithétique connotant l’iqlîmiyya ?

Les Algériens militant pour la liberté étaient certes d’authentiques patriotes, mais qui ne se seraient peut-être pas vraiment reconnus dans les processus d’invention de la nation, cette «imagined community» sécularisée dont l’historien anglais Benedict Anderson a dessiné les traits avec toute la force de son talent, et qui relève de l’ «invention of tradition», ainsi que le disent si bien ses compatriotes Eric Hobsbawm et Terence Ranger. On voulut en Algérie, en général, davantage la liberté de la patrie que la liberté citoyenne. Ainsi Mohammed Harbi fait-il judicieusement remarquer à propos d’Ahmed Ben Bella,verze_06 interlocuteur favori du pouvoir d’État égyptien avant l’arraisonnement de son avion par la piraterie française le 22 octobre 1956 : «Le fait que les Algériens puissent avoir une politique étrangère à l’égard de l’Égypte ne correspondait pas à sa sensbilité». Et il en allait de même pour le major Fathi al-Dib, patron des mukhabarât pour les relations avec le Maghreb, qui ne concevait de dirigeants algériens qu’épousant les vues des dirigeants égyptiens et soumis à eux.

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Ben Bella et Nasser

 

 

 De son côté, Mohammed Harbi a depuis longtemps pris ses distances avec nombre d’habitus sociaux et de tabous qui construisent les codes de surveillance mutuelle régissant une société. L’indique par exemple son rapport ouvert aux femmes qui l’a conduit à préfacer l’œuvre du féministe égyptien Mansour Famhy, et qui fait de lui un moderne dans le sens ouvert du terme, celui qui s’oppose par exemple au Code de la Famille de 1984, qui aurait pu laisser croire aux observateurs distraits que le FIS était déjà au pouvoir bien avant sa fondation. Pour en avoir souvent parlé avec lui, je pense pouvoir estimer que Harbi ne serait pas absolument en désaccord avec ce qui est pour moi une constatation d’évidence : on ne joue pas impunément avec des allumettes obscurantistes sans finir par se brûler les doigts.

Plus largement, ce qui m’a toujours frappé – et ému - chez Mohammed Harbi, c’est cette ferme synthèse maison_harbi___el_arrouch2entre, d’une part, son algérianité (il n’est pas pour rien issu du Constantinois, cette vieille terre numide de l’irrédentisme algérien) et d’autre part sa grande ouverture aux autres et au monde, à des gens et à des valeurs de toutes origines, de toutes confessions, de toutes philosophies, à l’exception du racisme et de la bêtise chauvine : j’ai cru au départ que Mohammed Harbi était un marxiste normé, avant de m’apercevoir qu’il était autant khaldounien ou wéberien, et qu’il avait bien d’autres références encore… Le blocage chauvin et l’étroitesse hargneuse sont aux antipodes de son panorama mental et intellectuel.
   
C’est que Mohammed Harbi est, en même temps, un vrai historien algérien, et un vrai citoyen algérien. Mais il n’a pu, en tant qu’Algérien, réunir ces qualités, que parce qu’il est aussi un primordial citoyen du monde – ce Bürger der Welt que chantait Schiller. C’est que les valeurs qu’il ressent comme devant être pleinement des valeurs algériennes, il ne les dissocie nullement de valeurs plus largement universelles : droits de l’Être humain, combat pour l’égalité hommes-femmes, répulsion pour toutes les formes de discrimination  - donc du colonialisme comme système -, aversion pour l’obscurantisme et le militarisme tels qu’ils se sont épanouis dans tant de régimes autoritaires post-coloniaux, parfois sous la forme de bureaucraties pesantes implacables. Ce n’est pas pour rien que l’un des articles les plus incisifs – et décisifs - de Mohammed Harbi,256464066_small2 dans un livre dirigé par Lucette Valensi, traite de l’assassinat de Ramdane Abbane, le 27 décembre 1957, à Tetouan, en point d’orgue de l’élimination des politiques du CCE – Dahlab et Ben Khedda -, lors de la session du CNRA du Caire en août, en premier anniversaire antithétique de l’historique Congrès de la Soummam.
   
 À des gens de ma génération, formés politiquement dans le combat anticolonialiste, et qui, après 1962, continuèrent encore à sacraliser un FLN qui, de par la justesse intrinsèque de son combat, semblait voué à échapper aux armes de la critique, il a offert la toute première histoire du FLN, en analysant sans complexe la nature et le cheminement du FLN et en le dépeignant sous les couleurs complexes et contrastées qui figurent sur le bouquet de tout travail d’histoire. Autrement dit, c’est grâce à Mohammed Harbi que des gens comme moi ont pu se décomplexer pour étudier l’histoire de l’Algérie, du nationalisme algérien, et notamment du FLN, cela comme tout objet d’histoire, c’est-à-dire dans la dialectisation. Mohammed Harbi m’a mieux aidé à comprendre que, en histoire, tout est dialectique : je savais déjà, de par ma formation et mes antécédents politiques, que, par exemple, le parti bolchévique fut à la fois un authentique mouvement de libération sociale, et une machinerie implacable de pouvoir. Le FLN fut incontestablement un mouvement de libération, tout en relevant de la même complexité et de la même harmonie des contraires.

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Mohammed Harbi est donc pleinement algérien et pleinement universaliste. Enraciné dans le terroir constantinois d’El Harrouch, il a, jeune adolescent, participé au combat libérateur du PPA-MTLD. Il a vibré aux luttes et aux espoirs de son peuple. Mais, jeune cadre brillant du FLN, puis un temps conseiller à la présidence et animateur de Révolution africaine, il a eu très tôt à subir les rigueurs politiques pesant sur son peuple : il fut victime de la répression consécutive au coup d’état militaire du 19 juin 1965. Il connut les mauvais traitements et la prison, puis la résidence surveillée au Sahara, avant de s’évader vers l’Europe. Cette Europe où il était aussi chez lui depuis que, jeune bachelier, il avait débarqué à Paris en 1952-1953. Paris, où il fut jeune militant de l’UGEMA, puis un des dirigeants de la Fédération de France du FLN, avant de se familiariser avec la Belgique et l’Allemagne, où la direction de la Fédération de France s’était repliée au printemps 1958.
   
 Parisien, Mohammed Harbi l’est bien davantage que moi par exemple, et bien plus à l’aise dans ce que Gérard Noiriel dénomme la cage de Faraday parisienne. Au vrai, une double source constituait Mohammed Harbi, et continue à le constituer : d’un côté, celle de l’ancrage familial, celle du terroir constantinois, celle du père, attaché à faire apprendre au jeune Mohammed le Coran au jour le jour, d’un autre côté, celle de ces éveilleurs d’idées que furent tels de ses professeurs au lycée de Skikda. Puis, source multiforme aussi, émanée plus tard du milieu des promo-teurs, à Paris, du mouvement Socialisme ou Barbarie, ou au Caire, à la fin des années cinquante, de la fréquentation de l’élite intellectuelle, si foisonnante et si riche, deraymond l’Égypte contemporaine. Qui n’a pas dégusté un madbût dans un vieux café de la ville d’Ismaïl ignore un des grands plaisirs de la vie. Et il y a des gens qui, grâce à Dieu, savent aussi bien apprécier un grand madbût que savourer un grand Bordeaux. De même, Mohammed Harbi aime également la musique arabo-andalouse (il est de la province des maîtres du Maalouf comme chaykh Raymond (photo ci-contre), comme Sylvain Ghrenassia, comme le chaykh Mohammed El Hadj Fergani), et la musique du terroir populaire ; je l’ai aussi entendu s’enthousiasmer aux chansons du grand poète occitan Claude Marti, et il sait discrètement dire le plaisir qu’il a à écouter le grand classicisme sans fioritures de Joseph Haydn.
   
C’est bien pourtant à Paris que, volens nolens, Harbi s’est durablement acclimaté et enraciné. Ce qui ne l’a pas empêché d’y reconnaître, aussi, la «froideur de l’exil.». Avec la France, au demeurant, ne s’est-elle pas jouée, aussi pour lui, cette partition si originale du rapport fascination-répulsion, qui rythma le tempo de vie de tant d’Algériens de l’élite à l’époque coloniale, et qui fut bien une spécificité algérienne, singulièrement à distance du destin des Tunisiens ou des Marocains ? Donnons la parole à Harbi, qui relate dans ses mémoires une mission  en Belgique à l’été 1956, en compagnie de son compatriote skikdi Messaoud Guedroudj, et en connivence avec le militant anticolonialiste belge Roger Ramackers :
«Un jour de l’été 1956, alors que nous avions des armes à faire entrer en France, il nous présente l’un de ses familiers, le docteur Henri Duchateau, qui devait nous faire passer la frontière sans encombre et nous conduire à Paris. Nous nous arrêtâmes à Reims pour dîner. L’air jovial, Guedroudj, qui avait retrouvé toute son assurance, s’exclama : «Ah ! Que nous sommes bien chez nous !» Ironique, Ramackers s’étonna : «Comment ? Nous avons pris tous ces risques pour te conduire chez toi ? Nous pensions qu’il s’agissait d’un territoire ennemi !»
    Nous avons ri tous les quatre sans prêter plus d’attention à cette curieuse expression. Et pourtant, à bien y réfléchir, un Marocain, un Tunisien l’auraient-ils employée ? Il n’y avait pas, chez l’Algérien, la moindre 202036266x.01.lzzzzzzzéquivoque quant à sa volonté d’indépendance. L’expression résultait plutôt d’un long mariage qui, pour avoir été forcé, n’en avait pas moins produit une sorte de «confusion des sentiments». Ainisi Jacques Berque écrivit-il pendant la guerre : «La France et l’Algérie ? On ne s’est pas entrelacé pendant cent trente ans sans que cela descende très profondément dans les âmes et dans les corps». C’était vrai de notre génération, celle qui a su trancher les liens. Est-ce encore vrai aujourd’hui pour les nouvelles générations ?

 Comme quelques autres nationalistes algériens, Mohammed Harbi fut donc dans un sens, culturellement, un homme des marges, comme d’autres ont pu l’être, géographiquement ou/et culturellement : le héros de l’indépendance italienne, Garibaldi, était de Nice – et Nice n’était pas italophone mais occitanophone -, et Cavour, le bâtisseur politique de l’unité italienne à partir du royaume de Piémont, était issu des marges piémontaises subalpines ; il avait fait ses études à Genève et il maîtrisait moins bien l’italien que le français. Aux marges, encore, comme ces Hébreux du Chœur (le Va07 pensiero !) des Hébreux du Nabucco de Verdi chez qui l’identité s’exprime précisément dans l’exil et par l’exil.
   
En tout cas, Mohammed Harbi a payé le prix fort pour devenir, face au colonialisme, un Algérien libre ; et face au système de pouvoir autori-taire régissant sa société, demeurer encore un Algérien libre. Rendant compte à l’automne 2001, dans Le Monde, du premier volume de ses mémoires publié à La Découverte (Une Vie debout, mémoires politiques), je crus pouvoir donner pour titre à mon article de recension : «Mohammed Harbi. Être au libre au FLN, ou la quadrature du cercle». Il eut le bon goût d’en rire et de ne pas s’en offusquer.
   
Pour autant, le FLN que connut Mohammed Harbi ne fut en rien 9782707130778fsunivoque. Il fut peuplé de gens extrêmement divers : idéologiquement, politiquement, socialement, et plus largement, humainement aussi, il y eut de tout au FLN : il fut au bon sens du terme une très riche auberge espagnole, et il porta en lui plusieurs virtualités. Certes, rien n’aurait radicalement évolué en Algérie sans la commotion des armes mise en branle par les chefs des maquis, peu après reconvertis en hommes d’appareil de pouvoir. Mais rien ne se serait conclu sans ces cadres civils de talent auxquels Mohammed Harbi appartint, lui qui fut, en 1961, notamment, expert aux négociations d’Évian. L’historien sait aujourd’hui que la victoire du FLN ne fut pas une victoire militaire, mais bel et bien une victoire poli-tique, obtenue notamment par le rayonnement du Front acquis dans le monde. Et ce rayonnement, des gens comme Mohammed Harbi œuvrèrent  sans relâche pour son avènement. C’est donc aussi parce que des hommes comme lui ont su naviguer sur le grand large, qu’ils ont été d’authentiques internationalistes, qu’ils furent par le fait même de valeureux nationalistes.
   
 Et toute la complexité qui a constitué et constitue encore Mohammed Harbi, a aidé, aussi, à bâtir sa stature d’historien. Car Mohammed Harbi est bien un historien vrai. Il a certes travaillé en partie à partir de souvenirs personnels et de témoignages oraux, en partie grâce à des documents que, acteur de l’Histoire, il a inlassablement photocopiés avant d’en faire don aux Archives nationales algériennes, et encore grâce à ces archives, françaises et algériennes, qui s’ouvrent encore trop frileusement pour contenter les historiens. Il est, rappelons le, l’auteur, de ce maître livre de documents qu’il a intitulé Les Archives de la Révolution algérienne. Dans son travail de recherche historique, entrepris notamment dans la revue Sou’al, Mohammed Harbi s’est soumis comme tout historien à la critique externe et à la critique interne des documents. Car un document – oral ou écrit - ne dit jamais la vérité en soi ; il dit une vérité et il doit, pour cela, être analysé, étudié dans ses conditions de production et dans les intentions de cette production, et aussi soumis autant que possible à la règle de la confrontation des documents entre eux : un témoin, volontairement ou involontairement, a toujours tendance à reconstruire le passé selon  son itinéraire personnel, ses intérêts et son ambition.

Il faut donc d’autant plus se méfier des témoins qu’ils sont davantage des hommes de pouvoir, ou à l’inverse parce qu’ils ont été frustrés du pouvoir. En tout cas, par exemple, ce n’est pas parce qu’un président de la République dit quelque chose sur l’Histoire que ce quelque chose est vrai ; et il y a même de grandes chances pour que ce soit faux. Ce n’est pas parce que la législateur français a pu énoncer des aspects «positifs» de la colonisation française qu’il faut lui emboîter le pas. L’historien ne se pose d’ailleurs jamais la question du «positif» et du «négatif» en histoire, car il lui incombe de rendre compte au premier chef  de toute la complexité du divers historique, lequel ne se réduit jamais à des tableaux en noir ou blanc ; mais àdoc_6 une riche palette où l’impressionnisme aura toutes chances d’être plus vrai que le réalisme.
   
 De ce point de vue, Mohammed Harbi a rempli avec sérieux, opiniâtreté et modestie, son  contrat d’historien, tant à l’égard de l’Algérie, son pays, sa nation, qu’à l’égard de tous les humains avides de connaître l’Histoire. Et lui-même n’aurait pu être l’historien qu’il a été et reste encore pour notre bonheur sans toute la richesse et la diversité qui ont composé sa vie d’homme dans l’Histoire, acteur de l’histoire qui s’est faite, inséparable de sa citoyenneté algérienne, avant de devenir une figure-clé de l’historiographie contemporaine.

Gilbert Meynier

 

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- 1954 : la guerre commence en Algérie (éd. Complexe, 1999)













 

 


document : déclaration de Mohammed Harbi, 26 octobre 1990



Consolider la démocratie,

préparer l'Algérie et le Maghreb

à entrer dans le XXIe siècle

 

 Après dix-sept ans d'exil, précédés de plusieurs années de prison sans jugement, je peux retrouver mon pays, en toute liberté.
Tout au long de cette épreuve, j'ai refusé les offres d'émissaires de l'État venus me proposer de troquer des privilèges contre le renoncement à mes droits. J'estimais, j'estime encore, que la démission morale commence avec l'acceptation de placer le droit de l'État au-dessus de celui des citoyens.
Je milite depuis quarante-deux ans. Même quand les circonstances exceptionnelles – guerre d'indépendance, luttes civiles – m'ont contraint à des détours, j'ai toujours défendu le droit pour tous, et, d'abord pour les adversaires, de penser autrement.

 

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Mohammed Harbi (à droite) et Saad Dahlab,
ministre des Affaires étrangères du GPRA, au Caire en 1961

L'histoire en mouvement a fait de moi un militant et un dirigeant du FLN de 1955 à 1965. À ce titre, je partage certaines erreurs de cette période, celles que je combattais déjà : liquidations physiques des adversaires politiques, attentats aveugles et tortures… nationalisation des petits commerces, etc., et celles que je me reconnais aujourd'hui, un certain romantisme, une transfiguration de la réalité au nom du peuple ou de la classe ouvrière.

Le 19 juin 1965, après le coup d'État du colonel Boumedienne, j'ai pris acte de l'échec de mes efforts. La contradiction entre mon analyse conceptuelle qui postulait l'évolution vers un système de type bureaucratique, et mon but politique, rénover le FLN, m'apparut clairement. Je me suis alors délesté de mes illusions et j'ai décidé de ne plus participer à un jeu politique fondamentalement corrompu. J'ai alors renoncé à un type d'action, qui me paraissait dérisoire, dans un système où on m'offrait d'être ministre, ambassadeur, directeur de société mais jamais véritablement citoyen.

 Ce système, qui triomphait avec le coup d'État du 19 juin, était présent dans toutes les politiques des directions du FLN depuis sa fondation. Jamais une mesure prise en apparence collectivement ne l'a été réellement. Toujours des manœuvres subreptices préparaient les décisions et ne servaient qu'à consacrer la manipulation.
Les adversaires du FLN étaient à son image. Les discours différaient mais les pratiques étaient les mêmes. À travers ces pratiques, c'est le rapport de toute notre société à la liberté qui est posé.

Notre pays a besoin d'une réforme intellectuelle et morale, d'une réflexion sur soi qui cesse d'imputer tous nos maux aux dynamiques du dehors. La fascination pour le pouvoir, l'aspiration à la puissance, l'identification aveugle à la collectivité, le mépris du travail et des faibles, l'admiration pour les modèles d'autorité et les hommes forts, enfin, sont des obstacles dont nous devons prendre conscience si nous voulons créer un climat propice à la démocratie.

 Être démocrate, ce n'est ni méconnaître les droits de l'individu, ni avaliser sans esprit critique les options de la majorité.
Être démocrate, pour moi, n'a jamais été contraire à mon engagement socialiste. Socialiste j'étais et je le reste. Mais que faut-il entendre par là ? La possession d'un savoir scientifique de l'Histoire de la société ? Certainement pas. Mais un engagement politique et moral contre un monde caractérisé par la séparation entre riches et pauvres, oppresseurs et opprimés, dirigeants et dirigés, les uns possédant la richesse, la culture et le pouvoir, les autres démunis ou exclus de ces privilèges. Le socialisme vit et vivra partout où persiste l'exploitation du travail. L'expérience algérienne s'est réclamée de cet idéal mais en mettant la classe ouvrière sous surveillance et en coulant le capitalisme bureaucratique dans le moule du vocabulaire socialiste.

Mes textes nombreux l'attestent. Je n'ai jamais vu dans l'étatisation telle que l'Union soviétique l'offrait, un modèle à prendre. Je n'ai pas cru, non plus, que seule la propriété privée correspondait à l'économie de marché. On comprendra mieux, dès lors, pourquoi la privatisation n'est pas à mes yeux une panacée.
La médecine de choc des recettes libérales pénalise les plus démunis, réduit à néant leur pouvoir d'achat, génère l'exclusion et risque, si l'on n'y prend garde, de compromettre l'autonomie nationale de décision. Tout se passe comme si la politique du gouvernement ne défait des nœuds que pour en nouer d'autres. Si le tissu social continue à se déchirer en profondeur, si le sort des classes populaires continue à se dégrader, nous courons droit vers des luttes civiles préjudiciables à tous.

 Jamais les tâches de réflexion n'ont été aussi lourdes et difficiles. Notre société est confrontée à des questions majeures qui relèvent de la représentation que lui donne une vision mythique du passé. Si nous ne voulons pas que le tribalisme politique devienne notre lot quotidien et mette en péril notre unité, il nous faut le repenser. Notre peuple, ce devrait être une banalité de le dire, ne correspond pas à l'image qu'en donne l'idéologie nationale des années 1930 qui était le reflet inversé de l'idéologie coloniale. C'est là un regard sur l'histoire, non l'histoire elle-même.

Les repères d'identité que nous ont transmis nos aînés ont inscrit le religieux au cœur du politique et ont hypothéqué l'un et l'autre. Ils nous empêchent de nous tourner vers l'avenir et de créer une culture algérienne nouvelle à partir de notre diversité. Ils nous incitent à confondre État, communauté religieuse et nation, à ne pas distinguer le citoyen du croyant et à refuser aux femmes le droit à l'égalité avec les hommes. Or, la nation, c'est la société de tous les Algériens, c'est la société civile dans toutes ses composantes.

L'Algérie existe et vit mais l'algérianité n'est pas donnée une fois pour toutes. Elle est à inventer dans la bataille de tous les jours.
Dans le cadre d'un Maghreb uni, j'appelle tous mes compatriotes à y contribuer, à le faire sans a priori partisan et à s'orienter vers un large rassemblement politique et social pour consolider la démocratie et faire face aux grands enjeux mondiaux ; en un mot préparer l'Algérie et le Maghreb à entrer dans le XXIe siècle.

Mohammed Harbi
Le 26 octobre 1990

 

* Ce texte, dactylographié, m'a été transmis par Mohammed Harbi le 15 février 1991. Michel Renard



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12 juin 2006

L'apogée délirant d'un "anticolonialisme" ethnicisé et raciste (Michel Renard)

 L'apogée délirant

d'un «anticolonialisme» ethnicisé

et raciste

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Kemi Seba, leader de la «tribu Ka»

 

l'«afrocentrisme» obscurantiste

et haineux de Stellio Gilles Robert,

alias Kémi Séba,

fondateur de la «tribu Ka»

Michel Renard

 

Dimanche 28 mai 2006, des militants de la «tribu Ka» ont opéré une «descente» raciste dans le quartier de la rue des Rosiers à Paris, et proféré des insultes antisémites. Cette agression a attiré l'attention sur le discours que tient le groupement de fait appelé «tribu Ka». Le leader de cette organisation, Stellio Gilles Robert, alias Kémi Séba, a accordé plusieurs interviews dont la retranscription circule sur internet. Notamment, l'une en novembre 2005 au site Africamaat, et l'autre au site Novopress.info en juin 2006.

Ces propos relèvent d'un obscurantisme dévastateur ("(...) 4 000 ou 3 000 ans avant ce que vous appelez Jésus. Au moment ou Kemet [l'Égypte pharaonique] commençait à prospérer, en Europe les Leucodermes [les "hommes blancs"] vivaient dans des cavernes, le feu était là pour les réchauffer. C’était [sic] des gens qui mangeaient des mets de porcs, qui mangeaient même parfois leur propre progéniture. C’est une réalité qui est attestée par différents paléontologues"). De telles affirmations s'inscrivent dans la dérive non maîtrisée d'un sl_zhdanov_bnéo-lyssenkisme qui ne prendrait plus les "sciences" comme champ de bataille opposant une "science prolétarienne" et une "science bourgeoise" (URSS des années 1940 et 1950), mais qui polariserait de manière essentialiste le savoir historique "occidentalo-blanc" (des dominants) et le savoir historique "africain" anticolonial (des victimes). Si du temps de Jdanov (photo ci-contre), la "science était avant tout une affaire de parti", le savoir historique sur le passé de l'Afrique - de l'Antiquité à la période coloniale - serait aujourd'hui affaire de "civilisation". L'appartenance à l'une ou l'autre "civilisation" dicterait, dans un cas la "supercherie et l'escroquerie intellectuelle" (dixit cheikh Anta Diop), dans l'autre cas la pertinence et le vrai.

 

Toute intelligibilité scientifique est déniée à "l'Occident" (ou à l'Europe) et le dialogue est impossible car, selon cheikh Anta Diop (1923-1986) : "lescadw1 intérêts matériels priment sur l’humanisme le plus minime. En attendant, les spécialistes africains doivent prendre des mesures conservatoires. Il s’agit d’être apte à découvrir une vérité scientifique par ses propres moyens en se passant de l’approbation d’autrui, de savoir conserver son autonomie intellectuelle jusqu’à ce que les idéologues qui se couvrent du manteau de la science, se rendent compte que l’ère de la supercherie, de l’escroquerie intellectuelle est définitivement révolue, qu’une page est tournée dans l’histoire des rapports entre les peuples" (cité dans la profession de foi du site africamaat.com).

L'idéologie délirante d'un Kémi Séba prend appui sur cet afrocentrisme paranoïaque (au sens intellectuel, pas au sens psychologique) et le dépasse en ajoutant la menace haineuse d'une "guerre civile" visant à la restitution de ce qui a été "volé" au peuple kémite (noir) : "La Tribu KA est dans une logique d’arracher ce qu’on lui doit. Et de toute façon, que vous vouliez l’entendre ou pas, ce qu’on demande, on l’obtiendra ! D’une façon ou d’une autre… Si on ne nous entend pas, ne vous étonnez pas que ça se passe d’une autre façon pour obtenir justice". On pourrait euphémiser ces propos en les rapportant à l'irresponsabilité d'un vibrion que personne n'écoute. Détrompons-nous ! Leur diffusion et leur reprise s'effectuent au sein de couches larges de jeunes scolarisés - je puis en témoigner - par l'effet "démultiplicateur" (Chaunu disait cela de l'imprimerie) qu'autorise la circulation sur l'internet. Aujourd'hui, Claude Ribbe peut traiter Olivier Pétré-Grenouilleau d'historien "ignorant et menteur", Kémi Séba peut qualifier le travail de Jacques Marseille de "négrophobe"... La haine se distille. Elle sera suivie d'actes : "là où certains ne conçoivent la «lutte» que par le biais de colloques ou autres conférences toutes plus soporifiques les unes que les autres, la Tribu KA de par son activisme d’essence atonien affiche une fois de plus sa différence." (source).

L'histoire du temps colonial, sa rigueur méthodologique, son ambition de rendre compte d'une réalité complexe, son refus de l'idéologie, sont menacés. L'heure est à l'histoire jdanovienne. Et l'anticolonialisme tout à la fois l'alibi et le fourrier d'un appel raciste et haineux.

Michel Renard

 

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logo de la "tribu Ka"

 

Extraits des déclarations de Kémi Séba

Novopress : Kemi SEBA, vous voulez redonner au peuple noir, que vous appelez le peuple Kémite, «la place qui lui revient». Quelle est cette place selon vous ?

Kemi SEBA : C’est la place du chef de famille. Lorsque le père ou la mère prennent des directives, normalement la famille suit. Mais quand, à un moment donné, il y a déstructuration de cette famille, les enfants se comportent comme des parents et les parents sont opprimés par ces mêmes enfants. Nous sommes les parents de l’humanité en tant que kémites, que noirs comme vous nous appelez. Partant de ce principe là, qu’on le veuille ou non, nous avons donné la civilisation à l’humanité, nous avons donné des valeurs de dignité, de justice, de rectitude. Malheureusement, il y a quelque chose de très freudien : à un moment donné les enfants ont voulu tuer le père pour pouvoir exister. Ils ont colonisé ces parents qui leur avaient donné la vie, la civilisation. Voilà pourquoi il est temps de remettre les pendules à l’heure, de remettre les choses à leur place. Il ne s’agit pas de se lancer dans l’esclavagisme ou la colonisation vis-à-vis des Blancs. La haine à rebours n’a jamais rien donné. On va avec nos moyens rendre au peuple kémite sa place de chef de famille, tout simplement. C’est vous qui parlez de terre-mère, mère de tout. Le peuple qui est à l’origine, qui marchait et qui marche encore aujourd’hui sur cette terre a essaimé aux quatre coins du globe. Mais avant de retourner sur notre terre, on va reprendre ce qu’on nous a volé afin qu’on puisse recommencer à prospérer.

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Moutouhotep II (2061-2010 av.)

la couleur noire de cette statue est prise comme prétexte

par l'afrocentrisme pour affirmer que les pharaons étaient noirs ;
en réalité, cette statue n'est pas un portrait (...!)

mais une évocation du statut divin de pharaon, symbole de fertilité

Novopress : Vous écriviez sur le site du parti Kémite (dont vous étiez le porte parole jusqu’en 2004) : «à une époque où le Leucoderme [c’est-à-dire le Blanc] marchait encore à quatre pattes dans les cavernes, nous [les Kémites] étions déjà les rois et les propriétaires de ce globe. Par conséquent, nous rejetons l’intégration et proclamons notre droit à reprendre toutes nos possessions». Vous pouvez développer ?

Kemi SEBA : Je crois qu’il faut étudier un minimum la paléontologie, c’est-à-dire l’histoire des comportements humains (sic) pour voir à quoi renvoie cette situation. On va s’arrêter sur une date, certains parlent de 4.000 ou de 3.000 ans avant ce que vous appelez Jésus. Au moment ou Kemet (l'Égypte) commençait à prospérer, en Europe les Leucodermes vivaient dans des cavernes, le feu était là pour les réchauffer. C’était des gens qui mangeaient des mets de porcs, qui mangeaient même parfois leur propre progéniture. C’est une réalité qui est attestée par différents paléontologues.
Est-ce que ça a empêché l’Occident de prospérer par la suite ? Là n’est pas la question. Ces faits sont constatés par ceux-là mêmes qui se revendiquent d’une logique de suprématisme occidental. Hérodote qui est le père de l’Histoire disait lui-même qu’avant que l’empire grec ne puisse prospérer l’Occident était le Royaume des morts. Parce qu’Occident vient du verbe «occire» qui veut dire «tuer». Parce qu’à un moment donné, ils [les Leucodermes] ont dû se tuer entre eux pour survivre et pour pouvoir résister à un climat qui leur était hostile. Voilà quelle était la situation à une époque où, quand nous avions notre civilisation, les Occidentaux marchaient à quatre pattes dans les cavernes en mangeant des mets de porcs pour pouvoir résister à cette réalité. Je recommande à tout le monde un livre qui s’appelle Isis Papers, de Frances Cress Welsing, qui parle de l’évolution des Occidentaux jusqu’aux comportements d’aujourd’hui et qui explique que face à cette adversité dans laquelle ils ont été installés, ils ont été obligés de créer des comportements tels que l’individualisme, par opposition à l’altruisme, l’avidité, la cruauté, parce qu’ils sont nés dans un environnement qui leur était hostile de par son essence même.
(...)

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Frances Cress Welsing

Novopress : Vous affirmez que Kemet, l’Egypte ancienne, est le berceau historique du peuple kémite et la source de toute civilisation…

Kemi SEBA : Je n’affirme pas, je sais lire et je connais un minimum l’Histoire. Kemet était la terre des noirs. Hérodote, le père de l’Histoire – qui était blanc – a lui-même concédé que l’Egypte était une Nation «nègre». Champollion, votre père de l’égyptologie, a constaté à son grand désarroi que l’Egypte était une Nation noire.

 

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Novopress : Pourtant, en 1976 la momie de Ramsès II fut hébergée durant huit mois au Musée de l’Homme à Paris. Durant son séjour, une cinquantaine de spécialistes de toutes disciplines se sont penchés sur elle, ses tissus et son sarcophage. Selon le rapport final : «Ramsès II était leucoderme et ses cheveux étaient roux. Son profil d’aigle au nez bourbonien et au menton court lui donnait un air autoritaire.» Et, de fait, lorsque l’on regarde une photo de la momie, elle ne semble pas avoir un profil très kémite. Qu’en dites-vous ?

Kemi SEBA : Tout le monde sait aujourd’hui que lorsque des égyptologues viennent en Egypte faire des prélèvements ADN sur certaines momies, la logique d’utiliser des colorants ou des marqueurs de dépigmentation leur permet de raconter n’importe quoi. C’est comme si moi je vais dans votre musée- par rapport au peu de bons rois que vous avez en France, il faut dire les choses – je passe un coup de colorant noir pour que la mélanine puisse être plus bronzée, plus foncée et je dis que Louis XVI était sénégalais. Il faut être sérieux à un moment donné, Monsieur ! Vous avez si peu d’Histoire que vous êtes obligé de vous persuader que dans une Nation qui n’a rien à voir avec les Leucodermes, il puisse y avoir des rois leucodermes. Je pense qu’il faut être un minimum intelligent.
Beaucoup d’Occidentaux craignent que si l’humanité se rend compte que l’Egypte était noire, leur civilisation sera perdue d’avance. Malheureusement, désormais, nous autres le savons, des millions de personnes le savent. Et c’est pour ça que ce genre de singeries (on ne va pas appeler ça autrement) sont propres à ces dits égyptologues qui ont peur que la vérité n’éclate. Mais malheureusement elle a déjà éclaté. Vous pourrez même dire demain que Ramsès II est chinois ou du Groenland. Les Kémites en souriront. C’est comme si je dis que Louis XIV est sénégalais. Si demain je mets un colorant qui fait que Louis XIV est foncé de peau, vous allez me dire quoi ? J’appelle à l’intelligence de chacun, et même si vous n’êtes pas intelligent sachez que vous pouvez raconter ce que vous voulez puisque de toute façon l’Occident repose sur un mensonge historique, qu’il soit religieux, qu’il soit culturel ou quoi, l’Occident s’est construit sur un rêve. Donc maintenant si vous voulez croire que Ramsès II, c’était Superman, qu’il était blond aux yeux bleus, qu’il volait, vous pouvez croire ce que vous voulez ! L’essentiel, c’est que nous autres nous sachions ce qu’il en est.

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la momie de Ramsès II

Novopress : Donc, selon vous, le Musée de l’Homme a falsifié son étude ?

Kemi SEBA : Mais tout le monde le sait ! Evidemment qu’il l’a falsifié ! Ce qui est assez exceptionnel avec l’Homme Blanc, le Leucoderme, et là on va dire les choses telles qu’elles sont, c’est que lorsque nous, nous cherchons les vestiges de notre civilisation dans notre pays, on nous appelle des «pilleurs de tombes», quand l’Homme blanc vient avec son titre d’égyptologue (drôle de profession, d’ailleurs) et cherche ou prend nos propres vestiges pour les emmener chez lui, on appelle ça un archéologue. C’est quand même assez exceptionnel ! Pilleurs d’un côté, archéologues de l’autre ! Mais la vérité, c’est que l’Homme blanc cherche des preuves pour nier le fait que la Civilisation n’est pas issue de son propre sang. L’Homme blanc vivait dans des cavernes, voilà la réalité ! L’Homme blanc n’a pas d’Histoire réelle. Votre plus grand roi, c’est peut-être Vercingétorix. Et nous avons nos rois, ça il faut le dire, je le dis.
(...)

Novopress : Vous en revenez toujours à la colonisation et à l’esclavage…

Kemi SEBA : Je parle de la situation d’aujourd’hui qui est une situation d’oppression avérée que tout le monde connaît. Trouvez-vous normal qu’aux Antilles, où 90 % de la population est noire, es richesses appartiennent à une minorité de descendants d’esclavagistes alors que c’est notre peuple qui a travaillé cette terre ? Le présent est la suite logique du passé.

 

Novopress : L’esclavage est l’un des fondements des récriminations du peuple noir à l’encontre des Blancs. Pourtant les négriers d’Europe (dont vous affirmez que beaucoup étaient de confession juive) achetaient leur « bois d’ébène » (c’est-à-dire leurs esclaves) aux Arabes musulmans…

Kemi SEBA : La question n’est même pas qu’il y ait eu beaucoup de négriers juifs. Nous disons que le Judaïsme - par la malédiction de Cham rédigée en 398 avant J.C. par Esdras, un scribe juif sacrificateur – est à l’origine de la colonisation, de l’esclavage et de la situation actuelle que nous vivons. Mais on n’a jamais nié l’intervention des Arabes dans la traite négrière. Ils étaient vos collègues dans la logique de cette traite. Nous sommes les premiers à dénoncer ce qui se passe au Darfour.

 

Novopress : Mais ces négriers musulmans avaient eux-mêmes acheté leurs esclaves à d’autres Noirs, lesquels étaient animistes. En conséquence, nierez-vous que les premiers à avoir réduit des noirs en esclavage soient les noirs eux-mêmes ?

Kemi SEBA : Non ! Il faut faire très attention à ce que vous appelez «acheter». Vous pouvez faire du révisionnisme avec des guignols comme les Belaya, les Dominique Sopo (leader de SOS-Racisme) ou les «Jérusalem Désir» (Harlem Désir), mais vous ne ferez pas de révisionnisme avec nous ! Vous pouvez essayer de falsifier l’Histoire, mais lorsque la violence de la vérité va venir et va faire en sorte que ceux qui ont menti seront agressés, là je peux vous assurer que certains propos tenus ne pourront plus être constatés. C’est une réalité !


Novopress : Donc vous niez le fait que des noirs aient vendu d’autres Noirs ?

Kemi SEBA : Il y a eu des traîtres partout ! Lorsque vous parlez d’ «être vendus», il faut faire très attention aux termes que vous employez. Il faut expliquer comment s’est passée l’histoire de l’esclavage. Il y avait des guerres entre différentes tribus, différentes familles. Des prisonniers étaient faits. Et puis une tierce personne arrive et dit : «je vais vous soulager de ces prisonniers. Je les prends et je m’en occupe». Entre prendre ce prisonnier et dire que l’on vend son frère à l’Homme blanc, il y a une différence, une chose à ne pas confondre ! Des prisonniers de guerre sont livrés mais en aucun cas on ne capture un noir pour le vendre en esclavage. Je le dis, il n’y a pas de participation de l’Etre kémite, de l’Entité kémite à l’esclavage. Elijah Muhammad parlait de l’art du démon, c’est-à-dire diviser pour régner. Des gens se battent et vous, vous venez et vous en profitez, vous accomplissez votre forfait ! C’est le propre du démon que d’avoir ce comportement.

Novopress : Et le démon, pour vous, c’est…

Kemi SEBA : Le Leucoderme, là-dessus, s’est comporté comme un démon, vous ne pouvez pas le nier, c’est la réalité !

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Abdoulaye Wade, président du Sénégal

Novopress : Pourtant Abdoulaye Wade, le président du Sénégal, a déclaré : «J’ai montré que l’esclavage est un phénomène aussi ancien que l’humanité (…) Nos anciens royaumes et empires étaient largement fondés sur l’esclavage dont les séquelles existent encore plus ou moins dans nos propres sociétés. Si les descendants de ces esclaves devaient demander des indemnités, beaucoup d’entre nous seraient traînés devant les tribunaux pour avoir été des descendants d’anciens régnants du continent. (…)» Il reconnaît la responsabilité des Kémites, ou du moins de certains d’entre eux, dans la traite négrière. Vous n’êtes pas d’accord avec lui ?

Kemi SEBA : Je fais appel à votre intelligence. Considérant que Wade, est le porte-parole de la Françafrique, ces présidents qui ont été installés en Afrique pour être les porte-parole de la France, quand vous l’entendez parler demandez-vous qui a écrit le texte qu’il a prononcé. Et vous comprendrez aisément pourquoi cet abruti raconte des stupidités.
Les propos de Wade me confortent encore plus dans ce que nous disions auparavant, c’est-à-dire que l’Entité kémite n’a en aucun point participé à la traite négrière. Cette logique de négationnisme qui consiste toujours, chez l’Homme blanc, à trouver soi-disant des traîtres chez les nôtres, va faire en sorte que, tôt ou tard, quand les nôtres en auront marre que l’Homme blanc essaye de minimiser sa faute, ça ne pourra que lui sauter en pleine figure, à lui comme à ses vassaux qui sont les Abdoulaye Wade et consorts. Parce que l’Entité kémite n’est plus disposée aujourd’hui à entendre n’importe quoi. Durant la seconde guerre mondiale, la France était un pays qui, à 90 % était composée de traîtres, de vichystes, même si aujourd’hui tout le monde dit qu’il était résistant. Il n’y avait que des traîtres, il n’y avait que des vichystes ! Et ce n’est pas parce qu’il n’y avait que des vichystes dans ce pays, que vous devez croire que chez les nôtres il n’y avait que des vichystes. Je souris des propos de Wade. La France est en train de plaquer son sentiment de culpabilité (parce qu’il y a une tradition de culpabilité et de lâcheté dans ce pays) sur la situation des autres peuples. Je pense que c’est risible.
(...)

Novopress : Cette évaluation des réparations que l’on vous devrait, comme toute évaluation, est toujours discutable. Concernant justement le coût économique de la colonisation, l’historien Jacques Marseille démontre dans sa thèse d’Etat que la colonisation, loin d’avoir été une source de revenus2020108941.08.lzzzzzzz1 pour la France, a entravé au contraire son développement économique en raison des investissements publics considérables que celle-ci a nécessités (Routes, ports, hôpitaux, écoles…). Qu’en pensez-vous ?

Kemi SEBA : Je vous arrête de suite ! C’est une thèse d’Etat négrophobe ! C’est une thèse d’Etat antikémite ! Pour moi, quand on parle de réclamations, ce n’est pas au coupable d’estimer ce qui a été positif et ce qui a été négatif par rapport à son crime. C’est comme si vous aviez violé une femme et que vous disiez devant le juge qu’elle n’a pas le droit d’obtenir réparation parce que ce n’était pas un bon coup ! Vous vous foutez de ma gueule ? Ce n’est pas à vous d’estimer si vous avez pris votre pied lorsque vous avez violé ! Vous avez violé, vous payez, c’est tout ! Sinon on vous coupera votre sexe, moi je vous le dis ! Si ce pays veut se comporter comme un chien, comme c’est le cas depuis des siècles, qu’il le fasse ! Mais aujourd’hui les descendants des victimes, et les victimes actuelles (mais parlons d’opprimés parce que le terme «victime» a une connotation péjorative), eux, les comptes, ils vont les faire ! Contrairement aux stupidités racontées par Marseille et autres, sans l’esclavage et la colonisation, la France ne serait pas là où elle est. Sans l’esclavage et la colonisation, la France n’est rien, c’est la Roumanie ! Et Chirac serait Ceausescu, Chiracescu ! Vous pouvez me parler de Jacques Marseille ou de qui vous voulez, mais aujourd’hui les opprimés réclament leur dû. Et si vous ne voulez pas que ça se transforme en pillage de vos banques, de vos bijouteries et de toutes les richesses concentrées ici, que la France rende ce qu’elle doit au peuple kémite !.

source

 

une interview vidéo de Kémi Séba sur dailymotion

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- la retranscription d'une interview de Kémi Séba sur Kamayiti.com (octobre 2005)

- site du "parti kémite"

* 26 juillet 2006 : le gouvernement décide la dissolution de la "tribu Ka" (info LCI) (article dans Marianne-en-ligne)

                                                                                            Kémi Séba

 


 

Afrocentrismes et histoires d'Afrique :

bibliographie

 

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2845864744.08.lzzzzzzz12845863896.01.lzzzzzzz1

 

- Afrocentrismes : l'histoire des Africains entre Égypte et Amérique, François-Xavier Fauvelle-Aymar, Jean-Pierre Chrétien, Claude-Hélène Perrot, Karthala, 2000.

- Histoire d'Afrique : les enjeux de mémoire, Jean-Pierre Chrétien et Jean-Louis Triaud (dir.), Karthala, 1999.

- L'impossible retour : à propos de l'afrocentrisme, Clarence E. Walker, Karthala, 2004.

- Les ethnies ont une histoire, Jean-Pierre Chrétien et Gérard Prunier (dir.), Karthala, 2003.

 

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2 février 2012

réponse à Gilles Manceron sur Hélie Denoix de Saint Marc

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oubli ou ignorance ?

réponse à G. Manceron sur Hélie Denoix de Saint Marc

 général Maurice FAIVRE

 

L'article de Gilles Manceron, intitulé "Hélie Denoix de Saint-Marc ou la fabrication d'un mythe", confirme sa manière de faire, qui consiste à utiliser des petites phrases, non vérifiées (1) et extraites de leur contexte, pour les transformer en pamphlet anticolonialiste et antimilitariste, conforme à une idéologie dévoyée des droits de l’homme.

Dans cet article, un certain nombre de faits historiques sont instrumentalisés :

Les officiers colonialistes

- Hélie de Saint Marc, et les officiers d’Algérie en général, seraient des «nostalgiques de la colonisation».

- Or dans l’article du Livre blanc incriminé, le commandant de Saint Marc estime qu’il faut «en sortir par le haut» et établir «une relation privilégiée» entre la France et l’Algérie ; les officiers «ne sont pas fanatiques de l’Algérie française» et «n’ont pas pour mission de conserver les privilèges de la colonisation… ni d’empêcher l’indépendance».

- On retrouve la même opinion, dès juin 1956, dans la lettre du général Ely au ministre Cheysson, où il estime l’indépendance inéluctable et se prononce pour une solution fédérale.

- Plus tard, le général Salan approuve la loi-cadre de Robert Lacoste, qui prépare une autonomie de l’Algérie sans exclure l’indépendance (2).

- Claude Paillat, proche des officiers parachutistes, les décrit comme «des enfants de la Révolution française : on apporte la liberté, on va refaire une autre société que ces colonies un peu pourries».

La bataille d’Alger et la torture

- Ce serait Massu qui aurait demandé et obtenu de rétablir l’ordre à Alger en employant des méthodes policières brutales, dont la torture, en suivant les conseils des colonels Godard et Trinquier.

- en réalité, c’est  l’Assemblée nationale qui approuve les pouvoirs spéciaux le 12 mars 1956, donnant des pouvoirs accrus à l’armée et planifiant d’importantes réformes sociales.

- le 30 juin 1956, Lacoste confie à l’armée la respnsabilité du maintien de l’ordre. Peut-on ignorer la démarche de Lacoste auprès de Guy Mollet en décembre 1956, confirmée  par la biographie de Pierre BRANA ?

- d’autre part, la deuxième phase de la bataille d’Alger, après avril 1957, a été conduite par infiltration des réseaux terroristes grâce aux  bleus du capitaine Léger, et non par des interrogatoires musclés (3).

- c’est ce que reconnaît Zora Driff face à Lartéguy : «ces méthodes  n’avaient plus court  quand j’ai été prise (septembre 1957)».

- la directive de Massu sur le renseignement, de novembre 1957, ne prescrit pas la violence,

- son aveu de général vieillissant à Florence Beaugé : «on aurait pu faire autrement» correspond à ce qui a été fait.

- la présentation du colonel Trinquier comme un adepte de la torture a été démentie par ses adjoints au secteur d’El Milia : Messmer, Dabezies et le général Jacquinet ; elle y était formellement interdite.

 

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Le livre blanc de l’armée en Algérie

- la genèse du Livre blanc de l’armée en Algérie est totalement ignorée par Manceron qui en fait une critique fausse et tronquée.

- Le projet en a été lancé par des officiers de réserve qui estimaient totalement injustifiée la campagne antimilitariste des années 2000.

- 521 généraux ont approuvé non pas l’ensemble du texte, mais seulement la préface du général Gillis, dont Manceron n’a lu que les dix premières lignes.

- Or la préface reconnaît que «certains, pendant la bataille d’Alger, ont été confrontés à un dilemme : se salir les mains en interrogeant durement de vrais coupables ou accepter la mort certaine d’innocents. S’il y eut des dérives, elles furent marginales et en contradiction même avec les méthodes et les objectifs poursuivis par la France et son armée».

La pacification couverture de la violence

- considérer la pacification comme destinée à dissimuler la violence est une autre méconnaissance des faits.

- Parcourant le Constantinois en 1958, Lacouture observe que «l’action menée par quelques officiers et leurs hommes m’a paru en tout état de cause positive et fructueuse, quel que puisse être demain le statut de l’Algérie… ce que l’armée est en train de faire ressemble à un travail révolutionnaire».

- La directive de Salan du 24 novembre 1957 institue les centres militaires d’internement (CMI) pour les rebelles pris les armes à la main (PAM) conformément aux Conventions de Genève.

- 400 jeunes européennes et musulmanes des Equipes médico-sociales itinérantes accompagnent les médecins de l’AMG et se dévouent auprès des femmes et des enfants musulmans.

- à la rentrée de 1961, plus des deux tiers des enfants sont scolarisés grâce à la coopération de l’Éducation nationale, des Centres sociaux éducatifs et des instituteurs militaires.

- en 1961, 4.800 moniteurs et monitrices  du Service de formation de la jeunesse rassemblent des milliers de garçons et de filles dans des Foyers de jeunes et des internats.

Participation au putsch.

Penser que le commandant de Saint Marc a été manipulé par ses sous-officiers traduit une certaine ignorance du déroulement de la journée et de la discipline militaire.

Des humanistes admirables ?

- L’évocation élogieuse de Paul Teitgen et de Bollardière par Manceron mériterait d’être nuancée (4).

- Michelo Debré écrit à Edmond Michelet le 19 septembre 1960 que «les mérites du personnage sont minces… Outre que son récit est mensonger, sa conduite n’est pas admissible et ses propos ne sont pas tolérables». Le même Michelet déplore la déclaration de Teitgen au procès Jeanson.

- l’historien Pervillé met en doute les estimations de Teitgen sur les assignations à résidence.

- Les mêmes réserves peuvent être exprimées sur le général de Bollardière, qui reçu par le général Allard, ne peut lui expliquer les raisons de son désaccord avec Massu. Avant de quitter Alger, il déclare à Salan qu’il se tiendra «à l’écart de toute polémique» ; c’est parce qu’il n’a pas respecté cet engagement qu’il sera sanctionné. Le général Ely estime «sa faute très grave ; il a fait le jeu de l’ennemi».

- Il y aurait beaucoup à dire sur les qualités attribuées à Vidal-Naquet et au général Katz. Mais une recension historique n’est pas un exercice de polémique.

Nombreux sont les Français qui se réjouissent que l’État ait reconnu les mérites d’un officier hors du commun.

 

Maurice Faivre
le 2 février 2012

 

1 - C’est ainsi que dans « Les harkis, histoire, mémoire et transmission », Manceron m'attribuait trois prises de position erronées, sans avoir fait aucune vérification des faits.
2 - Réf. Pierre Brana et Joelle Dusseau. Robert Lacoste. L’Harmattan 2010
3 - Confirmation par le général Schmitt, qui a fini par gagner sa deuxième bataille d’Alger en Cassation contre la fausse terroriste Ighilariz.
4 - Fonds Debré 2DE21 – Rapport Allard du 28 mars 1957 – Rapport Salan du 29 mars 1957 – Fonds Ely 1K233 – article Pervillé : la guerre d’Algérie revisitée, colloque des 14-16 novembre 2002.

 
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Hélie Denoix de Saint Marc

 

___________________________________

 

texte de Gilles Manceron

 

Le pompeux "Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire" n'a pas l'habitude de publier les réponses adressées aux critiques qu'il publie. La vraie confrontation lui fait peur. Nous l'avons déjà vérifié quand Daniel Lefeuvre a répondu aux critiques de Catherine Coquery-Vidrovitch (relire le débat ici).
Nous procédons différemment. Voici le texte de Manceron.

Études Coloniales

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un officier hors du commun

 

La discrétion du commandant Hélie de Saint-Marc

Il arrive qu’un peuple, une minorité, une corporation éprouve le besoin de désigner une personne jugée remarquable par l’action ou la pensée pour l’exalter en un personnage exemplaire, à qui le groupe ou l’individu puissent s’identifier. Le héros, la part faite à sa valeur humaine intrinsèque, est une construction collective. Le phénomène s’observe au mieux dans le domaine du politique, dont relèvent les deux articles qui suivent, s’agissant d’une personne vivante qui se prête à la fabrication de la légende élaborée à son sujet, voire l’alimente.

L’enjeu est de la mémoire d’une sanglante décolonisation achevée voilà près d’un demi-siècle, du sens à donner à des événements politiques et militaires qui ont laissé des traces profondes dans la conscience de ceux qui les ont vécus, mais aussi de qui en éprouve encore aujourd’hui les conséquences, en Algérie, en France, en Indochine et ailleurs. Examiner, jusqu’à les déconstruire, la constitution à leur propos de représentations historiques erronées, est profitable à tout un chacun.

Le présent dossier comprend deux éléments :

- l’article « Hélie Denoix de Saint-Marc ou la fabrication d’un mythe », par Gilles Manceron, historien [ci-dessous].

- « La restitution du débat : Mémoires des guerres de décolonisation et l’institution militaire (20 septembre 2006) », par Valentin Pelosse, sociologue.

Hélie Denoix de Saint-Marc ou la fabrication d’un mythe

par Gilles Manceron

Parmi les instrumentalisations contemporaines de l’histoire figure, dans certains milieux nostalgiques de la colonisation et qui ne se sont jamais faits à l’idée des indépendances, le mythe de l’homme sage et attaché à la vérité qu’aurait été Hélie Denoix de Saint-Marc. La vie de cet officier parachutiste membre de l’état-major du général Massu lors de la Bataille d’Alger en 1957, participant au putsch d’avril 1961, est présentée de façon à susciter une admiration pour sa personne, que ceux qui défendent une certaine Algérie française cherchent à faire rejaillir à la fois sur les méthodes employées par les parachutistes lors de la Bataille d’Alger et sur les chefs de l’OAS avec lesquels – bien qu’il ne les ait pas suivis au lendemain du putsch – il s’est retrouvé emprisonné et vis-à-vis desquels il se refuse à exprimer la moindre critique.

On assiste ainsi à la construction d’un discours en partie fictif, qui n’est possible qu’au prix de l’oubli ou de la déformation de certains éléments de l’histoire. Le récit que fait Hélie Denoix de Saint-Marc, qui est toujours le même, souvent au mot près, est, en effet un discours construit, truffé d’occultations, de trous de mémoire et de « vérités officielles » qui sont des contre-vérités flagrantes. Tel est le cas, en particulier, sur deux sujets. D’abord, sur la Bataille d’Alger, puisqu’il affirme que c’est à son corps défendant qu’on a confié à la division parachutiste de Massu les pouvoir de police, alors que tous les historiens sont amenés à dire, en se fondant sur de nombreuses archives et même sur tous les écrits de ce dernier, que l’état-major de la 10e division parachutiste a longtemps, au contraire, réclamé qu’on les lui confie afin de mettre en œuvre les méthodes qu’elle a ensuite appliquées. Ensuite, sur le putsch d’avril 1961, où il s’attribue un rôle décisif qu’il n’a pas joué dans le basculement du 1er régiment étranger de parachutiste dans la rébellion.

Le site internet consacré à Hélie Denoix de Saint-Marc (heliedesaintmarc.com), qui parle de son « exigence de vérité » et le présente comme « un sage » qui cherche « à livrer sa part de vérité » (1) sert de chambre d’écho à ce récit construit. Et l’instrumentalisation de l’image de cet officier est manifeste aussi dans le Livre blanc de l’armée française en Algérie (2). Paru en 2001 dans le but de démentir et de disqualifier les travaux historiques, témoignages, articles de presse et films qui avaient, en 2000 et 2001, apporté de nouveaux éclairages précis sur la conduite de l’armée française dans la guerre d’Algérie, et de leur opposer une version mise à jour du discours officiel justifiant ces méthodes, ce livre a choisi, en effet, de le mettre en avant (3) en s’ouvrant sur une interview de lui qui s’étale sur dix pages… Cette place accordée à un officier au grade modeste de commandant, dans une opération telle que ce Livre blanc soutenue par 521 officiers généraux ayant servi en Algérie, pourrait surprendre si on ne comprenait pas que cet officier est l’un des rares parmi les jusqu’au-boutistes de l’Algérie française à avoir un passé de résistant et de déporté et une allure qui tranche avec le profil de baroudeur de beaucoup d’autres.

Car, en effet, l’engagement d’Hélie Denoix de Saint-Marc très jeune dans la Résistance et le récit de sa déportation à Buchenwald forcent le respect. Mais ce qui est escompté par la construction à son propos d’une légende, c’est l’idée que le parcours de cet homme entre 1940 et 1945 légitimerait ses choix entre 1955 et 1961, ou encore que sa propre déportation sous le nazisme confirmerait ses dénégations ou ses minimisations de la torture pratiquée par l’armée française en Algérie. Or, dans cette dernière période, il a croisé la route de bien d’autres anciens résistants et déportés dont la plupart ont pris des positions résolument opposées aux siennes en ce qui concerne l’usage de la torture, tel le ministre de la Justice Edmond Michelet, le secrétaire général de la préfecture d’Alger Paul Teitgen (4) ou le général Jacques de Bollardière, saint-cyrien, condamné à mort en 1940 par un tribunal militaire vichyste et compagnon de la Libération. Le président de l’Association des anciens déportés d’Algérie n’était autre qu’Yves Le Tac, l’un des animateurs en 1960 des mouvements gaullistes favorables à l’autodétermination de l’Algérie, qui fera l’objet de trois tentatives d’assassinats de la part des hommes de l’OAS qu’Hélie Denoix de Saint-Marc s’abstient soigneusement de désavouer. Utiliser le passé de Saint-Marc pendant la seconde guerre mondiale pour induire une approbation de sa conduite en Algérie entre 1955 et 1961 relève donc de la manipulation.

Les méthodes de la « pacification »

Après avoir participé à la guerre d’Indochine puis à l’expédition de Suez, il est en Algérie au 1er Régiment étranger de parachutistes (1er REP). On attendrait de sa part, cinquante ans plus tard, un témoignage précis, voire la réflexion d’un officier français de la Légion sur ce qu’on désignait alors pudiquement par le terme de « pacification ». Depuis cinquante ans, sur cette manière de faire la guerre, les témoignages se sont amoncelés, venant aussi bien d’appelés, d’officiers français que de civils ou d’anciens maquisards algériens – témoignages à passer, bien entendu, au crible de l’analyse critique, mais dont l’abondance permet de reconstituer, autant que faire se peut, cette forme de guerre. Il n’est qu’à lire, par exemple, pour en avoir une idée, le récit de l’appelé Jacques Pucheu intitulé « Un an dans les Aurès. 1956-1957 », publié par Pierre Vidal-Naquet dans Les crimes de l’armée française (5) pour mesurer à quel point les conventions internationales protégeant les populations civiles en temps de guerre et régissant le sort des prisonniers de guerre ont été systématiquement violées au cours de ces opérations dites de maintien de l’ordre.

Or, les actes précis qui ont fait partie de la « pacification » à laquelle se livrait l’armée française en Algérie ne sont abordés ni dans ses récits, ni dans les ouvrages et articles qui reprennent ses propos et cultivent sa légende, ni sur le site internet qui lui est consacré.

La torture durant la Bataille d’Alger

Pendant la bataille d’Alger, en 1957, le capitaine Denoix de Saint-Marc a été chef de cabinet du général Massu, qui, à la tête de la 10e division parachutiste, s’était vu confier les pouvoirs de police sur le Grand Alger, et il a été chargé en son sein, à partir de mai 1957, des relations avec la presse (6). Aux fonctions qu’il occupait, Saint-Marc était parfaitement au courant des méthodes de la Bataille d’Alger, de ce qui se passait à la villa Sésini et à la villa des Roses, et autres lieux de tortures de sinistre mémoire pratiquées par les hommes du 1er REP (7). Sorte d’attaché de presse du général Massu à partir du mois de mai, son travail consistait à défendre et à justifier aux yeux de l’opinion le rôle de police joué dans le Grand Alger par la 10e division parachutiste. Son passé de résistant déporté et son allure différente de celle de la plupart des autres officiers parachutistes l’avaient fait choisir pour tenter de faire passer auprès de la presse et des hommes politiques venus de France le discours de l’armée destiné à jeter un voile pudique sur la torture et les exécutions sommaires.

Loin de se livrer à un effort de lucidité sur cet épisode de son passé, Saint-Marc le reconstruit. Il affirme, par exemple, que les fonctions de police ont été imposées contre sa volonté à la 10e division parachutiste et à Massu « à son corps défendant » (8), par Robert Lacoste et Guy Mollet, ce qui est contraire à la réalité. En fait, Massu, secondé et conseillé par les colonels Roger Trinquier, commandant adjoint de la 10e division parachutiste, et Yves Godard, chef d’état-major puis commandant adjoint de la division, avait énoncé depuis longtemps les moyens à employer pour lutter contre le FLN et réclamé la charge de les appliquer. En particulier, nommé en août 1956 à la tête d’une commission chargée d’élaborer une doctrine de contre-terrorisme urbain, il a élaboré avec Godard et Trinquier une note préconisant de donner à l’armée la charge du maintien de l’ordre et précisant les méthodes qu’elle devrait employer, et qui seront celles-là mêmes de la Bataille d’Alger : « 1/ Tout individu entrant dans une organisation terroriste, ou facilitant sciemment l’action de ses éléments (propagande, aide, recrutement, etc.), est passible de la peine de mort. 2/ Tout individu, appartenant à une organisation terroriste et tombant entre les mains des forces spécialisées du maintien de l’ordre, sera interrogé sur le champ, sans désemparer, par les forces mêmes qui l’ont arrêté. 3/ Tout individu suspecté d’appartenir à une organisation terroriste pourra être arrêté chez lui et emmené pour interrogatoire devant les forces spécialisées de l’ordre, à toute heure du jour et de la nuit » (9)…

Trinquier, Godard, et leur chef Massu qui reprenait leurs théories, ont affirmé hautement, dès 1956, détenir la solution pour rétablir l’ordre et appelé explicitement Robert Lacoste et le gouvernement à leur donner les moyens de le faire en acceptant de confier à l’armée, et, en l’occurrence, aux parachutistes les pouvoirs de police car « nos lois actuelles sont inadaptées au terrorisme » (10). Une note du 22 septembre 1956 signée Massu précisait, par exemple : « Dans le cadre de la mission de l’armée en AFN, il apparaît nécessaire de préciser celle des unités de parachutistes. […] pour tout observateur militaire quelque peu averti et impartial, le problème actuel de l’AFN s’apparente à la pacification. L’armée résoudra ou non ce problème : mais elle apparaît seule susceptible d’y parvenir ». Dans les derniers jours de 1956, les autorités civiles ont accédé à ces demandes et accordé finalement à l’armée, et précisément aux parachutistes, ce qu’ils réclamaient depuis des mois. La directive de février 1957 du 2e bureau de la 10e division parachutiste confirmera qu’elle est enfin chargée de la mise en œuvre des méthodes qu’elle avait préconisées et qu’elle assume pleinement : « depuis un an et demi l’emprise rebelle sur l’Algérie n’a fait que croître […]. Si l’on veut extirper la plante malfaisante, il faut détruire la racine. Cette tâche incombe théoriquement aux différentes polices, mais l’expérience de dix ans de guerre subversive a prouvé que c’était aussi la tâche de l’armée. En fait, la destruction de l’infrastructure politico-administrative rebelle est la mission numéro un de l’armée » (11).

La 10e division parachutiste n’a donc pas reçu des gouvernants civils des pouvoirs de police à son corps défendant, elle a élaboré une méthode de guerre qu’elle a présentée comme la seule solution face au terrorisme et demandé au pouvoir civil d’appliquer, ce qu’elle a finalement obtenu. Or Hélie Denoix de Saint-Marc, chargé au sein du cabinet de Massu en mai 1957 d’expliquer et de justifier l’action de la 10e division parachutiste en matière de police, dit aujourd’hui : « Je pensais à cette époque et je le pense toujours […] l’armée ne doit pas se voir confier des missions de police ». Qu’il pense cela aujourd’hui, acceptons-en l’augure et déduisons qu’il aurait, par conséquent, changé d’avis. Mais qu’il l’ait pensé à l’époque tout en acceptant la fonction consistant à convaincre l’opinion française du contraire, on ne pourrait qu’en conclure un singulier manque de courage de sa part. Il eut été logique, s’il est vrai qu’il l’avait pensé alors, qu’il réagisse comme l’a fait, en mars 1957, le général de Bollardière qui pensait effectivement cela et qui a protesté contre le fait qu’on ait confié des pouvoirs de police à l’armée et les méthodes qui en découlaient. Commandant le secteur Est-Atlas Blidéen de la Région militaire d’Alger, il a fait part le 7 mars au commandant de la région militaire de son désaccord avec Massu : « Convoqué ce jour à dix heures par le général Massu, j’ai été obligé de prendre conscience du fait que j’étais en désaccord absolu avec mon chef sur sa façon de voir et sur les méthodes préconisées. Il m’est donc impossible de continuer honnêtement à exercer mon commandement dans ces conditions. J’ai donc l’honneur de vous demander d’être immédiatement relevé de mes responsabilités et remis à la disposition du commandement en France ». A l’opposé de Bollardière, Saint-Marc a suivi le courant. Il a accepté de justifier que l’on confie des missions de police à l’armée et les méthodes qui en découlaient. Bollardière pensait-il à lui quand, évoquant l’attitude d’alors de nombre d’autres officiers parachutistes, il écrivit : « Dans cette période où l’hésitation et l’attentisme de beaucoup m’écœuraient, j’éprouvais le besoin d’un choix clair » (12).

Quant à son rôle de relations avec la presse, Saint-Marc affirme : « vis-à-vis d’eux, j’ai toujours essayé d’être honnête, je crois ne jamais leur avoir menti, je ne leur ai pas toujours dit la vérité, mais je crois ne leur avoir dit que des vérités » (13). Faire l’histoire de la Bataille d’Alger oblige pourtant à dire que le rôle de l’officier de presse de la 10e division parachutiste a été précisément en 1957 d’organiser le mensonge. Et quand un site internet se voue aujourd’hui à l’hagiographie du vieillard à l’allure vénérable qui prononce ces paroles, on ne peut que songer à la phrase de Pierre Vidal-Naquet : « il vaut mieux, pour une nation, que ses héros, si elle en a encore, en dehors de ceux, éphémères, que choisissent chaque semaine deux émissions concurrentes de télévision, ne soient pas des menteurs » (14).

Que dit aujourd’hui Saint-Marc de la torture ? Il prétend avoir été à l’époque et être aujourd’hui « contre la torture » tout en disant qu’il faut parfois employer « des moyens que la morale réprouve » : « Dans l’action, que faut-il faire si vous vous trouvez responsable du maintien de l’ordre dans un quartier où les bombes éclatent, est-ce que vous allez essayer de sauver des vies humaines au risque de vous salir les mains ou bien vous allez refuser de vous salir les mains au risque d’accepter que des innocents meurent ? » (15) Il a beau prendre la précaution d’ajouter « Je n’ai pas de réponse », sa manière de poser le problème vise à justifier l’emploi de la torture, sous couvert, comme il le dit encore, « d’accepter certains moyens condamnables pour éviter le pire » (16).

C’est l’argumentaire de tous ceux qui légitiment « dans certains cas » l’utilisation de la torture. On le retrouve dans le Livre blanc de l’armée française en Algérie, dont le texte d’ouverture justifie la torture et les exécutions sommaires d’alors en les présentant comme une nécessité. On peut y lire, par exemple, que « ce qui a caractérisé l’action de l’armée en Algérie, ce fut sa lutte contre toutes les formes de torture, d’assassinat, de crimes idéologiquement voulus et méthodiquement organisés » (17).

Laisser entendre la possibilité du recours à la torture, c’est aussi prendre le contre-pied des engagements formels de la France, l’un des premiers États à ratifier la Convention internationale contre la torture de 1984 qui dispose qu’« aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse de l’état de guerre ou de menace de guerre, d’instabilité politique intérieure ou de tout autre état d’exception, ne peut être invoqué pour justifier la torture ». Là encore, le discours confus de Saint-Marc se distingue du langage clair de Bollardière qui a parlé de « l’effroyable danger qu’il y aurait pour nous à perdre de vue, sous le prétexte fallacieux de l’efficacité immédiate, les valeurs morales qui seules ont fait jusqu’à maintenant la grandeur de notre civilisation et de notre Armée » (18) – Bollardière qui a été envoyé en forteresse, et, à la différence de Saint-Marc et des officiers condamnés pour leur participation au putsch et à l’OAS réintégrés pleinement dans leur grade par la loi de novembre 1982 voulue par François Mitterrand, et qui, lui, n’a jamais été réintégré dans ses droits…

Ressassant, encore aujourd’hui, la thèse de l’efficacité de la torture, Saint-Marc n’a même pas connu l’évolution tardive de son chef d’alors, le général Massu, qui, à la fin de sa vie, a remis en cause le bien fondé de ces méthodes : « Non, la torture n’est pas indispensable en temps de guerre… Quand je repense à l’Algérie, on aurait pu faire les choses différemment » (19).

Le putsch d’Alger

Dans le putsch du 21 avril 1961, Hélie de Saint-Marc a à la fois assumé une responsabilité importante et joué un rôle de comparse. Les organisateurs du complot étaient les colonels Broizat, Argoud, Godard, Lacheroy et Gardes, les généraux Salan, Jouhaux et Gardy et les civils extrémistes qui avaient constitué au début de 1961 l’Organisation de l’armée secrète (OAS). Pour eux, le putsch n’était qu’un moment dans un combat qu’ils avaient déjà commencé depuis plusieurs mois, avec les premières désertions, comme celle du lieutenant du 1er REP Roger Degueldre et d’autres sous-officiers de ce régiment, et avec les premiers attentats terroristes, comme l’assassinat à Alger de l’avocat maître Popie le 25 janvier, et dans un combat qu’ils étaient décidés à poursuivre, quelle que soit l’issue du putsch.

Le capitaine Saint-Marc se trouvait alors à la tête du 1er REP par intérim, en l’absence de son chef le colonel Guiraud en permission en France, un régiment largement acquis aux idées des ultras favorables à la poursuite de la « guerre révolutionnaire » contre le FLN par tous les moyens, quitte à se rebeller contre les institutions de la République, et qui avait probablement été rapproché d’Alger et cantonné à Zéralda dans la perspective de la préparation du coup d’Etat. Saint-Marc n’apparaissait pas lié aux hommes de l’OAS ni aux militaires qui en étaient proches. Il avait même quitté l’armée pendant environ six mois, donnant sa démission et tentant une expérience professionnelle en Italie en 1959, avant de revenir en Algérie et d’être réintégré au 1er REP.

C’est au dernier moment qu’il a été mis au courant du projet de putsch, et, en réalité, son rôle s’est borné à suivre les sous-officiers et les hommes de son unité qui était celle la plus acquise à cette opération. Tout indique qu’avec la présence du lieutenant Roger Degueldre, déserteur depuis janvier et revenu clandestinement à Zéralda, la préparation de la rébellion du 1er REP était déjà fort avancée, impliquant l’ensemble des commandants de compagnie, quand Degueldre et des civils membres de l’OAS ont approché Saint-Marc pour savoir s’il se joindrait au plan prévu et lui proposer de rencontrer Challe. Avec Degueldre, des officiers qui avaient été écartés du régiment comme Sergent, La Briffe, Ponsolle, Godot et La Bigne étaient du complot. Dans son récit d’aujourd’hui, Saint-Marc préfère ne pas nommer Degueldre – qui deviendra le chef des commandos Delta de l’OAS auteurs des dizaines d’assassinats, dont le 15 mars 1962 à Alger de six enseignants des Centres sociaux éducatifs fondés par Germaine Tillion –, et parler de « civils ». Ceux-ci étaient très certainement résolus, dans le cas où Saint-Marc ne les suivrait pas, à le neutraliser par la force, comme l’ont été des officiers loyalistes tels les généraux Gambiez et Vézinet (20). Or, de son ralliement aux conjurés, Saint-Marc fait un récit très théâtral, lui aussi reconstruit rétrospectivement, qui lui donne, contre toute vraisemblance, un rôle décisif dans le basculement du 1er REP. Il dit avoir répondu, après un long silence, au général Challe : « je pense que le 1er REP me suivra », alors que son choix a été, non d’inciter le régiment à se rebeller, mais de suivre ses subordonnés et de rester avec son régiment dans la rébellion.

Les quelque 2 000 hommes du 1er REP qu’avaient rejoints, outre Degueldre, des officiers qui en avaient été écartés récemment pour n’avoir pas caché leur hostilité à la politique algérienne de la France, ont marché sur Alger et pris le contrôle des principaux points stratégiques de la ville. Quand le putsch a échoué, Saint-Marc, à la différence de ceux-ci, n’est pas entré en clandestinité pour continuer le combat au sein de l’OAS. Pourtant, par la suite, ces jusqu’au-boutistes de l’Algérie française qui l’avaient rallié à leur projet et utilisé lors du putsch, choisiront d’utiliser encore sa personnalité comme un emblème de leur combat, celle-ci ayant des aspects sensiblement plus respectables que celles des Sergent, Degueldre et autres instigateurs du pronunciamento, déserteurs, plastiqueurs et assassins qui ont continué leur lutte après le 24 avril 1961 par des voies terroristes.

Il est vrai que Denoix de Saint-Marc semble accepter d’être ainsi utilisé. Officier putschiste qui s’est livré à la justice et n’a pas rejoint l’OAS, il accepte cependant d’être l’objet de cette récupération par les nostalgiques de l’OAS en gardant le silence sur celle-ci et en s’abstenant de condamner son action ou même de l’évoquer. Il fait, pour cela, l’éloge d’une loi du silence qui revient à une solidarité tacite et à sens unique avec ceux qui ont déserté et combattu avec cette organisation terroriste. Pour justifier ce choix, il cite volontiers Saint-Exupéry : « Puisque je suis l’un d’eux, je ne renierai jamais les miens, quoi qu’ils fassent, je ne parlerai jamais contre eux devant autrui ; s’il est possible de prendre leur défense, je les défendrai ; s’ils se sont couvert de honte, j’enfermerai cette honte dans mon cœur et je me tairai ; quoi que je pense alors d’eux, je ne servirai jamais de témoin à charge » La phrase de Saint-Exupéry est elle-même discutable si on l’érige en règle générale, car elle pourrait alors justifier toutes les complicités et toutes les non dénonciations de crimes que la loi et la morale réprouvent, au prétexte que ce sont « les miens » qui les ont commis. La prendre au pied de la lettre et pousser sa logique à son terme risque d’aboutir aux limites de l’esprit de corps, à une sorte d’omerta aux allures de solidarité mafieuse. En l’occurrence, Saint-Marc fait de cette règle un usage à sens unique. Qui sont, finalement, ceux qu’il considère comme « les siens » ? Ses légionnaires et militaires putschistes et tous ceux qui ont fait partie de l’OAS. Sur eux, il ne veut rien dire, même s’il sous-entend par l’usage qu’il fait de cette citation qu’ils se sont, par certains de leurs actes, « couverts de honte ». Mais il n’observe pas la même réserve quand il participe au Livre blanc de l’armée française en Algérie qui s’en prend aux partisans de la paix en Algérie, du général de Gaulle à Bollardière, en passant par le général Katz qui a lutté dans des conditions difficiles contre l’OAS à Oran en 1962. Pas plus qu’il ne ressent le moindre devoir de solidarité avec les citoyens français qui s’étaient prononcés massivement par référendum le 8 janvier 1961, avec 75% de oui, en approuvant « l’autodétermination des populations algériennes ». Ses concitoyens, les institutions républicaines de la France, pas plus que les chefs de l’armée française qui ont dû affronter l’OAS ne font partie « des siens »… Sans parler des journalistes, hommes politiques, écrivains et artistes qui avaient dénoncé à l’époque qu’on confie les pouvoirs de police à l’armée et les méthodes qui en découlaient, traités dans ce Livre blanc de « porteurs de valises » du FLN et vis-à-vis desquels nulle obligation de réserve n’empêche ce livre qui l’exhibe comme une icône de proférer les plus infamantes accusations de trahison. Notons enfin que le site internet entièrement voué à sa légende propose entre autres un lien renvoyant à l’Association des amis de Raoul Salan.

Le film de Georges Mourier et son instrumentalisation

Ceux qui cherchent à utiliser la légende de Denoix de Saint-Marc tentent aussi de détourner à leur profit un film documentaire qui lui a été récemment consacré, en proposant son achat sur le site qui lui est voué. C’est ce film intitulé Servir qui a été projeté 20 septembre 2006 dans l’auditorium Foch de l’Ecole militaire, suivi d’un débat dont le sociologue Valentin Pelosse nous propose sur le site du CVHU sa propre restitution personnelle.

Il s’agit d’un épisode d’une série de Georges Mourier intitulée « Le choix des hommes » dont la thématique générale est de brosser le portrait de personnes qui, à un moment donné, se sont trouvées contraintes dans un contexte de crise d’effectuer un choix dramatique. Sur ses sept épisodes, la plupart ne concernent pas les questions coloniales. Dans le film Croire ? Georges Soubirous, déporté au camp de Dora, évoque la foi qui lui avait permis de tenir et qu’il a abandonnée depuis ; dans Agir ? Gilbert Brustlein revient sur l’attentat que, jeune résistant communiste, il a commis le 20 octobre 1941 contre un officier allemand, provoquant les représailles contre les 27 otages de Chateaubriant ; dans Trahir ? Paul Nothomb, aviateur communiste et compagnon d’armes d’André Malraux dans la guerre d’Espagne, revient sur le moment où, arrêté et torturé en mai 1943 par la Gestapo, il a feint de se rallier en s’efforçant de ne par trahir ses amis ; dans Mentir ? Jacques Bureau, membre en 1943 d’un réseau de résistance franco-anglais, raconte qu’interrogé par les Allemands, il leur livra de fausses informations sur un débarquement imaginaire que les services anglais leur avaient données dans ce but ; dans Tricher ? le français Jacques Rossi, militant communiste et agent du Komintern, rappelé d’Espagne à Moscou en 1937, dit comment il a été pris dans les purges staliniennes et a fait dix-neuf ans de Goulag, ne rentrant finalement en France qu’en 1985. Seuls, deux épisodes de cette série, produite par les Films de la Lanterne et RTV, renvoient à la guerre d’Algérie, et, en dehors de Servir ? consacré à Hélie Denoix de Saint-Marc, l’autre, intitulé Combattre ?, porte sur un homme au parcours bien différent : Abdelkader Rahmani, qui, jeune officier de l’armée française né en Algérie, avait décidé avec 52 autres officiers d’origine algérienne d’écrire au président Coty pour lui demander d’arrêter la guerre et fut, comme tous les autres, arrêté et emprisonné.

Mais seul celui consacré à Hélie Denoix de Saint-Marc est distribué en DVD, par les éditions LBM (21), et sa diffusion, isolée des autres épisodes, s’effectue manifestement dans un cadre idéologique qui cherche à instrumentaliser cette légende. D’autant que le choix du documentariste de laisser s’exprimer librement les différents témoins sur ce moment où ils ont été amenés à prendre une décision dramatique, conduit, dans le cas de ce film, à ce que Saint-Marc délivre son récit rétrospectif de la bataille d’Alger et du putsch sans que personne ne vienne mettre le doigt sur ses reconstructions du passé et ses omissions. Personne ne le contredit, ou même lui demande de confirmer ce point, quand il affirme qu’en 1957 la division de parachutistes de Massu a été chargée « à son corps défendant » des missions de police. Personne ne lui demande, quand il affirme qu’à l’époque, il était opposé à ce qu’on lui confie cette mission, pourquoi il ne l’a pas dit ni n’a démissionné comme son supérieur le général de Bollardière, pourquoi il a accepté au contraire de justifier officiellement son action auprès de la presse. Personne ne lui demande si c’est le lieutenant déserteur Degueldre qui lui a demandé de rencontrer Challe et de participer au putsch ; s’il pense qu’en cas de refus, les hommes qui avaient préparé le putsch l’auraient arrêté par la force comme l’ont été les généraux Gambiez et Vézinet ; ni s’il pense aujourd’hui que le courage consistait davantage à faire comme ces deux généraux ou bien à suivre ses sous-officiers dans le putsch. Personne ne lui demande pourquoi il n’a pas rejoint l’OAS comme de nombreux militaires putschistes ; par désaccord avec leur action ou pour une autre raison ? pourquoi, s’il était ou s’il est aujourd’hui en désaccord avec leur action, ne l’a-t-il pas dit ni ne le dit-il aujourd’hui ? Pourquoi son sentiment de solidarité avec « les siens » ne s’étend pas, pour lui, aux électeurs français ou aux institutions républicaines de son pays. Au fait, que pense cet homme, né dans une famille aristocratique et de culture catholique traditionaliste, de la République ? Autant de questions qui ne lui ont pas été posées.

Sans explication historique du contexte, on peut craindre que l’utilisation de ce film, séparé délibérément du reste de la série, serve à conforter des discours idéologiques et éloigne d’une véritable histoire de la guerre d’Algérie. L’hebdomadaire Valeurs actuelles du 29 septembre 2006 commente ainsi l’image de Saint-Marc donnée par ce DVD : « il est le symbole de la conscience libre, celle qui, à un moment donné, décide de désobéir car ce qu’on lui demande de faire va à l’encontre de sa morale ». L’étude de l’histoire incite plutôt à penser que cet officier n’a fait, en 1957 comme en 1961, que suivre. Il n’a pas eu le courage moral de refuser, en 1957, comme de Bollardière, auquel pourtant ses propos actuels donnent raison ; ni en 1961, comme les officiers qui n’ont pas suivi les putschistes ; ni même celui de se lancer dans la rébellion folle de l’OAS, qui, si elle conduisait, certes, à une dérive criminelle, pouvait se prévaloir d’une forme de fidélité aux discours tenus pendant des décennies par la République. Le fait de ne pas avoir eu le courage de le faire explique-t-il son silence aujourd’hui à son sujet ? Quoi qu’il en soit, compte tenu de ce que j’ai montré plus haut des propos de Saint-Marc sur la Bataille d’Alger et le putsch de 1961, je serais tenté de penser que c’est à ce film de sa série que le réalisateur aurait pu donner pour titre : « Mentir ? ».


Notes :

(1) Voir aussi l’article de Jean-Claude Raspiengas, dans La Croix du 4 mars 2005.

(2) Livre blanc de l’armée française en Algérie, éd. Contretemps, 2001.

(3) Livre blanc de l’armée française en Algérie, op. cit. Entretien avec Hélie Denoix de Saint-Marc, pp. 18 à 27.

(4) Paul Teitgen, secrétaire général de la préfecture d’Alger, a démissionné pour protester contre la torture et les exécutions sommaires pratiquées par les parachutistes du général Massu. Sa lettre de démission du 24 mars 1957 a été publiée dans Le Monde du 1er octobre 1960. Il a communiqué au Comité Maurice Audin des informations importantes sur la pratique de la torture et des exécutions sommaires par la 10e division parachutiste.

(5) Pierre Vidal-Naquet Les crimes de l’armée française, éd. Maspero, 1975, p. 63.

(6) Jacques Massu, La vraie bataille d’Alger, Plon, 1973, p. 151.

(7) Raphaëlle Branche, La torture et l’armée, éd Gallimard, 2001, pages 124, 125 et suivantes.

(8) Livre blanc de l’armée française en Algérie, op. cit., p. 23.

(9) Jacques Massu, op. cit., p. 49.

(10) Ibid.

(11) Ibid., p. 129.

(12) Général Jacques Paris de Bollardière, Bataille d’Alger, bataille de l’homme, Desclée de Brouwer, Paris, 1972, p. 110.

(13) Propos tenus par Hélie Denoix de Saint-Marc dans le film Servir ? de Georges Mourier.

(14) Pierre Vidal-Naquet, Le trait empoisonné, La Découverte, 1993, p. 141.

(15) Propos tenus par Hélie Denoix de Saint-Marc dans le film Servir ? de Georges Mourier.

(16) Ibid.

(17) Voir l’article « 500 généraux montent en ligne... » de Jean-Dominique Merchet, Libération, 23 janvier 2002.

(18) Lettre du 21 mars 1957 du général de Bollardière à Jean-Jacques Servan-Schreiber.

(19) Le Monde, 21 juin 2001 : « Le remords du général Massu ».

(20) Jacques Fauvet et Jean Planchais, La Fronde des généraux, Arthaud, 1961, p. 112.

(21) Les éditions LBM (Little Big Man), dirigées par Pierrre De Broissia (12, Rue Rougemont 75009 Paris).

 

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1 février 2012

Centre de documentation des Français d’Algérie - Daniel Lefeuvre

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 Centre de documentation

du Cercle Algérianiste à Perpignan

Daniel LEFEUVRE

 

Le Centre de documentation des Français d’Algérie, inauguré le dimanche 29 janvier par M. Pujol, maire de Perpignan, M. Longuet, ministre de la Défense, Thierry Rolando et Suzy Simon-Nicaise, président et vice-présidente du Cercle algérianiste, fait l’objet, depuis plusieurs années, d’une vive polémique.

Pour l’opposition socialiste et communiste au Conseil municipal de Perpignan, il s’agit d’une «faveur faite aux nostalgiques de l’Algérie française», selon les propos de Mme Jacqueline Amiel-Donat, responsable locale du Parti socialiste, ou d’un centre «offrant une vision unique de l’histoire à la gloire de la période française de l’Algérie» pour Michel Franquesa, secrétaire local du Parti communiste.
Pour preuve, ajoute ce dernier, «le fonds de ce centre dépourvu de comité scientifique est constitué des documents amassés par le Cercle algérianiste, organisation créée en 1973 pour "sauver (la) culture en péril" des Français d’Algérie.» (Déclarations rapportées par La Dépêche du Midi du 30 janvier 2012.)

Un collectif «Pour une histoire franco-algérienne non falsifiée», (regroupant diverses organisations, notamment ATTAC, CGT, la LDH, le MRAP, le PCF), s’est élevé contre le financement, pour partie public, de ce centre et a appelé à manifester  «tous ceux qui veulent s’opposer aux mensonges sur les crimes du colonialisme français et à l’hystérie xénophobe et raciste.» (L’Humanité, 27 janvier 2012).

qu’est-ce qui justifierait l’opprobre autour de ce Centre ?

Au total, qu’est-ce qui justifie l’opprobre qui entoure ce Centre ? Passons sur l’accusation de xénophobie qu’absolument rien ne justifie. D’abord être le produit d’une association de rapatriés, le Cercle algérianiste, coupable de défendre une histoire falsifiée, positive, de l’Algérie durant la période coloniale. Deuxièmement, la constitution d’un ensemble documentaire à partir de dons privés provenant de rapatriés. Troisièmement, que des subventions publiques aient contribué à son financement.

 

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vitrines d'exposition

 

Membre du Comité de pilotage du Centre, ces critiques appellent de ma part quelques remarques.

centre documentaire à vocation historique

En premier lieu, je ne vois pas pourquoi une association s’interdirait de créer un centre documentaire à vocation historique. De nombreux exemples existent :

- N’est-ce pas une fédération d’associations, loi de 1901, qui est à l’origine du Musée de la Résistance Nationale (Champigny). Pourtant, nul ne conteste son utilité à la fois historique et pédagogique, nul ne conteste le partenariat qui le lie, depuis 1985,  au ministère de l’Education nationale ?

- La Fondation pour la Mémoire de la Shoah n’est-elle pas également une fondation privée ? Sa dotation financière ne repose-t-elle pas sur la restitution par l’État et les établissements financiers français des fonds en déshérence, issus de la spoliation des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ? Qui pourrait s’en offusquer ?

Faut-il faire grief au Cercle algérianiste de vouloir rassembler des documents offerts par des rapatriés ? Qui reproche à la CGT d’avoir créé un Institut CGT d’histoire sociale, conservant des «archives relatives aux activités confédérales et à celles des militants responsables de la CGT» ?

Quel historien refuserait de se rendre à l’OURS (Office Universitaire de Recherche Socialiste), organisme privé fondé par Guy Mollet, pour consulter les précieux fonds d’archives qu’il conserve, sous prétexte qu’il est lié au mouvement socialiste ? Faut-il bouder les archives de Saint-Gobain ou de Berliet, parce qu’elles sont propriétés d’organismes privés (de l’entreprise ou d’une fondation) ? On pourrait multiplier les exemples.

Quant à l’indignation sur la participation de financements publics au Centre de documentation, elle me paraît d’autant plus déplacée qu’elle émane pour une part d’organisations groupusculaires – comme le MRAP – bénéficiant de subventions publiques particulièrement généreuses qui constituent l’essentiel de leurs ressources.

Mais venons-en au fond de l’affaire.

 

la valeur des archives privées

Nul ne contestera, que les archives privées, complémentaires des archives publiques, constituent une  des sources essentielles de documentation historique. Au-delà de leur fonction mémorielle, elles sont indispensables à la connaissance et à l’écriture de l’histoire. Les services des Archives nationales consacrent, d’ailleurs, beaucoup de moyens humains et financiers  à les collecter, afin de les sauvegarder et de les mettre à disposition des chercheurs. Comment imaginer faire de l’histoire économique, sans les archives des entreprises ? Comment faire de l’histoire sociale en se privant des archives des associations, des partis, des militants ?

Le Cercle algérianiste entend recueillir, dans le centre de documentation de Perpignan,  les archives personnelles – de toute nature - de rapatriés. Pour ma part, je salue cette démarche et je m’en réjouis. Pourquoi ? D’abord parce qu’elle permet de sauver des archives qui, sans cela, seraient pour la plupart, définitivement perdues, détruites ou dispersées.

Dans leur grande majorité, les rapatriés d’Algérie nourrissent une méfiance née des blessures historiques des années 1960. Ils préfèrent, aujourd'hui, confier à un organisme associatif les documents qu'ils ont précieusement conservés plutôt que les confier aux services publics des archives. Tout comme le Centre de Documentation sur l’Histoire de l’Algérie (CDHA, Aix-en-Provence), le Cercle algérianiste leur offre un lieu de dépôt et de conservation auquel ils peuvent s’adresser en toute confiance. Ainsi les historiens disposeront-ils d’archives qui auraient été définitivement perdues autrement. C’est donc un service public qui est rendu, justifiant les subventions accordées.

 

il n’y a pas de «bonnes» et de «mauvaises» archives

Ces documents qui concernent la vie quotidienne des Français d’Algérie, en Algérie puis en métropole après leur exode, constituent une source d’information essentielle pour notre connaissance de cette histoire. Dictent-ils le contenu de cette histoire ? Evidemment non. Le Centre de documentation s’est engagé à mettre à disposition de tous les chercheurs les documents recueillis, laissant à leur responsabilité scientifique et morale, l’usage et l’interprétation qu’ils en feront. Autrement dit, à fonctionner sur les mêmes principes que les services publics des archives. Quelles garanties demander de plus ?

Pourquoi intenter un procès d’intention à ses fondateurs ? Il faut être prisonnier d’une conception très étriquée de l’histoire pour s’indigner d’une telle initiative, au lieu de s’en féliciter et de l’encourager. Ne devons-nous pas être comme les abeilles ? Toute fleur n’est-elle pas bonne à faire notre miel, où qu’elle se trouve ? J’ajouterai que, pour les historiens, il n’y a pas de «bonnes» et de «mauvaises» archives. Quant à moi, je préfère remercier les promoteurs de ce centre et me tenir à leur disposition pour contribuer à le faire vivre comme lieu de recherche sur l’histoire, mal connue – et trop souvent caricaturée –, des Français d’Algérie.

 

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le ministre Gérard Longuet

qu'est-ce qu'une "histoire franco-algérienne non falsifiée" ?

Enfin, que signifie cette revendication d’une «histoire franco-algérienne non falsifiée» de la part d’organisations et de personnalités qui  ont une conception hémiplégique de l’histoire, dénonçant à qui mieux mieux les «crimes» du colonialisme français, qui ont de l’histoire une conception procédurale, mais qui restent très discrets – c’est un euphémisme - sur les crimes et les massacres perpétrés par le FLN, dont ont été victimes des milliers d’Européens et des dizaines de milliers d’Algériens musulmans ?

Qui sont si peu prolixes – autre euphémisme - sur la politique de terreur du FLN, sur son recours massif aux enlèvements, à la torture et aux viols, pour imposer sa domination sur les populations algériennes et contraindre les Européens à quitter un pays qui les a vu naître.

Qui n’évoquent que du bout des lèvres le drame des harkis, victimes d’abord de la barbarie et de l’esprit de vengeance du FLN, qui ne leur pardonnait pas d’avoir combattu aux côtes de l’armée française, foulant aux pieds l’engagement souscrits lors des «accords» d’Evian, avant même que l’encre n’en soit séchée.

Qui vitupèrent l’ouverture d’un centre de documentation, mais font silence sur la fermeture des archives du FLN aux chercheurs ! Que ces donneurs de leçons, ces parangons de vertu, balaient donc devant leur porte !

 Daniel Lefeuvre

arton5009
professeur d'histoire contemporaine
université Paris VIII

 

 

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presse

 

Perpignan. La mémoire toujours à vif

des Français d'Algérie

Perpignan

Le ministre de la Défense, Gérard Longuet, a fait face à la colère des rapatriés réunis hier [29 janvier 2012] à Perpignan, pour inaugurer le Centre de documentation des Français d'Algérie.

Le ministre de la Défense Gérard Longuet a affronté hier à Perpignan la colère des rapatriés d'Algérie contre 50 ans de politique gouvernementale, augure d'un âpre combat entre UMP et Front national pour le vote d'un groupe largement acquis à la droite et l'extrême droite.

Le ministre avait fait le voyage pour inaugurer le Centre de documentation des Français d'Algérie, dédié à l'histoire de la présence française en Algérie et délivrer un message du président Nicolas Sarkozy aux plus de 1500 rapatriés présents au congrès national du Cercle algérianiste.


Des cris et des sifflets

Il a essuyé cris et sifflets quand il a cité le nom du général de Gaulle - homme du «Je vous ai compris» et des accords d'Évian - avec celui du chancelier allemand Konrad Adenauer pour dire la nécessité d'une réconciliation franco-algérienne comme il y eut une réconciliation franco-allemande. Haussant la voix sans se démonter, il a aussi provoqué de vives protestations quand il a évoqué le message qu'il s'apprêtait à lire de la part de Nicolas Sarkozy, accusé par nombre de pieds-noirs et de harkis d'avoir, comme ses prédécesseurs, manqué à ses promesses à leur endroit.

Le temps des historiens est venu

«Je vous affirme que cette année 2012, cinquantenaire de la fin de la guerre d'Algérie, sera l'année du souvenir et du recueillement, et sûrement pas celle de la repentance» a-t-il déclaré, citant le président de la République.
Et d'ajouter : «Les hommes et les femmes qui sont partis s'installer en Afrique du Nord […], loin d'être frappés d'opprobre, méritent notre reconnaissance. En développant l'économie de ces nouveaux territoires, ils ont œuvré à la grandeur de la France». «Le temps des historiens est venu avec la valorisation des fonds documentaires. Ce centre permettra d'accueillir et de nourrir le débat» a pour sa part expliqué Jean-Marc Pujol, le maire de Perpignan qui veut retenir l'émotion de cette journée. Plus que les échos politiciens.

Christian Goutorbe, La Dépêche.fr
30 janvier 2012

 

 

Perpignan dédie un lieu aux

Français d'Algérie,

Le Pen pas loin

L'Express.fr - publié le 27/01/2012 à 13:34

Perpignan dédie un lieu aux Français d'Algérie, Le Pen pas loin

afp.com/Raymond Roig

TOULOUSE - Le maire pied-noir de Perpignan Jean-Marc Pujol (UMP) inaugure dimanche un centre dédié aux Français d'Algérie, projet dénoncé par la gauche comme un cadeau de plus fait à des électeurs qui pourraient être sensibles aux charmes de Marine Le Pen, présente en ville le même jour.

Le Centre de documentation des Français d'Algérie qui ouvre dans un ancien couvent de clarisses entend participer à "la recherche de la vérité historique débarrassée des idéologies", selon le maire.

Si Mme Le Pen est à Perpignan ce jour-là, ce n'est pas pour assister à cet évènement ni courtiser un électorat nombreux sur le pourtour méditerranéen, en cette année de présidentielle et de cinquantième anniversaire de l'indépendance algérienne, dit Louis Aliot, son compagnon, numéro deux du parti et conseiller régional de Languedoc-Roussillon.

Marine Le Pen vient pour parler de travail et d'emploi "dans l'une des grandes villes les plus pauvres de France, dans le deuxième département le plus pauvre de France". Et la concomitance de l'inauguration (le matin) et de la réunion publique (l'après-midi) est pure coïncidence, dit M. Aliot.

Cela ne l'empêche pas de s'indigner. Non pas de la création du centre, qu'il salue au nom de la "mémoire des Français d'outre-mer". Mais du fait qu'il n'ait pas été invité, lui le fils de rapatriée et élu implanté à Perpignan.

Si le ministre de la Défense Gérard Longuet vient, comme l'annonce le maire, ou si certains élus UMP sont présents, M. Pujol est un "fieffé menteur", dit M. Aliot, puisqu'il assure que personne ne récupérera l'inauguration.

En fait, M. Pujol, comme les Alduy qui ont dirigé la ville avant lui pendant cinquante ans, "ont toujours utilisé les pieds-noirs comme une variable d'ajustement de leur vote", dit-il.

"Ici, l'UMP a besoin pour gagner d'intégrer les voix les plus extrêmes", résume Jacqueline Amiel-Donat, chef de file socialiste de l'opposition perpignanaise.

Ce centre est, selon elle, une faveur supplémentaire faite aux nostalgiques de l'Algérie française, après la stèle dédiée aux anciens de l'Organisation armée secrète (OAS) par exemple.

Le centre offre une vision unique de l'histoire, "à la gloire de la période française de l'Algérie", s'émeut Michel Franquesa, secrétaire local du Parti communiste. Pour preuve, dit-il, le fonds de ce centre dépourvu de comité scientifique est constitué des documents amassés par le Cercle algérianiste, organisation créée en 1973 pour "sauver (la) culture en péril" née de la présence française en Algérie.

Il met certes à la disposition des chercheurs, des étudiants ou des descendants le fonds du Cercle algérianiste, mais en espérant bénéficier un jour du soutien de l'Etat et de l'ouverture progressive par celui-ci de ses archives, dit le maire, natif de Mostaganem et parti en 1962 à 12 ans, "comme tout le monde, du jour au lendemain".

"Mon action parle pour moi. J'ai fait mon premier combat en 1989 contre le Front national. Mon père était engagé contre les nazis à 17 ans et demi, il est revenu à 22 ans grand invalide de guerre. C'était pas un commentateur; je suis pas un commentateur non plus".

Mais si M. Aliot s'invite à l'inauguration, comme il a annoncé vouloir le faire avec des rapatriés, "pas question non plus d'utiliser la force publique pour (l'en) empêcher".

Par

 

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Inauguration du Centre de Documentation

des Français d’Algérie à Perpignan

MESSAGE DU PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE

Lu par M. Gérard LONGUET
Ministre de la Défense et des Anciens Combattants

Dimanche 29 janvier 2012


Mes chers compatriotes, mes chers amis,

J'aurais aimé être parmi vous ce matin alors qu'est inauguré le musée consacré aux souvenirs des Français d'Algérie, dans cette ville de Perpignan, qui a su accueillir chaleureusement tant de rapatriés et s'est toujours trouvée à vos côtés. Les circonstances m'en ont empêché. La crise grave qui frappe notre pays comme l'ensemble des pays européens me contraint à préparer et à mettre en place sans attendre des mesures énergiques pour y faire face. Vous comprendrez, j'en suis sûr, que je ne pouvais quitter Paris aujourd'hui. Mais soyez-en assurés, notre rendez-vous n'est que différé.

J'aurais voulu vous affirmer, à vous dont la plupart se trouvaient avec moi à Toulon il y a cinq ans, le 7 février 2007, que je ne changerais pas un mot, pas une virgule à ce que je vous avais dit alors.

Je m'étais engagé auprès des rapatriés à tout faire pour que soit rétablie la vérité sur leur histoire, et que cette histoire, l'oubli ne vienne jamais l'ensevelir.

Vous le savez, je me suis toujours opposé à toute forme de repentance. Les hommes et les femmes qui sont partis s'installer en Afrique du Nord pour y travailler et fonder des foyers, loin d'être frappés d'opprobre, méritent notre reconnaissance ; en développant l'économie de ces nouveaux territoires, ils ont œuvré à la grandeur de la France.

Ils ont bâti des routes, des ponts, des écoles, des hôpitaux, ils ont cultivé des sols arides, ils y ont planté. Poursuivant leur œuvre, leurs descendants ont tout donné à la terre sur laquelle ils étaient nés.

 

La loi du 23 février 2005, si décriée par les adeptes de la repentance

Leurs mérites je les connais et j'ai toujours veillé à mener une politique qui en soit respectueuse, en demandant notamment à la Mission interministérielle aux rapatriés de rester en permanence à l'écoute de vos grandes associations nationales.

La loi du 23 février 2005, voulue par un gouvernement auquel je participais, si décriée par les adeptes de la repentance, a permis de prendre en compte les attentes justes, exprimées depuis longtemps par les rapatriés.

Je puis ainsi vous affirmer que le 5 décembre est et restera l'unique date de commémoration et d'hommage de la Nation à tous ses enfants tombés pour la France en Afrique du Nord, avant et même après le cessez-le-feu. Vous le savez j'ai voulu, comme vous me l'aviez demandé, que les victimes civiles, notamment celles de la rue d'Isly, ainsi que tous les disparus, soient justement associés à cette journée nationale.

Vous gardez dans votre chair, vous, rapatriés et harkis, le souvenir douloureux de cette année 1962. Je veux que l'ensemble des Français, notamment les plus jeunes, sachent ce qu'ont été les épreuves, l'exil et le déchirement des Français d'Afrique du Nord au moment de leur rapatriement en métropole.

Je veux que la mémoire de ceux qui ont dû quitter, au prix d'une douleur et d'une souffrance indicibles, la terre qui les avait vus naître, soit préservée, respectée et défendue. Aussi ai-je attaché beaucoup d'importance à la mise en place de la Fondation pour la mémoire de la guerre d'Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie, ainsi qu'à l'ouverture des archives pour que les Français puissent mieux connaître et mieux comprendre la réalité de cette période de notre histoire, si souvent déformée par une analyse sommaire et sectaire des événements qui l'ont marquée.

 

Défendre la mémoire de tous les Français rapatriés

Oui, la France a le devoir de reconnaître le courage, la dignité et les sacrifices des rapatriés et d'honorer leur mémoire et leur culture.

C'est dans cette volonté de ne pas laisser insulter l'Histoire que s'inscrit la proposition de loi présentée par Raymond Couderc, adoptée à l'unanimité par le Sénat, visant à sanctionner pénalement les injures et les diffamations à l'égard des harkis. C'est à l'Assemblée Nationale de se prononcer maintenant. Elle le fera le 13 février prochain.

Vous estimez sûrement que beaucoup reste encore à faire et que toutes ces avancées restent fragiles, car rien n'est définitivement acquis si l'on n'y prend garde. J'en suis bien conscient. C'est pourquoi, j'aurai toujours cette même volonté de défendre la mémoire de tous les Français rapatriés, qu'ils soient pieds-noirs ou harkis, afin que leur histoire ne soit ni dénaturée ni oubliée.

J'aurai prochainement l'occasion et le plaisir de vous le dire et de m'adresser à vous tous, mes chers compatriotes, mes chers amis, lors d'un déplacement dans quelques semaines.

D'ores et déjà, je vous affirme que cette année 2012, cinquantenaire de la fin de la guerre d'Algérie, sera l'année du souvenir et de recueillement, sûrement pas celle de la repentance.

Nicolas Sarkozy
source

 

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Culture - mairie de Perpignan


Centre de documentation des Français d’Algérie,

un lieu vivant et accessible à tous.

À la fin du mois sera inauguré à l’ancien Couvent Sainte-Claire le Centre de documentation des Français d’Algérie. L’aboutissement d’un projet de plusieurs années qui permettra de transmettre, explorer, enrichir et analyser le patrimoine matériel et immatériel des Français d’Algérie. Suzy Simon-Nicaise, maire adjoint délégué aux Relations avec les associations et aux Rapatriés répond à nos questions.

En quoi ce projet était-il important pour la ville ?
Suzy Simon-Nicaise : Ce centre est important à double titre. Tout d’abord parce que Perpignan est la première collectivité publique à créer en France un centre de documentation dédié à la mémoire des Pieds-Noirs, ensuite parce que chercheurs, historiens, familles et curieux vont enfin bénéficier d’un lieu pour faire des recherches, apprendre, comprendre et ressentir, ce que fut la vie de ces Français pendant les 132 années de présence française en Algérie. Aujourd’hui, il est d’autant plus important que de très nombreux jeunes Perpignanais comptent dans leur famille des parents ou grands-parents nés avant 1962 en Algérie.
C’est au centre de documentation qu’ils découvriront l’environnement social, culturel, géographique de leurs aînés. Les plus anciens ont maintenant disparu emportant avec eux leurs souvenirs, ils ont fort heureusement laissé des objets, des films, des témoignages écrits…un fonds important d’archives à exploiter. 50 ans après l’exil, ce centre s’impose désormais comme celui de la transmission mémorielle d’une catégorie de Français, des provinciaux sans province : les Français d’Algérie.
Pour nombre de ces déracinés, ils se sont reconstruits à Perpignan qui, grâce à Paul Alduy, a été une des rares villes en France ayant su les accueillir et leur apporter le soutien matériel dont ils avaient besoin alors qu’ailleurs l’accueil était beaucoup plus mitigé voire carrément hostile. C’est donc bien normal qu’ils aient choisi de rassembler ici leurs archives pour les partager avec le plus grand nombre. L’objet du centre est aussi l’organisation d’expositions, colloques, manifestations diverses pour partager cette tranche de l’histoire de France et éventuellement tordre le coup aux idées reçues.

Le projet a été mis en place en lien avec le Cercle algérianiste, pourquoi ?
Suzy Simon-Nicaise  : Dans les années 1980, la Ville de Perpignan  a mis à disposition de cette association des locaux qui depuis, lui ont permis de rassembler tous les témoignages matériels et immatériels qui constituent aujourd’hui un fonds documentaire d’exception. Il a donc été aisé d’entreprendre avec elle un véritable travail de collaboration.
Une convention de partenariat a été établie entre la Ville de Paerpignan et le Cercle algérianiste qui est une fédération de plus de 15 000 membres dont plus de 550 à Perpignan. L’exploitation du très riche fonds d’archives doit notamment permettre des travaux universitaires même si, en tout état de cause c’était déjà le cas jusqu’à présent, cependant tous ces documents étaient difficilement exploitables de par l’exigüité des locaux occupés et le défaut de numérisation qui s’impose aujourd’hui.

Que pourra-t-on y trouver ?
Suzy Simon-Nicaise  : Comme je le viens de le dire des documents importants à mettre à la connaissance des chercheurs et pour certains d’une grande rareté.
Le centre regroupera plus de 5 000 ouvrages, 25 000 opuscules, 5 000 cartes postales, diverses collections de timbres, d’objets anciens, mais également des centaines de témoignages de ce que fût la vie des Français d’Algérie.
Ces témoignages se manifestent de 2 façons, à la fois des témoignages écrits et oraux, mais également des archives familiales comme des albums photos ou encore des archives d’entreprises, de commerçants, d’agriculteurs, d’enseignants, de médecins… Des archives tout à fait exceptionnelles que l’association est particulièrement fière d’avoir rassemblées, de  pouvoir exposer et mettre à la disposition du public.

Extrait du Journal de la Culture – Janv. 2012
mairie de Perpignan

 

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14 mai 2006

Contre toutes les menaces sur la liberté de l’histoire de la colonisation

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l’indispensable travail de recherche

sur les enjeux du passé colonial

et des migrations

Les historiens à l’origine de la protestation contre la loi du 23 février 2005 sur le rôle positif de la colonisation attirent l’attention sur les menaces qui hypothèquent l’indispensable travail de recherche et de diffusion concernant les enjeux du passé colonial et des migrations, domaines sensibles de notre société et des relations scientifiques avec l’Afrique du Nord. Les tensions révélées par les mouvements des banlieues, le caractère structurel du racisme et de la xénophobie, la dérive des continents et la guerre des cultures appellent un regain des études et exigent leur liberté face aux instrumentalisations politiques. Chercheurs, enseignants  et journalistes, ainsi que tous les citoyens sont concernés. Notre seul moyen de défendre la liberté de l’histoire est l’information : merci de nous y aider en faisant connaître ce dossier le plus largement possible.

 

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Contre toutes les menaces

sur la liberté de l’histoire de la colonisation

 

Les historiens spécialistes du Maghreb contemporain sont actuellement soumis à d'inacceptables pressions mettant en cause la liberté de la recherche et de l'échange des idées.

- Le colloque «Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne» qui se tiendra à Lyon les 19-21 juin est accusé de «négationnisme» par une campagne de nostalgiques de l’Algérie française.

- Des manifestations d’antisémitisme ont entaché l’inauguration du fonds légué par Paul Sebag à l’université de Tunis et visent les études de certains collègues sous prétexte de leur «origine».

Professeurs des universités, signataires de l’appel des historiens contre la loi du 23 février 2005, nous dénonçons ces pratiques qui voudraient interdire tout débat historique et aboutiraient à la négation même de notre métier.

Jean-Charles Jauffret, Claude Liauzu, Gilbert Meynier,
Benjamin Stora, Lucette Valensi, Colette Zytnicki

 

 

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Contre des manifestations d’antisémitisme

dans les universités du Maghreb*

Le 10 mars, un hommage à la mémoire du sociologue Paul Sebag, qui a fait don d’une partie de sapaul_sebag_1955_561 bibliothèque à l’université de Tunis, a été troublé par des manifestations d’antisémitisme de la part d’étudiants. Le malaise de cette université ne peut expliquer ni permettre de «comprendre» cette obscénité, pas plus que l’exploitation qu’en tire une dictature contre ses opposants pour améliorer son image à l’étranger, ni le conflit israélo-palestinien.
Le nom de Paul Sebag est méconnu en France, en raison de sa modestie, en raison aussi du choix à la fois scientifique et existentiel qu’il a fait de consacrer son travail à la Tunisie. Ceux qui l’ont connu et ceux qui oeuvrent à une coopération scientifique avec l’Afrique du Nord savent le rôle pionnier qu’il a joué dans la naissance de la sociologie en Tunisie dans les années 1950, de la sociologie du travail et des milieux populaires en particulier. Il a été l’un des premiers à étudier les bidonvilles. C’était aussi un engagement dans la cité. Militant communiste arrêté et torturé sous Vichy, s’il est revenu de ses illusions sur les «lendemains qui chantent», il est resté fidèle à ce pays qui fut aussi le sien, celui de ses racines, et le militant s’est transformé en analyste de sa société, pour contribuer à son progrès. Cette œuvre s’appuyait sur une érudition qui n’avait et n’aura aucun équivalent, sur une passion dont témoigne aussi son livre sur la ville de Tunis. Dans ses études consacrées aux juifs, il était animé par la volonté de rendre compte de la richesse que représentait pour la Tunisie la pluralité culturelle. Sans ignorer la réalité d’un antijudaïsme et d’un antisémitisme profond, le statut inférieur des dhimmi («protégés», c’est-à-dire des croyants de la Bible, dont le culte était toléré). Bebel disait que l’antisémitisme est le socialisme des imbéciles, et  le roi du Maroc Moulay Hassan l’aphrodisiaque des Arabes. Triste vérité !

Chercheurs et historiens, certains d’entre nous engagés contre le colonialisme et pour les droits de l’homme au Maghreb, nous dénonçons cet antisémitisme et nous savons qu’il peut parfois s’affirmer dans des postures anticolonialistes.
Nous dénonçons aussi les campagnes cycliques de calomnies et d’insultes dont font l’objet certains d’entre nous sous prétexte de leur origine. Benjamin Stora en est une cible. Dernièrement, Le Courrier d’Algérie du 10 mars a mis en cause son travail sur cette base. Cela s’appelle racisme, et nous en dénoncerons désormais systématiquement, publiquement et collectivement les manifestations, comme nous le faisons à l’égard des tares de notre propre société.
Nous déplorons le silence, voire les complaisances, dont certains collègues français font preuve devant des attitudes antisémites au Maghreb. Cela a malheureusement été le cas lors du colloque consacré aux massacres de Sétif le 8 mai 1945, où les officiels algériens ont parlé mensongèrement de génocide, de fours comme à Auschwitz. De telles outrances de l’arsenal de légitimation de la bureaucratie algérienne sont cautionnées par Olivier Le Cour Grandmaison pour qui coloniser est exterminer et donc préparerait au nazisme.
Notre but est de contribuer à des passerelles entre des pays obsédés par le spectre des guerres de part et d’autre de la Méditerranée et non de cultiver les démons des sociétés du tiers monde comme de la nôtre.

Claude Liauzu professeur émérite, Paris 7. S’associent à ce texte :
Claude Martinez Gros, professeur, Paris VIII ; Gilbert Meynier, professeur Nancy II, Pierre Signoles professeur, Tours ; André Nouschi professeur honoraire, Nice ; Colette Zytnicki professeur Toulouse

*Texte paru dans Esprit mai 2006

 


 

 

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Paris, Exposition universelle, 1900 :  Trocadéro, palais de l'Algérie

 

Le colloque

«Pour une histoire critique et citoyenne.

Le cas de l’histoire franco-algérienne»

Il s’inscrit dans le mouvement des historiens contre la loi du 23 février 2005 et ses articles 4 qui imposait l’enseignement du «rôle positif» de la colonisation et 3 qui crée une Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie. Si l’article 4 a été abrogé, demeure la menace que fait peser la Fondation sur la liberté de la recherche historique. Le colloque a pour objectif de dresser et de faire connaître un état des savoirs sur des problèmes qui sont l ’enjeu de guerres de mémoires.

Pour marquer leur souci d’objectivité, les organisateurs se sont référés explicitement aux historiens de l’époque coloniale qui ont contribué à un progrès des recherches – qu’ils aient été anticolonialistes comme Charles-André Julien ou attachés à l’Algérie française comme Xavier Yacono. À l’encontre des histoires officielles et de la tyrannie des mémoires, ce colloque a l’ambition de contribuer à l’élaboration d’une histoire croisée entre Algériens et Français. Or, il devient la cible d’un lobby attardé de l’Algérie française qui agite la menace d’un procès en négationnisme, et, de manière plus inquiétante, de faire pression sur les institutions finançant ce colloque, voire de perturber le déroulement de débats scientifiques en empêchant le bon déroulement des travaux.
Les enjeux du colloque intéressent la discipline dans son ensemble.

 

bordj_bou_arreridj
Bordj-Bou-Arreridj (Algérie), au temps de l'Algérie coloniale

 

 

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Marc Bloch (1886-1944)

 

La méthode historique et la vérité

 

Contre toute instrumentalisation de l'histoire, qu'elle provienne des clientélismes visant les rapatriés, des nostalgiques de l'ordre colonial ou qu'elle traverse les courants de la "repentance", de la dénonciation d'une "colonisation génocidaire" et/ou des "indigènes de la République", la méthode historique doit affirmer l'intangibilité de ses procédures de validation de la vérité. Il n'est pas inutile de se ressourcer dans la réflexion de Marc Bloch (1886-1944) :

- Tous les faits humains un peu complexes échappent à la possibilité d'une reproduction ou d'une orientation volontaire.

- Le passé est, par définition, un donné que rien ne modifiera plus.

- Quand le savant a observé et expliqué, sa tâche est finie.

- Longtemps, l'historien a passé pour une manière de juge des Enfers, chargé de distribuer aux héros morts l'éloge ou le blâme. Il faut croire que cette attitude répond à un instinct puissamment enraciné.

- Robespierristes, antirobespierristes, nous vous crions grâce, par pitié, dites-nous simplement quel fut Robespierre.

2200016948.01.lzzzzzzzMarc Bloch, Apologie pour l'histoire (1941)

Michel Renard




 

 

 

 

 

 

 

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5 février 2012

Algérie coloniale : génocide culturel, économique et civique ?

 mosquée Relizane 

 

Génocide culturel en Algérie coloniale ?

Ce que nous apprend l'historiographie

Michel RENARD

 

Dans plusieurs commentaires sur le blog Études Coloniales, Michel Mathiot a réfuté, comme d'autres, la réalité d'un génocide en Algérie durant la période française. Mais il avance une notion qui mérite un examen, celle de "génocide des âmes" ou de "génocide culturel".

Il écrit, par exemple, à la date du 30 décembre 2011, sur ce même blog: "Le «génocide» fut culturel, économique et citoyen, il suffit de lire Jean Amrouche et d’autres pour le comprendre (cf André Mandouze à l’honneur aujourd’hui). Un «génocide» consenti par des «petits Pieds-Noirs», inconscients et menés à la baguette depuis des générations par des possédants et potentats élus, à qui ils faisaient confiance. Là est le «génocide moral», car il y eut volonté politique des élus européens d’Algérie de refuser tout cadre pour le bien commun de tous les enfants de ce pays, de prendre en main le destin de l’Algérie".

Cette présentation reste confuse, englobant trop de paramètres. Examinons-les les uns après les autres.

 

 marchands d'alfa
l'alfa, graminée à la tige creuse qui sert à la fabrication du papier

 

1) Génocide économique ?

Un génocide économique ? Non. Il y eut dépossession foncière, c'est connu. Elle débuta vraiment après 1871 quand les républicains décidèrent de passer de la colonisation d'encadrement à la colonisation de peuplement – malgré les  essais infructueux de Bugeaud. Les modalités furent diverses : colonisation officielle à destination des familles aidées matériellement et financièrement, grande colonisation capitaliste, colonisation privée par francisation de la terre due à la loi Warnier de 1873.

Cette disposition permit de "casser" l'indivision des terres algériennes. La colonisation rurale fut le fruit d'une domination politique et de l'imposition d'une législation à la population indigène. C'est évident. Le résultat n'est pas toujours aisé à formuler. Mais on estime qu'à la veille de 1914, les Algériens indigènes ont été dépossédés de 2millions d'ha (Gilbert Meynier, p. 162). La conséquence en fut une "détérioration de la situation économique des populations musulmanes au cours des années 1870 à 1914" (Ch.-R. Ageron, p. 201).

Les investigations de ce dernier ont fourni des ordres de grandeur du phénomène foncier sous la colonisation :

- "Au total, de 1877 à 1917, les Musulmans avaient dû abandonner dans leurs transactions avec les colons 843 922 ha (…). Par ailleurs ils avaient perdu les quelques 897 000 ha livrés à la colonisation officielle de 1871 à 1920. Enfin et surtout le service des Domaines, qui détenait en 1895 2 700 000 ha de forêts et 800 000 ha de terrains, put grâce au petit senatus-consulte mettre la main de 1887 à 1921 sur 1 179 664 ha de forêts et 1 935 128 ha de terrains.

Algérie la forêt
Hammam R'Hira, la forêt (à l'est de Miliana)

Des chiffres contradictoires entre les différentes enquêtes ne permettent pas de conclusions chiffrées sûres, mais on pense qu'entre 1880 et 1920, les Musulmans ont perdu la propriété de quelque 4 150 000 ha, auxquels il faut ajouter les pertes importantes de la décennie 1870-1880 et naturellement celles des années antérieures. En 1895, l'enquête de Peyerimhoff estimait que les Musulmans avaient perdu la jouissance depuis la conquête de 5 056 000 ha. Ils perdirent encore la propriété et partiellement la jouissance d'environ 2,5 millions d'ha jusqu'en 1920.

femme arabe trainant la charrue
labourage avec une femme traînant la charrue

En 1914 – dit Charles-Robert Ageron, la propriété musulmane francisée ou recensée comme melk ou ‘arch atteignait 9 226 470 ha, soit 44,33% de la superficie des Territoires du Nord et la propriété privée des colons 2 317 447 ha, soit 11,13%. Sans doute les communautés musulmanes disposaient-elles encore en principe de quelque millions d'hectares de communaux, mais tous les douars n'en possédaient pas et une partie d'entre eux était louée à des exploitants européens ou musulmans.
Les terres communales ne pouvaient donc fournir des réserves bien importantes pour l'avenir. Jusqu'en 1914 elles ont en partie permis à la paysannerie algérienne de subsister malgré l'énorme dépossession de terres dont elle avait été victime" (Ageron, p. 203-204).

 

violence économique mais pas génocide

On perçoit bien la violence d'une domination coloniale de peuplement et la victimisation des indigènes qui n'ont pas les moyens de résister. Mais l'imposition de ce rapport de forces ne saurait être qualifié de génocide (la "population algérienne a subsisté"). La population rurale indigène n'a pas été l'objet d'une tentative d'extermination en tant que telle, ni en tant qu'élément ethnique ni en tant que groupe social. Deux systèmes de propriété et de fiscalité se sont affrontés et l'un a vaincu, des spoliations ont été habilement menées mais l'objectif ne fut jamais l'extirpation ni l'anéantissement du ruralisme algérien.

 

cave vinification Arena Oran
cave de vinification, Arena à Oran

D'autant que des redistributions de puissance économique ont œuvré au sein même du paysannat algérien. Un ensemble de petits propriétaires se maintenait tout en subissant une paupérisation (due en partie à la croissance démographique). Et de grands propriétaires algériens détenaient des domaines.
Ils provenaient des "grandes seigneuries de jadis" mais surtout de "familles d'enrichis qui avaient réussi par de multiples achats de terre musulmanes ou coloniales, à agrandir leur propriété familiale (…) Le processus de cette concentration tenait au fait que la propriété ‘arch inaliénable pouvait désormais être constituée et cédée. Les propriétaires aisés, les cadis accapareurs ou de simples usuriers arrivaient par des prêts accompagnés de rahnyia – hypothèques particulièrement favorables au créancier – à se créer de vastes propriétés peuplés de khammès. Dans les arrondissements où les colons étaient relativement peu nombreux, la grande propriété musulmane se développait même rapidement" (Ageron, p. 220-221).

Le cours de l'évolution économique et sociale a conduit dans les années 1930 à la constitution d'une bourgeoisie rurale "musulmane", fierté de l'Administration française : "si l'on adopte le critère administratif du début des années 30 selon lequel un propriétaire «aisé» pouvait se définir par la mise en culture annuelle de 10 à 20 ha, soit par la mise en jachère annuelle de 20 à 40 ha de terres, on a vu que, vers 1914, 17 à 18% des fellahs pouvaient être rangés dans cette catégorie en moyenne nationale dans l'Algérie du Nord" (Ageron, p. 508).

un paysannat musulman aisé

La statistique désignait comme propriétaire "aisé" celui qui détenait de 10 à 20 ha en culture annuelle (ou de 20 à 40 en jachère biennale). On en comptait 17 à 18% en 1914. Dans les années 1930, on recensait 22,6% de propriétaires de 11 à 50 ha (mais tous n'étaient pas toujours "aisés") sur les 617 500 propriétaires musulmans. En 1950, on trouvait 26,5 des fellahs détenant de 11 à 50 ha possédant 40% de la propriété musulmane (Ageron, p. 508). Ce groupe subvenait à ses besoins et commerçait. Il était en essor.

 

la "clochardisation" selon Germaine Tillion

Il ne faut pas imaginer le paysannat algérien "clochardisé". L'expression utilisée par Germaine Tillion, dans L'Algérie en 1957 (éd. de Minuit, 1957) porte sur une région des Aurès qu'elle avait connue dans les années 1930 et quittée en mai 1940 :
- "Quand je les ai retrouvés, entre décembre 1954 et mars 1955, j'ai été atterrée par le changement survenu chez eux en moins de quinze ans et que je ne puis exprimer que par ce mot : «clochardisation» . Ces hommes qui, il y a quinze ans, vivaient sobrement mais décemment et dans des conditions à peu près identiques pour tous, étaient maintenant scindés en deux groupes inégaux : dans le moins nombreux, l'aisance, il est vrai, était plus grande qu'autrefois, mais dans l'autre plus personne ne savait comment il mangerait entre décembre et juin. Jadis, après une bonne récolte, le plus pauvre homme en répartissait l'excédent sur les trois années suivantes - car une expérience millénaire avait appris à tous la prévoyance - et maintenant neuf familles sur dix vivaient au jours le jour.
Comment expliquer cela ? Les explications abondent mais beaucoup ne valent pas cher. En voici une première série classique : «Ils sont imprévoyants... ce sont de grands enfants... le fatalisme musulman», etc.
Malheureusement pour les explications en question, j'étais là, précisément là, il y a quinze ans, et j'ai connu ces mêmes hommes, les mêmes enfants, ni imprévoyants, ni fatalistes, ni «grands enfants», mais au contraire, pleins de sagesse, de gaieté, d'expérience et d'ingéniosité.
Seconde série d'explications, également classique : le Colonialisme, vieux Croquemitaine.
Malheureusement encore, il n'y a jamais eu de colon ni hier ni aujourd'hui, à moins de cent kilomètres à la ronde et seuls le vent de sable et les chèvres peuvent à la rigueur être accusés d'une diminution de la surface des terres cultivables (mais ce n'est pas le «colonialisme» qui a inventé les chèvres et le vent)" (p. 27-28).

 

transport par ânes
transport par ânes

une bourgeoisie rurale musulmane

Dans la catégorie des paysans possédant plus de 50 ha, l'Algérie a connu une progression entre 1914 et 1930, puis une régression. Mais des distinctions devaient être opérées dans ce reprérage statistique. En effet, la tranche la plus élevée de ce groupe prospérait ; on était "très aisés" à plus de 6000 francs de revenus.
"Ce serait donc nécessairement la grande bourgeoisie rurale et l'aristocratie foncière, c'est-à-dire le petit nombre des grands propriétaires musulmans possédant plus de 100 ha, qui aurait le plus accru statistiquement leurs domaines" (Ageron, p. 509).

La notion de génocide économique n'a donc aucune réalité historique. Ce "concept" n'est d'aucune utilité pour comprendre les dynamiques de sortie du système ruralo-tribal traditionnel vers un système capitaliste et moderne – même si cette dynamique n'a pas été conduite à son terme.
Que ce processus ait été violent dans ses dimensions sociales, cela est certain. Comme de nombreuses métamorphoses économiques ailleurs dans le monde non colonial, tel que le mouvement des enclosures dans l'Angleterre des XVIe et XVIIe siècles jusqu'à la disparition de la paysannerie française dans la France gaulliste. Mais le qualifier de "génocide" est une imposture intellectuelle totale.

 

2) Génocide citoyen ?

La domination coloniale n'a pas pratiqué un "génocide" de citoyens pour la bonne raison qu'il n'y en avait que très peu. Très peu de citoyens "indigènes". On peut entendre l'argument comme si la République coloniale avait été incapable de faire de ses sujets dominés des citoyens à égalité de droits avec les autres dans le cadre d'une politique d'assimilation affichée. Donc un génocide par défaut...

C'est vrai et, en même temps, lié à la conception de la citoyenneté que la République se faisait de ses tributaires. Un citoyen devait approuver l'ensemble des principes et des lois qui présidaient au pacte civique français. L'acceptation du Code civil n'était pas négociable. La conciliation du respect des normes musulmanes émanant du droit "coranique" (en fait le droit musulman est une élaboration humaine largement postérieure à la révélation coranique, mais massivement intériorisée par les sociétés musulmanes) avec celles du droit français était impossible sauf hypocrisie.

mehakma du cadi Constantine
la mahakma du cadi à Constantine

La colonisation française, dans sa version la plus plus candide, s'est voulue assimilatrice. Mais elle s'est heurtée au socle géologique, culturel et religieux, d'une vision du monde (Weltantschaung) et d'une combinaison sociétale entre individus, entre hommes et femmes, profondément hétérogènes à la sienne. L'islam n'est pas une seule relation métaphysique à une transcendance confuse, c'est un code social plus ou moins lâche selon les écoles juridiques (hanbalite, hanafite, chafiite ou malékite), le malékisme étant dominant en Algérie, qui est censé régenté la vie quotidienne et la destinée terrestre de l'individu.

Le poids du passé colonial en Algérie doit s'évaluer dans ses modalités contradictoires. Comme le dit Mohammed Harbi : "La colonisation a été ambivalente dans ses effets. D'un côté, elle a détruit le vieux monde, au détriment de l'équilibre social et culturel et de la dignité des populations. D'un autre coté, elle a été à l'origine des acquis qui ont créé la modernité algérienne. (...) On peut même dire, sans risque de se tromper, que la colonisation a été le cadre d'une initiation à ce qui est une société civile, même si cet apprentissage s'est fait malgré elle et s'est heurté à une culture coloniale, d'essence raciste" dans L'Algérie et son destin. Croyants ou citoyens en 1992 (p. 26 et 27). On peut difficilement conclure qu'il s'agirait là d'un "génocide" citoyen...

l'assimilation : source d'une volonté de réforme chez les Algériens

En Algérie, le courant assimilationniste (fin XIXe - début du XXe siècle) qui s'incarna dans les "Jeunes056__ferhat_abbas_2_ Algériens", ou dans les personnalités du Dr Bendjelloul et de Ferhat Abbas, s'incrivait dans le cadre d'une intégration de l'Algérie à la France tout en réclamant la citoyenneté et en soutenant le combat pour la modernité. Ils ont été politiquement dépassés par le mouvement nationaliste mais leur apport est à examiner pour qui s'intéresse à l'émancipation sociale. Mohammed Harbi est très clair à ce sujet :

"Du courant assimilationniste, l'historiographie nationaliste élude les évolutions et ne retient que la démission devant la question nationale. Que d'arguments pourtant il a fourni au nationalisme ! Son intérêt ne s'arrête pas là. Les assimilationnistes ont diffusé depuis le début du siècle une littérature d'une valeur considérable. On trouve chez eux une volonté profonde de réforme morale et intellectuelle, une conscience plus nette que chez les nationalistes des effets négatifs des archaïsmes sur la situation de la femme [par leur alliance avec les islamistes, les "Indigènes de la République" de 2005  et tant d'autres bonnes âmes naïves sont en-deçà des assimilationnistes algériens des années 1920 ou 1930 au sujet de l'émancipation féminine...] comme sur la personnalité de l'Algérien et une lucidité aiguë sur les rapports intérieurs de dépendance (khamessat ou métayage au 1/5e et clientélisme). Leurs attaques contre l'absolutisme des notables et le charlatanisme des marabouts sonnent juste" (Mohammed Harbi, 1954, la guerre commence en Algérie, p. 109-110).

Quand on examine l'attitude des "Jeunes Algériens" revendiquant "la naturalisation, la constitution de la propriété privée, la justice, l'établissement de l'état-civil, la scolarisation des enfants"...,  on s'aperçoit qu'ils "jouent" la modernité générée par la colonisation pour contrer le traditionalisme des notables et que cela implique un sens politique : "Le groupe des Jeunes Algériens, conscient de la difficulté de faire admettre aux masses musulmanes des institutions proposées par la colonisation, demande qu'on ne les brusque pas. Il faut suivre à leur égard une politique adaptée à leur niveau en attendant que l'école les prépare à embrasser la civilisation moderne. Seule cette institution les disposera à se débarasser de leurs préjugés et à revendiquer la citoyenneté française" (Mahfoud Smati, Les élites algériennes sous la colonisation, p. 209).

Mahfoud Smati cite Louis Khodja, "qu'on peut considérer comme le leader des jeunes Algériens" :
"Je veux bien admettre pour un instant que le Coran sera toujours un obstacle infranchissable à l'assimilation de l'indigène. Est-ce à dire que la France doive abandonner l'oeuvre, aussi noble que charitable, d'élever l'Arabe à son niveau social ? Certes, je n'hésite pas à répondre non. La France pourrait encore tenter, en effet, l'assimilation progressive par l'instruction et par l'éducation de la jeunesse actuelle ; la dépouiller aussi peu à peu de ses préjugés, et se l'attacher insensiblement d'une manière sûre et définitive. Dans cet acheminement lent vers un but aussi généreux, le Gouvernement devra montrer la plus grande bienveillance envers les Arabes qui, trop vieux pour apprendre, ne sauraient se dépouiller immédiatement des usages et des moeurs séculaires ; mais qui, en laissant aller leurs enfants aux écoles françaises, sacrifient par là même une part de leurs croyances et de leur fanatisme" (Les élites..., p. 209-210). Louis Khodja écrivait ceci en 1891 dans : À la Commission du Sénat, la question indigène par un Français d'adoption.

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même inégale, la colonisation français a introduit
la pratique élective en Algérie

Le "génocide" civique, cela ne veut rien dire. D'ailleurs, il n'y a toujours pas de citoyens au sens rigoureux de ce terme en Algérie, cinquante ans après l'indépendance. Il n'y a que des sujets d'une nomenklatura mafieuse et prédatrice des ressources nationales, gouvernant comme les Turcs de la Régence à base de patronage et de clientélisme, appuyée par un appareil répressif et les manipulations politico-religieuses les plus malhonnêtes.

 5afgenerauxalgeriemafiaun peuple qui se gouverne lui-même ?

 

3) Génocide moral ou culturel ?

Dans un autre commentaire sur ce blog (5 février 2012), Michel Mathiot écrit à propos de ce "génocide moral" (qu'il a aussi appelé "génocide des âmes") dont on ne voit pas très bien ce qu'il désigne sinon la domination coloniale d'une manière générale :

- "Ce «génocide moral» ne fut pas celui d’une armée contre des insurgés ni des opprimés, mais il fut permis par des gouvernements, à l’initiative d’une infime partie du peuple français (les puissants parmi les Européens d’Algérie) à l’encontre de l'immense majorité (9/10è) des habitants autochtones maintenus en situation de faiblesse économique et sociale – nationaux de seconde zone, interdits de citoyenneté et de loi française sauf quelques privilégiés et à l’exception du code de l’Indigénat, exclus des couches élevées de la fonction Publique et de l’armée autres que subalternes, oubliés de l’instruction Publique sauf en quelques milieux urbanisés (...)
Pour couronner le tout, ces autochtones furent victimes quotidiennes d’un racisme ordinaire, soit ouvertement, soit sous-couvert d’un paternalisme bon-enfant distillé par le petit peuple pied-noir (...) Devant les réformes improbables, longtemps réclamées, une poignée de révoltés a réussi, dans un premier temps, à tenir tête à l’armée française par une guerre de maquis. Puis dans un deuxième temps, en se ralliant le peuple indigène par la persuasion et par la terreur selon les règles de la guerre subversive, elle est parvenue à transformer cette guérilla en une force politique finalement victorieuse.
En ce sens, on peut dire qu’en Algérie un «génocide moral» s’est fait jour tout au long d’une large période, mais qu’il a finalement débouché sur le droit acquis par un peuple à se gouverner lui-même. (...) la formule de «génocide moral» s’adapte comme un gant à la situation politique de ce pays entre 1830 et 1962. La force d’un tel concept n’a d’égal que la cruauté de cette guerre, et l’exode massif et inédit qui en a marqué la fin" (Michel Mathiot).

 

Tlemcen marché arabe
Tlemcen, marché arabe

 

choc, oui... mais pas génocide

J'avoue ma perplexité devant cet argumentaire confus et contradictoire (d'un côté on révoque l'aspect militaire puis on finit par le retenir...?!). Je ne comprends pas l'usage du terme de "génocide" pour décrire des formes de domination coloniale qui n'ont jamais visé à l'extermination du peuple dominé.

La démographique interdit déjà de parler de "génocide". En 1936, la population musulmane en Algérie comptait 6,2 millions de personnes ; en 1948 : 7,5 millions ; en 1954 : 8,4 millions ; en 1962 : 9,5 millions. Où est le génocide ? (voir Kamel Kateb, Européens, indigènes et juifs en Algérie (1830-1962).

Chacun s'accorde à reconnaître la puissance du choc colonial, la destructuration partielle d'une sociabilité traditionnelle, de son identité et les véhémences - mais aussi les accommodements - que cela a suscité - Mohammed Harbi le disait plus haut. Ce témoin et analyste a retracé les étapes intellectuelles de sa perception du nationalisme et des caractères de la société algérienne dans plusieurs ouvrages dont L'Algérie et son destin en 1992. À la croisée d'une culture religieuse traditionnelle, d'une sensibilité révoltée à l'injustice coloniale et d'une acquisition de références théoriques notamment marxistes, il a évolué dans l'appréhension de tous ces facteurs.

En 1953, quand il arrive à Paris, s'inscrit à la Sorbonne et à Langues'O, sa vision du nationalisme change : "Celui-ci me paraissait de plus en plus devoir être compris comme une réaction de défense identitaire contre une société coloniale qui menaçait de décomposition et d'anomie, voire de clochardisation culturelle, les couches les plus nombreuses et les plus défavorisées de la société. Mais il me paraissait également devoir être compris comme un instrument de déligitimation de toute lecture sociale du conflit politique" (p. 15).

école arabe en plein air
école arabe en plein air

Puis son investigation historienne l'a conduit à minorer les effets du choc culturel : "Le surnaturel, le merveilleux et le fantastique concourent à la formation de la conscience collective et des représentations mentales, inspirent les choix et les attitudes politiques. Confinée dans des cercles restreints, l'influences des Lumières n'avait pas entamé la foi populaire qui était d'un poids décisif dans la reproduction des mentalités et dans la sacralisation des habitudes familiales et patriarcales. Les effets critiques du matérialisme industriel, la dépersonnalisation des rapports concernaient d'infimes minorités. Si l'on ne veut pas limiter l'histoire de l'Algérie à leur histoire, force est de constater que la rupture culturelle est plus limitée qu'on ne l'a dit et écrit. C'est sur un terrain largement irrigué par les archaïsmes qu'a pu reverdir l'arbre de feu nationaliste" (p. 21).

Je ne vois pas comment conclure au "génocide des âmes" après une telle démonstration. Il ne correspond à rien de ce que fut la rencontre d'une civilisation moderne et d'une civilisation traditionnelle en contexte colonial. Rencontre qui n'a affecté qu'une fraction de la population formellement dominée. D'ailleurs son diagnostic avait déjà été formulé par l'historienne Yvonne Turin qui avait tenté d'évaluer ce type de contact dans Affrontements culturels dans l'Algérie coloniale. École, médecins, religion, 1830-1880 en 1971. On ferait mieux de la lire plutôt que de parler de "génocide des âmes"…! Elle distinguait "le concept d'influence et celui de colonisation intellectuelle" (p. 17).

Évoquant la fin de la période étudiée, elle disait : "Les notions de progrès, d'évolution, de mouvement qui dominent la société européenne du XIXe s., (…) cet esprit de transformation dont les Européens sont si fiers et dont ils se considèrent tous comme les «missionnaires», toutes ces attitudes dynamiques par nature, n'ont pas entamé, à cette époque, la société colonisée. Méthodes autoritaires ou persuasion, tout est resté vain. C'est là la grande surprise de la première période coloniale" (p. 414).

marchands arabes
marchands arabes

Finalement, le bilan reste à faire des efforts ou des entraves dont l'administration coloniale fut responsable à l'égard du maintien et de l'entretien des lieux d'enseignement "indigènes" (écoles arabes) et des lieux de culte. Pour l'instant, l'évaluation reste soumise aux revendications des Oulémas qui firent entendre des exigences dont l'intérêt politique ne pouvait qu'inquiéter l'autorité coloniale.

Augustin Berque l'avait parfaitement pointé : "Dans le système uléma, l'Islam n'est plus cette intimité infiniment respectueuse qu'est le sentiment religieux ; il devient offensif, xénophobe et, pour tout dire, anti-français. La syntaxe arabe ne ressortit pas à une transformation linguistique ; elle s'instaure arme d'assaut. L'Histoire se transforme en une apologétique de l'Orient, et tourne ses pointes agressives contre l'Occident. Civilisation matérialiste, pourriture morale de la Chrétienté, sont affrontées à la grandeur, à la pureté islamique" (p. 99).

Les réticences et les obstacles que la France coloniale a posés à l'arabisation et à l'islamisation en Algérie ne relevèrent donc que du politique, que de la conscience que ces deux vecteurs culturels portaient la contestation de sa domination et de sa prééminence. Jamais il n'y eut de volonté d'extirpation religieuse ni de dissolution linguistique. Et les Arabes algériens sont restés arabophones. Leur religion est demeurée l'islam. Le génocide culturel, le "génocide des âmes" est une pure et simple vue de l'esprit. Jamais un programme de la France colonisatrice de l'Algérie de 1830 à 1962.

Michel Renard

mosquée Rélizane
mosquée de Rélizane, années 1920

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Références bibliographiques

- Charles-Robert Ageron, Histoire de l'Algérie contemporaine, 2 / 1871-1954, éd. Puf, 1979.
- Gilbert Meynier, L'Algérie révélée. La guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, Droz, Genève-Paris, 1981.
- Mohammed Harbi, L'Algérie et son destin. Croyants ou citoyens, éd. Arcantère, 1992.
- Mohammed Harbi, 1954, la guerre commence en Algérie, éd. Complexe, 1989.
- Mahfoud Smati, Les élites algériennes sous la colonisation, tome 1, éd. Dahlab/Maisonneuve & Larose, 1998.
- Kamel Kateb, Européens, indigènes et juifs en Algérie (1830-1962, Ined, 2001)
- Yvonne Turin, Affrontements culturels dans l'Algérie coloniale. École, médecins, religion, 1830-1880, Maspéro et Enal, 1971.
- Augustin Berque, Écrits sur l'Algérie, réunis et présentés par Jacques Berque, Édisud, 1986.

 

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3 avril 2006

La question postcoloniale (Yves Lacoste) - n° 120 de la revue Hérodote

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la question postcoloniale en France :

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la société française dénoncée comme une société coloniale

 

La question postcoloniale

Yves LACOSTE

extraits de la présentation du n° 120 de la revue Hérodote



Dans les pays qui ont été colonisés, surtout ceux dont l'indépendance nationale est relativement récente, et où les manifestations du sentiment national sont une des composantes majeures de la vie politique, le rappel de la lutte commune contre le colonialisme est presque un rituel, mais il est convenu. En revanche, dans les pays d'Europe occidentale, où l'idée de nation ne s'exprime plus guère de façon majoritaire, la presse, de plus en plus souvent, donne un écho généralement favorable à de nombreux discours et ouvrages qui dénoncent - pour reprendre une formule consacrée - les crimes qu'a commis durant des siècles la colonisation, y compris dans ses dernières années. Celle-ci est souvent assimilée à l'esclavage, et même, de plus en plus souvent, à des entreprises de génocide plus ou moins délibérées.
Or, loin d'en appeler à une attitude générale de repentance envers des peuples qui en ont été les victimes, cette mise en accusation du colonialisme s'inscrit surtout dans le champ politique interne, notamment en France. Sont ainsi dénoncées, rétrospectivement la droite et l'extrême-droite, accusées des guerres coloniales, et même la gauche classique, à laquelle sont reprochées la politique colonisatrice de la IIIe République et même son implication décisive dans la guerre d'Algérie. (...)

De nos jours, un nouveau mouvement anticolonialiste (un néo-anticolonialisme ?) soutient, certes au plan international, des mouvements d'indépendance comme celui des Tchétchènes ou des Palestiniens (en dénonçant parfois l'imminence ou même la perpétuation d'un génocide), mais ses enjeux essentiels sont, à mon avis, de politique intérieure. Pour en mesurer l'importance, il faut vraiment prendre acte que les relations entre les pays d'Europe occidentale et ceux d'Asie ou d'Afrique ont subi de très grands changements, au plan non seulement politique, mais aussi démographique. Il ne s'agit plus de colonisation, mais de postcolonial. (...)

Poser la question postcoloniale consiste à examiner les interactions principalement culturelles qui existent aujourd'hui entre deux nations ayant été autrefois situées dans un rapport géopolitique de type colonial - à savoir une autorité politique étrangère exercée durablement sur un peuple, par droit de conquête (et avec la complicité de notables locaux), la population autochtone étant soumise à des formes d'organisation conçues et commandées par des cadres porteurs d'une autre culture nationale et venus d'un pays plus ou moins lointain. (...)

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Alors que cette relation géopolitique de type colonial fut en quelque sorte culturellement à sens unique, la relation postcoloniale est dans une certaine mesure beaucoup plus réciproque. En effet, si une partie plus ou moins significative de la population colonisée entendait et apprenait la langue du colonisateur et parfois même imitait certains de ces comportements, en revanche dans la métropole coloniale (exception faite des "cercles coloniaux") on ignorait autrefois pratiquement tout des cultures "d'outre-mer". Aujourd'hui, en France par exemple, du fait de l'accroissement du nombre d'habitants issus de pays de culture musulmane, mais aussi de l'évolution des idées, le nombre de gens qui entendent du raï, mangent du couscous et qui ont des copains "arabes" est incomparablement plus grand qu'au temps de "l'Algérie française". C'est la preuve de l'importance des relations postcoloniales.

Yves Lacoste, extrait de l'introduction au n° intitulé "La question postcoloniale"
de la revue Hérodote, n° 120, 1er trimestre 2006

 

 

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        la revue Hérodote                       Yves Lacoste   

                    n° 120 - La question postcoloniale

 

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31 mai 2006

Coloniser Exterminer : de vérités bonnes à dire à l'art de la simplification idéologique

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le livre d'Olivier Le Cour Grandmaison,

Coloniser, exterminer, sévèrement critiqué

par les historiens

Gilbert Meynier et Pierre Vidal-Naquet

 

«À vrai dire, le livre d'Olivier Le Cour Grandmaison se présente comme un ajout de notes de lecture d'un infatigable lecteur, mais qui ne retient de ses lectures que ce qui conforte ses thèses et nourrit ses stéréotypes. Son texte est noyé sous une avalanche de citations illustratives, traitées en paraphrases idéologiques - cela non sans redites. À le lire, on ne peut s'empêcher de poser la question : un sottisier peut-il tenir lieu d'œuvre de réflexion et de synthèse historique ?»

Gilbert Meynier et Pierre Vidal-Naquet

 

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Coloniser, Exterminer :

de vérités bonnes à dire à l'art

de la simplification idéologique

Gilbert MEYNIER et Pierre VIDAL-NAQUET

 

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Voici un livre qui énonce certes sainement quelques vérités. Il marque bien l'accord général sur la colonisation de la grande majorité des analystes et des acteurs politiques français du XIXe siècle. Il évoque salutairement, dans un premier temps, les injonctions de l'époque sur l'«extermination» des «indigènes.» Il fait un sort à l'incroyable raciste Eugène Bodichon, et aussi à Charles Jeannel, et à son Petit-Jean, histoire scolaire édifiante de la colonisation française sous forme de questions-réponses (p. 36). Olivier Le Cour Grandmaison (OLCG) (photo ci-contre) stigmatise l'historicisme marxiste se représentant ladite colonisation - française ou autre - comme un agent éclairé de l'avènement mondial du Mode de Production Capitaliste (p. 49).

Il est vrai que, dans les classes ouvrières européennes, il y eut ambiguïté des luttes contre le colonialisme, comme l'indiquèrent les motifs ambivalents (anticolonialisme ou mots d'ordre anticapitalistes) de la grève générale contre la guerre du Rif de novembre 1925, laquelle aboutit à un semi-échec. OLCG marque bien que, si le Noir fut un «sauvage» - irréductible, mais aussi utilisable en raison de son infantile sauvagerie -, l'Arabe fut campé en «barbare», non pas «non civilisé», mais «mal civilisé» (p. 85). Mais en alla-t-il en tout très différemment, au XIXe siècle, des Allemands de l'historiographie française, campés en tristes héros des «invasions barbares», cela contre l'acception allemande de Mommsen, qui préférait, bien sûr, les «Völkerwanderungen» (les migrations de peuples) ?

OLCG a évidemment raison de fustiger les tenants à la mode actuels du «choc des civilisations» (p. 77). Raison, aussi, de rappeler que la misère et la faim furent érigées en armes de la guerre coloniale (p. 102), étant entendu que lesdites armes avaient bien autant été employées du XVIe au XIXe siècle, pour ne pas parler d'époques précédentes. Raison aussi de stigmatiser les tortures, les mutilations et les profanations (pp. 152 et sq.) - qui furent, toutefois, loin d'être seulement des spécificités coloniales -, ainsi que les mosqu_e__glise1transformations de mosquées en églises (p. 168) ; on ajoutera : et même en écuries pour chasseurs d'Afrique, ainsi que ce fut le cas pour une admirable mosquée ancienne, à Mila, dans le Constantinois. Oui, il est vrai que la population originelle de Nouvelle-Calédonie a été réduite à 20%. On ajoutera que celle de la Tasmanie ou d'Amérique du Nord l'a été plus radicalement encore. Mais ce ne fut pas vraiment le cas de l'Algérie, dont la population dut baisser d'environ 30% de 1830 à 1870 -«guerre de ravageurs» et famines aidant, sur fond de décomposition de l'ancien mode de production communautaire.

De même, on ne pourra que donner raison à OLCG quand il évoque les mécanismes de dépossession et de la constitution corrélative de la propriété privée en Algérie au XIXe siècle (p. 243). Ceci dit, on remarquera que, dialectiquement, la propriété privée put aussi représenter un acquis pour tels groupes sociaux concernés, voire in fine un appui contre la toute puissance prédatrice du pouvoir d'État algérien sui generis installé depuis 1962. On s'accordera aussi avec la représentation du Code de l'Indigénat en «monstruosité juridique.» On sait que ses dispositions coururent de 1881 à 1927 ; et elles furent, de fait, conservées dans leur esprit jusqu'à la fin de l'Algérie française. Ceci dit, monstruosité pour monstruosité, le statut des Juifs de Vichy ne fut pas moins monstrueux. Enfin, «“la coloniale” contre “la sociale”» constitue sans doute le chapitre le moins banal du livre (le chapitre 5) : il souligne combien les règles et les entraînements pratiques provenant de la gouvernance des «indigènes» d'Algérie purent être utilisées contre les prolétaires de France insurgés contre le système national/capitaliste qui les opprimait et les châtiait.

La spécificité de la violence coloniale exista, certes, mais elle fut moins tranchée qu'il n'est allégué. Le livre d'OLCG peut se lire comme une anthologie des horreurs coloniales, et à tout le moins comme un sottisier de la bêtise coloniale. Mais, à vrai dire, ne pourrait-on pas dresser de tels catalogues à propos de bien d'autres objets que celui de l'histoire coloniale ? Sur le terrain du racisme national anti-allemand, les cartes postales de la fin du XIXe siècle et du début du XXe en fournissent un ample florilège. Et l'historien ne peut ignorer, au XVIIe siècle, que la guerre d'extermination menée pendant la guerre de trente ans, en Bohèmegoya_d_sastres notamment - mais pas seulement -, que les ravages du Palatinat par les colonnes armées du roi Soleil, puis la répression de la révolte des prophètes du pays camisard sous le même monarque absolu, qui allait installer le désert protestant pour trois quarts de siècles ; et, pas davantage, que les méthodes sanglantes de la punition de celle de Vendée en 1794, puis l'atroce guerre d'Espagne quinze années plus tard (ci-contre, Goya, Les désastres de la guerre) ; et, sous la Monarchie de Juillet, que les bains de sang sanctionnant les révoltes parisiennes et lyonnaises, enfin le massacre de 20 000 communards au printemps 1871... n'eurent rien à envier à «la guerre contre les Algériens assaillis» (p. 104) : en un mot, la sauvagerie répressive ne fut pas complètement une spécificité coloniale, y compris à l'époque même de la conquête de l'Algérie.
Si «les affrontements armés qui opposent les États du vieux continent se civilisent» (p. 20), d'une part, cette «civilisation» est toute relative quand on sait la violence avec laquelle purent être traités tels civils belges par l'armée allemande en 1914, sans compter les massacres d'Oradour sur Glane ou de Tulle en 1944, d'une part, les sauvages bombardements des villes allemandes par l'aviation alliée d'autre part, sans compter bien sûr les massacres nucléaires d'Hiroshima et de Nagasaki, et le massacre de masse nazi perpétré sur les Juifs, des Tziganes et les malades mentaux, et la déportation des homosexuels.
De telles atrocités eurent-elles besoin de précédents coloniaux qui auraient entraîné de tels agissements ? Même la «guerre moderne» ne fut pas toujours, loin de là, empreinte de compassion pour les victimes civiles; et pendant longtemps, les rapports sociaux et /ou intra-nationaux restèrent marqués, aussi, de sauvagerie. Non qu'OLCG ne touche pas juste quand il évoque «l'expérience acquise» en Afrique du Nord ; mais il note aussi qu'il y eut allers-retours sanglants dans la confrontation entre l'ordre et les «barbares» des deux côtés de la Méditerranée. L'ordre bourgeois n'eut pas vraiment besoin de précédents coloniaux pour massacrer ses prolétaires.

Nous ajouterons que, à l'heure des édifications nationales qui purent, aussi, tracer la voie à des solidarités collectives, ce fut probablement la relative décrue des répressions franco-françaises violentes qui explique la crue des répressions externes, du fait d'un phénomène classique de projection. Tout ne se passa-t-il pas comme si les censures plus marquées, concernant la violence à l'intérieur des sociétés européennes, de la Contre-Réforme à la République, via les Lumières, laissèrent libre cours à la décensure en terrain extra-européen ? Sur un point relativement mineur, à la camisardsdifférence de ce qu'allègue OLCG, cette montée des censures, et la propension à la réglementation de la violence, s'installèrent autant contre l'ordre de la Monarchie absolue que dans le sillage des injonctions de cette même Monarchie absolue : n'oublions pas que les massacres des camisards, les incendies de villages du Lubéron et les ravages concomitants des vallées de la Haute Durance furent précisément conçus et exécutés dans son cadre de pouvoir.

Et au vrai, en Algérie, fut conduite une guerre, avec son cortège d'horreurs (p. 106) de manière foncièrement assez peu différente de celle dont on usa en Europe avec les rebelles, les rétifs, ou simplement les hors normes, cela largement jusqu'au XIXe siècle. Et, même si, à partir de ce siècle, le jus belli fut posé, il fut loin d'être toujours appliqué. Car ce n'est pas ce que dit en principe le droit qui se met subitement à constituer la trame de l'Histoire. La guerre coloniale ne fut-elle pas, dans une certaine mesure, l'exportation de guerres internes, des guerres non classiques, c'est-à-dire de violences qui ne se ramenaient pas au modèle précairement codifié des conflits inter-étatiques ?

«Combien de régions, interroge OLCG (p. 190), ou de pays au monde ont-ils été frappés par la disparition de près d'un tiers de leur population à la suite d'une guerre de conquête ?» Réponse : la Bohème, déjà entrevue, a perdu, à raison de millions d'humains, près de la moitié de sa population du fait de la conquête catholique de la guerre de Trente ans. Et on a déjà parlé des Camisards, de la Vendée... Il est vrai que, en Algérie, ce fut dans la violence que fut imposé l'îlot capitaliste qui allait lui donner forme pour un siècle. Mais, dès lors que la colonisation capitaliste s'implanta vraiment, au lendemain de la révolte de Mokrani-Bel Haddad , dès les débuts de la IIIe République, peut-on passer sous silence que la population remonta ? Cela pour des raisons complexes, qui tiennent à ce que les Québécois ont appelé «la revanche des berceaux», mais aussi en raison de l'utilisation des salariés «indigènes» dans le processus productif ? Il y eut certes des fantasmes coloniaux d'annihilation, mais sur le sol algérien, ils cédèrent le pas à la réalité capitaliste de terrain qui ne fut jamais identique à la logique d'élimination et d'apartheid qui fut celle des États-Unis.

C'est dans cette acception relative, c'est-à-dire dans la dialectalisation, indispensable en histoire, qu'il convient de contextualiser «la place que les Français assignent aux hommes qu'ils asservissent, expulsent et/ou massacrent» (p. 26) ; et ces violences furent loin d'être seulement coloniales. Et ajoutons que, en00155 terrain colonial, pour qui veut faire œuvre comparatiste et s'évader du pré-carré nombriliste français, il y eut bien d'autres massacreurs que les Français : nous l'apprennent par exemple les historiens de la colonisation italienne, Giorgio Rochat, Nicola Labanca, ou Angelo del Boca. Qu'on pense aux massacres par les gaz dont ce dernier a montré qu'ils furent systématiques pendant la guerre d'Éthiopie. Ses révélations provoquèrent dans le landernau colonial italien des officiers nostalgiques de l'Oltremare, une réaction dont la violence n'est pas imaginable, même dans la France de la nostalgérie et de l'OAS réunies : c'est qu'elles mettaient à mal le mythe du «colonialismo diverso» (le colonialisme différent), soi-disant plus civilisé et plus humain que celui réputé plus sauvage des Anglais et des Français.

Certes, en théorie, sur le «vieux continent», «le respect de la vie et la condamnation des souffrances jugées inutiles conduis[ir]ent à la disqualification de nombreuses pratiques» (p. 194). Cela fut vrai, à la rigueur, khmerdans telles guerres classiques interétatiques. Mais   du massacre d'un millions d'Arméniens, en 1915, sous le régime jeune-turc, quid des dizaines de millions de morts, victimes du nazisme, du stalinisme, du maoïsme, quid du demi-million de morts indonésiens de la répression de 1965, quid du million et demi de victimes des Khmers rouges, sans compter les deux millions de morts du régime néostalinien de Saddam Hussein, sans compter aussi, en mineur, le Timor oriental ou les Chiapas... : ces horreurs ne relevèrent en rien de phénomènes coloniaux ; elles ne s'expliquent en rien par de «dangereux précédents» coloniaux, pas plus que la Schutzhaft (détention [préventive] de protection) prussienne (p. 212) ou le Nacht und Nebel Erlass (décret Nuit et Brouillard) nazi ; et elles ne relèvent pas non plus, bien sûr, de «guerres classiques.»

Et l'internement administratif colonial, représenté comme «l'ancêtre majeur des mesures prises plus tard en Europe visant à interner des étrangers ou des opposants politiques ou raciaux en vertu de dispositions exceptionnelles pour des motifs d'ordre public et pour une durée indéterminée» (p. 210), n'eut-il pas, aussi, d'autres «ancêtres» ? OLCG connaît-il Merlin de Douai et la loi des suspects du 17 septembre 1793 ? Et la déportation, après des simulacres de procès, des Communards en Nouvelle Calédonie ? Et, au siècle suivant, les déportations massives staliniennes des Allemands de la Volga, des Tatares, des Tchétchènes...? Même si ces deux derniers peuples peuvent être considérés comme ayant fait partie des victimes du système colonial russe, de telles abominations portèrent-elles, spécifiquement, la seule trace coloniale?

Reste la question du racisme colonial, et OLCG a raison d'y insister car il n'est pas de colonialisme qui ne porte la marque de la discrimination et du racisme. Pour autant, ce n'est pas forcément parce que tel analyste du XIXe siècle utilisa le terme de «race» qu'il fut pour autant un raciste au sens actuel du terme : faut-il préciser que, au XIXe siècle (cf. p. 32), «race» était entendu généralement au sens ordinaire de «peuple», davantage que dans les acceptions délirantes du biologisme racial telles qu'elles s'épanouirent avec le nazisme? Et que le racisme, certes justement stigmatisé, d'un Charles Jeannel (pp. 36-37) était à même de presque autant pourfendre le prolétaire/révolutionnaire européen qu'il ne stigmatisa le colonisé dominé ?

 

Assimiler peu ou prou le système colonial

à une anticipation du 3e Reich, voire à un

«précédent inquiétant» d'Auschwitz, est une entreprise

idéologique frauduleuse


Ajoutera-t-on que les dénonciations d'OLCG furent énoncées plusieurs décennies avant lui par de vrais historiens - Charles-André Julien, André Nouschi, Charles-Robert Ageron... -, et en un temps où il y avait courage à le faire, à la différence d'aujourd'hui, et où n'existaient pas encore les fosses d'orchestre médiatiques de la bureaucratie algérienne, toujours avide d'engranger telles cautions solidaires françaises à même de conforter le discours ordinaire victimisant de légitimation de son pouvoir. Discours auquel, faut-il le préciser, les bureaucrates en question ne croient évidemment pas, mais dont il leur paraît qu'il peut encore servir à tenir un peuple toujours imaginé sous l'emprise de la langue de bois unanimiste usuelle.

Bien sûr, qu'y eut-il d'autre, chez les chantres coloniaux, que de la discrimination et du racisme, à commodément stigmatiser «la violence, la superstition et la servitude qui règnent dans ces contrées»feraoun_cndpi3 (l'Afrique du Nord, NDA) (p. 47) ? Tout le monde sait maintenant qu'elles régnèrent bien ailleurs, y compris au cœur de bien des sociétés européennes. Mais qu'elles régnèrent aussi dans la patrie de Mouloud Feraoun, dont l'extraordinaire Journal le campe en témoin à chaud, et en analyste sans illusions des tares de sa société, en même temps qu'en spectateur atterré de la barbare guerre de reconquête coloniale - celles-là rejouant sur celle-ci. Et elles furent aussi présentes, par exemple en Inde - l'Inde qui ne fut pas, loin de là, ce conservatoire non violent sanctifié par Gandhi ; lequel Gandhi fut aussi, dialectiquement, et même à son corps défendant, le vecteur de violences, de superstitions et de servitudes. Et il y eut, certes, aussi des violences dans le cas douloureux de l'Irlande (p. 48). Sauf que l'Irlande, à la différence de ce qu'entend apparemment OLCG, ne fut pas vraiment une colonie comme l'entendent le sens commun anticolonialiste habituel et les taxinomies des historiens. Seule l'Ulster le fut.

Et que dire de la spécificité représentée - cela allant de soi dans son texte - comme coloniale de «la disparition dans le droit colonial des concepts d'individus et d'hommes au profit d'une sorte de masse indistincte composée de colonisés désindividualisés, et pour cela absolument interchangeables, sur lesquels pèsent des mesures d'exception permanente» (p. 216) ? Ce n'est pas dénier le racisme colonial que de rappeler que les protestants, au lendemain de l'abolition de l'Édit de Nantes en 1685, les aristocrates et assimilés après la loi des suspects de 1793, ou un siècle et demi plus tard les Juifs du statut des Juifs de Vichy, et tant d'autres, ne relevèrent pas vraiment d'une logique coloniale, sauf à représenter le colonialisme comme l'étalon obligé de tout racisme, étalon que d'autres veulent identifier au nazisme et à Auschwitz.

311fL'insistance sur la forme des crânes des «Arabes» étudiés par un scientifique d'académie très officiel comme Louis Moll (p. 39), renvoie à des préoccupations analogues, de Bertillon à Vacher de Lapouge, concernant des crânes bel et bien européens, pour lesquels étaient scrutées à la loupe leur brachycéphalie ou leur dolichocéphalie respectives, préoccupations qui n'ont pas vraiment à voir avec les seules divagations coloniales. Faut-il rappeler que le XIXe siècle européen s'employa avec conviction, inlassablement, et frénétiquement, à classer et à mesurer, et pas seulement outre-Méditerranée ?

OLCG prend insuffisamment en compte à notre sens, dans la course au délire biologique, les gradations qui aboutirent au nazisme. Certes, il prend soin de préciser, à propos d'Auschwitz, qu' «il n'y eut ni identité, ni analogie, moins encore rabattement de cet événement du XXe siècle sur ceux, plus anciens et d'une autre nature qui retiennent notre attention. Il n'en demeure pas moins que ce qui a été perpétré en Algérie constitue, au sens strict du terme, un précédent inquiétant» (p. 171). Assimiler peu ou prou le système colonial à une anticipation du 3e Reich, voire à un «précédent inquiétant» d'Auschwitz, est une entreprise idéologique frauduleuse, guère moins frelatée que l'identification, le 6 mai 2005, à Sétif, par le ministre des Anciens Moudjahidines, porte-voix officiel du président Boutelfika, de la répression coloniale aux fours crématoires d'Auschwitz et au nazisme.

 

Il n'y eut en Algérie ni entreprise d'extermination

sciemment conçue et menée à son terme,

et, contrairement à ce qu'énonce OLCG, ni «projet

cohérent de génocide»

 

Il n'y eut en Algérie ni entreprise d'extermination sciemment conçue et menée à son terme, et, contrairement à ce qu'énonce OLCG, ni «projet cohérent de génocide» (p. 123) à avoir abouti en Algérie. Le statut des Juifs de Vichy fut, bien plus fermement que le Code de l'Indigénat, rattaché au délire biologique; et il fut un phénomène franco-français distinct de la discrimination ordinaire exercée sur des tiers en dehors de l'espace hexagonal. Ou alors, si les massacres coloniaux annoncent le nazisme, on ne voit pas pourquoi la répression sanglante de la révolte de Spartacus, ou le massacre des innocents, ou encore la Saint Barthélemy, ne l'auraient pas tout autant annoncé.

En histoire, il est dangereux de tout mélanger. On sera davantage d'accord avec ce qui est dénommé «le berceau étroit» (p. 132) des peuples européens ayant justifié leur faculté à conquérir des territoires extérieurs à une Europe engoncée. Sauf qu'il ne s'agit pas, quelles que soient, en la matière, les ambiguïtés du texte d'OLCG, de la quête d'un Lebensraum codifié à la nazie : entre «berceau étroit» et Lebensraum, il y avait toute la distance qui sépare un fantasme expansionniste de la justification d'un délire assumé.

À propos d'un sujet connexe grave, et qui mérite examen, que faut-il, encore, penser de l'allégation d'OLCG selon laquelle, dans le cas colonial, «nous sommes donc en présence d'une véritable politique de sélection bugeaudislyhoracevernetdes races conduite au profit des peuples supérieurs» (p. 58)? Et que dire de sa «politique de cheptellisation des races humaines»? Nous sommes certes bien persuadés qu'il y eut racisme, discrimination et apartheid, au moins politique, en Algérie, nous ne nous lasserons pas de le dire et de l'écrire.

Ceci dit, est-il besoin de préciser que fantasme n'équivaut pas, en définitive, à politique ? Et comment envisager les remarques sur la «dépravation masculine» (p. 61) dont, en effet, ce fut un lieu commun de charger les sociétés colonisées ? Rappellera-t-on à quel point de telles considérations, à partir du XVIIIe siècle, furent courantes, touchant les paysans dépeints comme arriérés d'Europe, allègrement et communément représentés, par inclination sauvage naturelle, comme homosexuels et/ou zoophiles? Et évoquera-t-on, pour faire bonne mesure, «le dangereux supplément» dans l'œuvre de Rousseau ? C'est ainsi que le digne auteur du Contrat social désignait dans L'Émile, les penchants masturbatoires adolescents qui commençaient à tenir en cervelle les contemporains des Lumières -ces soucis furent plus lancinants encore au XIXe siècle, siècle des observations coloniales.

Le texte d'OLCG comporte nombre de schématisations idéologiques, de jugements tranchés, voire d'outrances inadmissibles pour un historien, du moins dans la mesure où l'Histoire doit rendre compte, sous peine de faillir à sa mission, de toute la complexité du divers historique, et être par excellence le terrain de la dialectisation. Contenant plusieurs formules médiatiques ampoulées et nombre d'expressions journalistiques - et cela pas toujours dans le meilleur sens du terme -, il illustre bien la formule selon laquelle «la forme, c'est le fond.» On pourra s'engager dans des méditations insondables sur le concept, bien senti, de «thanatopolitique» (p. 128). On apprendra aussi, pour ce qui est de la IIe République, que, en 1848, «les noces sanglantes de la République et du colonialisme venaient d'être conclues» (p. 15). Heureusement, ici et là, de belles expressions à la mode, parfois en forme de raffarinades, détendent l'atmosphère («ceux d'en-bas» opposés à «ceux d'en-haut» [p. 14]).

On ne s'étonnera donc pas qu'OLCG se voie probablement en historien d'une espèce en voie d'apparition, dont le manifeste inscrit son auteur «contre l'enfermement chronologique et disciplinaire» (p. 22)... Et que dire de sa «voie dédisciplinarisée», sinon qu'on ne peut guère la situer autrement que dans le fourre-tout d'une évanescente thèse ad probandum ? Et qui vise-t-il lorsqu'il pourfend les «faiseurs d'histoire» (p. 28)? Serait-ce ceux des historiens qui s'obstinent à être fidèles à ce que d'aucuns dénomment encore la méthode historique ? Certes, l'Histoire appartient à tous, pour peu que cette méthode soit respectée et que l'historien pense et expose ses conclusions avec des idées pertinentes et éclaircies. Ainsi, «une tuerie ordonnée» (p. 140), on croit comprendre ce dont il s'agit, mais qu'est-ce qu'une «tuerie moderne» ? Une tuerie planifiée et exécutée selon les normes et les techniques de l'âge industriel ? Rien ne permet bien d'être fixé.

À vrai dire, le livre d'OLCG se présente comme un ajout de notes de lecture d'un infatigable lecteur, mais qui ne retient de ses lectures que ce qui conforte ses thèses et nourrit ses stéréotypes. Son texte est noyé sous une avalanche de citations illustratives, traitées en paraphrases idéologiques - cela non sans redites. À le lire, on ne peut s'empêcher de poser la question : un sottisier peut-il tenir lieu d'œuvre de réflexion et de synthèse historique ?

À la méthode historique, appartiennent l'analyse et la confrontation de documents différents, quels qu'ils soient, même - et surtout- s'ils vont à l'encontre de la thèse de l'auteur : quel historien n'a pas un jour été conduit à réviser ou à nuancer telles de ses appréciations au vu des documents consultés ? Avec OLCG, rien de tel, mais une paraphrase de texte tous publiés, émanant d'acteurs/commentateurs, tous triés pour aller dans le même sens. Il n'y a aucune autre documentation, aucune archive n'a été consultée et mise en œuvre - certes ce n'est pas un péché, si du moins on respecte les règles élémentaires de la critique historique. Tout est de seconde main, tout est discours sur le discours. L'abondance des notes infrapaginales s'explique, certes, par un grand nombre de références, mais aussi du fait que les notes peuvent constituer de simples ajouts au corps du texte. Et il n'y a aucune bibliographie, ce qui est bien dommage pour un livre aussi ambitieux. Et les références bibliographiques peuvent comporter des négligences : le journal de Jean-Baptiste Gramaye, «évêque d'Afrique» aux XVIe-XVIIe siècles, est cité (p. 61) sans mention de son traducteur et présentateur, le grand historien algérien Abd El Hadi Ben Mansour .

OLCG préfère ici et là des auteurs idéologiques de seconde main qui lui paraissent aller dans le sens de sa démonstration : il cite par exemple, longuement (pp. 263 à 267) le haut fonctionnaire colonial vichyste Marcel Peyrouton, lequel commit en son temps une Histoire générale du Maghreb, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle ne fit pas date dans l'historiographie de l'Afrique du Nord. En revanche, Charles-André Julien n'a droit qu'à deux références, de même que l'un des deux auteurs du présent article (PVN), tandis que l'autre de ses deux auteurs (GM), mais aussi Charles-Robert Ageron et Mohammed Harbi ne sont, chacun, cités qu'une fois. André Nouschi et Annie Rey-Goldzeiguer sont carrément ignorés. Cela même alors que ces auteurs ont analysé, chacun en ce qui le concerne, le système de violence coloniale que dénonce a posteriori OLCG en feignant de découvrir l'Amérique. Bien sûr, il vaut mieux ne citer que des auteurs de sottisiers quand on veut faire ressortir les sottises. Mais à n'engranger et à ne disserter que sur des sottises, sur le racisme et sur le colonialisme, on risque de donner l'impression que seuls des sots, des racistes et des colonialistes discoururent et agirent.

Et, s'en étonnera-t-on, son livre fait l'impasse sur l'anticolonialisme, anticolonialisme dont témoignèrent, notamment, chacun à leur manière les historiens ci-dessus. On risque d'en tirer la conclusion, à le lire, d'un consensus omnium de tous les contemporains et de tous les analystes de l'entreprise coloniale. Il est vrai, de fait, que les expéditions coloniales françaises n'ont pas suscité en France la même opposition populaire que celle que les italiennes purent éveiller, par exemple dans les villes industrielles d'Italie du Nord en 1912. Il est vrai que la gauche française, à la différence relative de la gauche italienne, se complut durablement dans le bourbier colonial, et pas seulement dans le cas terminal du national-mollettisme. Rappelons que L'Humanité dénonça dans le soulèvement du Constantinois de mai 1945 la trace d'un complot nazi...

Cela n'interdit pas de rappeler la bataille anticolonialiste menée par la SFIC, en son âge bolcheviste,abd_el_krim_1926 notamment lors de la guerre du Rif. Le lecteur d'OLCG n'en saura rien. Félicien Challaye, surtout, et, très secondairement, André Gide, ne sont cités que parce que leurs écrits apportent de l'eau au moulin de l'auteur. Mais pas en ce qu'ils témoignèrent de l'existence d'un courant anticolonialiste. Albert Londres n'est pas cité une seule fois, pas plus que les ténors communistes de l'anticolonialisme à la Chambre à l'entre-deux-guerres, Paul Vaillant-Couturier ou Jacques Doriot. Et pas davantage le colon libertaire Victor Spielmann, qui fut, à la veille de 1914, avec Gaston de Vulpillières et Paul Vigné d'Octon, le rédacteur de l'hebdomadaire anticolonialiste basé à Bordj Bou Arreridj, Le Cri de l'Algérie. Il fut après-guerre le secrétaire de l'Émir Khaled et le rédacteur de ses textes en français, puis le fondateur des si bien nommées Éditions du Trait d'Union. A sa mort en 1940, il fut célébré par Chaykh Abd El Hamid Ibn Bâdis dans son journa al chihâb comme «malâk hâris ul cha'b il jazâ'iriyy» (l'ange gardien du peuple algérien).

Le lecteur d'OLCG ne connaîtra pas davantage, plus près de nous, Henri Alleg, Maurice Audin, Henri Curiel, Francis Jeanson, Maurice Laban, le docteur Masseboeuf, Madeleine Reberioux, Lisette Vincent, Fernand Iveton... pour ne citer qu'eux. Paul Vigné d'Octon n'est signalé que comme «médecin» (note 1, page 183), et 2267012448.08.lzzzzzzznon comme le médecin militaire qu'il fut un temps. De même, provinrent de l'institution militaire française, aussi bien Jules Roy que Jacques Pâris de Bollardière, ou encore Ces officiers qui ont dit non à la torture, évoqués par Jean-Charles Jauffret. Autant dire que l'Histoire ne se satisfait jamais de l'univocité. Certes l'armée française fut une institution d'une particulière violence en Algérie, aussi bien lors de la conquête que lors de la guerre de libération nationale de 1954-1962, tout comme la colonisation fut une entreprise brutale. Mais la même colonisation a aussi comporté, jusque dans son sein, des discours de bonne conscience humanistes, voire des pare-feux, quand ce ne furent pas, même, des contestations de l'ordre colonial.

Certes, Manuel Bugeja, administrateur de commune mixte hors normes, n'empêcha pas, aux côtés de sa féministe épouse Marie, l'ordre des communes mixtes d'être brutal et oppressif. Mais les communes mixtes, tout comme les bureaux arabes, eurent aussi un côté paternaliste. Et, en histoire, des humains qui ne sont que sauvagement matraqués ne se comportent pas en tout comme des humains caressés. En témoigne la société marocaine, conquise par Lyautey, et dont la conquête coûta sans doute au Maroc dix fois moins de morts que celle de l'Algérie... Rien d'étonnant, donc, si, durablement, la société marocaine fut moins traumatisée et que sa décolonisation y fut sans comparaison moins tragique. Mais, en même temps, il y eut dans le pouvoir français en Algérie une main droite qui s'efforça de ne pas faire ce que faisait sa main gauche, et même d'en être le contre-pied, il y eut même de timides tentatives d'assimilation qui purent faire vaciller bien des humains colonisés. Résultat : les Algériens furent pris dans des réactions nettement plus schizophrènes que les Marocains ou les Tunisiens.

Soit par exemple, à la veille de la première guerre, le recteur d'Alger Jeanmaire, apôtre de «l'enseignement pour les indigènes». Certes, il resta un isolé prêchant dans le désert à un moment où un congrès des colons votait une motion demandant sa suppression. Certes le recteur Jeanmaire échoua, comme échouèrent ces instituteurs, pourtant souvent bardés de foi, qui dispensèrent, bien chichement, les lumières de l'instruction aux petits Algériens : à la veille de 1954, il n'y avait guère plus de 10% d'enfants algériens à être scolarisés256464066_small1 dans le système d'enseignement français. Mais - c'est une banalité de le rappeler -, grâce à cette école française, la colonisation produisit aussi, dialectiquement, les critiques qui aidèrent à l'emporter. Les neuf chefs historiques du FLN de 1954 étaient tous des produits de l'école française. L'éminente figure politique du FLN et maître d'œuvre de l'historique Congrès de la Soummam, en août 1956, Ramdane Abbane, était bachelier, et il était nourri des idéaux révolutionnaires français. On sait qu'il fut étranglé le 27 décembre 1957 par le bras armé brutal de la bureaucratie militaire algérienne naissante. C'était déjà là une autre (?) histoire. L'historien ne peut pas ne pas rappeler en tout cas que ce ne fut pas, alors, un bureaucrate violent qui fut assassiné, mais le plus grand politique qu'ait compté dans ses rangs le FLN. De fait, 1957 marqua une coupure dans l'histoire du nationalisme algérien.
Trop souvent, OLCG enfonce des portes ouvertes en croyant découvrir une Amérique découverte bien avant lui par tant de ses prédécesseurs, souvent de réelle conviction et de vrai talent.

Car il ne nous apprend rien sur «l'extermination», si ce n'est qu'il incite son lecteur à porter attention sur la polysémie du terme utilisé au XIXe siècle ; et que, dans les textes qu'il cite et sur lesquels il disserte, «extermination», on l'a dit, ne renvoie pas à génocide. Autre exemple : sur le prétexte que constitua la course barbaresque à la conquête entreprise en 1830, ladite course est uniquement référée à la vision caricaturale qu'en eurent les chancelleries, les bons auteurs européens et l'histoire sainte nationale française. À lire OLCG, là encore, on retire le sentiment que rien de scientifique n'a été écrit sur ce sujet. Nulle référence à Fernand Braudel, l'analyste fécond de l'exclusion des circuits d'échanges mondiaux de la Méditerranée, tout spécialement de ses rivages méridionaux. Le grand historien algérien de l'Algérie ottomane Lemnouar Merouche n'est pas davantage, ni connu, ni convoqué.

Quant au mythe kabyle dont il est, ici et là, question, faut-il rappeler, pour qui l'ignorerait encore après avoir lu OLCG, qu'il a été d'abondance traité en plusieurs de ses ouvrages par Charles-Robert Ageron, et 2912946123.08.lzzzzzzz1récemment encore revisité par Alain Mahé. Ce mythe kabyle dont l'auteur est parfois victime sans s'en rendre compte lorsqu'il glose sur les «Berbères» qui auraient été pendant la Grande Guerre «les plus nombreux» parmi les «indigènes» dans les rangs des tirailleurs. L'un de nous (GM) croit avoir depuis longtemps analysé l'inanité de tels fantasmes, qui furent assez largement des fictions officielles coloniales. Mais peut-être notre auteur a-t-il confondu les tirailleurs et les travailleurs des industries de la Défense Nationale ; pour les travailleurs, alors, il aurait dit vrai. Enfin, sur un thème somme toute modérément récurrent dans son livre, peut-on se contenter de laisser la parole aux seuls idéologues racistes dans l'évocation du «vice contre-nature» maghrébin, qui fut (est ?) bien plus largement méditerranéen ? Peut-on ignorer ce qui en a été dit depuis les recherches sur les sociétés masculines et l'éphébie entreprises par le vrai savant que fut Henri Irénée Marrou dans sa maintenant classique Histoire de l'éducation dans l'Antiquité ?


La soif de dire peut certes être une vertu ; mais l'accumulation rapide laisse souvent ici et là subsister des redites, des maladresses, voire des scories. Et elle peut tourner au vice. Page 21, l'Europe est désignée comme «vieux continent» par rapport à l'Afrique, laquelle serait, donc, a contrario, un continent neuf ? Trop souvent, OLCG brasse trop de matière à la fois pour lui permettre d'asseoir ce qu'il croit être une arendt2démonstration. Ainsi, quand il parle (p. 215) de «totalitarisme», il ne livre pas au lecteur quelle acception il réserve à ce concept : sera-ce celle de Hannah Arendt ou de Raymond Aron ? Sera-ce celle des idéologues fascistes comme Alfredo Rocco, ou crypto-fascistes comme Giovanni Gentile ? Sera-ce alors une acception banalisée par un air du temps nébuleux ? Et cette «coloniale», qui sert à lutter contre «la sociale», et qui est l'un des topoi du livre, est objet de redites sans qu'une démonstration bien convaincante permette résolument d'y voir clair. Mais ce sont là péchés véniels.

Nous permettra-t-on d'ajouter que l'accent - justifié, bien sûr - sur les violences coloniales a pour contrepoint l'exonération complète des œuvres du pouvoir régnant sur l'Algérie indépendante, pour ne pas parler de ce qui fut en germe dès la mainmise militaire sur son Front de Libération Nationale. Il est vrai que, chez OLCG, les tortures, les amendes, la responsabilité collective sont à imputer à «des régimes politiques fort divers» (p. 23), mais il n'est nulle part dit que ce fut en continuité quasi-directe entre le système colonial violent et le système bureaucratique algérien à son tour violent - et prégnant depuis 1962 -, et dont les racines remontent plus avant dans l'histoire même du FLN, et décisivement à 1957. Comme l'a suggéré Mohammed Harbi, la vision des dirigeants du FLN, en tout cas de ceux qui prirent le pouvoir en 1957 et ne le lâchèrent plus, était ni plus ni moins celle d'une vaste commune mixte coloniale. Il est dommage que, dans le livre d'OLCG, ces aspects ne soient pas abordés : on a le sentiment que, de la dénonciation légitime du système colonial à l'ignorance justificatrice (la complaisance à l'égard ?) des manipulations légitimatrices de la bureaucratie militaire algérienne, il n'y a qu'un pas. Et la conclusion du livre ne permet pas de vraiment se départir de ce sentiment. D'ailleurs, les occurrences que l'on trouve sous la plume de notre auteur à «exterminer» et à «extermination» renvoient-elles à autre chose que ce que à quoi le consortium des généraux régnant sur l'Algérie a pris coutume de dénommer «éradiquer» et «éradication ?»

Quant aux auteurs des citations critiquées, on ne regrettera certes pas le sort qui est réservé sous la plume d'OLCG à l'ineffable E. Bodichon, à E. Feydeau, à L. Moll, à R. Ricoux, pour ne pas parler de Hugonnet ou de l'ami de Tocqueville G. de Beaumont, ou encore - voici une belle découverte - de la comtesse Drohojowska, auteur d'une histoire de l'Algérie racontée à la jeunesse. Mais on sera plus circonspect sur le sort qui est faittocqueville_small1 à Tocqueville : bien sûr que ce dernier fut colonialiste ; mais l'ampleur de ses vues ne permet tout de même pas de le réduire aux préjugés coloniaux de son temps. Le concernant, on aurait pu, au demeurant, en ne puisant, à l'inverse de ce qui est fait, que dans les innombrables citations critiques sur la colonisation et les colonisateurs, faire dire à Tocqueville exactement le contraire.

Et que dira-t-on, aussi, de la stigmatisation, sans autre forme de procès, parmi les racistes ignominieux, de Pierre Loti ? Est-il besoin de dire que ledit Loti fut d'abondance, en son temps, communément dénoncé comme un islamophile irresponsable ? Est-ce faire œuvre d'historien que de ne tirer de Loti que ce qui va, de manière univoque, dans le sens de la démonstration fourbie par OLCG?

Quant à Marx, l'analyse partielle - et partiale - qui en est faite se réduit au feu roulant de ce que Marcuse a naguère appelé l'unidimensionnalité. Nous ne sommes pas des marxistes, du moins dans le sens d'un engagement politique sous la bannière du marxisme-léninisme. Mais nous tenons pour vrai que, avec Weber, Freud, Foucault et quelques autres, Marx fait partie des références communes de tout humain se risquant à analyser l'histoire marx_karldes phénomènes sociaux, politiques et idéologiques de l'Histoire. Visant Marx, le jeu de massacre conduit par OLCG tourne à l'acharnement. Est-ce bien innocent dans le contexte actuel de vacuité politique postérieur à l'effondrement apparent des régimes staliniens, corrélative au contexte actuel de triomphe d'un capitalisme sans freins ? En tout cas, Marx se situe au-delà du travestissement réducteur qui en est présenté d'après une lecture hâtive et tronquée des travaux de René Gallissot. Que dire en effet de l'état des «Arabes», «réputé stationnaire et nuisible» d'après Marx (p. 41) ? Il s'agit bien sûr, en l'état, d'une inadéquation aux évolutions historiques que Marx envisageait dans son système. On l'aura deviné : «Nuisible» ne fit partie, ni du vocabulaire, ni de la grille d'analyse de Marx.

En compilant, toujours Gallissot, OLCG découvre avec horreur que Marx fut colonialiste. Pour ce dernier, les philanthropes critiques à l'égard de l'entreprise coloniale n'auraient relevé que d' «une sensibilité qui fait obstacle au savoir» (p. 46). La réduction moralisante entreprise sous la bannière du politiquement correct est, plus d'un siècle après la mort de Marx, en proie à l'effroi face à l'historicisme du XIXe siècle. Certes, Marx ne fut pas le seul dans cette galère : qu'on pense à Auguste Comte et à sa loi des trois états ; qu'on pense à Renan et à ses considérations philologiques d'un autre âge sur les langues... tous penseurs majeurs de leur temps dont il n'est pas fait mention. C'est le seul Marx qui est dit déboucher sur «la réification des hommes» (p. 45). Dans un véritable aplatissement idéologique, OLCG passe sans transition, comme si la chose allait de soi, de Marx à Duvernois et à Maupassant, lesquels ne dirent - s'en étonnera-t-on ? - pas vraiment la même chose que Marx. Passe pour Maupassant dont les qualités littéraires ne peuvent tout de même pas être ramenées à un jugement éthique ; mais qui a jamais entendu parler de Devernois, sinon quelque amateur de jeux de massacre indifférenciés ?

«Pour de nombreux colonisateurs» (donc, aussi, pour Marx ?), les «indigènes» «ne peuvent même pas êtrealgosef7b exploités». Est-il besoin d'ajouter que, à l'usage, les colons, s'ils eurent jamais ces idées, changèrent assez vite d'avis ? Que les vignes coloniales d'Algérie n'auraient jamais existé sans les tailleurs de vigne algériens, voire sans les contremaîtres kabyles, qui eurent, chez les Borgeaud et chez les Germain, le rôle de véritables chefs d'entreprise ? Et que, plus largement, ce qu'on appelait «l'armée roulante» des désoccupés temporaires trouva à s'employer précairement, pour les travaux saisonniers, dans les fermes des colons. Pour revenir à Marx, elle constitua une véritable «armée de réserve», aux salaires de famine, mais bel et bien exploités, et salariés tout de même, quelles qu'aient pu être les conditions léonines et discriminatoires de ce salariat.

Bien sûr, OLCG a raison de pourfendre les lieux communs de l'islamophobie essentialiste. Ceci dit, par exemple, l'importante corrélation islam-guerre ne peut être seulement traitée par une pirouette méprisante (p. 86). Certes, à l'évidence, l'islam ne se réduisit pas à la guerre ; mais il ne l'ignora pas non plus. L'opposition, moquée par notre auteur, du lieu commun opposant l'islam-religion de guerre au christianisme-religion d'amour, mérite attention. L'empire musulman réalisa bel et bien son expansion du fait d'une conquête militaire. Mais l'empathie, portée par tant de facteurs de proximité socio-culturelle que l'islam rencontra au Maghreb explique bien sûr, plus que la seule conquête militaire, son rapide triomphe. Par ailleurs, si le christianisme a séduit les masses populaires, jusque, dans un premier temps, les Maghrébins, ce fut là aussi en raison d'empathies portées par le discours de l'amour. Et, si le christianisme s'imposa profondément, ce fut en raison, à la fois de la prédication missionnaire, mais aussi de l'investissement par les bureaucrates catholiques des appareils étatiques. Concernant l'islam, on renverra sur ces matières, pour complément d'information, les lecteurs insatisfaits par la lecture d'OLCG à l'essentielle synthèse du politologue tunisien (Hamadi Redissi) L'Exception islamique.

Plus complètement, il convient à ce stade d'examiner les raisons de fond pouvant expliquer que de tels livres soient écrits et publiés en 2005. C'est qu'il y a une demande dans un monde anticolonialiste dont les certitudes ont été ébranlées depuis la chute du stalinisme et la mise en évidence des dictatures du Tiers Monde. Ce monde n'accepte pas ces autres certitudes, condescendantes et méprisantes, de tous ceux qui n'envisagent pas d'avenir autre que sous la bannière du capitalisme absolu. Ces désorientés ne peuvent se défaire facilement de l'héritage lourd du stalinisme et des nationalismes bornés des États du Tiers Monde - étant entendu que nous ne considérons pas le nationalisme en soi comme nécessairement équivalent au despotisme auquel l'ont ravalé bien de ces États. La sèche brutalité de l'évolution socio-économique actuelle accroît démesurément les frustrations et les traumatismes des mal lotis, et cela à une échelle mondiale. Cette situation est éminemment propice à la construction de carrières qui se nourrissent de ces désarrois, désarrois dont ces nationalismes officiels d'État font leur profit.

Depuis un quart de siècle, dans les pays riches, les frustrés et les traumatisés voient se dérober les moyens de la connaissance et de l'analyse critique de leur situation. Ils souffrent, mais dans le désenchantement et la vacuité du politique. Les projets en forme d'utopies collectives ont été, on le sait, disqualifiés par la chute des régimes staliniens, et à vrai dire, avant même cette chute. Mai 68 en avait été un symptôme : les jeunes révoltés, principalement issus de la classe moyenne, récusèrent les partis communistes traditionnels. Ils essayaient désespérément de leur trouver des substituts en rejouant, sur le mode du point d'orgue baroque, la Révolution. En réalité, ne savaient-ils pas, inconsciemment, la Révolution condamnée ? et, toujours inconsciemment, la désiraient-ils vraiment ? Ce fut peut-être la raison pour laquelle ils la scandèrent de manière expressionniste : «Encore un instant, Monsieur le bourreau, laissez nous encore un peu mimer la Révolution avant qu'elle ne soit à jamais jetée aux orties !» Mai 68 se paraît des oripeaux du révolutionnarisme afin de ne pas avouer que les vents qui soufflaient étaient bel et bien des vents d'ouest.

Ces vents, en même temps qu'ils étaient porteurs d'esprit libertaire et d'aspirations démocratiques, allaient bientôt proclamer la loi du capitalisme absolu.
Dans l'incertitude durable qui suivit, les vents d'ouest soufflèrent de plus belle, brise légère transmuée en Katrina avec Margaret Thatcher, Ronald Reagan, enfin George W. Bush. Les socialistes européens ne dressèrent que de fragiles contre-feux. Ils accompagnèrent le mouvement, au mieux sur le mode semi-critique, quand même ils ne lui donnèrent pas plus d'air encore. Dans cette évolution où les péans adressés au Marché avaient pour contrepoint la mise à mal des programmes sociaux des Welfare States, les armes de la critique se mirent à tourner à vide. Il y avait difficulté à cerner le présent. Il y eut bientôt absence de vrais projets politiques, en dépit de ce qui commença peut-être à émerger dans les parages encore balbutiants de Porto Alegre à la fin du siècle passé. Le collectif devint ringard. Les trajectoires individuelles furent portées au pinacle. Le cri de 1968, «no future !» (prémonitoirement il était poussé engood_bye_lenin anglais) devint réalité.
L'incapacité à concevoir des projets accompagna les pannes de l'appréhension du présent. Elles débouchèrent sur le refuge dans le passé. Que ce passé soit, déjà, tendrement évoqué par l'Ostalgie du film à succès Good bye Lenine !, ou qu'il soit négativement fossilisé dans le désarroi par les «Indigènes de la République». Pour schématiser, la trajectoire d'un OLCG rencontra celle des «Indigènes de la République», qui encadrent et donnent depuis peu forme à la protestation des groupes dominés en France. Il est devenu pour eux une manière de héraut et de héros. Nous ne disons pas cela légèrement : il y a là un problème grave et c'est gravement que nous voulons l'examiner.

Depuis plus de deux décennies, s'est donc imposé, comme norme économique/éthique, un capitalisme sauvage qui rencontre de moins en moins d'obstacles, et qui est de moins en moins modéré par des freins collectifs/étatiques : en tant que garant des solidarités collectives, le national, l'État national, se dilue progressivement dans un capitalisme désormais résolument mondial. Certes il put y avoir consentement plus ou moins vergogneux de tels États européens, ou bien adhésion enthousiaste sans fard du Royaume Uni ou des États-Unis, donnant la main à un impérialisme arrogant et brutal. Cela sous couvert de croisade démocratique à soubassements protestants fondamentalistes régressifs contre «l'Empire du Mal.» Les réactions contraires se produisirent, de même, sous le signe de ce que le philosophe égyptien Fouad Zakariya dénomme, quand il analyse le monde islamo-arabe, «l'aliénation par le passé» : un fondamentalisme islamique, symétriquement régressif. Aujourd'hui, l'impérialisme, dans sa nouvelle brutalité, ne se moule plus dans le cadre du colonialisme national d'antan. Il n'est plus vraiment colonial et il n'est plus vraiment national.

Or le colonialisme avait certes correspondu à un développement du capitalisme. Mais il serait réducteur de seulement le caractériser selon de tels canons économistes : il était aussi un enfant des États nationaux qui se construisaient, au XIXe siècle, en Europe ; notamment grâce aux états-majors des Oberlehrer dans l'Allemagne du 2e Reich, et aux troupes des hussards noirs de la République en France, qui donnaient les uns et les autres forme à la nationalisation des sociétés. La colonisation enclencha la création d'îlots capitalistes, mais sur fond idéologique d'expansions nationales. Ce n'est plus le cas aujourd'hui : les capitalismes sont de moins en moins nationaux. Le capitalisme ne revêt plus une acception nationale. Or la nationalisation des sociétés s'était accompagnée, à partir du XIXe siècle, peu ou prou, de l'installation de solidarités collectives, d'un côté en marge de l'État, voire contre lui (syndicats, bourses de travail, coopératives ouvrières...), mais aussi sous la houlette de l'État - ce que les Anglais dénommèrent ultérieurement le Welfare State. Il y eut ainsi création de systèmes d'éducations nationaux, mise sur pied de régimes de sécurité sociale, aménagement de caisses de retraite, édification de réseaux de transports publics soutenus par l'État, sans compter un développement sans précédent du fonctionnariat.

 

Aujourd'hui, les solidarités collectives autonomes sont en déclin ou ont disparu - malgré telles renaissances prometteuses, tout récemment, en Argentine - et les solidarités stato-nationales s'affaissent sous les coups de boutoir d'une rentabilité économique proclamée comme devant être le début et la fin de toute chose. C'est, en Europe, au Royaume Uni où, depuis le gouvernement emblématique de Margaret Thatcher, la dégradation est la plus avancée : récemment, sur la ligne Londres-Brighton, la compagnie de chemin de fer propriétaire supprime sans autre forme de procès les trains dès lors que leur taux de remplissage est jugé insuffisant...
Et les États continentaux, encore en «retard», ne perdent rien pour attendre. Partout la crise de l'école suscite des chœurs de lamentation, mais aucune politique à même d'en venir à bout. Partout les systèmes de protection sociale sont érodés, voire démantelés. Et l'un des moyens favoris d'alléger l'État est de dégraisser la fonction publique. Ici comme là, la solution politique ne pourrait, évidemment, être que globale. Désormais, place aux chefs d'entreprises célébrés comme tueurs, place aux fulgurantes carrières médiatisées, place à l'individualisme honoré comme norme éthique. Il faut trouver sa place au soleil, il faut tirer son épingle du jeu, il faut être connu et reconnu. Quitte pour cela à se ménager pour clientèle les porte-parole de tous ceux qui vivent chichement sous les décombres d'un politique mis à mal par l'effondrement des solidarités collectives.


On comprend donc pourquoi un livre comme celui d'OLCG rencontre un écho parmi les «Indigènes de la République» : ces derniers, qui se font les hérauts des jeunes, discriminés, angoissés et désemparés, sont impuissants à saisir les vraies raisons de leur mal-être. Les cadres politiques qui auraient pu être le réceptacle et l'expression de leurs ressentiments sont aujourd'hui évanescents et discrédités. Ne possédant pas les armes d'une critique adéquate aux vraies raisons qui les font saigner, ils se réfugient dans une régression qu'ils croient identitaire, dans les gestes démonstratifs provocants, dans le machisme néo-patriarcal des frères et des cousins, cela sur fond de délabrement social et de parquement dans les banlieues/ghettos pour pauvres.

Rien d'étonnant à ce qu'ils se réfugient dans ce qui est encore répertorié comme vivant et opératoire : les alluvions de la mémoire. Leurs pères ont été colonisés, exploités, maltraités, exploités par le colonialisme. Or ils continuent à souffrir ; donc le colonialisme est toujours à l'œuvre. Bush, dans sa croisade irakienne, est représenté comme un colonialiste héritier du colonialisme d'antan. Voilà ce que révèle, en arrière-plan, le livre d'OLCG. Que conclure, alors, de cet ouvrage, dont il faut bien admettre qu'il s'agit d'une publication-phare, de même que son auteur est probablement vu comme une stature-phare pour sa clientèle de représentants des mal-aimés ?

Conclusion.
Au total, les oppositions placées sous la bannière de Franco Cardini entre la guerre coloniale sans règles ni principes et la guerre européenne qui finit par se placer sous le signe du «contrôler, délimiter, humaniser» (p. 174) existèrent assurément, mais elles furent moins absolues qu'il n'est allégué chez OLCG. Le droit ne suffit pas à dire le réel, même si, au besoin, Kant est appelé à la rescousse pour peaufiner la démonstration. Moins ampoulé, plus modeste, moins accumulatif, et surtout moins idéologique, plus en prise aussi sur la critique historique, un tel livre aurait pu trouver place dans les réflexions sur la colonisation. En fait, il surfe sur une vague médiatique, avec pour fond de commerce des humains désemparés, et peu portée à l'analyse critique, cela en fignolant un sottisier plus qu'il ne s'appuie sur les travaux d'historiens confirmés, dont il reprend ici et là, toutefois, plus ou moins l'une ou l'autre conclusion. Au vrai, enfoncer des portes ouvertes ne constitue pas un véritable critère de l'innovation.
Les complaisances dont il témoigne, sans parler de l'acharnement pratiqué sur Marx et des impasses sur la culture anticolonialiste, ne convainquent évidemment pas.

Dommage que ce livre, à la fois boursouflé et hâtif, ne puisse pas vraiment faire la preuve des bonnes intentions dont il est pavé. Nous sommes trop foncièrement anticolonialistes pour nous en réjouir. Il reste que l'air du temps de la dénonciation médiatique ne suffit pas à arrimer à la science des convictions et à faire d'OLCG un historien plausible. Le contexte social, économique et politique actuel est encore fécond qui continuera à générer de telles tonitruances idéologiques à vocation surtout médiatique.

Gilbert Meynier
Pierre Vidal-Naquet

 

1 - Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser Exterminer. Sur la guerre et l'État colonial, Fayard, Paris, 2005, 366 p.
2 -Et, à propos de la Grande Guerre et des Algériens (p. 184), OLCG ne semble pas connaître le livre de l'un de nous (GM), L'Algérie révélée. La première guerre mondiale et le premier quart du 20e siècle, Genève, Droz, 1981, 793 p.
3 - NB : OLCG dit «révolte de Mokrani» car, s'il connaît le féodal bachagha, il ignore Bel Haddad, lequel fut pourtant, sur le mode confrérique populaire, le vrai entraîneur de la révolte.
4 - Cf. Angelo Del Boca, I Gas di Mussolini. Il fascismo e la guerra d'Etiopia, Editori Riuniti, Rome, 1996.
5 - Abd El Hadi Ben Mansour, Alger XVIe-XVIIe siècles. Journal de Jean-Baptiste Gramaye, «évêque d'Afrique», Éditions Le Cerf, Paris, 1998, 773 p.
6 - Albin Michel, Paris, 1966.
7 - Vulpillières mena de front ses travaux d'archéologue de Calceus Herculis et la défense des villageois d'El Kantara opprimés par l'administration de la commune mixte d'Aïn Touta.
8 - Autrement, Paris, 2005, 174 p.
9 - Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Mostefa Ben Boulaïd, Larbi Ben M'hidi, Mohammed Boudiaf, Rabah Bitat, Mourad Didouche, Mohammed Khider, Belkacem Krim.
10 - Lemnouar Merouche, Recherches sur l'Algérie à l'époque ottomane, -I- Monnaies, prix et revenus, 1520-1830, Bouchene, Paris, 2002, 314 p.
11 - Histoire de la Grande Kabylie, XIXe-XXe siècles. Anthropologie historique du lien social dans les communautés villageoises, Bouchene, Paris, 2001, 650 p.
12 - Cf. Gilbert Meynier, L'Algérie révélée..., op. cit.
13 - Seuil, Paris, 2004, 241 p.
14 - Fouad Zakariya, Laïcité ou islamisme : les Arabes à l'heure du choix, La Découverte, Paris, 1990, 165 p.
15 - La Culture de guerre, Xe-XVIIIe siècles, Gallimard, Paris, 1992, 479 p.

 

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Olivier Le Cour Grandmaison surfe sur une vague médiatique,

avec pour fond de commerce des humains désemparés,

et peu portée à l'analyse critique, cela en fignolant un sottisier

plus qu'il ne s'appuie sur les travaux d'historiens confirmés (...)

Dommage que ce livre, à la fois boursouflé et hâtif,

ne puisse pas vraiment faire la preuve des bonnes intentions

dont il est pavé.

Nous sommes trop foncièrement anticolonialistes

pour nous en réjouir.

Il reste que l'air du temps de la dénonciation médiatique

ne suffit pas

à arrimer à la science des convictions et à faire d'OLCG

un historien plausible.

Le contexte social, économique et politique actuel est encore fécond

qui continuera à générer de telles tonitruances idéologiques

à vocation surtout médiatique.

 

Gilbert Meynier, Pierre Vidal-Naquet



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Maurice Bompard (1857-1936) : mosquée en Algérie, 1890 (source)

 

 

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30 juin 2018

le monde colonial en métropole : liste des articles

Paris, mosquée arabe

 

le monde colonial en métropole

liste des articles

 

  • L'île Saint-Marguerite et l'histoire coloniale (Michel Renard) [lire]
  • La manifestation du 17 octobre 1961 (liste des articles) [lire]
  • La France n'a pas gagné la Première Guerre mondiale grâce à l'Afrique et aux Africains (Bernard Lugan) [lire]
  •  Le religieux musulman et l'armée française, 1914-1920 (Michel Renard) [lire]
  • Mosquée, 1916 ; kouba, 1918 ; Mosquée, 1920 : le sacrifice monumentalisé (Michel Renard) [lire]

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  • Le drame du barrage de Malpasset/Fréjus en 1959 : simple accident ou attentat du FLN ? [lire]
  • La Mosquée de Paris a-t-elle sauvé des juifs entre 1940 et 1944 ? Une enquête généreuse mais sans résultat. Un livre de Mohhamed Aïssaoui (Michel Renard) [lire]
  • Un militant sectaire et non un président. L'usage politique du 17 octobre 1961 (Bernard Lugan) [lire]
  • La vérité historienne sur le 17 octobre 1961 (Jean-Paul Brunet) [lire]
  • Eugène Bulard, 1895-1961 (Claude Ribbe) [lire]
  • Une histoire malmenée de l'islam en France ; critique du livre de Mohammed Telhine (Michel Renard) [lire]
  • L'historien et le Revizor : Delanoë veut contrôler les historiens de la colonisation et de la guerre d'Algérie(Alain-Gérard Slama) [lire]
  • Manipulation et délire : sur un prétendu symbole "illuminati" à la Mosquée de Paris (Michel Renard) [lire]
  • Combien d'Algériens en France dans les années 1950/1960 ? (Daniel Lefeuvre) [lire]

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  • Comment l'Europe fait face à son passé colonial ? (Olivier Dard) [lire]
  • Policiers et manifestants, années 1950/1960 (Jean-Marc Berlière) [lire]
  • Charonne 1962 : la CGT n'a rien appris de l'histoire (Michel Renard) - Charonne, "un crime pour mémoire" [2010] (Daniel Renard) [lire]
  • Alain Dewerpe, Charonne, 8 février 1962 : anthropologie historique d'un massacre d'État (Régis Meyran) [lire]
  • Les victimes du 17 octobre 1961, selon Jean-Luc Einaudi (Michel Renard) [lire]
  • Le combat d'une vie (Hocine Louanchi) [lire]
  • Un guide nuancé plus qu'un discours historique sur la mémoire : critique du livre de Robert Aldrich, Les traces coloniales dans le paysage français (Marc Michel) ; suivi de : quelques remarques sur la Mosquée de Paris (Michel Renard) [lire]
  • Nous n'avions jamais vu de Noirs. 300 tirailleurs africains en Centre-Bretagne, Trévé, 1944-1945 [lire]

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  • La Mosquée de Paris sous l'Occupation (Jean Laloum) [lire]
  • Le massacre du 17 octobre 1961 : information ou désinformation ? (Jean-Pierre Pister) [lire]
  • Philippe Bouvard à Si Kaddour ben Ghabrit : "merci d'avoir fait libérer mon père" [lire]
  • La bataille de Paris du 17 octobre 1961 (général Maurice Faivre) [lire]
  • "Commémorations" de la manifestation du 17 octobre 1961 (général Maurice Faivre) [lire]
  •  Résistance à la Mosquée de Paris : histoire ou fiction ? (Michel Renard) [lire]
  • La Résistance de la Mosquée de Paris (Mohammed Ferkane - Michel Renard) [lire]

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  • La kouba de Nogent reconstruite est inaugurée ce jeudi 28 avril 2011 (Daniel Lefeuvre - Michel Renard) [lire]
  • La kouba de Nogent (1919), reconstruite en 2010 et inaugurée en 2011 (Michel Renard) [lire]
  • 17 octobre 1961, téléfilm d'Alain Tasma et Patrick Rotman (général Maurice Faivre) [lire]
  • "Images et représentations des Maghrébins dans le cinéma en France" [lire]
  • Sur la méthodologie et la déontologie de l'historien : retour sur le 17 octobre 1961 (Jean-Paul Brunet) [lire]
  • 1931. Les étrangers au temps de l'Exposition coloniale (Jean-Pierre Renaud) [lire]
  • Monument aux morts en Indochine, Foix (Ariège) [lire]
  • "II faut savoir ce que l'on veut et où l'on va", dixit Lyautey (colonel Pierre Geoffroy) [lire]

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  • Mohammed Bedek, militant nationaliste algérien à Lyon dans les années 1930 [lire]
  • La colonie en province : diffusion et récption du fait colonial en Corrèze et en Haute-Vienne, vers 1830-vers 1930 (Reine-Claude Grondin) [lire]
  • Le Tata (1992), un film censuré par "la télé" ( Patric Robin et Évelyne Berruezo) [lire]
  • Le "parti colonial", réseaux politiques et milieux d'affaires : les cas d'Eugène Étienne et d'Auguste d'Arenberg (Julie d'Andurain) [lire]
  • Le Havre colonial au XIXe siècle, une identité oubliée (Claude Malon) [lire]
  • Hommage à un résistant bordelais : Mohamed Taleb (Daniel Lefeuvre) [lire]
  • Bordeaux colonial de 1850 à 1940 (Christelle Lozère) [lire]
  • L'Exposition coloniale de 1931. Mythe républicain ou mythe impérial ? (Charles-Robert Ageron) [lire]

 

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Malo-les-Bains (Dunkerque), "marchand arabe", avant 1914

 

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4 septembre 2017

le génocide voilé, de Tidiane N'Diaye : enquête historique sur la traite négrière arabo-musulmane

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Le génocide voilé, de Tidiane N'Diaye :

enquête historique sur

la traite négrière arabo-musulmane

compte rendu de lecture : Michel RENARD

 

Paru une première fois en 2008, l’ouvrage de Tidiane N’Diaye, connaît une deuxième vie avec son édition en poche depuis février 2017.

Son sujet ? La traite négrière arabo-musulmane qui dévaste l’Afrique depuis les tout débuts de l’expansion de l’islam (VIIe siècle de l’ère chrétienne) jusqu’au XXe siècle, voire jusqu’à nos jours avec ses ultimes métamorphoses au Darfour ou dans certaines zones du Proche-Orient, de la Libye et de l’Afrique sahélienne particulièrement en Mauritanie.

Cette traite s’étend donc sur une histoire longue (quatorze siècle, contre deux siècles intenses pour la traite transatlantique menée par les Européens) et couvre deux régions géographiques selon un axe nord-sud : la traite transsaharienne et la traite orientale (de l’archipel de Zanzibar jusqu’à la mer Rouge).

La thèse est catégorique : «Des millions d’Africains furent razziés, massacrés ou capturés, castrés et déportés vers le monde arabo-musulman. Cela dans des conditions inhumaines, par caravanes à travers le Sahara ou par mer, à partir des comptoirs à chair humaine de l’Afrique orientale. Telle était en réalité la première entreprise de la majorité des Arabes qui islamisaient les peuples africains, en se faisant passer pour des piliers de la foi et les modèles des croyants […] La plupart des millions d’hommes qu’ils ont déportés ont disparu du fait des traitements inhumains et de la castration généralisée» (p. 9 et 10).

 

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un esclavage inter-africain ?

Pour sa part, Tidiane N’Diaye récuse les notions d’esclavage et de traite pour l’Afrique elle-même notamment avant la venue de l’islam: «Ainsi, les griots, historiens oraux et véritables mémoires vivantes des civilisations négro-africaines, nous apprennent-ils qu’avant l’arrivée des Arabes le système d’asservissement préexistant en Afrique subsaharienne, qualifié à tort de "traite" ou d’"esclavage interne", était plutôt du servage sous forme agricole, domestique ou militaire. Ce système était une institution de domesticité aussi diversifiée que répandue et distincte de l’esclavage de plantation américain» (p. 28-29).

Ce n’est pas une négation de la hiérarchisation sociale ni de l’existence de couches matériellement et symboliquement dévalorisées : «Il serait donc difficile de soutenir que les sociétés du continent noir ne connaissaient pas l’asservissement ou les travaux forcés. De temps immémoriaux, un système de servage sévissait en Afrique» (p. 36).

 

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arrachage de l'arachide au daramba (nom de l'outil en peul) (source Anom)

Mais cette institution se distinguait de celles qui avaient précédé : «Le servage, dans les sociétés lignagères africaines, était différent de l’esclavage antique parce que le captif y était intégré à la famille. Il avait le statut d’un adopté, voir d’un "parent". Il n’était pas comparable à un "automate" au sens grec, ni à un "bien" au sens romain ou à une "chose mobilière" au sens français.» (p. 36).

Tidiane N’Diaye récuse une comparaison aussi bien dans le mécanisme que dans sa dimension : «Le servage interne africain n’existait que comme institution quasi patriarcale, sans cruelles chasses à l’homme ni ventes publiques. Dans ce système, les griots gardiens de la mémoire ne rapportent pas de cas de tortures ou d’autres cruautés. Guerrier ou domestique, le captif ne faisait l’objet d’aucun acte de sadisme gratuit comme le fouet à tout bout de champ ou l’ablation des parties génitale, pratiques courantes chez les Arabo-Musulmans» (p. 37 ; voir aussi, p. 44-45).

Certains pourraient être tentés de dire que l’auteur euphémise les «défauts» propres aux peuples noirs pour reporter sur l’extérieur (Arabo-musulmans puis Européens) les responsabilités des retards et vices des sociétés du continent africain. Il n’en est rien.

N’Diaye est très lucide sur la complicité d’une partie des Africains dans l’esclavage : «Ainsi, la triste réalité est bien que des Noirs ont livré d’autres Noirs. Parce qu’aucun peuple n’est différent d’un autre dans les vertus ou dans le crime. Quand les chasseurs d’hommes arabes ne faisaient le travail eux-mêmes, la plupart des rabatteurs qui livraient des captifs noirs aux négriers étaient bien des Noirs» (p. 137 ; voir aussi p. 116).

Mais il refuse une responsabilité collective : «Aussi convient-il de prendre en compte, de reconnaître et d’accepter un postulat évident, quant à l’implication des Africains dans le chapitre douloureux de leur histoire que fut la traite arabo-musulmane, à savoir que ne peut être objectivement retenue que la responsabilité de monarques despotiques, sanguinaires – loin d’être majoritaire à l’époque -, complices des négriers, non celle des peuples. […] Ces chefs et leurs auxiliaires militaires ou civils ont été les seuls alliés objectifs des trafiquants. Pour autant les effectifs composant ce ramassis de renégats "collaborateurs" furent sans commune mesure avec les dizaines de millions de morts ou déportés» (p. 139).

 

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la traite arabo-musulmane, asservissement et racisme

La grande affaire de Tidiane N’Diaye est de redonner se véritable dimension à la traite arabo-musulmane. Et de renvoyer à leurs études ceux qui prétendent qu’en réalité il y a eu un «échange» entre peuples de l’Afrique et empire islamique : «si la traite a sans nul doute enrichi les Arabo-Musulmans et quelques roitelets locaux "collaborateurs", l’échange était réellement inégal. Ces pacotilles qui servaient à acheter la complicité des renégats africains n’ont joué aucun rôle productif ou commercial dans l’organisation des sociétés du continent. D’autant que l’ignoble système d’échange de la traite n’a fait que faciliter les chasses à l’homme, qui ont dépeuplé le continent noir et ravagé son environnement. Les peuples africains arrachés à leur terre continuaient au XIXe siècle à faire la richesse de sociétés arabo-musulmanes qui, réduites à elles-mêmes, sans une population servile nécessaire au bon fonctionnement de leurs systèmes économiques et sociaux, auraient été condamnées à dépérir» (p. 223).

Pour Tidiane N’Diaye, cet asservissement s’est accompagné d’un racisme plus ou moins explicite mais nettement affirmé : «Bien avant que le Nouveau Monde ou l’apartheid en Afrique du Sud, on avait inventé dans le monde arabe une ségrégation raciale excluant les Noirs, à côté de qui on ne marchait jamais dans la rue. La traite négrière arabo-musulmane a donc été l’une des plus anciennes ouvertures vers la hiérarchisation des "races". Convertis ou non, les Noirs y étaient toujours traités en inférieurs» (p. 67).

 

le bakht de 652

Tidiane N’Diaye cite, comme premier texte connu légiférant l’esclavage des Noirs par les musulmans, le traité appelé bakht (ou baqt) datant de 652 conclu entre le chef de guerre arabe Abdallah ben Saïd et le roi nubien Khalidurat.

Cet «accord» imposait aux Nubiens la livraison annuelle de trois cent soixante esclaves des deux sexes prélevés sur les populations du Darfour : «le bakht conclu en 652 fut le point de départ d’une énorme ponction humaine, qui sera effectuée non seulement dans toute la bande soudanaise mais aussi de l’Atlantique à la mer Rouge en passant par l’Afrique orientale […] Les Arabes, bien avant les Européens, allaient ainsi opérer une interminable guerre sainte avec ses razzias sanglantes, ruiner les populations, pour la plus grande gloire des harems d’Orient […] (ils) avaient ainsi ouvert une voie balisée d’humiliations, de sang et de morts, qu’ils seront les derniers à refermer officiellement au XXe siècle, longtemps après les Occidentaux» (p. 26 et 27).

 

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Le bakht de 652 est également cité par l’historien médiéviste Jacques Heers dans Les négriers en terre d’islam. La première traite des Noirs, VIIe-XVIe siècle, (Perrin , 2003, p. 27-28).

Jacques Heers fournit deux références pour ce texte (note, p. 267) provenant des œuvres de l’historien arabe Ahmad al-Maqrîzî (1364-1442) : Cornevin, Histoire de l’Afrique, 1956, p. 132 ; et Bernard Lewis, Race et couleur en pays d’Islam, 1992, p. 127-128. Ces deux citations sont elles-mêmes tirées de l’ouvrage de Muhammad Hamidullah, Corpus des traités diplomatiques de l’islam à l’époque du prophète et des khalifes orthodoxes (1935), ouvrage qui se trouve, d’après mes recherches, en un exemplaire à la BnF (voir ici) et en deux exemplaires à la bibliothèque du Collège de France (voir ici).

À ce sujet, l’inconvénient, si l’on peut se permettre, du livre de Tidiane N’Diaye est un défaut de construction : il ne suit pas une chronologie évolutive, revenant plusieurs fois sur les mêmes épisodes, même évoqués sous d’autres termes, et il ne fournit pas les références citatives précises au cours de la lecture.

 

une traite plus dévastatrice que la transatlantique

D’un point de vue historiographique, Tidiane N’Diaye bouscule ce qu’il faut bien nommer l’indulgence de fait des historiens à l’égard de la traite arabo-musulmane par la quasi exclusivité accordée à l’étude la traite transatlantique.

Or N’Diaye leur dit, indirectement : «Bien qu’il n’existe pas de degrés dans l’horreur ni de monopole de la cruauté, on peut soutenir sans risque de se tromper que le commerce négrier et les expéditions guerrières provoquées par les Arabo-Musulmans furent, pour l’Afrique noire et tout au long des siècles, bien plus dévastateurs que la traite transatlantique» (p. 250).

Il secoue les facilités de pensée des historiens de la repentance en affirmant : «c’est la colonisation européenne qui mit entièrement fin à la traite arabo-musulmane» (p. 261).

 

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un génocide ?

La dernière question à envisager est celle de l’usage du terme de «génocide». L’auteur justifie le mot en référence à la pratique de la castration : «en castrant la plupart de ces millions de malheureux, l’entreprise ne fut ni plus ni moins qu’un véritable génocide, programmé pour la disparition totale des Noirs du monde arabo-musulman, après qu’ils furent utilisés, usés, assassinés. Le mot n’est pas trop fort, car non seulement l’horrible opération pour transformer des esclaves en eunuques provoquait la mort de 80% des "patients", mais les rares survivants voyaient leur possibilité d’assurer une descendance annihilée, ce qui, à terme, aboutit bien à une extinction ethnique» (p. 224-225).

N’Diaye applique le mot de génocide à la traite arabo-musulmane mais le récuse pour la traite européenne : «Le terme de génocide est souvent employé pour qualifier la traite et l’esclavage pratiqués par l’Occident. Alors qu’il convient de reconnaître que dans la traite transatlantique un esclave, même déshumanisé, avait une valeur vénale pour son propriétaire. Ce dernier le voulait d’abord efficace, mais aussi rentable dans le temps, même si son espérance de vie était des plus limitées» (p. 262-263).

Il fait une différence entre les deux traites par rapport à leur descendance : «Dans le Nouveau Monde la plupart des déportés ont assuré une descendance. De nos jours, plus de soixante-dix millions de descendants ou de métis d’Africains y vivent. Voilà pourquoi nous avons choisi d’employer le terme "d’holocauste" pour la traite transatlantique. Car ce mot signifie bien sacrifice d’hommes pour le bien–être des autres hommes, même si cela a pu entraîner un nombre incalculable de victimes» (p. 263-264).

Michel Renard

 

 

Tidiane N’Diaye, Le génocide voilé. Enquête historique, Gallimard, 2008 ; Folio, 2017.

 

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26 décembre 2016

un opuscule du cadi Ahmed Skiredj (1878-1944)

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le cadi Ahmed Skiredj (1878-1944)

 

 

l’histoire des idées à Oujda sous

la période coloniale :

le paradigme d’un opuscule en histoire des sciences

Badr MAQRI

 

La formation discursive concerne une nouvelle archéologie de l’histoire des sciences au Maroc sous protectorat français, à travers un opuscule du Cadi de la ville d’Oujda, Ahmed Skiredj (1878-1944), sur l’algèbre, la cryptographie et le partage des successions (Librairie Taleb, Oujda,2012, 192 pages).

Le livre de Badr Maqri, se compose de deux chapitres : l’un est consacré à la traduction d’Eugène Viala, de l’opuscule de Skiredj, réalisée en 1917. Quant au deuxième chapitre, il est consacré à la lecture critique du commentaire de Georges Colin (1893-1977) sur l’opuscule de Skiredj.

 

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Badr Maqri se réfère à Auguste Comte (1798-1857), pour signaler qu’on ne connaît pas complètement une science, tant qu’on n’en sait pas son histoire.

L’auteur se rapporte dans son livre, à deux grands objectifs :

1 - démontrer quelques paradigmes de l’histoire des idées, chez les «indigènes», pendant la période coloniale.

2 - dévoiler l’intersection entre ; l’algèbre, la cryptographie, et le partage des successions chez les musulmans.

Et c’est ainsi qu’on pourra déduire deux structures épistémologiques, liées au contexte colonial du Maroc moderne. La première est, l’histoire des sciences chez les «indigènes» marocains. La deuxième est, l’histoire des idées, dans une société colonisée.

 

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Ahmed Skiredj (1878-1944), qui exerça la profession de Cadi à Oujda, entre 1916 et 1922, scruta dans son opuscule, la profondeur du système fractionnaire employé par les juristes marocains de l’époque, pour la détermination des parts héréditaires, sous l’égide des Régions Civiles et Militaires du Protectorat Français au Maroc, entre 1912 et 1956.

Ce livre s’oriente sur d’autres phases de l’histoire coloniale du Maroc et de la ville d’Oujda, après le livre consacré à l’organisation territoriale d’Oujda en 1952, paru en 2010.

 

 

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2 août 2014

Mémoires du général-major Benmaalem

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le général Benmaalem : un point de vue

assez objectif, sur plusieurs affaires du FLN

général Maurice FAIVRE

 

Benmaalem Hocine, Mémoires du général-major Benmaalem, tome I, La guerre de libération nationale, éditions Casbah 2014, 268 pages.

Originaire d'El Kalaa, la forteresse naturelle des Beni Abbès, Hocine Benmaalem s'est engagé en 1956 dans l'ALN, à 17 ans et demi ; il a été Commandant de Région et ministre, et a terminé sa carrière aux cotés du président Chadli en 1992. Il rapporte avec un grand souci d'objectivité les évènements qu'il a vécus pendant la guerre de libération. Les tomes suivants ne devraient pas manquer d'intérêt.

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l'auteur dédicace ses mémoires

Il revient sur l'histoire de son douar, attaché à son autonomie et à l'idéologie des oulemas, classé en zone interdite en 1959 ; l'auteur a été formé par un instituteur engagé, dans une école publique incendiée par le FLN, avant d'intégrer le lycée de Sétif où il souffre de l'inégalité sociale. À la suite de la grève étudiante de mai 1956, il rejoint le maquis et se trouve à Ifri au moment du Congrès de la Soummam.

Repéré par Amirouche, il devient son secrétaire et l'accompagne dans son enquête de septembre-octobre 1956 en Wilaya des Aurès, puis dans sa mission à Tunis en 1957 (date non précisée). De juin 1957 à avril 1959, il suit les cours des académies militaires de Syrie et du Caire. Sous-lieutenant dans l'ALN de Tunisie, il est brimé par le capitaine Chabou et le colonel Mohammedi ; exfiltré par Ahmed Bencherif, il sert dans un bataillon frontalier avant d'être affecté en 1960 à la Direction générale de l'instruction. En avril 1961, il suit un stage d'artillerie en Tchécoslovaquie. Après l'indépendance, il se rend à Sétif et est intégré dans la wilaya 1 par le colonel Zbiri.

La relation par l'auteur du Congrès de la Soummam confirme les décisions importantes prises pour l'organisation politique et militaire de la Révolution ; mais la primauté du politique et de l'intérieur sur l'extérieur sera rejetée par le CNRA d'août 1957. Le rapport de mission d'Amirouche dans l'Aurès est très intéressant, il décrit ses relations conflictuelles avec Omar Benboulaid et Adjoul. Le déplacement à Tunis, parfois menacé par les opérations françaises, permit à Amirouche de dialoguer avec Ouamrane, Bouglez, Mahsas, le Cdt Kaci, F. Fanon, de recueillir Noël Favrelière, et de s'opposer au CCE qui voulait l'envoyer au Maroc.

Benmaalem exprime son admiration de la personnalité du colonel Amirouche, qui n'était ni sanguinaire, ni anti-intellectuel, mais actif et infatigable (contrairement à Mohammedi Said) ; il est attentif au moral des combattants et de la population. Il est cependant responsable des arrestations lors de la bleuïte, dont les erreurs sont estimées à 10 % ; les manoeuvres du capitaine Léger sont relatées avec précision. L'ALN extérieure, l'organisation de l'instruction (DGI) et la formation des officiers au Moyen-Orient sont bien présentées, avec de légères différences avec l'évaluation du 2ème Bureau (25.000 hommes en Tunisie, manque deux bataillons).

L'auteur donne le point de vue du FLN, assez objectif, sur plusieurs affaires : Oiseau bleu, Melouza, complot de Boudaoui, dissidence de la base de l'Est, népotisme en petite Kabylie, assassinat d'Abane Ramdane, élimination de Lotfi par le colonel Jacquin, les 100 jours du conseil des wilayas.

Il est enfin un observateur impartial de la crise du FLN-ALN, depuis la réorganisation du commandement en janvier 1960, la création conjointe de l'EMG et du CIG, la démission refusée et la dégradation de Boumediene, le contrat de carence au CNRA de Tripoli, la constitution du Bureau politique, et les combats fratricides du 30-31 août 1962 (1.000 morts). Les responsabilités de la crise, qui a porté un coup sévère au prestige de la Révolution, sont partagées entre l'EMG, le GPRA et les Wilayas 3 et 4.

Il estime en conclusion que Krim Belkacem a été brillant à Evian, et que Boumediene a créé une armée efficace, reconvertie en Armée nationale populaire ; mais il a maintenu leurs grades à des officiers supérieurs incompétents. En définitive, il a manqué un chef incontesté à la tête de la Révolution. L'observateur extérieur peut se demander si les ambitions personnelles de plusieurs chefs n'ont pas compromis l'instauration d'un régime démocratique en Algérie, et entraîné l'échec de la Révolution.

Maurice Faivre, le 31 juillet 201

 

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Hocine Benmaalem

 

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23 août 2014

l'armée française et la religion musulmane durant la Grande Guerre (1914-1920)

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Le religieux musulman et l'armée française

(1914-1920)

Michel RENARD, historien, chercheur

 

Évoquer, ici, le «religieux musulman» ne désigne pas un personnage mais un champ de pratiques relevant d’une application rituelle des principales normes issues de la croyance islamique.

Il n’est pas jugé de leur éventuelle conformité avec telle ou telle interprétation de la Loi de l’islam (charî‘a). Il n’est pas, non plus, tenté de mesurer le sens que les soldats de confession musulmane prêtaient à ces observances diverses au cours de la Première Guerre mondiale ; d’autant que les témoignages directs sont quasiment inexistants.

Mais des documents d’archives, des sources imprimées et iconographiques, et des recherches anthropologiques de terrain permettent de reconstituer l’attention manifestée par l’Armée française à l’égard des combattants musulmans entre 1914-1918 et après.

 

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tombes marocaines à Notre-Dame-de-Lorette dans le Pas-de-Calais (Artois), en 1915 (source)

 

Avant 1914

En détournant quelque peu la formule de son sens initial, on pourrait dire qu’au sujet de la visibilité et de l’acceptation des pratiques religieuses musulmanes, «le mort saisit le vif».

Au-delà des projets, non aboutis, de mosquées en métropole (1846, 1895), les premières manifestations accueillant le rituel de l’islam furent en effet des sépultures.

 

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la "mosquée" du cimetière du Père-Lachaise, à Paris, fin XIXe siècle
Photogravure parisienne de monuments historique (source Gallica)

 

Ainsi, la «mosquée» de l’enclos musulman du cimetière de l’Est parisien (Père-Lachaise) édifiée en 1857, servait à la toilette mortuaire et à la prière aux défunts inhumés sur ce terrain de 800 m2. Le peu d’entretien dont elle fut l’objet incita le gouvernement ottoman à financer des travaux de réfection. Des dessins d’architecte, de février 1914, montrent un projet de reconstruction plus ample et doté d’un dôme (1).

Mais le déclenchement de la guerre jugula cette ambition (2).

Nous devons à la vérité que d’autres aspects du rituel musulman en métropole firent l’objet d’un souci des autorités avant 1914.

Le rapport de l’inspecteur général des communes mixtes d’Algérie, Octave Depont (né le 17 septembre 1862 à La Champenoise, dans l'Indre ; et décédé le 24 février 1955 à Paris Xe) fut publié en 1914 et s’intitulait Les Kabyles en France. Rapport de la Commission chargée d'étudier les conditions du travail des indigènes algériens dans la métrople.

Il montrait la perpétuation des pratiques traditionnelles par les émigrés venus de Kabylie travailler dans les mines du Pas-de-Calais : observance du jeûne, nourriture animale halal, inhumation par leurs soins de l’un des leurs ; demande d’un emplacement réservé au cimetière et d’un local avec un imam pour les prières. Pratiques et demandes envisagées positivement par la commission d’Octave Depont.

 

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L’armée et ses soldats musulmans avant 1914

L’Algérie coloniale fut le théâtre de controverses à propos du service militaire indigène à partir de 1908.

Plusieurs personnalités arabes avaient manifesté des opinions défavorables à ce recrutement en arguant de la question du religieux, tel Ali Mahieddine, assesseur musulman au conseil général d'Oran : «Cette opposition se base principalement sur l'éventualité pour le soldat musulman d'une quasi impossibilité de pratiquer à la caserne ses devoirs religieux, d'y trouver la nourriture conforme au rite et d'y jouir de la liberté à laquelle il est accoutumé ; enfin, sur l'expatriation à laquelle le soldat est toujours exposé et la crainte d'être enterré en pays étranger, privé des rites prescrits» (3).

Le notable Ben Siam exprime des craintes semblables : «Pour tous, il est avéré que la nourriture des soldats préparée en commun, dans des cuisines semblables à celles des troupes françaises, avec de la viande fournie dans les mêmes conditions que celle destinée à l'alimentation des troupes françaises, il est avéré, dis-je, que cette nourriture et cette viande ne sont pas conformes au rite musulman» (4).

La Revue Indigène – probablement son directeur, Paul Bourdarie lui-même – objecte que de simples règlements militaires adaptés peuvent pallier à ces appréhensions.

Il fait état, par ailleurs, de la situation dans le Protectorat voisin qui semble satisfaire pleinement les tirailleurs tunisiens selon le journal de langue arabe, Hadira :

«Les soldats indigènes de la classe 1905, qui viennent d'être libérés ne tarissent pas d'éloges sur leur séjour au régiment, tant au point de vue de la nourriture que de l'habillement, comme aussi des rapports et des procédés dont ils ont été l'objet de la part des officiers français. El Hadira ajoute que le général commandant la division (général Pistor) qui est en même temps ministre de la Guerre du gouvernement tunisien est toujours disposé à saisir toutes les occasions de témoigner sa bienveillante sollicitude aux musulmans qui accomplissent leur service militaire, soit dans les rangs des troupes françaises, soit dans ceux de la garde beylicale. Grâce à lui, pendant la durée du Ramadhan leur service a été allégé, et toute facilité leur a été accordée pour observer le jeûne et les obligations de leur religion. À l'occasion de l'Aïd el-Fetour, toutes les punitions de prison ont été levées» (5).

Revue Indigène 98 couv
un numéro postérieur de La Revue Indigène
de Paul Bourdarie

L’administration militaire française paraît donc disposer d’une expérience largement antérieure à 1914 et apte à traiter l’altérité religieuse de combattants musulmans incorporés à ses unités – dans l’Empire colonial en tout cas.

Pour faciliter le contact avec les élites "indigènes", une association officielle est créée le 23 décembre 1914 par le député de Charente, Maurice Étienne Raynaud (1860-1927), ancien ministre des Colonies quelques mois en 1914. Elle a pour titre Les Amitiés Musulmanes et publie un bulletin. Les Amitiés Musulmanes disposent d'un local au n° 2, rue Le Peletier dans le 9e arrondissement à Paris.

Maurice Raynaud député
Maurice Raynaud, député, fondateur de l'association
Les Amitiés Musulmanes en décembre 1914

 

1914 : la tombe individuelle

L’exceptionnelle mortalité qui frappe les soldats dès l’automne 1914 impose un changement d’échelle et génère un nouveau dispositif à la fois fonctionnel et symbolique.

Durant la guerre franco-prussienne, les inhumations avaient été disséminées sur le champ de bataille et souvent regroupées sous forme de fosses communes. Seuls les chefs de guerre bénéficiaient d’une tombe individuelle.

Par ailleurs, la loi, à l’époque, imposait un délai de cinq ans avant toute exhumation. C’est pourquoi fut adoptée, le 4 avril 1873, la loi assurant la conservation des tombes - qu'on ne pouvait donc déplacer - de combattants français ou allemands en territoire français. Les morts de la guerre de 1870-1871 avaient droit à la déférence de la Nation.

Les préfets firent identifier les lieux, planter des croix et des piquets, ériger des enclos en fonte avec l’inscription «Tombes militaires – Loi du 4 avril 1873» (6). À partir de 1876, des exhumations purent être pratiquées et des regroupement de sépultures aménagées : ossuaires et édifices commémoratifs.

tombe_1870
sépulture au cimetière communal de Vaux-en-Pénil (Seine-et-Marne) pour les
soldats de 1870-1871, en application de la loi du 4 avril 1873
(source)

 

Il ne semble pas avoir existé de sépultures musulmanes de la guerre franco-prussienne (7), à l'exception, selon moi, du mausolée du Turco à Chanteau, dans le Loiret et de la plaque du Turco de Juranville dans le Loiret également (8).

Cette contexture montre son inadaptation dès l’automne 1914. La surabondance des morts nous est connue aujourd’hui Elle ne le fut pas immédiatement, l’état-major s’employant à la camoufler. Mais une partie de l’opinion la pressentait. L’historien Jean-Jacques Becker cite cette femme d’une commune du Tarn-et-Garonne qui, très tôt, observe que son village comptait déjà sept ou huit morts alors qu’il n’y en avait eu que deux en 1870 (9).

On ne pouvait gouverner l’opinion publique comme avant. La personnification et la vénération dues aux innombrables victimes devaient accéder au rang d’un culte national.

Le principe de la tombe individuelle est retenue et deux lois, visant à honorer les victimes par une reconnaissance patriotique inhabituelle, sont adoptées :
- la loi du 2 juillet 1915 crée la mention «Mort pour la France» ;
- la loi du 29 décembre 1915 décide que l’État aura à charge les frais de la sépulture perpétuelle accordée aux combattants «morts pour la France».

 

1914 : «inhumés suivant les rites»

Concernant les musulmans, les services du ministère ont réagi promptement. C’est Alexandre Millerand, alors ministre de la Guerre, qui signe ces directives spécifiques.

Dès le 16 octobre 1914, le 2e Bureau de la Direction du service de santé du ministère de la Guerre définit les procédures à respecter «pour l’inhumation des militaires musulmans».

Elles sont rappelées le 8 décembre 1914, dans une circulaire toujours signée Millerand, citée intégralement ci-dessous :

«Le souci d'être inhumés suivant les rites consacrés par la religion et les usages musulmans paraissent préoccuper au plus haut point les militaires indigènes qui viennent à décéder en France, ainsi que leurs familles, je crois utile de compléter les instructions que je vous ai données, par dépêche n° 4695-9/11 du 16 octobre dernier, en vous indiquant toutes les formalités qui accompagnent le décès d'un musulman et en précisant celles qui me paraissent pouvoir être mises en pratique.

Lorsqu'un musulman est sur le point de mourir, il ne manque pas, lorsqu'il le peut, de prononcer le "Chehada" en dressant l'index de la main droite. Si son état ne lui permet pas de le faire lui-même, tout coreligionnaire présent est dans l'obligation de prononcer pour lui cette profession de foi musulmane.

Il y aura donc lieu, chaque fois qu'un militaire indigène sera dans un état désespéré, de prévenir le ou les coreligionnaires qui pourront se trouver dans le même établissement que lui.

La mort ayant fait son œuvre, le corps est entièrement lavé à l'eau chaude.

Cette pratique ne me paraît pas applicable ailleurs qu'en pays musulman, car les indigènes répugnent à cette besogne, la confiant dans chaque agglomération à un professionnel.

Il n'apparaît donc pas que les coreligionnaires du défunt présents dans les hôpitaux s'en chargeraient volontiers ; mais s'ils en témoignaient le désir, toutes facilités devraient leur être données à ce sujet.

Le corps enveloppé dans un linceul, qui consiste en une cotonnade blanche quelconque assez large pour entourer complètement le défunt, est ensuite transporté au lieu d'inhumation sur une civière [qui] doit être portée à bout de bras par des coreligionnaires. La mise dans un cercueil est absolument interdite.

La cérémonie, qui accompagne les funérailles, ne peut être dirigée que par un musulman, en ce qui concerne le rite religieux, car lui seul a qualité pour dire les prières. Il conviendra donc d'en charger le ou les camarades du défunt tout en rendant, bien entendu, les honneurs militaires en usage.

En cas d'absence de tout musulman, les honneurs militaires seuls seront accordés et on devra s'abstenir de toute cérémonie ayant un caractère religieux, comme je l'ai prescrit par dépêche n° 4695-9/11 précitée.

La tombe doit être creusée avec une orientation Sud-Ouest - Nord-Est, de façon que, le corps étant placé du côté droit, le visage soit tourné dans la direction de La Mecque.

Cette pratique est réalisable et il y aura lieu de s'y conformer.

Enfin, il serait désirable que, par analogie avec ce qui se fait pour les chrétiens, dont la tombe est habituellement surmontée d'une croix, les tombes des militaires musulmans fussent marquées au moyen de deux stèles en pierre ou en bois, dont le modèle est ci-joint, et qui seront placées : l'une au-dessus de l'endroit où repose la tête, portant l'inscription en arabe (conforme au modèle) qu'il sera facile de faire recopier et le nom du défunt en français ; l'autre, sans inscription, à l'emplacement des pieds.

Ce souvenir que nous devons à nos soldats musulmans morts pour la France est facilement réalisable.

Vous voudrez bien communiquer ces instructions aux médecins-chefs des Hôpitaux militaires et auxiliaires, ainsi qu'aux commandants de Dépôts de convalescents et des Dépôts des troupes d'Afrique placés sous votre commandement, en leur recommandant de s'y conformer dans toute la mesure du possible» (10).

Le scrupule d’une conformité avec la pratique musulmane est manifeste. En même temps que l’attention portée à son aspect exécutable. Il n’y a donc pas lieu de suspecter cette politique d’une complaisance calculée. L’armée fut la première grande institution nationale à marquer de tels égards au religieux islamique en métropole.

 

fin janvier 1915
"les funérailles de Si Mohamed ben Allal", sous-officier dans un bataillon de chasseurs marocains,
fin janvier 1915, à l'hôpital Cochin
(source) © Ede : Excelsior - L'Équipe : Roger-Viollet

 

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"les funérailles de Si Mohamed ben Allal", sous-officier dans un bataillon de chasseurs marocains,
fin janvier 1915, dans les rues de Paris
(source) © Ede : Excelsior - L'Équipe : Roger-Viollet

 

 

 

La stèle funéraire «française»

 

dessin stèles
la stèle funéraire musulmane française

 
De quelle source d’architecture funéraire s’inspire le modèle de stèle dessiné par les militaires français (11) ?

En réalité, les cimetières musulmans d’Algérie offraient un polymorphisme de sépultures aux causes diverses : degré d’aisance financière de la famille du défunt, état de détérioration de la tombe, etc.

On trouve de petits édifices de type kouba, des monuments plus élevés, de simples murets de pierre bordant la sépulture, des dalles à soubassements plus ou moins surélevés, un très fréquent dédoublement des stèles : de tête (rassou) et de pied (rajlih). Les stèles offrent des contours variables, le plus souvent à sommet cintré simple ou à pourtour anthropomorphisé stylisé quasi discoïdal.

Voici quelques images de cimetières arabes algériens d’avant 1914.

 

Alger El Katar copie
Alger, cimetière arabe Et-Katar, divers contours de stèles

 

Alger El Kattar copie
Alger, cimetière arabe Et-Katar, divers contours de stèles

 

cimetière msq Sidi Abderrahmane Alger
cimetière de la mosquée Sidi Abderrahmane à Alger

 

cimetière de Mustapha
Mustapha, cimetière arabe de Sidi M'Hamed

 

Oran cimetière
Oran, cimetière arabe : nombreseuses doubles stèles et coffrets étroits plus ou moins élevés

 
À l'examen de ces sépultures musulmanes en Algérie, on devine l'inspiration des responsables en métropole. La stèle militaire «française» résulte d’un choix composite : simplicité de l’ensemble, dédoublement de la stèle, mais contour du sommet en forme d’arc outrepassé, et inscription normative ; pas de petits édicules commémoratifs.

 

Hadha qabr
stèle funéraire musumane française

 
La stèle de tête porte, en effet, un double motif : l’étoile et le croissant ; et une double mention écrite. Une épitaphe anonyme en graphie arabe : hadhâ qabr al-mahrûm (ceci est la tombe du rappelé à Dieu) ; et une en langue française devant indiquer le nom du mort, le numéro de son régiment et la date du décès.

Sur la stèle de pieds ne figure aucune inscription mais seulement le motif du croissant et de l’étoile.

La largeur et la hauteur de la stèle ont pu varier au cours des années de guerre. Mais après la guerre, c’est le dessin initial qui fut retenu avec seulement la stèle de tête (sans stèle de pied) comme on peut le voir dans les nécropoles nationales ou dans les carrés de militaires musulmans aménagés par les communes, surtout pour les victimes de la Seconde Guerre mondiale.

 

Le rôle du peintre Étienne Dinet

Les sources militaires administratives ne fournissent pas de détail sur l’élaboration ornementale de la stèle pour les musulmans. Mais un témoignage pourrait contribuer à en savoir plus. La sœur du peintre Étienne Dinet (1861-1929) - lui-même converti à l’islam en 1913 - a publié des souvenirs et documents en 1938 (12).

 

Dinet-Rollince couv

 

Elle y affirme : «Grâce à lui, le retour de très regrettables maladresses est évité ; de plus on le charge de faire avec l'aide de savants musulmans, un règlement pour l'enterrement des soldats musulmans morts pour la France. Il s'occupe d'un modèle de stèles à exécuter pour leurs tombes. Instructions et modèles sont envoyés à tous les Hôpitaux en France et cette mesure produit le plus heureux effet sur les combattants musulmans et sur leurs familles» (p. 151).

Notons que la sœur de Dinet avait été «chargée de l'organisation et de l'administration d'un hôpital à Héricy» (château de la famille), hôpital qu'elle avait dû transporter à Orléans (p. 150) puis était revenue à Héricy où Dinet vient la visiter (p. 154) ; elle connaît donc le milieu hospitalier de guerre.

Le peintre Étienne Dinet est ainsi, probablement, sinon le seul, au moins l’un des principaux concepteurs «artistiques» de la stèle funéraire musulmane française.

Signalons, encore, que son rôle ne s’est pas limité à cette implication. Dans une lettre à sa sœur (mars ou peu après mars 1915), Dinet écrit : «Je continue à m'occuper des questions musulmanes, les seules dans lesquelles je puisse apporter une toute petite contribution aux nécessités du moment. Nous venons enfin d'obtenir l'envoi d'Imams en France après 10 mois de faux-fuyants répondant à nos demandes» (p. 153).

Dinet portrait 1910
le peintre Étienne Dinet (1861-1929),
converti à l'islam en 1913 (Album Mariani, 1910)

 

La réalité des tombes musulmanes sur le front

Les preuves existent de l'utilisation de ces stèles durant le conflit. Mais les inhumations initiales, situées à proximité du front, ont souvent été déplacées du fait des bombardements. La dimension des stèles, on l’a dit, pouvait ne pas respecter celles du modèle dessiné par le service de Santé des armées et être à la fois plus haute et plus étroite.

 

Talus-Saint-Prix tombes tirailleurs algériens
Talus-Saint-Prix (Marne), stèles musulmanes de tirailleurs algériens morts dans
les combats des marais de Saint-Gond, les 8 et 9 septembre 1914

 
Une carte postale ancienne montre, à Talus-Saint-Prix (Marne), et selon la légende, des «tombes de tirailleurs algériens» décédés lors des combats des 8 et 9 septembre 1914. Les stèles sont hautes et l'ensemble des sépultures est protégé par un enclos de bois.

Malgré les mentions portées sur les cartes des combats de cette zone qui notent la présence d'une Division marocaine, il s'agit bien d'Algériens et peut-être de Tunisiens. Comme l'indique l'historien militaire britannique, Anthony Clayton, les bataillons formant cette unité sont composés de combattants "algériens ou tunisiens servant au Maroc et non de troupes marocaines" (13).

Ce qui reste ignoré est la date exacte de l'aménagement de ce petit cimetière de front.

 

Missy tombes marocaines allemandes
tombes marocaines allemandes à Missy, dans l'Aisne


Autre part, dans l’Aisne, les Allemands ont photographié pour un usage de carte postale, des sépultures de Marocains en 1915, dans le village de Missy-sur-Aisne.
La légende précise : Marokkanergräber bei Missy (tombes marocaines à Missy). Cette région ayant été occupée par l’armée allemande de janvier 1915 à avril 1917, il est à peu près certain que ce furent les Allemands qui aménagèrent ces sépultures.
D’ailleurs, le dispositif funéraire ne correspond pas aux normes françaises. Ici, nous n’avons qu’un poteau portant en son sommet une plaque de bois rectangulaire avec inscriptions (illisibles sur le document), surmontée d’un croissant.

tombes marocaines Sillery 1918
tombes marocaines près de Sillery (Marne)

 

Sillery cercle tombe marocaine
tombes marocaines près de Sillery (Marne) ; la stèle cerclée de noir sur l'image est aisément identifiable


Une autre image, datant apparemment de 1918, porte en légende (en langues française et anglaise) : «Tombes marocaines près de Sillery». Il est difficile aujourd’hui d’identifier toutes ces sépultures comme spécifiquement musulmanes. Cependant, on distingue sur le sommet d’une stèle-poteau un croissant tel que les Allemands en ornaient les tombes de Marocains à Missy-sur-Aisne. La probabilité d’authenticité de la légende de la carte postale est donc très forte.

Dans le cas de Sillery, on peut observer une continuité de l'inhumation, mais avec une modification de l'endroit. Entre les tombes arrangées à la hâte du temps de guerre et les aménagements plus systématiques de la sortie de guerre. En 1923, une nécropole nationale fut organisée à Silléry pour regrouper les morts des batailles de Champagne entre 1914 et 1918.

 

Sillery travaux dans cimetière
travaux dans le cimetière national de Sillery (sans date)


Une photographie montre des stèles musulmanes simples, sans stèles de pied, mêlées aux tombes chrétiennes. On ignore la date mais l'aspect indique qu'il s'agit probablement des premières années de la nécropole.

 

nécropole Sillery (1)
nécropole nationale de Sillery, après 1923 ;
les stèles musulmanes sont visibles dans les premiers rangs

 

Diapositive1

 

nécropole Sillery (3)
nécropole de Sillery, peut-être àvers la fin des années 1920 ;
stèles musulmanes visibles parmi les premiers rangs

 
La nécropole de Sillery fut, en effet, réaménagée à plusieurs reprises, en 1927, 1928, 1931 et 1933, accueillant des corps exhumés des cimetières de la Marne, à l'est de Reims.

Sur des cartes postales anciennes du cimetière dans les années 1930, on observe toujours les stèles musulmanes. Les inhumations du front sont donc restées, dans ce cas, à peu près au même endroit.

 

nécropole Sillery (4)
nécropole de Sillery, totalement aménagée ; stèles musulmanes visibles à l'entrée

 

nécropole Sillery (5)
nécropole de Sillery, stèles musulmanes dos-à-dos avec des croix chrétiennes

    

La réalité des tombes musulmanes à l’arrière

La pratique de l’inhumation loin du front a laissé des témoignages iconographiques plus nombreux.

À l'arrière, en effet, les stèles ont été utilisées dès 1915 dans les espaces musulmans des cimetières parisiens, à Bagneux, à Pantin, à Ivry et à Nogent-sur-Marne. Dans cette localité, fut édifiée, au cœur du Jardin colonial qui abritait alors un hôpital militaire, la mosquée de bois desservie par les imams du «camp retranché» de Paris.

En janvier 1916, le directeur du Jardin colonial, Prudhomme, fait parvenir à diverses administrations un dossier de photos des inhumations musulmanes dans ces diverses localités (14). Une mise en scène accompagne les clichés, destinée à prouver l'intérêt que les musulmans mobilisés en France pouvait porter à ces tombes marquant leur confession : on y a fait figurer des combattants musulmans décorés et/ou blessés (15).

 

tombe Pantin (1)
tombes musulmanes au cimetière de Pantin, début 1915

 
Les stèles ne sont pas de forme identique. Celles du cimetière de Pantin sont étroites et hautes, environ quatre-vingt centimètres, et dédoublées. Y figurent les mêmes inscriptions que sur le modèle «officiel».

Un soldat, médaillé, portant seroual et chéchia, probablement en convalescence, pose une main bienveillante sur le sommet de la stèle du défunt Ahmed Miliani, tirailleur algérien mort le 20 juin 1915. Sur le site Mémoire des Hommes, la fiche d'Ahmed Miliani nous apprend qu'il est présumé né en 1873, région de Mostaganem, qu'il appartenait au 2e régiment de Tirailleurs algériens et qu'il est mort le 21 juin 1915 à l'hôpital Chaptal à Paris, des suites d'une pneumonie.

 

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tombes musulmanes au cimetière de Bagneux, début 1915


Dans le cimetière de Bagneux, le même soldat fait face à d’autres stèles plus conformes au «modèle» : leur taille est plus réduite et elles sont plus larges. Les soldats sont morts entre janvier et mars 1915.

 

tombes Ivry (1)
tombes musulmanes au cimetière d'Ivry, début 1915


Enfin, une troisième photo, dans le cimetière d'Ivry, montre un autre type d’agencement : la stèle de tête est haute et étroite tandis que celle des pieds est petite et plus large. L’une d’entre elles ne compte que des informations écrites en arabe. Et sur son arrière, on peut lire «stèle des Amitiés Musulmanes».

Il ne semble pas que ces différences de taille revêtent une signification particulière. Elles sont sans doute imputables à de simples questions d’ordre matériel.

Le fait que ces combattants décédés au début de 1915, après un séjour dans l’Hôpital du Jardin colonial de Nogent-sur-Marne ou dans d'autres hôpitaux, soient enterrés selon leur rite funéraire, prouve l’usage très rapide des règles prescrites à cet effet dès l’automne 1914.

 

tombes musulmanes française hors de France

On trouve des marques de cette même déférence, à l’égard de la confession musulmane des combattants provenant de l’Empire colonial, sur des champs de bataille hors de France.

Par exemple en Roumanie, dans une aile du cimetière Bellu à Bucarest. C'est dans l'entre-deux guerres que furent élévées ces stèles de tirailleurs algériens décédés au cours des années 1917 et 1919, à côté du "carré français" des soldats du corps expéditionnaire (16).

 

tombes à Bucarest (1)
tombes musulmanes de soldats français dans le cimetière Bellu à Bucarest en Roumanie (source)


Sur la photo ci-dessus, la tombe de droite est celle de Mansour Bhasiu. Un relevé du généalogiste Michael Allardin identifie 22 noms du carré musulman. Il existe, en Roumanie, d'autres tombes de soldats musulmans de la Première Guerre mondiale.
Le site de l'ambassade offre ces deux vues de la sépulture et du monument dédié au "prince arabe", Mohamed Gherainia, dans la ville de Slobozia :

 

prince arabe Gherainia (1)
sépulture du "prince arabe", Mohamed Gherainia, à Slobozia (Roumanie)

 

prince arabe Gherainia (2)
monument du "prince arabe", Mohamed Gherainia, à Slobozia (Roumanie)

 

tombes musulmanes d'après-guerre

Il n'est pas traité dans cette intervention des sépultures d'après-guerre : nécropoles, "carrés" communaux... Mais ces pratiques d’inhumation du temps de guerre ont été poursuivies à partir de 1919 et dans les années ultérieures au sein des nécropoles nationales ou dans des cimetières communaux.

Il a pu arriver que des erreurs soient commises dans l’identification confessionnelle des sépultures.

Ainsi, le 7 décembre 1921, la préfecture de Seine-et-Marne répond au Service des Affaires algériennes du ministère de l’Intérieur : «…vous m’avez signalé qu’il avait été placé, par erreur, des croix au lieu de stèles sur les tombes des soldats indigènes de religion musulmane, inhumés dans le cimetière de Neufmontiers […] le fait articulé est exact ; le cimetière de Neufmontiers-les-Meaux va disparaître et les restes des soldats qui y sont inhumés seront transportés dans le courant de janvier dans un autre cimetière. À ce moment-là des stèles rituelles seront apposées sur les tombes dont il s’agit» (17).

Il existe, provenant d’une toute autre source - puisqu’il s’agit de cartes postales anciennes - des souvenirs iconographiques des lieux évoqués dans l'échange de courrier ci-dessus.

 

Neufmontiers tombes 1914-1916 (1)
Neufmoutiers (Seine-et-Marne), vue de stèles musulmanes et chrétiennes,
probablement avant 1916


Une photographie enregistrant un état apparemment antérieur à 1916 est intitulée «Bataille de l’Ourcq (18). Les tombes de nos héros dans la grande plaine de la Brie». Elle est située à Neufmontiers. On y voit quelques tombes chrétiennes et au moins une musulmane avec une stèle dédoublée à la découpe identique au «modèle» du Service de Santé des armées.

 

Neufmontiers cimetière militaire 1914-1918 (2)
Neufmoutiers (Seine-et-Marne), cimetière militaire, après 1918


Une autre photographie dévoile «le cimetière militaire, 1914-1918» de Neufmontiers. On peut conjecturer, avec quelque vraisemblance, qu’il s’agit d’une extension du lieu figurant sur la photographie précédente. Les sépultures chrétiennes occupent la totalité du paysage. On peut, cependant, soupçonner une ou deux sépultures musulmanes sur le côté gauche du cliché. D’après la correspondance citée ci-dessus, des tombes musulmanes furent pourvues de croix au lieu de stèles ; peut-être certaines d’entre elles figurent-elles sur ce cliché ?

 

Les rites alimentaires musulmans

Il en va des rites alimentaires comme des sépultures : les archives de consignes sont plus disertes que les manifestations concrètes de leur application.

Le journal Les Amitiés Musulmanes, organe officiel de l'association homonyme présidée par Maurice Raynaud, député, ancien ministre publie un article «La France et ses musulmans» (19).

Il rappelle les consignes du service de Santé et ajoute : «Lorsqu'un hôpital contient des Algériens, Tunisiens, Marocains ou autres musulmans, il convient, chaque fois que ce n'est pas impossible, de les réunir dans une même salle. Il faut en outre leur faire une cuisine à part, accommodée à l'huile, au beurre, mais jamais à la graisse de porc qui leur est formellement interdite par leur religion ; il convient de permettre à l'un d'eux de surveiller la préparation des repas, afin de leur enlever toute inquiétude à ce sujet».

L’auteur évoque également les consignes relatives au «jeûne de Rhamadan» dont il fournit comme dates extrêmes les 13 juillet et 13 août 1915 (20).

Sans que cela relève de l'Armée, les Amitiés Musulmanes ont organisé des rencontres à l'occasion de fêtes traditionnelles, comme celle du 1er septembre 1916, à la fin du mois de ramadan qui avait débuté le 2 juillet précédent.

Un milieu hétéroclite se retrouve : des soldats indigènes (souvent blessés) nord-africains et sénégalais, des Kabyles de Paris, des musiciens, des chanteuses, des enfants même, des militaires officiers, des personnalités civiles et politiques, des civils de métropole hommes et femmes (source des photos suivantes : Gallica).

 

fête Amitiés Musulmanes 1er sept 1916 (1)
fête de fin de ramadan, 1er septembre 1916 au siège des Amitiés Musulmanes

 

fête Amitiés Musulmanes 1er sept 1916 (2)
fête de fin de ramadan, 1er septembre 1916 au siège des Amitiés Musulmanes

 

fête Amitiés Musulmanes 1er sept 1916 (3)
fête de fin de ramadan, 1er septembre 1916 au siège des Amitiés Musulmanes

 

fête Amitiés Musulmanes 1er sept 1916 (4)
fête de fin de ramadan, 1er septembre 1916 au siège des Amitiés Musulmanes

 

fête Amitiés Musulmanes 1er sept 1916 (4 bis)
fête de fin de ramadan, 1er septembre 1916 au siège des Amitiés Musulmanes :
musiciens, chanteuses, soldats, civils...

 

Sur le front, ou à l'arrière, dans le milieu proprement militaire, quelques images de consommation alimentaire rituelle lors d’occasions exceptionnelles existent.

 

méchoui Tirailleurs marocains
préparation d'un méchoui par des tirailleurs marocains à Amiens au début de la guerre


Par exemple, cette carte postale représente quelques tirailleurs marocains affairés à la préparation d’un méchoui à Amiens, apparemment au début de la guerre. Il s'agit plus de tradition que de religion, certes. Mais l'animal a dû être sacrifié rituellement.

D’autres photographies ont fixé différents moments de la diffa (repas traditionnel destiné à des hôtes de marque) du 16 septembre 1918 organisée dans le Jardin Colonial de Nogent (21) qui abritait, rappelons-le, un hôpital pour blessés et convalescents et une mosquée de bois. Cette diffa fut offerte par le Gouverneur Général de l’Algérie, Charles Jonnart à l’occasion de l’aïd el-kebir (10 dhoul hidja 1336).

 

Diffa (1) Nogent 1918
diffa dans le Jardin Colonial de Nogent pour l'aïd el-kebir, 16 septembre 1918

 

Diffa (2) Nogent 1918
diffa dans le Jardin Colonial de Nogent pour l'aïd el-kebir, 16 septembre 1918

 

Diffa (3) Nogent 1918
diffa dans le Jardin Colonial de Nogent pour l'aïd el-kebir, 16 septembre 1918

 

Diffa (4) Nogent 1918
diffa dans le Jardin Colonial de Nogent pour l'aïd el-kebir, 16 septembre 1918

 

On y voit des soldats occupés à la cuisson des deux animaux mis à la broche puis la découpe du mouton. De nombreuses personnes figurent sur ces clichés : des militaires musulmans, des officiers, quelques individus en civil dont un enfant. Trois «religieux» apparaissent ; les deux vêtus de tenues blanches sont les deux imams attachés à la mosquée, les cheikhs Si Mokrani et Si Katrandji.

 

Culte, imams et mosquées

Il faut enfin envisager la question de la prière et des lieux de culte.

Il n’est pas fait mention, dans les archives que j’ai consultées, ni de tenues de prières ni de la présence d’imams auprès des troupes coloniales sur le front. Il est, par contre, probable que les inhumations de soldats musulmans aient donné lieu à la prière des morts précédant l’inhumation proprement dite. Mais par qui ont-elles été dirigées ? Nous ne le savons pas.

Le journal, déjà cité, Les Amitiés Musulmanes, après avoir évoqué le dispositif rituel des enterrements précisait aussi, en janvier 1916 : «Il faut leur faciliter l'exercice des rites de leur religion, en mettant à leur disposition une pièce où ils puissent faire leurs ablutions. Enfin, il faut éviter tout acte de prosélytisme, tels que distribution de médailles ou images de piété et même ne laisser entrer dans la salle des musulmans aucun ministre d'une religion quelconque».

Les échanges de courriers entre la Direction des Affaires Indigènes au Gouvernement Général d’Alger et le ministère de l’Intérieur à Paris, mentionnent les «imams aux armées» (22).

Cette formule désigne les quelques imams qui furent affectés parmi les unités cantonnées à l’arrière, souvent dans les hôpitaux et centres de convalescence.

 

caserne Toiras Alais
Alès, caserne Thoiras, dépôt des 4e et 8e régiments de tirailleurs pendant la guerre,
où fut notamment affecté l'imam Mohamed ben Brahim Ould Taieb

 

Dans la ville d'Alès - orthographié encore sous la forme Alais - la caserne de la rue Pasteur abritait, jusqu'à l'été 1914, le 40e régiment d'Infanterie qui monta au front dès le début de la guerre. À partir de février 1915, la caserne désaffectée devint le dépôt des 4e et 8e régiments de tirailleurs tunisiens.

Des soldats étant décédés sur place, il fallut envisager un lieu pour les inhumations. Une délibération du conseil municipal, en date du 23 octobre 1915, évoque la nécessaire "création d'un cimetière mahométan" (source : arch. mun. Alès, I D 69).

 

caserne Aix (1)
Aix-en-Provence, caserne Forbin, dépôt des tirailleurs algériens pendant la guerre,
où fut notamment affecté l'imam Mohamed ben Brahim Ould Taieb

 

Aix caserne Miollis (1)
Aix-en-Provence, caserne Miollis, dépôt des tirailleurs indigènes pendant la guerre,
où fut notamment affecté l'imam Mohamed ben Brahim Ould Taieb

 

Le 17 mai 1919, le lieutenant-colonel Hannezo, commandant supérieur des Dépôts de tirailleurs d’Aix et d’Alais (Alès) évoque le cas de l’imam Mohamed ben Brahim Ould Taieb qui quitte la France et la quinzième région où il a servi avec le grade de sous-lieutenant :

«j’ai le devoir de rendre hommage à ce brave chef religieux qui, en toutes circonstances, a prêté son concours loyal et empressé aux Autorités militaires, aux médecins, aux chefs d’établissements du service de Santé et a porté partout le réconfort aux musulmans qu’il a vus dans les hôpitaux, les casernes et les cantonnements ; il a soulagé bien des peines ; il a donné d’excellents conseils aux jeunes soldats au moment de leur arrivée en France et de leur envoi au front et a souvent été l’intermédiaire de ses coreligionnaires auprès de leurs chefs et de leurs familles».

Au-delà du caractère convenu de ce type de lettre – dont il n’y a pas lieu par ailleurs de douter de la sincérité factuelle – on enregistre ainsi des informations sur les différentes activités de ces «imams aux armées».

Par une lettre antérieure à lui adressée, on apprend que cet imam a été désigné en juillet 1915, par le cabinet du Gouverneur Général de l’Algérie, pour remplir ces fonctions : «Vous recevrez en cette qualité, en dehors de vos frais de route (250 francs) que vous toucherez à votre arrivée, une indemnité forfaitaire mensuelle égale à la solde de sous-lieutenant…». Les activités de cet imam ont donc duré près de quatre années (6 juillet 1915 – 31 mai 1919).

Il était originaire d’Oran où il exerçait la profession de courtier et brocanteur, et représentait la zaouïa Senoussia du cheikh Ben Tekouk de Bouguirat. Signalons, cependant, qu’en 1921, les appréciations du préfet d’Oran étaient nettement moins élogieuses à l’égard de Hadj Mohammed Brahim… (23).

Mis à part les dépôts du sud de la France, la présence d'imams auprès des soldats français de confession musulmane est attestée à Paris. Cette assistance religieuse est mise en scène par l'Armée. Comme le montre cette photographie de la délégation musulmane, présidée par Si Kaddour ben Ghabrit, au printemps 1916 à l'hôpital de Nogent-sur-Marne.

 

mission musulmane 1916 Jardin Colonial
mission musulmane au Jardin Colonial de Nogent, 13 novembre 1916 ;
Si Kaddour ben Ghabrit est le troisième en partant de la gauche

 
Trois édifices, d’initiative française, attestent de cette politique d’égards envers les combattants de religion musulmane venus des colonies : la mosquée du Jardin Colonial de Nogent-sur-Marne, la kouba du cimetière de Nogent-sur-Marne et la Mosquée de Paris plus tardive.

 

La mosquée en bois du Jardin Colonial (1916)

C'est à la fin de l'année 1914, que la décision est prise d'utiliser les pavillons du Jardin Colonial de Nogent-sur-Marne pour accueillir des blessés (hôpital bénévole n° 18 bis). Il s'agit d'un lieu de convalescence et non d'opérations chirurgicales ; les soins sont légers. Et la présence relativement durable pour les mutilés.

 

hôpital Jardin Colonial
hôpital du Jardin colonial à Nogent-sur-Marne, convalescents musulmans

 

hôpital Jardin colonial cantine
hôpital du Jardin colonial à Nogent-sur-Marne, vers le réfectoire

 

C'est dans ce lieu qu'en réponse à la propagande allemande auprès des prisonniers musulmans de l’armée française en Allemagne, le ministère des Affaires étrangères prend l’initiative de l’élévation d’une mosquée.
L'Allemagne, alliée de la Turquie, se devait d'être attentive à la question religieuse, et les Turcs savaient le leur rappeler. En témoigne ce résumé d'un article paru dans la revue hebdomadaire panislamique et germanophile, Djihân-i Islâm, publiée à Constantinople par la Société de Bienfaisance musulmane (Djem'-iyèt-i Khaïriyé-i Islâmiyé), n° 31, du 26 novembre 1914 (13 moharram 1333) :

Mosquée à Berlin 1914 Turcs
Revue du Monde Musulman, tome trentième, 1915, p. 385

 

Zossen
mosquée de Zossen en Allemagne (carte postale colorisée)

 

Mosquée Zossen
mosquée de Zossen-Wünsdorf en Allemagne pendant la Grande Guerre


Pierre de Margerie (1861-1942), directeur des Affaires politiques au ministère des Affaires étrangères, explique dans une lettre du 16 janvier 1916, le sens de la riposte française :

Pierre de Margerie
Pierre de Margerie, en 1929

«Les autorités militaires allemandes ayant fait ériger à Zossen, près de Berlin, où se trouvent détenus trois mille de nos prisonniers musulmans, une mosquée que sont conviés à visiter périodiquement, dans un but de réclame, des publicistes turcs, persans et égyptiens, le gouvernement de la République a cru devoir, comme vous le savez, répondre à cette manœuvre de nos ennemis en faisant ériger un oratoire musulman au centre du Jardin colonial à Nogent-sur-Marne où il a installé un hôpital spécialement destiné aux blessés mahométans.

J'ai l'honneur de vous adresser, ci-joint, un dessin de cette mosquée que j'ai fait parvenir également à nos agents en pays musulmans en les invitant à y donner le plus de publicité possible» (24).

 

dessin Mosquée Nogent (1)
plan en élévation de la mosquée prévue pour le Jardin colonial, 1915

 

dessin Mosquée Nogent (2)
plan en élévation de la mosquée prévue pour le Jardin colonial, 1915 ;
légende en arabe rédigée par les imams Si Mokrani et Si Katranji


La construction fut assez rapide. Le ministère des Affaires étrangères donne pour instruction au ministère des Colonies de suivre l’avis de la Commission interministérielle des Affaires musulmanes (C.I.A.M.) en date du 23 mars 1916, selon laquelle :

«la remise de la mosquée aux imams devait faire l'objet d'une cérémonie à laquelle les musulmans seraient seuls conviés. Il conviendrait également qu'un compte-rendu de la fête fût fait par un lettré musulman en insistant sur le caractère uniquement religieux de la cérémonie et je m'empresserais de faire donner à son récit la publicité des journaux arabes subventionnés par le ministère des Affaires étrangères.
Je vous serais obligé à cet effet de vouloir bien faire envoyer quelques exemplaires du récit que ferait le thaleb désigné par la direction de l'hôpital du Jardin Colonial.
La Commission des Affaires musulmanes ne verrait, d'autre part, que des avantages, lorsque le culte sera pratiqué dans la mosquée du Jardin Colonial, à ce qu'une visite fût faite à Nogent par des personnalités particulièrement qualifiées pour représenter le gouvernement
…» (25).

Les préoccupations de politique internationale sont manifestes. Il s’agit de mettre en évidence les efforts du gouvernement de la République pour respecter les croyances religieuses des militaires d’origine musulmane et conforter ainsi les populations «mahométanes» de ses colonies.

 

Mosquée Jardin Colonial (1)
sortie de la mosquée du Jardin colonial, le jour de l'aïd el-kebir, 16 septembre 1918
(10 dhoul hijja 1336) ; à gauche, l'imam Katranji est le premier des dignitaires religieux (barbe blanche),
l'imam Mokrani est le deuxième (au centre), tous deux de rite malékite, à droite, probablement l'imam hanéfite


La mosquée est inaugurée le 14 avril 1916. Les motifs d’ordre politique ressortent prioritairement. Le compte rendu en langue arabe fut réalisé par l’un des deux imams et traduit par l’officier interprète Hennecart :

«Louange à Dieu !

Que la prière et le salut soient sur le Prophète de Dieu.

Le 10 du mois de Djoumad El Hani an 1334 de l'hégire correspondant au 14 avril 1916… a été inaugurée la mosquée que le gouvernement français a fait construire dans l'hôpital du Jardin Colonial…. Étaient présents les soldats musulmans, blessés (en traitement dans les hôpitaux de Paris)…

À cette occasion, un repas composé suivant le goût des indigènes de l'Afrique (du Nord) leur fut servi : couscous, méchouis, gâteaux arabes, etc…

Ce jour-là, la prière du dohor fut dite par les imams Cheikh Mokrani et son collègue Katranji Sid Abderrahman.

Après la prière, les musulmans présentèrent au Dieu très haut une requête d'un cœur sincère, pour qu'il fasse triompher leur gouvernement, la France et ses alliés de son ennemie l'Allemagne et de ses complices…

Tous ont manifesté la joie et la reconnaissance que mettait dans leur cœur le témoignage de sollicitude que venait de leur donner la France, respectueuse de leur religion et de leurs coutumes, en leur offrant cette magnifique mosquée…

Tous, d'une seule voix, en sortant de cette mosquée se sont écriés : "Nous sommes les enfants de la France, nous sommes venus volontairement de notre pays pour aider jusqu'à notre dernier souffle notre noble Mère la France, qui est la représentante du droit et qui marche dans la voie droite : la voie de la Justice et nous avons la conviction absolue que la victoire est pour Elle, ses armées et ses alliés".

Les Musulmans se séparèrent sur ces paroles, heureux et louant les hautes vertus de leur patrie la France» (26).

 

Msq Jardin colonial groupe
groupe de musulmans convalescents devant la mosquée du Jardin colonial


La mosquée bâtie fut à peu près conforme au dessin préparatoire. Le minaret et l’ensemble de l’édifice avaient une belle allure. Y eurent recours les soldats séjournant à l’hôpital ainsi que des civils venus leur rendre visite.

Au moins deux imams y étaient présents en permanence à la mosquée du Jardin colonial. Ils accompagnaient les blessés et convalescents jusqu’au café de l’Hôpital, comme le montre cette photo (27).

 

Mosquée Jardin Colonial (2)
les hospitalisés du Jardin colonial au café, avec leurs imams

 

présence musulmane en d'autres hôpitaux militaires

D’autres hôpitaux accueillirent des blessés musulmans. Par exemple celui de Moisselles (ancienne Seine-et-Oise, actuel Val d’Oise).

L’agent hospitalier Luc Ciccotti y a consacré un mémoire de fin d’études et cite le témoignage d’un ancien employé de l’hôpital, J. Cuypers (28) :

«De nombreux soldats blessés, dont certains d'origine algérienne et tunisienne, y furent soignés. Il y avait des ateliers de rééducation, tels une salle d'électrothérapie, dont témoigne une carte postale.

Entre juin 1916 et juillet 1919, il y eut 38 soldats qui décédèrent à l'hôpital des suites de leurs blessures. Parmi eux, il y eut 29 corps qui furent inhumés au "Carré militaire" de notre cimetière, qui comporte 35 emplacements. Les 6 emplacements "vides" correspondant sans doute à des exhumations de corps réclamés par les familles dès la fin de la guerre».

 

Moisselles mécanothérapie
salle de mécanothérapie à l’hôpital de Moisselles


Une autre image montre la présence de musulmans, à Moisselles, lors d’une cérémonie de décoration présidée par Justin Godart, sous-secrétaire d’État à la Guerre et responsable du service de Santé militaire de 1915 à 1918.

Le personnage, au premier plan, portant turban et gandoura est peut-être un «religieux» musulman.

 

Moisselles blessés décorés
hôpital de Moisselles, décoration de blessés musulmans


L’hôpital de Carrières-sous-Bois (ancienne Seine-et-Oise, actuelles Yvelines) abritait trois pavillons destinés, chacun, aux Algériens, aux Marocains, aux Tunisiens. Le gouverneur Général de l’Algérie, Lutaud s’y rendit en visite.

 

Carrières Lutaud
hôpital de Carrières-sur-Seine, le Gouverneur Lutaud s’adresse aux blessés musulmans

 

Carrières pav marocain
hôpital de Carrières-sur-Seine, pavillon affecté aux blessés marocains

 

pavillon tunisien Carrières-sous-Bois cpa
hôpital de Carrières-sur-Seine, pavillon affecté aux blessés tunisiens

 

Carrières pav Tunisiens
hôpital de Carrières-sur-Seine, pavillon affecté aux blessés tunisiens

 

Carrières pav algérien
hôpital de Carrières-sur-Seine, pavillon affecté aux blessés algériens

 
Sans certitude absolue, on peut imaginer que le personnage accoudé à la fenêtre du pavillon des blessés algériens, à côté d’un soldat musulman, soit un imam en visite le jour où cette image fut prise. Ce cliché est, en effet, un élément d’une série doublement légendée, en langue française et en langue arabe, souvent effectué lors d’une visite officielle et destinée à servir de propagande.

En tout cas, à Carrières-sous-Bois, des fêtes traditionnelles furent organisées comme en fait foi cette carte postale du méchoui offert par le Gouverneur Lutaud aux «troupes africaines».

 

Carrières-sous-Bois hôpital méchoui
hôpital de Carrières-sur-Seine, méchoui offert par le Gouverneur général de l'Algérie


Signalons, au passage, que l'Armée ne se préoccupait pas que du religieux. Elle organisait également une formation technique, comme ce cours d'agriculture mis en scène sur cette photo.

 

Carrières cours d'agriculture
hôpital de Carrières-sur-Seine, cours d'agriculture pour convalescents des troupes africaines

 

La kouba de Nogent-sur-Marne (1919)

Une initiative différente, par la nature de ses promoteurs, eut pour cadre le cimetière militaire de Nogent-sur-Marne.

La kouba (en arabe qubba), appelée également «marabout», est un élément additionnel d'une architecture funéraire qui se compose d'abord des tombes et de leur (éventuelle) ornementation.

Le terme désigne un édifice plutôt carré surmonté d'une coupole. Dans les pays de tradition islamique, il est devenu le type même du mausolée qui peut abriter la tombe d'un pieux personnage ou seulement rappeler son esprit. La kouba peut être un monument isolé, en dehors du périmètre des nécropoles, ou bien avoir été construite à l'intérieur du cimetière. De nombreux exemples peuvent être invoqués au Maghreb.

 

marabout (1)
marabout (ou qubba) de Sidi M'Hamed à Blida, en Algérie

 

marabout (2)
marabout de Sidi-Aâsem à Oujda, au Maroc

 

marabout (3)
marabout et pélerinage de Sidi Mohand-Amokran à Bougie, en Algérie

 

C'est principalement à Émile Piat (né en 1858) que l'on doit la construction de la kouba dans le cimetière de Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne) en France. Consul général (promu au grade de ministre plénipotentiaire en février 1919), il était attaché au cabinet du ministre des Affaires étrangères et chargé de la surveillance des militaires musulmans dans les formations sanitaires de la région parisienne (Nogent, Carrières, Moisselles). Sa correspondance laisse penser qu'il maîtrisait la langue arabe (29).

Émile Piat n'a pas laissé de traces écrites des raisons qui l'ont amené à choisir ce type de monument pour honorer le souvenir collectif de soldats décédés. Mais, dans une lettre du 14 juin 1918, il explique à son ami, le capitaine Jean Mirante, officier traducteur au Gouvernement général en Algérie, les origines de son projet :

«Ayant eu l’impression que l’érection d’un monument à la mémoire des tirailleurs morts des suites de leurs blessures aurait une répercussion heureuse parmi les populations indigènes de notre Afrique, j’ai trouvé à Nogent-sur-Marne, grâce à l’assistance de M. Brisson, maire de cette ville, un donateur généreux, M. Héricourt, entrepreneur de monuments funéraires qui veut bien faire construire un édifice à ses frais dans le cimetière de Nogent-sur-Marne».

Obtenant le soutien financier de la section algéroise du Souvenir Français, par l'entremise de Mirante, il reçoit une somme de 1 810 francs destinée aux frais de la décoration de la kouba. Le gros œuvre est financé et effectué par le marbrier funéraire, Héricourt.

kouba photo ancienne
la kouba de Nogent-sur-Marne, construite en 1919


Au-delà de son architecture typique, la dimension religieuse du monument est explicite ainsi qu'en témoignent les deux versets du Coran (III, 169 et 170) devant être inscrits au frontispice après avoir été choisis par le muphti Mokrani en poste au camp retranché de Paris et à l'hôpital du Jardin colonial. L'édifice est inauguré le 16 juillet 1919.

 

Versets du Coran koubba de Nogent
versets du Coran choisis par le consul Émile Piat pour la kouba de Nogent

 

Les versets en question sont les 169 et 170 de la sourate III du Coran :

(169) - et ne prends pas ceux qui furent tués sur le chemin de Dieu pour des morts. Oh non ! ils vivent en leur Seigneur, à jouir de l'attribution

(170) - joyeux de ce qu'Il leur dispense de Sa grâce, et d'avance contents pour ceux de leurs émules qui ne les ont pas encore rejoints : point de crainte à se faire sur eux, non plus qu'ils n'ont de mélancolie (traduction Jacques Berque).

Émile Piat termine sa lettre du 14 juin 1918 en précisant : «Ces versets, qui ont été choisis par le muphti Mokrani, ont reçu l’approbation des notables africains auxquels je les ai lus en leur apprenant qu’ils seraient inscrits sur le monument, car je n’ai pas eu encore la possibilité de les faire graver sur marbre».

La kouba de Nogent fut donc édifiée à la fin de la Première Guerre mondiale grâce à une conjonction d'initiatives : la politique de gratitude et de reconnaissance de l'institution militaire à l'endroit des soldats venus du domaine colonial, l'empathie d'un consul entreprenant et l'entremise d'un officier des affaires indigènes en poste à Alger, le soutien d'un édile communal et la générosité d'un marbrier.

Cette osmose dépasse toute politique d'intérêts au sens étroit. C'est ce surplus de signification qui en fait un symbole d'une mutuelle reconnaissance.

 

kouba Nogent Reçu Héricourt 6 fév 1919
reçu du marbrier Héricourt adressé à Émile Piat, le 6 février 1919 (source Caom GGA, 1 Cab 4)


C'est à la fin des années 1950 que commence à se poser le sort des tombes musulmanes et de la kouba qui s'élève sur ce carré militaire. En 1971 et 1972, diverses démarches ne permettent pas de dégager une solution technique ni de désigner l'autorité habilitée à décider et à financer les travaux de restauration de la kouba.

Pendant ce temps, l'édifice se détériore et penche. Le recteur de la Mosquée de Paris, Si Hamza Boubakeur, sollicité mais désargenté, espère en un financement public. En vain. Finalement, le 9 mars 1982, les responsables municipaux constatent «l'effondrement naturel» du monument.

 

kouba Nogent 1919 et 2010

 

Aujourd’hui, cette kouba a été nouvellement érigée (30) - après la découverte archivistique que j’en avais faite - grâce à l’association Études Coloniales, aux efforts et la persévérance de mon ami, le professeur Daniel Lefeuvre devant la disparition tragique duquel, lundi 4 novembre 2013, je m’incline avec une grande émotion.

Le nouvel édifice, identique à l’ancien (avec les versets coraniques choisis à l’époque mais non posés), a été inauguré le 28 avril 2011. La clé de la première kouba, conservée par le marbrier, a été scellée dans le sol de la kouba reconstruite. (cf. une évocation de l'inauguration)

 

kouba 28 avril 2011
Daniel Lefeuvre (Études Coloniales) et Sébastien Eychenne (adjoint au Maire), le 28 avril 2011

 

La Mosquée de Paris (1920-1926)

On prétend souvent, sans nuances, que la construction de la Mosquée de Paris fut le symbole de la reconnaissance officielle de la France pour les sacrifices consentis par les combattants musulmans de son Empire.

Ce n’est que partiellement vrai. Pour deux raisons (31).

**

1) D’abord, le projet d’une mosquée à Paris avait deux précédents inaboutis, en 1846 et en 1895, sans qu’il soit à l’époque question du patriotisme de soldats à honorer mais, bien plutôt, d’une optique globale des rapports de la métropole et des sujets de ses colonies.

Quant à la genèse du bâtiment actuel elle mobilise une triple généalogie antérieure :

- a) les initiatives obstinées du courant indigénophile animé par le fondateur de la Revue Indigène (1906), Paul Bourdarie (1864-1950) qui multiplia les démarches et monta un projet ;

- b) l’intervention d’Émile Piat, concepteur de la kouba de Nogent qui annonce au capitaine Jean Mirante, des Affaires Indigènes d’Alger qu’il «a été décidé à la suite d’une démarche qui a été faite auprès de M. Bèze du ministère de l’Intérieur par MM. Diagne, Cherfils et le Dr Bentami et à laquelle je me suis associé, qu’une mosquée serait édifiée à Paris. J’espère que le Gouvernement général facilitera les souscriptions en Algérie. La construction de cet édifice dans notre capitale aura un retentissement énorme dans tout l’Islam» ;

- c) et, enfin, l’impulsion donnée par le ministère des Affaires étrangères qui crée la Société des Habous des Lieux saints de l’Islam en 1916-1917.

Bourdarie expose en 1917 les trois dimensions de sa vision politique visant à «resserrer étroitement les liens intellectuels et moraux qui unissent la France et l'Islam». Première donnée, notre pays comptait sur son territoire nord-africain 15 millions de musulmans ; ensuite, avec ses ambitions sur la Syrie, il allait devenir la première puissance musulmane arabe ; enfin, par son alliance avec le chérif de la Mecque, il était désormais partie intégrante d'un front arabe.

Il fallait donc concevoir pour l’après-guerre : «la conquête morale des élites du monde arabe et musulman [et rechercher] les ponts existants ou à établir entre la civilisation arabe et la civilisation française. Dans ce but, les promoteurs [d'un Institut franco-arabe musulman] avaient tout d'abord eu la pensée de proposer l'édification à Paris d'une mosquée. Le projet Bourdarie-Tronquois, adopté et soutenu par MM. Herriot, sénateur, Benazet, Marin, Prat, députés, Girault, de l'Institut, A. Brisson, etc... ainsi que par de nombreux musulmans, a reçu l'approbation successive de la Commission interministérielle des Affaires musulmanes, de M. le Président A. Briand et du Conseil des ministres» (32).

Bourdarie photo portrait
Paul Bourdarie (1864-1950) (source)

Le directeur de la Revue Indigène témoigna, évidemment, de la gratitude qu’il fallait manifester face au sang versé par les combattants venus des colonies : «En mai et juin 1915, j'entrais en relations suivies avec un architecte, élève de Girault, de l'Institut, M. E. Tronquois. Nos causeries roulant fréquemment sur l'Islam et le rôle des musulmans français sur les champs de bataille, M. Tronquois émit un jour l'opinion que le véritable monument commémoratif de leur héroïsme et de leurs sacrifices serait une Mosquée» (33).

Mais Bourdarie inscrit d’abord son projet dans la dynamique de rapports à venir avec le monde de l’Islam et non dans la seule reconnaissance mémorielle du conflit en cours – même si les deux facteurs étaient liés.

 

extrait Revue Indigène 1920
Extrait de la Revue Indigène, octobre-décembre 1919 (1920) :
"L'Institut musulman et la Mosquée de Paris"

 
Le quai d’Orsay, de son côté, en demandant à Si Kaddour ben Ghabrit (1868-1954) de créer une association de droit musulman (dont Pierre de Margerie a désigné lui-même les membres) afin d’acquérir, sous forme de bien habous, un hôtel pour les pèlerins nord-africains à La Mecque, était principalement préoccupé de la politique de guerre menée au Proche-Orient.

La diplomatie française devait contrer les appels au jihad lancés par le calife à l’adresse des populations musulmanes de l’Empire colonial, contrebalancer le puissant jeu britannique dans la région et disposer des moyens de s’impliquer dans les stratagèmes en cours autour du chérif Hussein.

Les archives du quai d'Orsay et celles du Service historique de l'Armée de Terre (Shat) fourmillent d'évocations sur cette période et ces épisodes. On y trouve de nombreuses allusions aux figures musulmanes de la politique musulmane française en Arabie, telles que le capitaine Saad, le capitaine Ibrahim Depui qui disposait de la confiance amicale du Chérif Hussein et qui termina sa retraite à Stains en région parisienne, le vice-consul honoraire Ben Azzouz, le sergent Hammouda, le commandant Cadi dont le colonel Brémond, chef de la mission militaire française au Hedjaz, disait qu'il «se trouve dans des conditions exceptionnelles ; il est le seul musulman de France et d'Angleterre ayant une valeur réelle» (34).

colonel Chérif Cadi couv

Ces archives disent clairement que la création de la Société des habous est une mission confiée à un agent du ministère (Si Kaddour ben Ghabrit) et destinée à l'exécution d'un objectif majeur de la politique de la France au Proche-Orient tout en apportant un réconfort aux pèlerins musulmans provenant de l’empire colonial français. Même si le dévouement des soldats des colonies est en arrière plan, dans la décision de construire la Mosquée de Paris, la scène est accaparée par les enjeux diplomatiques.

**

2) Lors des discussions précédant le vote par le Parlement d’un crédit de 500 000 francs, on ne parla pas de laïcité alors que la loi y contrevenait malgré quelques artifices. On évoqua d’abord la reconnaissance de la République pour l’indéfectible zèle de ses fils musulmans sur les champs de bataille. Mais avec le temps, ce sentiment perdit de son intensité. Et la Mosquée devint un instrument symbolique de la politique coloniale française.

La Mosquée connut plusieurs «inaugurations». Le 1er mars 1922, pour la cérémonie d’orientation de la salle de prière, Si Kaddour ben Ghabrit évoqua encore le souvenir que Paris entretenait «qu’aux heures les plus troublées de la guerre, vingt-cinq mille Africains fraîchement débarqués avaient été lancés par Gallieni à l’assaut des armées allemandes qui menaçaient la capitale et qu’ils avaient avec honneur participé à la victoire partielle qui, en libérant Paris, annonçait la victoire totale» (34).

Quant au ministre Maurice Colrat, le même jour, il voit dans la Mosquée «la continuité de la politique française. Politique non pas d’asservissement et de haine, mais de contact et d’attraction. Deux noms la définissent : Bugeaud et Lyautey qui lèguent à l’histoire un enseignement incomparable».

Mais il appelle tous les Français, en voyant la Mosquée, à se remémorer les «jours sombres et [les] champs de carnage où, côte à côte, toutes les religions françaises luttaient pour le triomphe de la justice et de la liberté (…) les bataillons africains de Charleroi et de Mondement, d’Artois et de Champagne, les soldats en chéchia de Verdun, au cœur de bronze, les Sénégalais sur l’Yser, les goumiers dans les polders de Flandre, et ces croyants magnifiques, couverts de blessures et de gloire qui, sur le Chemin des Dames reconquis, au milieu d’un océan de mitraille, s’arrêtaient un instant pour remercier Allah». Les Français se rappelleront des «milliers de tombes des braves musulmans morts pour la patrie» (36).

 

Illustration 14 nov 1925
Mosquée de Paris en construction, aquarelle de Camille Boiry, 11 juillet 1924, L’Illustration, 1925

 
Le 19 octobre 1922, lors de l’inauguration des travaux, Si Kaddour ben Ghabrit parle bien de «reconnaissance» mais c’est en évoquant les sentiments de la religion islamique - «la guerre l’a montré», dit-il (37). Et Lyautey n’en souffle mot… ! Son discours est une grandiose plaidoirie révélant son respect, son admiration, sa sympathie pour l’Islam. La France et l’Islam sont deux grandes et nobles forces qui doivent s’unir pour de sublimes desseins. Plus question de sacrifices des tirailleurs et des goumiers…

 

Msq Paris 15 juillet 1926
Garde Noire du sultan le 15 juillet 1926 devant la Mosquée de Paris

 

Le 15 juillet 1926, à l’occasion de l’inauguration du bâtiment terminé, Si Kaddour ben Ghabrit mentionne la «reconnaissance» de la part prise par les troupes musulmanes, mais seulement pour la sauvegarde de la capitale qu’il remercie du «don magnifique du terrain». Son discours est centré sur «l’hommage du haut et noble libéralisme (…) de la France hospitalière» à toutes les races, toutes les idées, toutes les religions (38).

Pierre Godin, président du conseil municipal de Paris évoque, avec économie, «la vaillance et le loyalisme musulmans» récents (39).

Le Président de la République, Gaston Doumergue, convoque solennellement «les heures tragiques où l’amitié franco-musulmane fut scellée dans le sang sur les champs de bataille de l’Europe». Il insiste cependant sur «les profondes affinités, les souterraines sympathies» entre la France et l’Islam et établit un parallèle entre les fondements philosophiques de la République et ceux de l’Islam exposés par «les docteurs musulmans» (40).

 

Réception 1927 couv (1)
livre d'hommage réalisé par René Weiss (préfecture de Paris et
conseil municipal de Paris) à l'occasion de l'inauguration de la Mosquée de Paris,
édité en 1927 (partie en langue française)

 

Réception 1927 couv (2)
livre d'hommage réalisé par René Weiss (préfecture de Paris et
conseil municipal de Paris) à l'occasion de l'inauguration de la Mosquée de Paris,
édité en 1927 (partie en langue arabe)

 

Alors, une Mosquée de Paris, en l’honneur des soldats musulmans de 1914-1918 ? Oui… mais surtout un instrument de l’ambitieuse politique arabo-musulmane d’une puissance coloniale alors à son apogée et sûre d’elle-même.

En tout cas, la Mosquée n’offrait - juqu'en novembre 2010 - au regard du croyant qui venait se recueillir et prier, comme au visiteur de passage, aucune plaque dédiée aux sacrifices des «indigènes» musulmans de la Grande Guerre, aucun signe mémoriel les rappelant.

 

Michel Renard
professeur d'histoire, chercheur
communication au colloque international
"Les troupes coloniales et la Grande Guerre"
Reims, 7 et 8 novembre 2013 - programme

 

__________________________ 

 

1 - Préfecture de la Seine, 15 novembre 1926, Fr. Caom 81 F 834.

2 - Ibid.

3 - La Revue Indigène, n° 30, octobre 1908.

4 - Ibid.

5 - Ibid.

6 - Exécution de la loi du 4 avril 1873 relative aux tombes des militaires morts pendant la guerre de 1870-1871. Rapport présenté au Président de la République par M. de Marcère, 1878.

7 - Atlas des nécropoles nationales, ministère des Anciens combattants et victimes de guerre, Délégation à la Mémoire et à l’information historique, La Documentation française, 1994.

8 - Il existe à Chanteau (Loiret, sur la route de Fleury-les-Aubrais) un mausolée, restaurée par le colonel Testarode en 1886, à la mémoire de ce Turco (tirailleur algérien de confession musulmane) qui, ayant perdu son unité et ayant été recueilli par des paysans, au lieu de fuir à l'approche d'une colonne prusienne, se rue sur elle et ouvre le feu, seul, le 5 décembre 1870. Blessé au bras, puis à la jambe, il aurait tué ou blessé neuf Prussiens qui finissent par avoir raison de lui, le criblent de balles avant qu'un officier ne lui fende le visage à coup de sabre.
Le mausolée est de forme pyramidale, entouré d'une grille de fer. En 1894-1895, le Souvenir Français lui aménage une sépulture dans le cimetière de Chanteau.

mausolée Turco 1870 (1)
mausolée du Turco à Chanteau (Loiret)

 

tombe Turco (1)
tombe du Turco dans le cimetière de Chanteau (Loiret) (source)

 

tombe Turco (2)
tombe du Turco dans le cimetière de Chanteau (Loiret) (source)

 
Ailleurs, dans le Loiret, à Juranville, à 3 km de Beaune-la-Rolande, le sacrifice glorieux du turco Ali Ben-Kacem (ou : Hamed Ben-Kacy) appartenant au 3e régiment de Tirailleurs, est honoré par une plaque apposée sur la maison à partir de laquelle, retranché, il réussit à tuer sept Prussiens avant d'être abattu, mis en pièces et ses restes jetés dans la rue. Mais une plaque n'est pas une sépulture.

Turo de Juranville gravure
image reconstituée de l'épisode du Turco, à Juranville le 28 novembre 1870

 

maison du Turco de Juranville (Loiret 1)
maison où s'est déroulé l'épisode du Turco, à Juranville dans le Loiret ;
on voit la plaque, à gauche, entre la fenêtre du bas et celle du haut, entourée de deux drapeaux

 

plaque turco de Juranville (Loiret 2)
vue récente de la plaque à la mémoire du Turco de Juranville  (source : Google Maps, mai 2011)

 
9 - Jean-Jacques Becker, Les Français dans la Grande Guerre, 1980, p. 47.

10 - Archives de Paris et de la Seine - 1326 W - art. 58 : Inhumations des soldats musulmans, 1914-1918.

11 - Anom (Aix-en-Provence) : Fr Caom 81 F 834. Cf. Michel Renard, «Gratitude, contrôle, accompagnement : le traitement du religieux islamique en métropole (1914-1950)», Bulletin de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP/CNRS), n° 83, premier semestre 2004, p. 54-69. Cet article est le premier à reproduire le dessin de la stèle musulmane «française» et à expliquer ses inscriptions.

12 - Jeanne Dinet-Rollince, La vie de E. Dinet, Paris, G.-P. Maisonneuve, 1938. Cette source est également évoquée par François Pouillon dans son livre, Les deux vies d’Étienne Dinet, peintre en islam, Balland, 1997, p. 132.

13 – Cf. Anthony Clayton, Histoire de l'armée française en Afrique, 1830-1962, éd. Albin Michel, 1994, p. 125-126. Un capitaine de l'armée française évoque, dans ses souvenirs, des tirailleurs marocains, des thabors, mais c'est dans une zone plus à l'ouest (au nord de Meaux). Cf. D’Oran à Arras, impressions de guerre d’un officier d’Afrique, Henry d’Estre, 1916-1921, journée du 9 septembre 1914.

14 - Anom (Aix-en-Provence) : Fr Caom 1 affpol/907 bis/5.

15 - Anom (Aix-en-Provence) :Fr Caom 2 Fi 2418, cimetière musulman de Nogent-sur-Marne.

16 - http://arynok.free.fr/roumanie/Bucarest/novembre/novembre.htm pour la photo, et http://www.ambafrance-ro.org/spip.php?article2714 ; sur le forum Pages 14-18, le récit du "prince arabe" Mohamed Gherainia ; et le relevé des 22 noms du carré musulman de cimetière Bellu à Bucarest : http://www.memorial-genweb.org/~memorial2/html/fr/resultcommune.php?dpt=9114&idsource=49896&table=bp08

17 - Anom (Aix-en-Provence) : Fr Caom 81 F 834. Le passionnant roman de Pierre Lemaître, Au revoir là-haut, Albin Michel, 2013, évoque ce genre de méprises.

18 - La bataille de l’Ourcq eut lieu en septembre 1914.

19 - Les Amitiés Musulmanes, 1e année, n° 2, daté du 15 janvier 1916.

20 - En réalité le début du mois de ramadan, en 1915 eut lieu le mercredi 14 juillet ; cf. Fr Caom 2 U 15, Oran, culte.

21 - Anom (Aix-en-Provence) : Fr Caom 1 Cab 4 (GGA).

22 - Anom (Aix-en-Provence) : Fr Caom GGA 16 H 76.

23 - Ibid.

24 - Anom (Aix-en-Provence) : Fr Caom 1affpol/907 bis/5.

25 - Ibid.

26 - Ibid.

27 - Anom (Aix-en-Provence) : Fr Caom 1 Cab 4 (GGA).

28 - Extrait du mémoire de fin d'études (c. 1999/2000) de M. Luc Ciccotti qui a recueilli des informations auprès de M. Cuypers ; ce mémoire personnel inédit se trouve en copie aux archives de l'hôpital (éléments communiqués en juin 2005 par Mme Anna Pontinha, chargée des archives du Centre hospitalier Roger Prévot).

D’après un relevé généalogique datant de 2005, il reste huit sépultures de musulmans (militaires et travailleurs) dans le carré militaire du cimetière de Moisselles. Le site fournit les noms et les dates de décès : http://www.memorial-genweb.org/~memorial2/html/fr/resultcommune.php?insee=95409&dpt=95&idsource=24209&table=bp04

29 - Anom (Aix-en-Provence) : Fr Caom 1 Cab 4 (GGA). D'ailleurs, Émile Piat avait été interprète (drogman) à la légation de France à Tanger en 1893, puis consul à Zanzibar en 1897 où il avait déjà été interprète dans les années 1880. En 1919, Émile Piat a publié La France et l'Islam en Syrie.

30 - http://islamenfrance.canalblog.com/archives/2011/01/17/20167170.html

et http://koubanogent.canalblog.com/

31 - Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen Âge à nos jours (dir . Mohamed Arkoun), Albin Michel, 2006 et 2010, «Les débuts de la présence musulmane en France et son encadrement», Michel Renard, p. 712-740 (2006) et p. 748-774 (2010).

32 - Texte signé par A. Prat, P. Bourdarie, A. Tronquois, Barret de Beaupré, Bibliothèque de l'Académie des Sciences d'Outre-Mer, mss n° 163.

33 - Paul Bourdarie, «L'Institut musulman et la Mosquée de Paris», La Revue indigène, n° 130-132, octobre-décembre 1919.

34 - Le Caire, 8 octobre 1916, Shat, 5 N 516. Voir aussi Le colonel Chérif Cadi, serviteur de l'Islam et de la République, Jean-Yves Bertrand Cadi, préf. Jacques Frémeaux, Maisonneuve et Larose, 2005.

35 - René Weiss, Réception à l'Hôtel de Ville de Sa Majesté Moulay Youssef, Sultan du Maroc. Inauguration de l'Institut musulman et de la Mosquée, Paris, Imprimerie nationale, 1927, p. 35.

36 - Ibid., p. 46-47.

37 - Ibid., p. 50.

38 - Ibid., p. 60-62.

39 - Ibid., p. 69.

40 - Ibid., p. 70-71.

__________________________

 

note sur l'hôpital musulman de Falaise (Calvados)

Il a existé à Falaise (dans le département du Calvados) un hôpital, ouvert dès le 11 août 1914, réservé aux combattants de confession musulmane. Il était installé dans le collège et aurait compté de 160 à 200 lits. Il aurait été fermé en décembre 1916.
Pour l'instant, on ne sait si une présence religieuse musulmane a pu y être assurée. Treize sépultures portant des noms musulmans se trouvent dans le carré militaire du cimetière Trinité à Falaise (cf. relevé généalogiste).

 

Falaise hôp
Falaise (Calvados), collège abritant "l'hôpital musulman" de 1914 à 1916

 

Falaise hôp
Falaise (Calvados), collège abritant "l'hôpital musulman" de 1914 à 1916

 

Falaise hôp
Falaise (Calvados), "l'hôpital musulman"

 

Falaise hôp
Falaise (Calvados), "l'hôpital musulman"

 

Falaise hôp
Falaise (Calvados), "l'hôpital musulman"

 

note sur l'hôpital complémentaire n° 74 de Pibrac (Haute-Garonne)

Dans cette petite ville du département de la Haute-Garonne, l'édifice qui accueille aujourd'hui la mairie a servi à l'installation de l'hôpital complémentaire n° 74, réservé aux soldats musulmans. Des soldats originaires d'Algérie, du Maroc et du Tunisie y séjournèrent. Cinq, au moins, sont décédés sur place, à Pibrac, et non rapatriés (relevé généalogiste des noms portés sur cette stèle).

Pibrac mort pour la France
fiche de Brick ben Mohamed (Maroc), "mort pour la France",
décédé le 29 juin 1918 à l'hôpital de Pibrac

 

En 2003, une stèle à leur mémoire a été élevée par le Souvenir Français. Là aussi, on ignore si ces blessés purent bénéficier d'une assistance religieuse musulmane.

 

Pibrac 11 nov 2008 stèle musulmane
stèle musulmane dans le cimetière de Pibrac (Haute-Garonne), le 31 octobre 2008
(source)

 

 

 

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16 décembre 2014

l'affaire Maurice Audin, par Jean Monneret

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Vérités et propagandes sur l’Affaire Audin

(1957-2012)

Jean MONNERET

 

la Bataille d’Alger

En quoi consiste l’affaire Audin ? Il s’agit d’une disparition. Celle d’un jeune mathématicien, assistant à la Faculté d’Alger. Membre du Parti Communiste Algérien (P.C.A.) et favorable à l’Indépendance, il était soupçonné d’avoir hébergé des militants clandestins de son parti, lequel était dissous depuis le 13 septembre 1955. Ceci se produisit en pleine Guerre d’Algérie, durant un épisode appelé la Bataille d’Alger.

Maurice Audin fut arrêté dans la nuit du 11 au 12 juin 1957 par les paras de la 10e D.P. Le bruit courut assez vite qu’il avait été torturé. Il fut assigné à résidence et, le 1er juillet, on apprit qu’il s’était évadé et n’avait pas reparu. Au début du même mois, son épouse Josette et ses avocats (communistes) très sceptiques quant à l'évasion, portèrent plainte contre X pour homicide volontaire. Le bruit se répandit cette fois qu’il était mort sous la torture. L’affaire Audin commençait.

Que s’était-il passé ? Ou plutôt peut-on savoir ce qui s’est passé ? Essayons de répondre.

Le 20 juin 1956, le Front de Libération Nationale[i] (FLN) avait déclenché dans les rues d’Alger une vague d’attentats aveugles contre les Européens. Deux rebelles, pris les armes à la main, venaient d’être exécutés à la prison Barberousse. En représailles, Ouamrane, le chef de l’insurrection dans l’Algérois avait ordonné d’abattre tout pied-noir âgé de 18 à 60 ans. Ces attentats contre des civils innocents s’étaient multipliés ; femmes et enfants n’étant pas épargnés.

 

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À l’automne, l’horreur des agressions à la bombe commises dans des établissements du centre-ville, au Milk Bar, à la Cafétéria, au Coq-Hardi et en bien d’autres lieux bouleversa l’opinion en Algérie et en France, comme d’ailleurs, l’opinion internationale, car, les correspondants de presse rapportaient et filmaient quotidiennement ces événements. Le 10 août 1956 un attentat contre-terroriste dans la Casbah fit de nombreux morts

Devant la gravité de la situation, le ministre résidant, le socialiste Robert Lacoste, avait décidé le 7 janvier 1957, de remettre les pouvoirs de police du Préfet Baret au général Massu. Les parachutistes qu’il commandait investirent la capitale. Ils entreprirent d’y démanteler sans mollesse les réseaux du FLN.

Le 9 juin 1957, un nouvel attentat de ce dernier au Casino de la Corniche, à Saint-Eugène, fit 8 morts et une dizaine de blessés, surtout parmi les jeunes israélites qui, nombreux, fréquentaient cet établissement. Des femmes, des jeunes filles figurèrent en nombre parmi les victimes.

 

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L’arrestation d’Audin se produisit trois jours plus tard. Elle ne découlait pas des activités du FLN que nous venons de décrire. Le parti communiste algérien auquel avait appartenu le jeune mathématicien était certes favorable à l’indépendance de l’Algérie, mais son interpellation n’était pas en lien direct avec les bombes déposées dans Alger par les réseaux nationalistes[ii].

Les communistes et les nationalistes algériens avaient des relations aussi tendues que complexes. Leur hostilité remontait au moins aux années 1930 et, à l’époque du Front Populaire, la presse du parti appelait les nationalistes, des nazionalistes. En 1945, au moment des événements de Sétif, les communistes étaient de ceux qui réclamaient la répression la plus ferme contre les fauteurs de trouble[iii].

Quelques mois après le déclenchement de l’insurrection du 1er novembre 1954, le PCA, initialement très réservé, avait créé sa propre organisation de lutte armée, les Combattants de la Libération (C.D.L.). Ces derniers avaient eu la prétention de mener un combat autonome. La désertion de l’aspirant communiste Maillot avec emport d’armes, les avait incités à créer leur propre maquis.

 

Henri_Maillot

 

Le FLN ne l’entendait pas de cette oreille et il avait imposé aux CDL de remettre les armes de Maillot et de se dissoudre pour rejoindre, individuellement, les maquis nationalistes. Le PCA officiellement interdit, continuait d’exister clandestinement en distribuant des tracts et en diffusant des journaux. En revanche, il avait dû abandonner toute velléité de diriger, ou même simplement d’influencer, le déroulement de la lutte armée. C’était le monopole du FLN.

Des militants communistes organisaient secrètement des filières d’accueil pour leurs propres dirigeants traqués. Ils les cachaient ou les exfiltraient[iv], selon le cas. Maurice Audin était un important hébergeur. Les parachutistes l’accusaient d’avoir abrité chez lui le nommé Caballero, chef communiste en cavale.

Les militaires arrêtèrent Audin (11/12 juin 1957) et ayant organisé une souricière dans son appartement, ils y appréhendèrent, trois jours après, le nommé Henri Alleg, ex-directeur du journal communiste interdit Alger-Républicain. Les deux hommes furent conduits au centre de tri d’El Biar. Ils y furent interrogés sans ménagement et Alleg détailla plus tard, les épreuves endurées dans un livre publié en France et, intitulé La Question.

 

La Question
La Question, d'Henri Alleg, 1957

 

Dès le début du conflit algérien, les milieux intellectuels métropolitains s’étaient émus de la brutalité des interrogatoires menés par certains groupes de militaires français. Une véritable campagne s’étant engagée en ce sens, alimentée par des journaux comme L’Express, France Observateur et L’Humanité.

Atténuée par l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement socialiste en janvier 1956, elle reprit de plus belle lorsqu’il devint évident que le nouveau gouvernement allait amplifier les opérations militaires. Et non pas faire la paix comme il l’avait laissé entendre.

Dans les milieux opposés à la Guerre d’Algérie et plus ou moins favorables à l’indépendance, la torture fut souvent présentée comme une activité systématique et généralisée des militaires français (ce qui était inexact mais la désinformation sur ce point n’a jamais cessé). La dénonciation de la torture se centra vite sur le cas du mathématicien et un Comité Audin fut créé en novembre 1957.

 

maurice audin appel
Maurice Audin

 

Les disparitions durant la Guerre d’Algérie furent assez fréquentes : plusieurs milliers de civils en furent victimes tant du fait de l’activité des forces de l’ordre, que du fait des rebelles du FLN. Pourquoi la victime Audin a-t-elle connu ce traitement médiatique «privilégié» ? Pourquoi ce disparu-là fut-il élevé au rang de symbole de la lutte menée par des intellectuels (de gauche pour l’essentiel) contre la torture ?

Un premier élément de réponse nous est fourni par le fait que le problème de la torture mobilisait bien au-delà du milieu communiste. Ce fut l’habileté de ceux qui soutinrent le Comité. Ils débordaient largement les cercles communistes, même si ceux-ci jouèrent un rôle important.

Pierre Vidal-Naquet, le secrétaire du Comité Audin et sa cheville ouvrière, était représentatif de ce genre de personne, hostile à la torture certes mais peu favorable au communisme stalinien. Il était même de sensibilité trotskyste, ce qui dans ce contexte ne pouvait pas tomber plus mal, car l’antagonisme était alors très vif entre ce courant et les communistes «orthodoxes».

Dans la France de 1957, ceux-ci étaient à peine informés de la déstalinisation et étroitement formatés pour un appui inconditionnel à leurs chefs Maurice Thorez et Jacques Duclos. Ils connaissaient mal le rapport Khrouchtchev de 1956 contre Staline et le bureau politique du PCF cachait à peine son hostilité à ce texte (invariablement désigné dans sa presse comme «le rapport attribué au camarade Khrouchtchev»).

Mais Vidal-Naquet et les animateurs du Comité surent faire taire leurs divergences qui n’étaient pas minces. Ils collaborèrent très longtemps sur ce dossier précis en mettant entre parenthèses leurs désaccords[v]. La chose, à cette époque, était des plus rares.

l'affaire Audin couv

Son livre L’affaire Audin[vi], contient d’autres éléments qui éclairent les raisons pour lesquelles le cas du jeune mathématicien devint emblématique. Citons la page 30 :

«Nous étions quelques-uns à penser que cette bataille [contre la torture] avait besoin d’un nom et d’un symbole comme l’avait été autrefois Alfred Dreyfus et ce fut le nom de Maurice Audin qui fut choisi.

Le nom, et la référence à l’affaire Dreyfus, étaient bien et mal choisis. Ils étaient bien choisis parce que Maurice Audin était à la fois un Européen, ce qui évitait les réactions racistes contre les SNP (sans nom patronymique) Mohammed ; un communiste ce qui lui attirait la sympathie d’une fraction alors importante de l’opinion – et, de fait la presse communiste ne cessa jamais de mettre en avant le nom de celui qu’elle appelait «le jeune savant» - avec, il est vrai, en contrepartie, l’hostilité d’autres secteurs. Il était, enfin un universitaire, un mathématicien de niveau honorable[vii], dont la thèse venait d’être achevée sous la direction de Laurent Schwartz, très jeune de surcroît – il avait vingt-cinq ans -, ce qui provoquait des solidarités corporatives, et d’abord celle de ses collègues assistants, dont j’étais.»

 

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Pierre Vidal-Naquet

En résumé, à la question : pourquoi Maurice Audin, disparu de la Bataille d’Alger, fut-il au centre d’une campagne de soutien à son épouse et de dénonciation des pratiques des militaires français qui l’ont arrêté, nous répondrons, - avec son défenseur principal Pierre Vidal-Naquet -,

- parce que Maurice Audin était européen,

- parce qu’il était communiste,

-  parce qu’il était universitaire.

Ajoutons enfin que Madame Josette Audin, épouse du disparu, joua un rôle-clé. Disposant de contacts universitaires, juridiques et administratifs, elle connaissait les codes et les ressorts de la société européenne. Bien conseillée, elle put agir sans délai lorsqu’elle apprit que son mari s’était évadé (l’évasion n’étant qu’une des thèses, aujourd’hui battue en brèche, expliquant la disparition d’Audin).

Il faut reconnaître aussi que tout au long des décennies écoulées, cette dame fit preuve d’une ténacité hors du commun. La mobilisation de l’appareil communiste ne faiblira pas davantage. Elle se manifesta en particulier par l’inlassable activité d’avocats dévoués et compétents.

 

Photo-couple-Audin
Maurice et Josette Audin

 

 

un double problème

Au cours de la Bataille d’Alger, des instances militaires locales chargées d’interroger les suspects utilisèrent la torture pour obtenir des renseignements. Ce point est établi et aucun historien ne le conteste, d’autant moins que le général commandant ces opérations, Jacques Massu l’a indiqué dans ses mémoires : «Le procédé le plus couramment utilisé, en sus des gifles, était l’électricité par usage des génératrices des postes de radio (la gégène : première syllabe du mot génératrice) et application d’électrodes sur différents points du corps. Je l’ai expérimenté sur moi-même dans mon bureau d’Hydra au début de 1957, et la plupart de mes officiers en ont fait autant» (J. Massu La vraie bataille d’Alger Ed. Plon p. 165).

Les responsables militaires de cette époque aujourd’hui décédés comme Massu ont déclaré non moins régulièrement avoir reçu des instructions des dirigeants politiques auxquels ils obéissaient. Ceux-ci leur ont toujours assuré qu’ils seraient «couverts» pour ce qui adviendrait. Ces personnages appartenant à la sphère politique étaient, pratiquement toujours, des hommes de gauche. Certains commentateurs aujourd’hui ont tendance à gommer leurs responsabilités. Celles-ci doivent être rappelées et non pas exclusivement attribuées à des militaires.

Parmi les officiers français, certains de tout premier plan, étaient hostiles à la torture et le firent savoir : le colonel Yves Godard alors placé à la tête du secteur Alger-Sahel, le colonel Trinquier chargé d’assurer la collecte des renseignements, le commandant Helie Denoix de Saint-Marc et de nombreux autres officiers moins connus[viii]. Un autre officier Jacques Parîs de Bollardière s’est opposé à la torture. Il l’a fait dans des conditions spéciales, en approuvant publiquement le livre de Jean-Jacques Servan-Schreiber Lieutenant en Algérie et en se plaçant en opposition déclarée à la politique gouvernementale. Sa manière d’agir ne pouvait avoir le soutien de ses collègues dans l’Armée.

Dans cette étude, nous ne dirons pas que l’armée française en Algérie a utilisé la torture. Cette formulation par trop générale est celle de milieux antimilitaristes ou favorables au FLN. La réalité est infiniment plus complexe ; la torture fut utilisée, mais, ni systématiquement ni partout.

 

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le général Maurice Schmitt, lieutenant pendant la guerre d'Algérie

 

Un officier du 3e RPC qui participa à la Bataille d’Alger, le général Maurice Schmitt devenu ultérieurement Chef d’État-Major des Armées, entre 1987 et 1991, écrivit deux livres concernant l’épisode algérois de sa carrière, car, il fut mis en cause par d’anciens terroristes. Après avoir rappelé le côté atroce des activités de ceux-ci, le général (alors lieutenant) a indiqué que dans de nombreux cas, la destruction des filières du FLN n’avait pas nécessité la torture.

La confession des terroristes s’est souvent produite sans pression physique. Nombre de réseaux purent être détruits parce que des terroristes eux-mêmes, leurs chefs parfois, les livrèrent pour obtenir de sauver leur vie. Le général Schmitt affirme ceci : «…..Je maintiens que grâce à M. Moulay  (Un terroriste ayant avoué sans contrainte), les interrogatoires durs qui, je l’ai écrit, nous répugnaient ont pu être très limités voire évités. » Alger-Eté 1957, éd L’Harmattan, 2002, p. 24.

Un autre soldat français de grande classe et de grand courage, le lieutenant-colonel Allaire arrêta Larbi Ben M’Hidi, très important chef du FLN. Jacques Allaire nous a expliqué que l’interpellation de celui-ci se fit sans violence. Uniquement par astuce en recourant à la manipulation et à l’infiltration. Son témoignage est enregistré et déposé au CDHA à Aix en-Provence, 29 avenue de Tubingen). Remis à l’équipe d’Aussaresses  (voir 2e partie ) Ben M ’Hidi fut ensuite exécuté.

Le problème moral que pose l’usage de la torture ne saurait être traité à la légère. Il en est tout particulièrement ainsi dans un pays de civilisation chrétienne comme la France.

L’écriture sainte[ix] enseigne en effet que l’homme fut créé par Dieu «à son image, selon sa ressemblance». En d’autres termes, la personne humaine a une valeur intrinsèque car elle comporte un élément divin ; elle est donc d’une certaine façon, sacrée. Le catholicisme enseigne en outre que le corps humain est le temple du Saint Esprit.

En Occident, les non-croyants et les agnostiques admettent généralement que toute personne humaine revêt une dignité propre, ne serait-ce que parce qu’ils vivent dans une société profondément marquée par le christianisme. Ils peuvent aussi se référer à des valeurs de caractère humaniste ou à des traditions gréco-latines.

Albert Camus, qui était agnostique, a souvent déploré l’usage de la torture qu’il jugeait contre-productif. En revanche, il a toujours eu soin de le faire sans tapage afin de ne pas fournir d’aliment ou de justification à l’emploi de la violence terroriste contre les civils.

 

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Il n’est pas étonnant, par conséquent, qu’une fois révélée, l’affaire Audin ait suscité une émotion considérable dans les milieux intellectuels français. Toutefois, il est déplorable que ces mêmes milieux sensibles à ce cas Audin, soient demeurés largement indifférents au sort de plus de 3 000 Européens[x] enlevés par le FLN, notamment après le 19 mars 1962. N’oublions pas également celui de plusieurs de harkis torturés, emprisonnés et parfois massacrés après l’Indépendance.

Qu’un homme civilisé s’interroge sur la torture est parfaitement dans l’ordre des choses. On peut donc comprendre que l'intelligentsia soit troublée. Mais la dignité de la personne humaine est indivisible. Elle ne saurait dépendre des étiquettes politiques dont on affuble les victimes ou les bourreaux.

Rappeler la dignité de la personne est une chose et l’on ne saurait s’étonner si certains, jadis, s’émurent du sort de Maurice Audin. On peut cependant leur reprocher un manquement grave : leur silence en 1962 quand les victimes cessèrent de se trouver dans le camp des indépendantistes et se situèrent dans celui des partisans de l’Algérie française.

Pierre Vidal-Naquet écrivit, il est vrai, dans le Monde pour dénoncer les tortures infligées à des militants de l’OAS, et le traitement indigne des harkis. Mais il se tut ensuite. Sauf erreur, il n’a pas évoqué le problème des Européens enlevés aveuglément par le FLN après le 19 mars 1962, ou encore le massacre d’Oran, le 5 juillet 1962 (évalué à 671 victimes, disparues et décédées).

 

Oran 1962 Monneret couv

 

Le deuxième manquement grave de ces intellectuels français fut le suivant : ils n'ont jamais dit comment il fallait lutter contre le massacre des civils innocents. Chacun comprend que la torture est un moyen déplaisant. Mais comment obtenir des renseignements ?

À vrai dire nombre des intellectuels que bouleversait la torture ne s'en souciaient pas. Pour beaucoup d'entre eux, la rébellion était légitime les victimes civiles du terrorisme étaient des victimes collatérales. Pour beaucoup, l'objectif était d'aider  le peuple algérien «à se libérer». D'où l'effrayant silence des mêmes lorsqu'en 1962, les Pieds Noirs déjà martyrisés pendant huit ans de guerre durent subir un surcroit d'enlèvements et de contraintes. Cela ne les intéressait pas.

Pour la plupart d’entre eux, le peuple algérien était globalement dressé pour sa liberté. Ce qui était faux. Mais pour ces intellectuels, combattre la torture ce n’était pas seulement combattre pour un principe, c’était aussi contribuer à l’émancipation d’un peuple opprimé.

Cette vision des choses, jamais remise en question, a nui à leur objectivité. Citons par exemple Vidal-Naquet : «...Reste qu’un peuple, le peuple algérien, était écrasé par une force considérable, issue d’un grand pays industriel moderne qui s’appuyait sur une minorité raciste de colons. » Affaire Audin , p. 32, op. cit. En 3 lignes, 3 erreurs au minimum.

 

un engrenage

L’affaire Audin soulève un autre problème : il a été affirmé que le jeune universitaire s’est évadé et il est porté disparu depuis 1957, or, il n’a jamais reparu. Le TGI de la Seine l’a déclaré décédé en mai 1966 (P. Vidal-Naquet, op. cit. p. 180). Que lui est-il donc arrivé ? Peut-on éclaircir son sort final ?

À Alger en juin 1957, l’atmosphère était tendue au plus haut point. Le 2 du mois, des bombes avaient explosé au carrefour de l’Agha et à la Grande Poste à l’heure de la sortie du travail faisant de nombreux morts et blessés parmi les travailleurs européens et musulmans qui rentraient chez eux. Le 9, Yacef Saadi chef des commandos FLN de la capitale commettait un attentat antisémite en faisant sauter le Casino de la Corniche (comme évoqué plus haut).

Aux exactions du FLN répondirent la recherche accrue du renseignement et les arrestations de militants clandestins. Les parachutistes investis de pouvoirs de police, démantelaient jour après jour les réseaux de poseurs de bombes. Usant des méthodes que nous avons rappelées, les «léopards» portèrent des coups sévères à la rébellion.

Or, depuis quelque temps déjà les militants communistes étaient dans leur collimateur. Depuis l’accord de juin 1956 conclu entre le PCA et le FLN, un certain nombre de militants communistes dont quelques Européens appartenant aux CDL avaient rejoint les rangs du FLN[xi]. À en croire le général Aussaresses dont nous reparlerons ultérieurement, le général Massu soupçonnait les communistes d’être partie prenante aux attentats meurtriers des réseaux de Yacef Saadi[xii]. Les militaires français étaient donc très désireux d’arrêter et d’interroger des communistes.

En réalité, à cette époque et depuis les accords, le PCA avait renoncé à diriger des groupes de lutte armée. Le CDL avait été dissous et ceux qui participaient aux activités du FLN le faisaient à titre individuel. Le Parti continua néanmoins d’exister sur le plan politique. Difficilement, car il était interdit et ses chefs traqués. L’un d’eux, André Moine fut particulièrement visé par les paras qui le soupçonnaient de diffuser un journal communiste clandestin Liberté ainsi qu'un autre destiné aux militaires du contingent venus servir en Algérie, La voix du soldat.

 

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L'Écho d'Alger, 16 juin 1960

 

Un militant du PCA le docteur Hadjadj, avait donné le nom et l’adresse d’Audin comme celui d’un hébergeur important. Le jeune universitaire était donc impliqué dans cette activité parfaitement illégale puisque le parti était dissous. Mais il n’avait rien à voir avec les anciens CDL et il n’était pas lié à l’activité des poseurs de bombes.

Les militaires français ont-ils sincèrement cru qu’Audin était un «gros poisson» et qu’ils devaient le faire parler impérativement ? Dans le contexte de l’époque ce n’est pas impossible, d’autant que nombre d’entre eux avaient vécu l’expérience indochinoise qui les avait convaincus de la puissance et de la perversité du communisme. Ceci n’éclaire pas pour autant le sort exact d’Audin.

Est-il mort sous la torture du fait d’un accident cardiaque ? (hypothèse envisagée par Vidal-Naquet).

Fut-il exécuté secrètement par les hommes de l’adjoint de Massu, Paul Aussaresses comme celui-ci le dira au journaliste Jean-Charles Deniau avant de mourir ?

Nous reviendrons sur ces points dans la deuxième partie de cette étude.

Toutefois une troisième explication toute différente fut, sur le moment, officiellement fournie : le mathématicien s’était évadé. Un rapport du colonel Mayer qui commandait le 1er RCP dont faisait partie les parachutistes interrogeant le mathématicien établissait qu’Audin s’était enfui le 21 juin vers 21h 40. Une jeep le conduisait à la PJ. Le détenu n’étant pas enchaîné en aurait profité pour détaler. Le sergent Misiri chargé du transfert fut sanctionné (certains ont mis en doute la réalité de cette sanction).

Le général Jacques Allard, alors à la tête de la Xe région militaire diligenta une enquête de gendarmerie qui confirma l’évasion[xiii]. Malgré ces éléments importants, ces circonstances de la disparition d’Audin n’ont guère convaincu. Elles furent en tout cas, immédiatement mises en doute par son épouse et ses avocats. Les uns et les autres accusèrent un certain lieutenant Ch….. d’avoir assassiné l’universitaire.

Vidal-Naquet émit une hypothèse distincte : Maurice Audin n’avait pas quitté le centre de tri et il était mort sous la torture.

De longues joutes judiciaires allaient s’ouvrir marquées par un déplacement de l’affaire à Rennes (comme pour Dreyfus), des rejets par la Cour de Cassation et une loi supplémentaire d’amnistie du 22 décembre 1966 qui aboutit à la déclaration que l’action judiciaire était éteinte.

La guérilla juridique menée par les partisans d’Audin se poursuivit durant de longues années. Des campagnes de presse occasionnelles s’efforcèrent de relancer l’affaire avec un succès limité. Elle connut un nouvel essor en 2001, avec des déclarations du commandant, devenu général, Paul Aussaresses, ce que nous allons examiner ci-après.

Jean Monneret


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Chronologie succinte de l’Affaire Audin


20 juin 1956 : Le FLN déclenche une vague d’attentats aveugles contre les Européens dans Alger.

7 janvier 1956 : Les pouvoirs de police du préfet Baret sont transmis au général Massu. La campagne contre la torture s’intensifie en métropole.

2 juin 1957 : Attentats de l’Agha et du Carrefour de la Grande Poste. Des bombes placées dans les socles en fonte des lampadaires les transforment en obus qui fauchent des dizaines de travailleurs européens et musulmans.

9 juin 1957 : Attentat au Casino de la Corniche : de nombreux jeunes israélites, habitués des lieux sont touchés.

11/12 juin : Maurice Audin est arrêté par des paras du 3ème RPC.

15 juin : Henri Alleg, important dirigeant communiste, est arrêté au domicile d’Audin où une souricière a été tendue.

22juin : Mme Audin apprend que son mari est assigné à résidence. Le bruit court qu’il a été torturé.

1er juillet : Elle est informée que son mari s’est évadé.

4 juillet : Assistée par ses avocats communistes, elle porte plainte contre X pour homicide.

Début décembre 1957 : Création à Paris du comité Maurice Audin.

13 mai 1958 : Parution du livre de son secrétaire, Pierre Vidal-Naquet, L’Affaire Audin.

23 juin 1960 : Le procès concernant Audin a lieu à Rennes.

10 août 1960 : La Cour de cassation rejette le pourvoi de Mme Audin.

24 août 1961 : Le Comité Audin proteste contre la torture qui vise des militants OAS. Un des avocats communistes de Mme Audin démissionne.

Juillet 1961 : Les avocats du comité déposent un long mémoire.

20 avril 1962 : Ordonnance de non lieu.

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[i] Organisation dirigeant la rébellion indépendantiste en Algérie.

[ii] Contrairement à ce qu’une partie de la presse de l’époque laissait entendre car, elle avait tendance à parler d’une collusion du FLN avec les communistes, les choses étaient plus compliquées.

[iii] D’inspiration nationaliste et là aussi accusés d’être des agents hitlériens.

[iv] Ainsi le Secrétaire Général du PCA, Larbi Bouhali avait-il été expédié dans les pays de l’Est dès le début des troubles en Algérie. Il passa toute la Guerre d’Algérie en URSS.

[v] Il est à noter cependant qu’à la fin de la Guerre d’Algérie, en 1962, Vidal-Naquet condamna les tortures infligées à certains militants de l’OAS. Ceci entraînera l’opposition d’un avocat communiste du Comité, Maître Jules Borker.

[vi] Les Éditions de Minuit, 1958 et 1959.

[vii] On remarquera que Vidal-Naquet ne reprend pas à son compte l’expression Le jeune savant que le parti communiste, expert en désinformation, accolait souvent au nom d’Audin.

[viii] Voir l’ouvrage du professeur Jauffret Ces officiers qui ont dit non à la torture, Ed. Autrement. Pour Denoix de Saint-Marc et le colonel Trinquier on peut consulter des vidéos provenant de INA.fr. Pour Godard Le livre blanc de l’armée française en Algérie. Ed. Contretemps 2002 p. 117.

[ix] Genèse 1, 26.

[x] Le chiffre de 3 018 européens enlevés fut fourni au Sénat le 7 mai 1963 par M. Jean de Broglie. Les travaux récents de Jean-Jacques Jordi Un silence d’État, Ed. Soteca (p. 155) établissent que sur ce total 1 583 d’entre eux sont restés à ce jour portés disparus.

[xi] Le plus connu d’entre eux Ferdinand Iveton, accusé d’avoir déposé une bombe à l’usine à gaz où il travaillait fut arrêté et guillotiné.

[xii] Ce qui était vrai de quelques-uns d’entre eux comme le Dr Timsit ou Giorgio Arbib qui avaient participé à la confection d’explosifs mais ils étaient intégrés à l’organisation FLN ce qui n’était pas le cas de Maurice Audin.

[xiii] La thèse de l’évasion a été très affaiblie par le fait que la TGI de la Seine a déclaré Audin décédé, en mai 1966. En outre, le sergent Misiri interrogé par le journaliste a affirmé que l’évasion n’était qu’un simulacre. Voir l’ouvrage de J.-C.Deniau p. 212, La vérité sur la mort de M. Audin.

 

 

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Le livre de Jean-Charles Deniau (1)

Jean MONNERET

 

Le journaliste Jean-Charles Deniau prétend avoir résolu l’énigme de la disparition d’Audin. Pour cela, il a longuement interrogé le général Aussaresses, devenu nonagénaire et quelques-uns de ses acolytes de l’époque. Un seul a accepté (ou pu) répondre à ses questions : Pierre Misiri, déjà  cité.

Paul Aussaresses était à l’époque commandant. Il fut un personnage-clé de la Bataille d’Alger. Deniau lui a fréquemment rendu visite en Alsace, ces dernières années, où, soigné par son épouse, il a passé les derniers  moments  de sa  vie.

Jacques Massu était investi de pouvoirs de police à Alger. Il avait un état-major officiel dirigé par son adjoint le colonel Godard, grand résistant (2). Six régiments furent engagés dans la capitale contre le FLN. On sait aujourd’hui qu’à côté de cet état-major officiel, le général Massu en avait créé un autre, clandestin. Paul Aussaresses était à sa tête.

 

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Paul Assaresses, capitaine

 

À ce stade de notre exposé, nous devons indiquer que nous allons être amené à citer abondamment Paul Aussaresses. Ceci est nécessaire pour expliciter notre désaccord sur certains points avec le livre de Jean-Charles Deniau.

Chacun comprendra que ceci répond à un impératif didactique. Pour autant, nous ne considérons pas le témoignage du général Aussaresses comme entièrement crédible. L’abondance des faits évoqués et des détails fournis le rendent néanmoins d’une certaine façon incontournable.

De nombreux officiers supérieurs et généraux ont émis des jugements sévères sur le général Aussaresses (réunis en partie dans le Livre Blanc de l’Armée française en Algérie, Ed. Contretemps (pages 15, 16, 17). Son témoignage n’est pas entièrement fiable mais le considérer simplement comme nul et non avenu serait très opposé à la méthode historique.

Voici comment l’intéressé expose son rôle dans son livre Services Spéciaux, Ed. Perrin, 2002 (p. 90 et suivantes).

 

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«…Indépendamment de l’E.M. préfectoral qu’il était en train de constituer à raison de deux officiers par régiment de la 10e D.P., soit une dizaine au total (3), Massu avait jugé utile la création d'un état-major parallèle. Parallèle pour ne pas dire secret…

Colonel_TRINQUIERMassu avait eu besoin de deux adjoints : le colonel Trinquier [ci-contre, à gauche] pour le renseignement et un autre pour l’action. Le deuxième adjoint devait entretenir un contact permanent avec les services de police, les commandants de régiments et les OR [officiers de renseignements] de ces régiments. Massu m’avait choisi pour ce poste, solution judicieuse vu le nombre de gens que je connaissais…» (souligné par nous).

 

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Aussaresses indique en outre (p. 92) que sa nomination était due également au colonel Godard [ci-contre, à droite], lequel, hostile à la torture et à l’implication de l’Armée dans un travail de police, ne voulait pas s’y trouver mêlé. La nomination d’Aussaresses à l’état-major clandestin était donc un cadeau empoisonné. De plus, Godard et lui s’entendaient mal depuis l’Indochine pour des raisons tant personnelles que militaires.

Aussaresses commente ainsi cette partie de son récit : «…Je n’ai pas pu dire non à Massu. Ou j’acceptais ou je quittais l’armée. Quitter l’armée c’était quitter les services spéciaux, c’était renoncer à un idéal, c’était trahir (4). Alors je suis monté dans ma jeep et, à contrecœur je suis parti pour Alger».

Selon le général (alors commandant) Aussaresses (p. 97), Massu lui aurait dit  ceci : «Non seulement le FLN tient Alger, mais ses principaux chefs y sont installés. Tout le monde le sait. Aujourd’hui Aussaresses, nous allons les liquider, très vite et par tous les moyens : ordre du gouvernement. Puisque vous n’étiez pas volontaire, vous savez que ce n’est pas un travail d’enfant de chœur…».

La suite allait le confirme : «J’étais l’homme des services spéciaux de la Bataille d’Alger» commente Aussaresses (p. 102). Entre le 15 et le 16 janvier 1957, des milliers de suspects furent interpellés (p. 110). Bien d’autres allaient suivre. Dans cet épisode, Paul Aussaresses fut, pour reprendre ses termes (p. 124) «le chef d’orchestre de la contre-terreur».

 

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Une grève insurrectionnelle tentée par le FLN fut brisée, vigoureusement. Les filières terroristes furent également détruites sans ménagement. Là encore, il suffira de laisser parler Aussaresses : …«ma mission m’amenait à organiser les arrestations, à trier les suspects, à superviser les interrogatoires  et les exécutions sommaires (p. 143) (5).

Sans que la chose soit dite, les régiments occupant un secteur comprirent que le rôle du commandant et de son équipe était de les soulager des tâches désagréables, dont l’exécution de gens tenus pour dangereux ou trop abîmés par les interrogatoires.

Une large majorité des suspects appréhendés était ensuite conduite dans des camps où ils étaient assignés à résidence. Les gens recrutés de force par le FLN étaient parfois libérés ou invités à gagner les rangs de l’Armée ou de la police. Les interrogatoires de ceux des interpelés qui étaient tenus pour dangereux étaient menés sans états d’âme.

Parmi eux, les participants à des attentats étaient liquidés. «Mes hommes, écrit Aussaresses, partaient à une vingtaine de kilomètres d’Alger, dans des maquis lointains et les suspects étaient abattus d’une rafale de mitraillette avant d’être enterrés» (p. 147).

C’est dans ce contexte particulièrement sulfureux qu’il faut replacer l’arrestation et la disparition de Maurice Audin. En interrogeant longuement Aussaresses devenu grabataire, le journaliste Deniau lui a arraché ce qu’il pense être ses ultimes secrets, d’où son livre La vérité sur la mort de Maurice Audin. Il s’est en outre efforcé de voir ceux qui furent les collaborateurs du vieux général à l’époque. L’un d’eux (Ga… ) a refusé de le rencontrer. Un autre, être un peu simple et quasiment illettré, ne pouvait guère le renseigner, il s’est donc concentré sur l’ex-sergent Pierre Misiri qui fut un des responsables des exécutions sommaires. Ce dernier a commencé par dire qu’Audin était mort durant un interrogatoire (p. 137).

On remarquera donc que ce récit affaiblit davantage encore la thèse officielle de l’évasion d’Audin. Rappelons que Misiri était dans la jeep censée transporter le mathématicien. Il qualifie d’ailleurs toute la chose de «simulacre» (page 212).

Toutefois Jean-Charles Deniau, s’est montré fort peu convaincu par l’hypothèse d’une mort accidentelle sous la torture. Il a donc décidé de ré-aborder l’affaire Audin avec le général Aussaresses, « face à face » (p. 181). En cuisinant le vieux général il a réussi à lui arracher trois éléments d’information :

Massu était persuadé qu’Audin savait où se cachait André Moine. Celui-ci était le responsable suprême du PCA clandestin (6). Il était chargé de la publication secrète du journal Liberté et aussi de La Voix du soldat, organe de propagande destiné aux militaires du contingent. Aussaresses ne croyait guère qu’Audin sache où se trouvait Moine, en raison du cloisonnement inhérent à l’action clandestine.

Le vieux général a démenti l’hypothèse selon laquelle un certain lieutenant Ch … avait étranglé Audin dans un moment de fureur, rumeur ayant circulé à l’époque.

Pierre Misiri était en contact direct avec Aussaresses pour les «choses délicates» (comprendre les exécutions)… «quand il y avait quelque chose de sérieux à faire», selon son expression (p. 213 du livre  de  Deniau).

Jean-Charles Deniau va, à partir de là, redoubler d’insistance vis-à-vis d’Aussaresses. Il affirmera devant lui que l’ordre d’exécuter le jeune universitaire ne pouvait venir que du général Massu.

 

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le général Aussaresses, à la retraite

 

Aussaresses en viendra (par lassitude ?) à acquiescer à l’insistante demande du journaliste. Or, le général très fatigué, rappellera de toute son énergie résiduelle que Massu agissait sur les ordres du Ministre résident Robert Lacoste. À quoi il ajoutera ceci : «Massu croyait qu’Audin savait tout et c’est Audin qui a payé pour tout le monde» (p. 232).

Naturellement, le journaliste s’en montre satisfait. Mais n’est-ce pas tout simplement ce qu’il voulait entendre ? Par l’effet d’une espèce de tautologie cette hypothèse qu’il tient pour la bonne, lui paraît être La Vérité.

 

bien des versions...

Aussaresses après avoir évoqué l’évasion d’Audin puis sa mort accidentelle par la maladresse d’un gardien (p. 220) en vient à présent à admettre que le mathématicien est mort par une décision de Massu. Au terme de ces longues interrogations, le vieux général est-il encore crédible ? Madame Audin, pour sa part, affichera son scepticisme (7) et elle rappellera qu’Aussaresses n’avait jamais cessé de mentir.

Le général précisera qu’Audin fut exécuté à une vingtaine de kilomètres d’Alger et enterré au même endroit. Ceci permettra au journaliste d’annoncer, dans un premier temps, que la tombe (sic) de Maurice Audin se trouve entre Zéralda et Koléa (indication pour le moins imprécise) (8). Le plus sensationnel dans ce livre est la mise en cause directe et personnelle du général Massu comme donneur d’ordres. À quoi il faut ajouter l’accusation concernant un certain lieutenant Ga… , déjà cité, auteur allégué du coup fatal.

Et puis finalement, Aussaresses prendra sur lui d’avoir «donné l’ordre de tuer Audin» (p. 248). Ce qui contredit le point précédent et exonère Massu comme le lieutenant Ga… d’une responsabilité directe dans le meurtre. Ce que Deniau tend à sous-estimer, car il en tient pour la culpabilité de Massu. Au total, on conviendra qu’il y a bien des versions du décès d’Audin et bien des virevoltes de la part des intéressés.

Il faut savoir en outre que Deniau n’est pas le seul à harceler Aussaresses. Il fait allusion ; je le cite : « … [à] tous les  journalistes  qui, depuis bientôt quinze ans, tentent de percer le mystère de la mort de Maurice Audin. De Paris ou de province, ils téléphonent régulièrement  au général Aussaresses».

 

l'entrevue avec Misiri

Aussaresses a donc été accusé d’avoir menti et souvent. Pourquoi Jean-Charles Deniau est-il convaincu d’avoir réussi à connaître, et lui seul, la vérité au point d’intituler son livre en conformité ? Ceci découle, pour une bonne part, de ses rencontres avec Misiri. Celui-ci vit dans le Midi. Il dira d’abord qu’étant arabo-berbère, il se limitait à interroger les prisonniers non ou insuffisamment francophones. Dans un deuxième temps, il a admis que l’évasion d’Audin fut montée de toutes pièces (p. 212).

Lors de sa nouvelle rencontre avec le journaliste, Misiri va plus loin. Il répondra affirmativement à la question de savoir s’il était présent à l’exécution d’Audin et à l’inhumation de sa dépouille.

Jusque-là, il avait été question d’un cadavre enterré entre Zéralda et Koléa. Or, cette fois, Misiri parle d’une ferme proche de Sidi-Moussa. Commentaire de Deniau : «...Du bout des lèvres, Misiri vient de briser le silence entretenu par l’Armée» (p. 240), car l’intéressé parle, il admet que la mission était ultrasecrète et que le silence était impérativement requis. Il admet encore que l’ordre de liquider Audin fut donné par Aussaresses. Celui-ci n’avait confiance,  rappelons-le, que dans sa petite équipe.

 

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Elvire et Paul Aussarasses

Pour sa part, le journaliste ne manque pas de s’appuyer sur le mot écrit par Madame Aussaresses, sous la dictée de son mari. Dans ce texte envoyé au journaliste, le général s’accuse nommément : «J’ai donné l’ordre de tuer Audin» (p. 248) (9).

Or, ceci, il faut le redire que cela plaise ou non, n’est pas vraiment en concordance avec un élément précédent de l’enquête de J-C. Deniau. Le journaliste a en effet la conviction que l’ordre suprême venait de Massu (p. 230 et 231). Or, Aussaresses dans son aveu signé, n’accuse pas ce dernier.

Dans le seul document écrit qu’il laisse, à ce sujet, il endosse et lui seul, toute la responsabilité. Certes on objectera qu’Aussaresses avait accusé Massu précédemment. Dans une conversation animée (qu’on peut supposer enregistrée et qui se trouve aux pages 230 et 231 de son livre), le général nonagénaire avait admis la responsabilité de son supérieur. Mais sur l’énorme insistance  du journaliste (souligné par nous).

 

la conversation Deniau/Aussaresses

 

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Jean-Charles Deniau

 

L’échange qui eut lieu entre le journaliste et le général est au cœur du livre. Il est trop important pour que nous évitions de le citer ici. Je renvoie aussi le lecteur à l‘ouvrage concerné :

- «…Comment ?

- Eh bien ! On l’a tué au couteau.

- Et pourquoi ?

- Pour qu’on pense, si on le trouvait, qu’il avait été tué par les Arabes. Nous, on ne tuait pas souvent au couteau. Voilà et qui a décidé de ça, c’est moi. Ça vous va ?

- Je cherche seulement la vérité. (Il s’énerve)

- La vérité, c’est qu’on a tué Audin.

- Qui l’a tué ?

- Un capitaine dont j’ai oublié le nom et qu’on nous avait prêté pour ça.

- Et après, vous avez monté le coup de l’évasion ?

- Voilà.

- Mais l’ordre a été donné par qui ?

- Par moi.

- Et Massu… il est dans le coup ?

- Oui.

- Vous, vous êtes un soldat et vous obéissez, n’est-ce pas ?

- Oui. Bien sûr, j’ai obéi à Massu. Mais c’est mon initiative (10) parce que j’avais appris par Massu la colère du G.G. (11) voyant que les «cocos» français venaient dans ses plates-bandes…

 

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Bigerad, Massu et Lacotse, en janvier 1957

 

- Mais, dites-moi, rien ne pouvait se faire à l’époque sans Massu. C’était lui qui décidait tout…

- Oui, oui..

- Vous préférez prendre sur vous, plutôt que d’accuser Massu ?

- Voilà, c’est ça…»

Ce passage démontre clairement la pression qu’exerce le journaliste. Lorsque le vieux général rappelle qu’il doutait qu’Audin pût savoir où se cachait André Moine, ce qui différencie nettement sa position de celle de Massu, qui lui en était persuadé, le journaliste ne veut pas en tenir compte ; «je connais cette antienne » (p. 231).  N’est-ce pas parce que, dans son esprit, il y a une unité de pensée entre Massu et Aussaresses ?

Le premier ordonne,  le second exécute ; oubliés leurs désaccords !

Reprenons donc ce que dit Aussaresses : «C’était»,  dit-il, «mon  initiative». À la question de savoir si l’ordre d’exécuter venait de Massu, il répond affirmativement, mais très bas, et du bout des lèvres. Lorsqu’à la page 231 suivante, le journaliste revient à la charge en ces termes  :

- «Mon Général, j’ai tourné la question dans tous les sens. Ma conclusion c’est que l’ordre d’exécuter Audin, il vous a été donné par Massu ? (Silence et très bas) (nous soulignons)

- Oui. Vous pouvez le dire maintenant.

Ce n’est pas une question de J.C. Deniau, c’est une affirmation. Mais Aussaresses se reprend presqu’aussitôt :

- Oui… Mais attendez… il le tenait du G.G. (Ministre résidant). Je traduis ce que le G.G. (le ministre résidant Lacoste) pensait…»

Le vieux général n’affirme pas avoir reçu un ordre direct et personnel d’un supérieur. Il traduit nous dit-il. Il interprète, en fait, la volonté de ses supérieurs. Bref, pour nous lecteurs, le doute reste permis quant à l’existence d’un ordre précis et direct de  Massu.

Jean-Charles Deniau est certes un journaliste parfaitement compétent. Nous ne discutons pas son honnêteté intellectuelle mais son affirmation de la page 232 : « Il [Aussaresses] n’a fait qu’exécuter l’ordre de son supérieur hiérarchique » ne nous convainc pas.

Le vieux général fait allusion à une hiérarchie qui n’est pas seulement militaire mais politico-militaire.

Lorsqu’il fait allusion à l’exécution des ordres, la formulation est floue : «Bien sûr, j’ai obéi à Massu. Mais c’est mon initiative». Auparavant, à la question : «L’ordre a été donné par qui ?» il répond : «Par moi».

Aussaresses fait donc allusion à des ordres donnés de manière globale et à la promesse d’une couverture pour les actes répréhensibles. Il évoque selon nous un ordre de ce type qui lui laissait une marge de manœuvre et dont il prend la responsabilité.

Aussaresses n’a-t-il fait qu’exécuter un ordre direct et précis de Massu ? On peut le croire ou ne pas le croire. Tout est dans le ne… que … Il n’y aura pas de preuve autre que ce dialogue des pages 230, 231, 233.

Est-ce une preuve ?

Pour justifier la marge de doute qui subsiste à nos yeux, il faut en revenir à la lettre écrite par Madame Aussaresses et, rappelons-le, dictée par son mari. Ce court texte est clair.

Le général Aussaresses revendique sans ambages une responsabilité personnelle et entière : «J’ai donné l’ordre de tuer Audin.»

N’a-t-il fait qu’exécuter un ordre de ses supérieurs hiérarchiques dans ces conditions ? Peut-être. Peut-être pas.

Nous ne pouvons en tout cas qu’indiquer notre scepticisme lorsque Deniau, fort du oui (très bas) par lequel Aussaresses a acquiescé à son insistante question, affirme :

«Je viens de marquer un point capital» (p. 232). La suite montre, dans une certaine mesure, que le journaliste tire une conclusion précipitée : «Même, s’il s’en défend (sic), Paul Aussaresses n’a fait qu’exécuter l’ordre de son supérieur hiérarchique…».

Nous ne pouvons qu’être en désaccord.

Aussaresses s’en défend en effet et cela ne peut être escamoté. Qu’il fût sous les ordres de Massu, nul ne le conteste. Qu’il ait exécuté Audin sur l’ordre direct immédiat du chef de la 10e D.P., voilà qui n’est pas vraiment  établi.

Car, curieusement, J-C. Deniau ne rappelle pas que Robert Lacoste, avant Massu, était à l’origine de la chaîne hiérarchique, ce que fait Aussaresses. Or, Jacques Massu n’est plus de ce monde. Il ne peut se défendre. Donc, ce qui peut paraître «évident»  en  termes de  journalisme, l’est beaucoup moins pour un historien. Un témoignage ne peut constituer une preuve. Surtout s’il est arraché à un vieillard cacochyme, au seuil de la mort.

Est-ce la raison pour laquelle Deniau a voulu conforter son enquête en reparlant à Pierre Misiri ? Celui-ci eut en effet de tardives réminiscences à propos d’une ferme où serait  enterré  Audin. Près, cette fois, de Sidi-Moussa.

Le journaliste photographiera une ferme qu’il repère entre Baraki et Sidi-Moussa. Le cliché envoyé par Ipad atteint Misiri en France en direct sur son portable. L’ex-sergent croit reconnaître le lieu… Cinquante-cinq ans après… Deniau écrit d’ailleurs prudemment : «… que les erreurs sont toujours  possibles » (p. 265). Certes.

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entrée de Zéralda

 

Conclusion

Le principe testis unus, testis nullus [un témoin unique est un témoin nul] s’applique en histoire comme dans les prétoires. Pierre Misiri, est bien un témoin unique. Qu’il ait pu reconnaître une ferme fantôme, abandonnée par ses propriétaires pieds-noirs partis en Australie, et cela plus d’un demi-siècle après et, depuis l’autre rive de la Méditerranée, relève de l'exploit.

Après une première évocation de Zéralda et de Koléa comme dernières demeures d’Audin, qui sont à l’Ouest d’Alger, nous voici à Baraki au Sud-Est de la capitale. Pour faire bonne mesure, un algérien a déclaré récemment qu’il se souvenait qu’Audin avait été enterré à Oued-El-Alleug au cimetière de Ben Salah  (El.Watan.com  23/10/14).

En ce qui concerne la responsabilité directe de Massu, le doute est d’autant plus permis que l’on éprouve un malaise à voir discrètement gommée la responsabilité des hommes politiques. Aussaresses pour sa part, a tenu à rappeler avec insistance qu’au-dessus des militaires il y  avait des politiques (p. 231).

Sans mettre en question la sincérité de ceux qui ont entrepris des recherches délicates sur un passé douloureux où le manichéisme n’a pas sa place, il paraît indispensable que des historiens fassent  entendre  leur voix.

Si l’on compare le bruit fait autour du cas Audin et le silence d’État qui a accompagné la disparition de 1 583 européens d’Algérie, dont le plus grand nombre après le 19 mars 1962, on est obligé de constater que pour certains intellectuels de l’époque, il y avait deux poids et deux mesures.

Hypersensibilité et hypermnésie pour un disparu indépendantiste, sensibilité réduite au minimum ou absente pour de malheureux civils pieds noirs qui n’eurent que le tort d’être au mauvais endroit au mauvais moment. On évoque souvent un devoir de mémoire. Il y a aussi un devoir d’objectivité.

Jean Monneret
historien

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1 - La Vérité sur la Mort de Maurice Audin, Ed. Equateurs 2012.
2 - Il combattit dans le maquis des Glières.
3 - Quatre régiments parachutistes, plus le 5e RCA et le 25e Dragons auxquels s’ajoutaient deux détachements d’intervention et de reconnaissance.
4 - Souligné  par nous.
5 - Souligné  par nous.
6 - Lequel a écrit un livre de souvenirs, Ma guerre d’Algérie. Ed. Sociales 1979. C’est un plaidoyer pro domo où les non-dits abondent.
7 - L’Humanité, 9 janvier 2014, interview par H. Zerrouki.
8 - www.radiomaghrebemergent .com.  Vingt à trente kilomètres séparent les deux localités.
9 - Innocentant ainsi le lieutenant Ga… membre de la «petite équipe» d’Aussaresses. Rappelons que ce lieutenant refusa de rencontrer le journaliste.
10 - Souligné par nous.
11 - Aussaresses entend par là Robert Lacoste.

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- le site de Jean Monneret

 

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24 avril 2013

1940 : De Gaulle et l'Afrique - Archives nationales d'Outre-mer

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un nouveau dossier

des Archives nationales d'Outre-mer (ANOM)

De Gaulle et l'Afrique - 1940

 

Les Archives nationales d'Outre-mer (ANOM, ex-CAOM, à Aix-en-Provence) viennent de publier un nouveau dossier réalisé à partir des fonds Géraud de Galassus, directeur du personnel au Gouvernement général du Congo Brazaville, rallié à De Gaulle depuis le 8 août 1940.



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En ligne, ici :

http://www.archivesnationales.culture.gouv.fr/anom/fr/Action-culturelle/Dossiers-du-mois/1304-de-Gaulle/Dossier-De-Gaulle-et-l-Afrique-1940.html

- Juin 1940 : cliquer ici.

- Les Trois Glorieuses, août 1940 : cliquer ici.

- Organiser la France Libre (29 août 1940 et après) : cliquer ici.

- Novembre 1940 : cliquer ici.

 

Trois Glorieuses empire colonial 1940

 

___________________________

 

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26 août 2013

le débat à propos du 5 juillet 1962 à Oran (3) - Jean Monneret

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Oran, 5 juillet 1962,

ce qui reste à démontrer

Jean MONNERET

 

De multiples interrogations subsistent en ce qui concerne cette journée du 5 juillet. On peut les ramener à deux :

- 1) Qui a déclenché la fusillade ?

- 2) Y a-t-il eu une machination et ourdie par qui ?

S’il est une question à laquelle les gens sont susceptibles de répondre en fonction de leurs présupposés personnels, c’est bien la première. Or, il ne s’agit pas de convaincre les convaincus mais de faire un travail aussi scientifique que possible. N’ayant pas personnellement l’assurance qui permet de tout trancher, je reste sur ce point dans l’incertitude.

En revanche, tout le monde ou presque (1) paraît d’accord pour mettre hors de cause l’OAS, dont les commandos avaient quitté Oran. Seul le Général Katz fait allusion, dans son livre (2) à de possibles desperados de l’Organisation (sans la nommer). Sa démonstration est toutefois des plus laborieuses. Je l’ai souligné à la page 109 de mon ouvrage sur le sujet (3).

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Répondre à la deuxième question est tout aussi difficile. J.F Paya s’estime, pour sa part capable de résoudre ces deux énigmes. Il semble persuadé que sa présence en Oranie en 1962, qui s’est prolongée à Mers-el-Kébir jusqu’en 1965, lui donne un avantage pour analyser le 5 juillet. Toutefois ce qu’il écrit est loin d’être toujours convaincant.

Paya insiste sur le conflit qui opposait alors le GPRA (4) au clan Ben Bella/Boumediene. Ce dernier étant le chef de l’État Major Général de l’Armée de Libération Nationale (5), basée aux frontières algéro-marocaine et algéro-tunisienne. C’était en effet le problème de l’heure et toute la presse nationale et internationale ne parlait que de cela.

L’EMG défiait l’autorité du GPRA, ce qui avait pour résultat d’introduire au sein du FLN une très grave cassure à la veille du référendum. Celui-ci eut lieu néanmoins, mais au lendemain de sa tenue, les deux groupes antagonistes se redisputèrent avec ardeur la direction de la future Algérie.

L’Indépendance ayant été proclamée le 3, qu’elle était la situation le 5 juillet ? C’était une veillée d’armes. Le GPRA avait quitté Tunis pour Alger. Le clan Ben Bella/Boumediene était installé à Oujda, au Maroc, c’est pourquoi Paya les désigne comme les conjurés d’Oujda (6).

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le G.P.R.A.

Le GPRA dirigé par Ben Khedda, son président, avait le soutien de la Wilaya 4, l’algéroise ; il recevait aussi l’appui de la wilaya 3, la kabyle. Le GPRA avait lancé un appel à manifester le 5 juillet, date anniversaire symbolique de la prise d’Alger en 1830 (7), afin de fêter la «libération» du pays. L’Oranie, bien tenue en mains par les benbellistes (Paya dixit), n’avait pas prévu de manifestation (toujours selon Paya).

Néanmoins les appels à cette célébration lancés sur les ondes de Radio-Alger furent naturellement entendus à Oran et un défilé s’organisa. Paya présente les choses ainsi : «Mais à Oran, les animateurs (?) assez anti-FLN de l’extérieur, s’empressèrent d’obéir au GPRA».

Cette situation ne pouvait que déplaire à l’EMG qui voyait en le GPRA l’ennemi juré. Or, ces manifestations le mettaient en valeur. Les benbellistes entreprirent, dit Paya, de les saboter.

Ainsi, toujours selon Paya, la ville d’Oran allait devenir le 5 juillet 1962 un théâtre important de l’affrontement entre le GPRA et l’EMG. Notre auteur est très affirmatif : le massacre des Européens résulte d’une machination tramée par le clan Ben Bella /Boumediene.

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Des agents dudit clan déclenchèrent une provocation en centre-ville durant le défilé des Musulmans. Leur but : discréditer le GPRA. Citons Paya :

«…Pour les conjurés d’Oujda Ben Bella et Boumediene, qui allaient s’installer à Tlemcen, cela ne pouvait se passer ainsi. Il leur fallait démontrer que les partisans du GPRA n’étaient pas capables d’assurer l’ordre, tout en conjurant le risque d’une enclave européenne dans la zone Oran- Oran/Mers-el-Kébir (souligné par nous).

Mais surtout, ils préféraient avoir un prétexte pour faire intervenir massivement cette armée des frontières sans paraître faire un coup d’État (souligné par nous).

Bien sûr, la population ne comprenait rien à ce qui se passait. Mais une fois sur place, elles (les troupes venues du Maroc) mirent surtout au pas leurs opposants et les éléments musulmans perturbateurs que la provocation avait déchaînés…» (8).

Comme on le voit, notre auteur procède surtout par affirmations. Il est persuadé que l’appel du GPRA lancé sur les ondes fut repris à Oran par des éléments hostiles à l’EMG.


Oran benbelliste ?

De tels éléments ont sûrement existé, mais Paya les présente comme «influents». Il parle même de «responsables». Ceci paraît à première vue, contradictoire avec le fait qu’il évoque lui-même ensuite une Oranie «bien tenue en mains par les benbellistes» (9).

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Notre auteur va plus loin en affirmant quelque chose d’étonnant qui aurait bien besoin d’être solidement étayé : des banderoles furent confectionnées avec le slogan : «À bas le culte de la personnalité».

Paya a parfaitement raison d’y voir un mot d’ordre codé contre Ben Bella. Ainsi dans Alger, où dominait la wilaya 4, hostile à ce dernier, ce slogan était, à la même époque, placardé sur tous les murs. Mais la capitale où je me trouvais alors (10), était aux mains de gens farouchement opposés à l’EMG.

Rien de semblable à Oran où la situation était rigoureusement différente. L’Oranie (la wilaya 5) était un bastion benbelliste. Adhérer à l’analyse de Paya impliquerait de reconsidérer tout ce que l’on sait de la situation locale. L’Oranie, (en tous cas Oran), aurait été non pas traversée mais profondément ravagée par les luttes de clans du moment.

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Oran pourtant tenue par Si Bakhti, homme lige de Ben Bella est curieusement présentée comme influencée par les partisans du GPRA. Et bigrement puissants pour être capables d’organiser un vaste défilé, de leur propre chef (c’est le cas de le dire), et avec leurs propres slogans anti Ben Bella. C’est là un renversement de perspective surprenant qui va à l’encontre de tout ce qui s’écrivit sur le moment et dans les chroniques ultérieures. Nous verrons plus loin quelles justifications donne Paya à cette présentation des faits.

Car notre auteur va toujours plus loin. Rappelons qu’il prête à l’EMG, qu’il désigne comme  «les conjurés d’Oujda», une intention machiavélique : «…Il  leur fallait démontrer que les partisans du GPRA n’étaient pas capables d’assurer l’ordre, tout en conjurant le risque d’une enclave européenne dans la zone Oran/Oran-Mers-el-Kébir».

Attention ici ! Si les mots ont un sens, cette phrase porte inévitablement à penser que le maintien de l’ordre à Oran-ville dépendait de partisans du GPRA. Sans cela, comment les accuser d’incompétence après le massacre ?

Or, comment souscrire à une telle vision des choses ? Et Bakhti compagnon de route de Ben Bella depuis les lointains épisodes de l’Organisation Spéciale était-il une potiche ? Ou bien était-il lui-même partisan du GPRA ? Là, ce serait un scoop ! Et Souaiah El Houari, le préfet désigné par la wilaya 5 ?

Les questions sont donc nombreuses et l’analyse de Paya paraît plus que sommaire. Évidemment chacun a le droit de s’écarter des sentiers battus et de chercher à expliquer les choses à sa manière. Encore faut-il le faire avec des arguments solides et être cohérent. Est-ce le cas ?

 

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arrestation d'Européens par des membres de l'ALN à Oran au lendemain
des fêtes de l'indépendance proclamée le 3 juillet 1962.
Photo publiée dans
Paris-Match du 14 juillet 1962


enclave européenne ?

Ainsi, la crainte attribuée à l’EMG de voir s’établir une enclave européenne dans cette zone et à cette époque  est fortement invraisemblable. Le FLN s’en était justement inquiété six mois auparavant, lorsque l’OAS était à son apogée. Le 5 juillet, il n’y avait plus d’OAS. D’autre part, une enclave européenne n’aurait pu exister qu’avec le soutien de l’armée française. Les chefs de celle-ci avaient en juillet 1962 des préoccupations tout autres. Parler, comme le fait Paya, d’une enclave qui se serait créée «de facto» dans la zone concernée est peu crédible. La population européenne y avait déjà considérablement diminué.

Les analyses de notre ami reposent également sur un autre point clé : Ben Bella et Boumediene auraient eu besoin d’un prétexte pour faire intervenir l’Armée des Frontières dans Oran. On ne voit pas pourquoi. La chose est pour lui évidente, et depuis plus de vingt ans, il revient inlassablement sur ce thème.

Or, il y a un point de comparaison. Quelques jours avant et après le 5, l’Armée des frontières s’installa dans le Constantinois à partir de la Tunisie. Elle le fit sans coup férir et sans se soucier de quiconque. Elle occupa d’abord Souk- Ahras puis Constantine en mettant entre parenthèses les chefs locaux trop indépendants. On ne voit pas ce qui l’aurait empêché de faire la même chose à l’Ouest avec ou sans prétexte. D’autant qu’il n y avait pas en Oranie de chefs locaux connus susceptibles de s’opposer à l’EMG. Et comme l’a bien vu Harbi, personne en Algérie n’était prêt à mourir pour le GPRA. (Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité.p. 358).

Paya a souvent présenté les troupes FLN de l’intérieur de l’Oranie comme un ramassis de gens réunis à la hâte, équipés de bric et de broc, voire dépenaillés. Absolument rien n’indique qu’ils aient eu l’intention de contrer l’ALN de l’extérieur (11). Mais si tel eût été le cas, comment auraient-ils pu s’opposer aux troupes de Boumediene bien équipées et longuement formées à la conquête du pouvoir ?

 

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Notre auteur semble fermement croire que le prétexte éventuel du maintien de l’ordre défaillant était indispensable à l’EMG pour entrer à Oran. Sans cela, dit-il, cette entrée eût ressemblé à un coup d’État ou à un putsch.

La belle affaire ! C’est là prêter à l’équipe benbelliste une délicatesse de sentiments et des préoccupations morales en politique. Franchement, peu d’indications permettent de l’en créditer et, là encore, ce type d’arguments ne convaincra que les convaincus. Rappelons qu’en investissant Constantine à l’autre bout de l’Algérie, l’ALN des frontières n’a pas hésité à arrêter un chef aussi prestigieux que le colonel Boubnider, dit Saout el Arab. Elle mit également à l’ombre, dans la foulée, un ministre du GPRA et non des moindres : Lakhdar Ben Tobbal.

Pour agir ainsi ses chefs n’avaient eu besoin d’aucun prétexte autre que leur ambition et leur soif du pouvoir. Ils se souciaient peu que cela ressemblât à un putsch, c’est ce à quoi ils se préparaient depuis des années.

 

discussion des justifications de J.-F. Paya

Pétitions de principes, postulats, simples affirmations abondent chez Paya. Voyons maintenant les justifications qu’il lui arrive de fournir de-ci de-là.

Voici ce que je lis en juin dernier sur internet émanant de lui : «…..Aujourd’hui, tous les éléments dont nous disposons : témoignages français et algériens, neutralisation d’unités de la force locale la veille du 5, ordre du jour ALN d’Oujda du 5 au matin tendent à prouver que les conditions de la réussite de la provocation à l’émeute et au désordre furent réunies et sciemment orchestrées par les éléments de l’ALN/FLN qui voulaient prendre le pouvoir en Algérie…».

Paya évoque souvent des informateurs musulmans qui lui auraient fourni des tuyaux exceptionnels. Malheureusement, il s’agit de gens demeurés anonymes dont nous ne savons rien. Leurs témoignages datent-ils de1962 ou de plusieurs années après ? Un seul témoin de ce type est nommé  dans son livre électronique (12). Son texte ne contient aucune révélation et ne prouve rien. D’autant qu’il est unique en son genre. Testis  unus… Historiquement parlant, tout cela est sans valeur.

Autre chose : notre auteur semble persuadé, à partir d’un seul exemple, que la force locale (13) était «neutralisée» le 5 juillet. Au risque de le peiner, je dois lui signaler que les archives militaires ne confirment pas ce point. Le cahier d’enregistrement du GAOR signale au contraire qu’un européen est molesté par des éléments de ladite force locale. L’heure est indiquée : 15H30 (page 399 de mon livre La phase finale...).

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Dans le dossier 1H3206 du SHD, une autre unité de la force locale, la 502e UFO est en revanche signalée pour son souci de protéger les Européens dans les rues d’Oran. Cette unité entièrement composée de Musulmans est conduite par le lieutenant Bacouche, auquel hommage est rendu (14). Je ne vois donc pas d’où l’auteur tient l’information selon laquelle les forces en question auraient été «neutralisées». Il cite le cas d’une unité qui aurait été désarmée, mais ceci ne signifie pas qu’elles le furent toutes et partout.

Venons-en à l’ordre du jour de l’ALN d’Oujda, que Paya a publié à maintes reprises (15) et qu’il brandit comme la preuve décisive de ce qu’il affirme. Ce texte contient une recommandation : «veiller à la sécurité des populations et particulièrement sur celles (sic) de la minorité européenne».

Ceci fait écho à ce qu’avait dit 48 heures auparavant Si Bakhti lors du défilé des katibas de l’ALN (intérieure) à la lisière des quartiers musulmans, à proximité du boulevard du Corps Expéditionnaire Français. Bakhti annonçait que les Européens seraient protégés et même que ceux qui s’en prendraient à eux seraient passés par les armes. Il suffit de reprendre la presse de l’époque : Le Figaro et Le Monde par exemple pour avoir les détails.

Paya interprète le document de l’ALN extérieure d’une façon très surprenante : en effet, il est à première vue étonnant qu’un document, qui recommande de protéger les Européens, soit présenté comme la preuve qu’on va les massacrer. Pas très cartésien.

Mais, aux yeux de notre auteur il n’y a pas de contradiction et l’explication en est très simple : si l’EMG parle de protéger les Européens, c’est tout simplement qu’il sait d’avance qu’ils vont être massacrés puisque c’est ce qu’il a projeté. CQFD. Il suffisait en effet d’y penser.

Autre justification utilisée par Paya à l’appui de sa thèse : il cite un texte de Bruno Étienne de 1977 (16). Celui-ci indiquerait qu’un groupe opérationnel de l’ALN du Maroc serait entré à Oran aux premiers jours de juillet 1962. «C’est lui», dit B. Etienne, «qui paraît responsable des massacres et des disparitions du 5 juillet à Oran» 

Comme on le voit, la date est vague : aux premiers jours, le groupe concerné paraît responsable. Aucune source n’est citée. Notre auteur le constate aussi mais semble considérer qu’un historien du calibre de Bruno Étienne n’aurait pas écrit cela sans raisons. Faisons lui donc confiance et croyons-le sur parole ; c’est tellement plus simple ainsi.

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Autre point qui laisse songeur : Paya a analysé le film d’Yves Courrière : La Guerre d’Algérie, souvent montré à la télévision. Il a établi, à juste titre selon moi, que le montage était «mensonger» (17) et que, concernant Oran, on présente des événements du 5 juillet comme s’étant produits le 17 juin. Mais pourquoi diantre va-t-il ensuite suggérer qu’il détient la preuve photographique de la provocation benbelliste (18) lorsque le même film, dûment trafiqué donc invalide, montre des gens «pris de bas en haut sur un immeuble récent d’Oran, se passant une arme, …car ceux-là ont été pris en plein midi d’après le soleil…» ? !!

Chacun voit midi à sa porte, comme dit le proverbe.

Nous pourrions continuer de la sorte. Il nous semble préférable d’arrêter ici. Dans une lettre qu’il a adressée à Paya, le professeur Pervillé, dont le sens de l’euphémisme est vif, voit dans les écrits de son correspondant «…une vision mémorielle rétrospective à 28 ans de distance.»

C’est aussi mon avis. Je le regrette car les intentions de notre ami sont excellentes mais son parti-pris de négliger les archives (sauf, mais ça n’arrive jamais, si elles confirment ses thèses), la légèreté de ses démonstrations, ses généralisations abusives minent sa recherche pourtant menée avec sincérité et passion.

Il peut continuer dans la même voie et s’accrocher mordicus à ses écrits, au mépris de toute méthode historique. Il y a plus intelligent à faire : revoir l’ensemble en abandonnant l’a priori du complot benbelliste. Qui sait si un jour des archives nouvelles privées ou officielles, algériennes (19) ou françaises ne contribueront pas à nous éclairer davantage. Mais actuellement, présenter de vagues indices comme des preuves, multiplier les démonstrations aventureuses, bref faire de la reconstruction mémorielle, c’est tourner le dos à l’Histoire.

Certes, on trouvera toujours du monde pour se délecter du complotisme. Voyez la légende du Masque de Fer  forgée de toutes pièces par Voltaire et récemment démolie par l’historien Christian Petitfils. Voyez aussi, les centaines d’ouvrages consacrés à la prétendue survie du Dauphin Louis XVII ; thèse aujourd’hui bien mise à mal par la science.

Car le public est ainsi. Comme l’écrivit Erasme : «L’homme est bâti de telle manière que les fictions font beaucoup plus d’impression sur lui que la Vérité».

Jean Monneret

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- débat Oran, 5 juillet 1962 - Jean Monneret (1) : débat avec Jean-François Paya

- débat Oran, 5 juillet 1962 - Jean Monneret (2) : la recherche des faits : l'heuristique

- débat Oran, 5 juillet 1962 - Jean Monneret (3) : ce qui reste à démontrer

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1 - Il est remarquable que le communiqué du FLN d’Oran, diffusé au lendemain du drame, ait évité de mettre en cause l’OAS. Contrairement d’ailleurs au FLN algérois.
2 - L’Honneur d’un général. Ed. L’Harmattan.
3 - La Tragédie dissimulée. Ed. Michalon.
4 - Gouvernement Provisoire de la République Algérienne.
5 - Désigné ci-après comme l’EMG.
6 - Ultérieurement, ils s’installèrent à Tlemcen en Algérie.
7 - Le 5 juillet est une date importante en Islam ; ceci n’est pas souvent dit. Saladin obtint ce jour-là la reddition de Guy de Lusignan après la bataille d’Hattin en 1187, ce qui marqua la fin du Royaume Franc en Terre Sainte.
8 - Livre électronique Ed. Calaméo p. 5
9 - Ibidem p.5                                                                                                              
10 - J’ai relaté ces événements dans un court récit intitulé Mourir à Alger Ed. l’Harmattan
11 - Certes Paya ne l’affirme pas ce qui rend encore moins compréhensible cette histoire de prétexte.
12 - Édition Calaméo p.19 et 20.
13 - Officiellement appelée UFO, Unités de la Force de l’Ordre.
14 - p. 254 de La Phase Finale de la Guerre d’Algérie.
15 - Notamment p.158 et suivantes du tome III du livre l’Agonie d’Oran.
16 - Selon Paya, dans Culture et Révolutions. Ed. du Seuil 1977.
17 - Vol.II p.152. L’Agonie d’Oran.
18 - Ibidem p. 140.
19 - Des historiens algériens se montrent de plus en plus rétifs aux versions historiques d’État que l’on veut leur imposer.

 

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30 juillet 2013

à propos du 5 juillet 1962 à Oran (Jean Monneret)

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le débat à propos du 5 juillet 1962 à Oran

deuxième chapitre

 

la recherche des faits : l'heuristique

Jean MONNERET

 

Si j’en crois les linguistes, le mot historia vient du grec istoria qui signifie : enquête. Et c’est une véritable enquête que l’historien doit mener pour retracer le déroulement d’une journée, les faits qui l’ont marquée, leurs causes.

Or depuis des siècles, l’histoire se fait avec des documents écrits. Les sources écrites, les archives, peuvent être soumises à la critique, tant externe qu’interne. Il serait toutefois déraisonnable de les récuser par principe et systématiquement. Rien ne serait plus antihistorique.

Malheureusement, à écouter certains de nos compatriotes, on devrait non seulement rejeter les archives, militaires ou autres, qui concernent le 5 juillet 1962, mais encore leur préférer à priori les témoignages. Ce serait un renversement de toute la méthodologie en histoire. Inutile de dire que ceci ferait planer des doutes importants sur le sérieux d’une telle démarche.

critique du/des témoignage(s)

En effet, les sources narratives, qu’il s’agisse de récits rédigés ou de témoignages oraux, se sont longtemps heurtées à une réserve marquée des historiens.

À l’époque présente, la discipline historique s’accommode des témoignages individuels écrits ou oraux, mais en soumettant leur utilisation à des conditions précises. L’une d’elle est de les admettre pour autant qu’ils émanent de sources diversifiées voire opposées.

Car une certaine suspicion s’attache au témoignage humain de par sa fragilité. Depuis les expériences célèbres du professeur Claparède à Genève en 1905 jusqu’à celles du journaliste Gabriel Domenech du Méridional-La France dans les années 1950, le côté subjectif du témoignage individuel a été largement démontré. *

L’histoire tend à devenir toujours plus scientifique. Comment pourrait-elle négliger cet acquis qu’est le constat avéré de la fragilité du témoignage ? Il faut donc examiner ce dernier avec esprit critique, mais là aussi, sans le récuser systématiquement, ce qui serait également déraisonnable.

Le témoignage individuel est subjectif, car les gens réagissent à un événement, non pas uniquement en fonction de ce qu’ils ont vu (bien qu’ils en soient eux-mêmes absolument convaincus) mais en fonction de leurs habitudes mentales.

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Il en est tout particulièrement ainsi lorsque l’on a affaire à des gens émus, placés devant un événement grave et bouleversant. L’historien doit alors être en garde contre les erreurs possibles ou les partis pris du locuteur concerné. Il faut donc vérifier, contrôler et recouper les dires des témoins, sans bien sûr les récuser. La variété des sources est par conséquent indispensable. **

Un autre défaut inhérent au témoignage individuel est d’être partiel. Limité par définition, il ne permet pas d’avoir une vue d’ensemble d’un phénomène. Les témoignages à la première personne où le narrateur tend à se donner le beau rôle, (type le Général Katz dans son livre), doivent spécialement appeler la réserve.

Il faut se méfier également des témoignages qui apparaissent quasi miraculeusement quarante ou cinquante ans après les faits. Même s’ils ne sont pas forcément controuvés, la mémoire évolue, elle magnifie ou réduit certains événements vécus.

En outre, durant le laps de temps écoulé, le témoin a lu des livres ou entendu des témoignages semblables au sien ou différents. Avec le passage des années, certains ne distinguent plus entre leurs lectures et leurs souvenirs. Que dire des témoignages de seconde main, du genre  «Je n’étais pas là, mais un tel m’a dit que… » ? Leur fiabilité est quasiment nulle.

 

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cartons d'archives aux ANOM d'Aix-en-Provence

les sources écrites

La situation la plus favorable est donc celle où l’on dispose de témoignages diversifiés que l’on peut confronter à des sources écrites : archives, rapports, registres ou photographies, documents en tous genres que l’on peut utiliser simultanément. Les faits peuvent alors être établis  du mieux possible. Tel est précisément le cas du 5 juillet 1962 à Oran.

Naturellement il faut aussi éviter le dogmatisme et garder à l’esprit qu’une recherche, pour progresser, doit s’étaler dans le temps. Ce qu’un travail a établi à un moment donné, eut être complété ou amélioré par la découverte de nouveaux documents. Ceci s’est produit par exemple grâce aux efforts de Jordi concernant les disparus.

Aussi la critique tant des sources que des enquêtes doit rester ouverte ; elle peut avoir du prix à condition d’éviter l’esprit de système. Multiplier les objections à un livre, paragraphe par paragraphe ou ligne par ligne, n’a en revanche aucun intérêt.

Quant à la récusation totale des archives militaires ou autres au prétexte rudimentaire qu’elles seraient censurées ou caviardées ***, voilà qui a peu de chances de recueillir l’approbation des spécialistes. C’est méconnaître les ressources de l’archivistique en France. Il serait plus subtil au contraire de réclamer une ouverture aussi large que possible de tous les fonds.

Ces principes absolument basiques ayant été précisés, il nous reste à nous efforcer de dégager : les faits que l’on peut raisonnablement tenir pour établis concernant le 5 juillet et l’ensemble de ceux qui restent à prouver. Ce dernier point fera l’objet de notre troisième chapitre.

 

A - Les faits établis à propos du 5 juillet 1962 à Oran :

1) On peut tenir pour substantiellement démontré que l’armée française avait ordre de rester consignée dans ses casernements ; ordre exécuté à de rares exceptions près.

2) Il est également démontré que des centaines d’Européens furent massacrés et/ou enlevés ce jour là. Certains furent tués dans  les rues de la ville, d’autres conduits à la périphérie et tués à leur tour.

3) Il est également établi que dans son livre L’honneur d’un général, Joseph Katz a affirmé, à maintes reprises, des choses inexactes, contredisant différentes pièces d’archives du Service Historique de la Défense.

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- Sur le premier point, je me souviens qu’alors que je rédigeais ma thèse, le général Faivre avait attiré mon attention sur le Cahier d’Enregistrement du GAOR (Groupement Autonome d’Oran longtemps appelé Secteur).

Ce document contient les entrées relatives aux exactions signalées au Secteur et les directives du général Katz. Celles-ci sont au nombre de deux, inscrites à deux intervalles différents : consigne rigoureuse des troupes. Horaire : 12H05 et 12H15.

J’ai obtenu l’autorisation de reproduire ce passage. Il figure dans les annexes de mon livre La phase finale de la guerre d’Algérie, aux pages 398 et 400. On me dira que c’est un fait connu. Et alors ?

Aurait-il fallu se priver d’une preuve aussi significative ? À l’heure où d’aucuns parlent d’agir vers les organismes internationaux ce serait bien irréfléchi.

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- Sans revenir sur le décompte des tueries déjà évoqué, il est clair que de nombreux Pieds-Noirs furent massacrés dans les rues d’Oran. D’autres furent massacrés dans des zones suburbaines particulièrement au Petit-Lac.

Malheureusement, les témoignages ici sont rares. Celui d’une jeune femme arabo-berbère publié en transcription dans mon livre et oralement dans le DVD de Claire Feinstein est hélas unique en son genre. Quelques rares personnes conduites en ces lieux ont pu être sauvées mais leurs récits ne nous sont pas parvenus.

Fort heureusement, les archives militaires viennent à notre secours. Le 2e Bureau de l’Armée française a reçu de nombreux renseignements de tout type sur les exactions commises au Petit-Lac. Feu Guy Pujante en avait, me semble-t-il, publié des extraits.

Le 2e Bureau fit procéder à une reconnaissance photographique par hélicoptère. Celle-ci est mentionnée dans mon livre La phase finale,  page 278. Je n’ai malheureusement pas eu l’autorisation de publier ce cliché. Celui-ci, très net, montre la présence d’une vingtaine de tombes collectives, de charniers rectangulaires se détachant de façon très géométrique sur le sol plus clair.

Jean-Jacques Jordi [Un silence d'État. Les disparus civils européens de la guerre d'Algérie, éd. Soteca, 2011] a également consulté ce dossier. Il a eu, contrairement à moi, l’autorisation de reproduire cette photo. Hélas le résultat est de qualité moyenne alors que l’original est d’une parfaite précision. Néanmoins, c’est une preuve précieuse et il n’y a aucun doute sur la réalité du massacre perpétré là.

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photo du charnier du Petit-Lac à Oran (livre de Jordi, p. 88)

 

- Le général Katz a menti à plusieurs reprises. (Cf. mes 2 livres.)

D’abord en cherchant assez piteusement à dissimuler la non-intervention de l’Armée qu’il avait ordonnée et confirmée. Il n’hésite pas à écrire ceci :

 ….«l’Armée, je le répète est intervenue sur le champ…..», page 330 de son livre. Ceci est démenti par son double ordre aux troupes, précité, de demeurer consignées, double ordre dûment enregistré dans les archives.

Mais Katz va plus loin car dans un rapport du Corps d’Armée émanant directement de son Cabinet, on peut lire que : «...le 8e RIMA, le 4e et le 2e Zouaves, ainsi que le 5e R.I se portèrent sur les lieux de la fusillade et s’employèrent à protéger les Européens », page 357.

Or, ces interventions étaient des interventions dites d’initiative, (c.à.d. prises spontanément par les responsables des unités) qui ne devaient rien, tout au contraire, aux ordres du général .

En d’autres termes, ce dernier avec un culot digne d’une meilleure cause, s’attribue le mérite d’interventions qu’il avait interdites. Il est inexact en outre de dire que ces interventions ont eu lieu «dès les premiers coups de feu», page 357. Le 8e RIMA et le 5e R.I sont intervenus - les archives à nouveau nous l’apprennent - à 13H15 et 13H30, soit deux bonnes heures après le début des troubles.

Le général n’hésite pas à parler du «prétendu charnier» du Petit-Lac, page 331. Or, il ne peut avoir ignoré les rapports de son 2e Bureau et les photos prises pendant la reconnaissance à vue. L’affirmation qu’il envoya un gendarme enquêter sur place, lequel «ne décèle rien», l’odeur n’étant pas «plus pestilentielle qu’ailleurs», page 332, est singulièrement ridicule. 

Jean MONNERET

 

* Ceux qui voudraient se documenter sur ce point peuvent lire les articles de Régis Pouget de l’Université de Montpellier et ses livres. Il en existe une foule d’autres, la bibliographie est immense.

** Les historiens qui me liront me pardonneront de devoir énoncer de telles vérités premières. Mais tous les lecteurs ne sont pas historiens et il faut placer le débat avec Jean-François Paya sur des bases claires.

*** Caviardée : veut dire biffée à l’encre noire, dont la couleur évoque le caviar. En 22 ans, j’ai consulté des centaines de pièces d’archives sur l’Algérie, je n’en ai pas vu une seule qui le soit. 

 

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Jean Monneret

 

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10 juillet 2014

les Attachés de Défense français n'ont pas le droit d'écouter Bernard Lugan...!

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l'africaniste Bernard Lugan invité par l'Armée...

et censuré par l'Élysée !

 

Le 24 juin 2014, à la demande des Armées, je devais présenter "L'interaction religieuse, culturelle, historique et géopolitique entre les cinq pays de l'Afrique du Nord et ceux de la bande sahélo-tchadienne" aux Attachés de Défense français en poste dans la quinzaine de pays concernés, plus le Nigeria. Le but de cette intervention très spécialisée était de donner à nos Attachés de Défense une nécessaire vision globale ainsi que des clés de lecture dépassant les frontières de leurs affectations respectives.

Quelques jours avant la date prévue, un ordre comminatoire téléphoné depuis l'Elysée contraignit les organisateurs à décommander la prestation bénévole qui m'avait été demandée dans l'urgence et pour laquelle, compte tenu de l'actualité et des enjeux, j'avais annulé des engagements prévus de longue date.

Alors que la complexité des situations locales et régionales nécessite une connaissance de plus en plus "pointue", non idéologique et basée sur le  réel, la présidence de la République, avec un sectarisme d'un autre temps, a donc privé les Attachés de Défense français d’une expertise à la fois internationalement reconnue et nécessaire à la bonne compréhension des zones dans lesquelles ils servent...

J'ai attendu des explications. Comme elles ne sont pas venues, j'ai donc décidé de publier ce communiqué afin que le public sache que des héritiers de la "section des piques" gravitent dans l'entourage immédiat du chef de l'État d'où ils lancent les "colonnes infernales" de la pensée sur les esprits libres.

Le prochain numéro de l’Afrique Réelle que les abonnés recevront au début du mois d'août contiendra le texte de mon intervention censurée qui sera naturellement amputé des éléments confidentiels que je réservais à l'auditoire spécifique auquel elle était destinée. Les "tchékistes" de l'Elysée le découvriront en primeur puisque la présidence de la République est abonnée à l'Afrique Réelle et qu'elle reçoit mes communiqués...

Ce communiqué est destiné à être repris et largement diffusé.

Bernard Lugan

 

Pour vous abonner à l’Afrique Réelle :

http://bernardlugan.blogspot.fr/p/abonnement-reabonnement.html

 

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carte Sahel et conflits
source, janvier 2014

 

 

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16 juin 2012

L’échec de l’Algérie française date de 1870

Perso- Lyautey 1902 colonel- Besanson

 

Lyautey contre Lavigerie et Crémieux

éditorial de Bernard LUGAN à L'Afrique réelle, juin 2012
 
 
L’échec de l’Algérie française date du lendemain de la guerre de 1870 quand le régime civil remplaça le régime militaire. La colonisation de l’Algérie se fit alors au nom de l’universalisme républicain qui prétendait transformer les musulmans en Français grâce à l’ «école de la République».

Dans ce numéro spécial de l’Afrique Réelle, est reproduit un document peu connu. Daté du 1er décembre 1870, au lendemain donc de la défaite française face à la Prusse, ce texte fut écrit de la main de Mgr Lavigerie à l’intention d’Adolphe Isaac Crémieux, alors en charge des affaires algériennes. Le prélat y livre ses intentions résolument jacobines au sujet de l’Algérie, faisant ainsi cause commune avec le farouche républicain qu’était Crémieux.

7431752Isaac Crémieux

Les deux hommes se trouvèrent alliés pour détruire les Bureaux arabes, cette élite de l’armée française qui avait réussi la pacification de l’Algérie avec peu de moyens, pratiquant la politique du prestige, du respect et de la différence, à l’image de ce que feront plus tard les Affaires Indigènes au Maroc sous Lyautey et ses successeurs. Or, Mgr Lavigerie et Adolphe Isaac Crémieux considéraient tous deux, à juste titre d’ailleurs, que les Bureaux arabes  étaient un obstacle à la colonisation, protecteurs qu'ils étaient des indigènes et de leurs biens. Crémieux dénonçait également leur peu de zèle républicain, ce corps d’élite étant effectivement largement monarchiste. Leur disparition signa l’échec de l’Algérie française.

fontaine2lavigerieMonseigneur Lavigerie

À l’opposé de Mgr Lavigerie et de Crémieux, Lyautey ne voulut pas changer l’homme et c’est pourquoi il a réussi au Maroc. Il ne s’était en effet pas fixé pour but de donner aux Marocains d’autres ancêtres que les leurs. Il n’avait pas, comme le déclara avec arrogance le président Sarkozy dans son «discours de Dakar», l’intention de les faire «entrer dans l’Histoire», eux qui en ont une, glorieuse et ancienne.

Lyautey 1915Lyautey au Maroc en 1915, avec le sultan Moulay Youssey


La vision de Lyautey présentait deux caractéristiques principales qui sont l’exact contre-pied de ce que voulaient Crémieux et Mgr Lavigerie :

1) Selon lui, la colonisation n’était pas éternelle car il avait bien vu que les colonies, départements d’Algérie compris, étaient à la France, mais n’étaient pas la France. Transposée aujourd’hui cette idée permettrait de parler d’islam en France et non d’islam de France, ce qui n’est pas la même chose.

2) C’était une forme d’«ethno-différentialisme» avant l’heure car elle n’impliquait ni assimilation, ni intégration, qui sont d’abord des pertes de substance vive pour les uns comme pour les autres. Elle ne débouchait ni sur l’acculturation républicaine, ni sur la christianisation des musulmans. Lyautey était pourtant plus que «bon» catholique, mais, tout comme Charles Maurras, il faisait la part entre le politique et le religieux. Homme de terrain, il avait tout simplement observé que les peuples du Maghreb sont «autres».

L’histoire a donné raison à Lyautey contre Lavigerie et Crémieux. Quant à De Gaulle, s’il voyait juste quand il déclara à Jacques Soustelle que l’intégration était «un danger pour les Blancs, une arnaque pour les autres», la manière dont il s’y prit pour «soulager» la France de ce qu’il nommait «le fardeau algérien» fut à la fois odieuse par son inhumanité, honteuse par sa mise en oeuvre et criminelle par ses conséquences. D’autant plus que la victoire militaire française étant totale dès 1959-1960, des solutions autres que celle de la remise du pouvoir à la clique du FLN étaient envisageables.

Bernard Lugan
source

 

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26 juillet 2012

le journalisme littéraire lit mal Camus

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Albert Camus

 

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Gérard MOLINA

 

Affecter le mépris pour des auteurs du passé en les jugeant à l’aune des convictions du jour constitue une forme de présentisme paresseux grâce auquel le journalisme littéraire espère enrégimenter le lecteur en restant débonnaire.

Cinquante ans après l’indépendance de l’Algérie, l’écrivain et journaliste Philippe Lançon parcourt Alger en quête des traces laissées par la présence française (Libération, 7 et 8 juillet 2012). Devant la grande poste, un étal propose de vieux livres dont une Psychologie du peuple français par un certain Alfred Fouillée, de 1898.

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Alfred Fouillée

Le ricanement s’entend d’ici. Comment ont-ils pu être aussi bêtes ces fausses gloires de la IIIe République ? Lançon ignore sans doute qu’on vient de rééditer des textes politiques d’Alfred Fouillée (1838-1912), après plusieurs œuvres philosophiques de son beau-fils, Jean-Marie Guyau (1854-1888), sans parler du Tour de la France par deux enfants, increvable best-seller de son épouse qui signait G. Bruno en hommage au martyr de l’Inquisition romaine.

Quelle importance puisque Fouillée osa se demander s’il existait une psychologie des peuples, notion héritée d’Hérodote ou, pire, de Herder, et soupçonnée d’avoir fait le lit des crimes collectifs : la nationalisme, l’impérialisme, le racisme, tous les maux en isme qui défigurent la modernité.

Mais Lançon dispose d’un talisman pour éloigner les malfaisants, une mascotte intouchable, le nouveau fétiche de l’empire du bien : Albert Camus. L’écrivain solaire, l’humaniste universel, le contemporain capital, l’Algérien cosmopolite et citoyen du monde, l’homme de la pensée de midi… Camus dont le nom est cité 22 fois dans l’article, sans compter les œuvres mentionnées et les extraits repris !

 

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"des petits chefs-d'oeuvre"...

Hélas, trois fois hélas : le 22 novembre 1938 dans Alger Républicain, Albert Camus rend compte des Fables bônoises d’Edmond Brua qu’il définit comme des «petits chefs-d’œuvre de cocasserie et d’absurdité». Camus lance alors un appel : «À ce peuple neuf dont personne n’a tenté la psychologie (sinon peut-être Montherlant dans ses Images d’Alger), il faut une langue neuve et une littérature neuve. Il a forgé la première pour son usage personnel. Il attend qu’on lui donne la seconde».

Ce compte rendu de Camus est reproduit dans Œuvres complètes, tome 1, Pléiade, 2006, p. 803-805).

Dans les villes algériennes, des usages particuliers du français avaient surgi, que des écrivains locaux ont tenté de transformer en art propre. Après Stéphane Chaseray (1894) et Ernest Mallebay, fondateur de la Revue algérienne, il y eut Auguste Robinet, dit Musette, créateur de Cagayous, sorte de Titi ou de Gavroche d’Alger, élogieusement mentionné par Camus dans sa recension.

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Plus tard, André Lanly restitua ce parler disparu dans Le français d’Afrique du Nord (1962). Que cette littérature soit farcie de paternalisme colonial, voire de dédain, envers les indigènes n’étonnera personne, mais les écrivains arabes francophones surent s’en emparer, y compris afin de la retourner contre les colonisateurs.

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Camus lui-même fut tenté d’utiliser certaines tournures langagières dans L’étranger mais finalement atténua les particularités pour mieux universaliser son fait divers et accentuer le caractère impersonnel de sa «voix blanche» (Roland Barthes).

Cependant, dans le même temps où il réalisait des reportages sur la misère en Kabylie, l’exploitation des ouvriers nord-africains de Paris ou les manipulations de la justice coloniale, Camus trouvait naturel d’inviter à l’élaboration d’une psychologie d’un «peuple neuf», le sien.

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Et c’est bien parce qu’il vit venir l’éradication totale et définitive de ce petit peuple algérien d’origine européenne, qu’il condamna le terrorisme aveugle du FLN et fut même hostile à l’indépendance de l’Algérie. Comme sa mère, femme de ménage illettrée, en faisait partie, il lui parut que la justice ne pouvait passer par son assassinat sur un trottoir d’Alger.

De grands intellectuels parisiens qui «tournaient leurs fauteuils dans le sens de l’histoire» ne lui pardonnèrent pas cette dérobade. Cinquante ans après, un bilan en plus, on en débat encore en oubliant parfois que du côté algérien il s’agissait d’un nationalisme farouche, à tendance exclusiviste et absolutiste, avec une forte composante religieuse identitaire.

Mais il y a plus drôle encore quant à l'effroi indigné que suscite, chez les rebellocrates, l'idée d'une psychologie des peuples. Le "Cahier Livres" de Libération du 12 juillet 2012 consacre un article enthousiaste au Discours sur l'état actuel des moeurs des Italiens que Giano Leopardi rédigea en 1825. Or, "moeurs" désigne ici les habitudes communes, les coutumes, voire les caractères propres à un peuple (les Italiens, alors même que l'unité de l'Italie, de ses provinces et de sa langue n'existe pas du tout en 1825).
Leopardi dégage les constantes ethnographiques qui sont récitées en public par des écrivains actuels, car ils y voient le portrait de leur pays, expliquant l'ère Berlusconi. Et le critique de Libération affirme ainsi que Leopardi "donne une photographie de l'Italie qui, vraiment, semble avoir été prise aujourd'hui même". À Libération, on repousse toute psychologie des peuples, sauf quand elle alimente leurs moulins à vent.

 

Trois précisions enfin

1) Les écrits de la famille Fouillée, que j’ai beaucoup pratiqués, ne m’inspirent aucune adhésion spéciale (ils valent comme témoignage des débats idéologiques propres au moment républicain français) et l’idée d’une psychologie des peuples est dépourvue de sens. Je voulais juste montrer qu’avec Camus on pouvait l’employer sans ethnicisme ni rejet de l’autre, à partir d’usages singuliers et de conduites idiosyncrasiques dans une situation de distance et d’isolement. Fouillée n’est ni Wilhem Wundt (inventeur de la Volkerpsychologie) ni, surtout, Gustave Le Bon. Si l’on veut s’informer des origines et de quelques avatars de cette notion, on peut lire le recueil coordonné par Michel Kail et Geneviève Vermès, La psychologie des peuples et ses dérives (CNDP, 1999), malgré quelques contributions fort contestables.

2) D’éminents écrivains venus de Métropole se sentirent également obligés d’esquisser l’hypothétique personnalité du peuple double d’Algérie (indigènes/européens). Outre Fromentin, Maupassant ou Alphonse Daudet – mentionnés par Philippe Lançon -, on doit citer André Gide (le Journal et les poésies d’Amyntas) et, surtout, Montherlant (Coup de soleil, les premiers Carnets et La Rose des sables) que Camus admira beaucoup du temps d’Alger Républicain.

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3) Le volumineux Dictionnaire Albert Camus (Robert Laffont, Bouquins, 2009), dirigé par Jean-Yves Guérin passe presque totalement sous silence les points que j’ai abordés ici, à l’exception des entrées consacrées à la guerre d’Algérie qui sont le plus souvent impeccables.

La grandiloquence n’étant pas mon fort, j’ignore si «mal nommer un objet, c’est ajouter aux malheurs du monde» mais, mal lire Camus alors qu’on s’en fait le porte-parole ou le thuriféraire afin de moraliner à la cantonnade, c’est à coup sûr ajouter l’inculture à l’arrogance.

Gérard Molina
professeur agrégé de philosophie

 

- voir aussi "Albert Camus, l'homme disputé", Libération, 14-15 août 2012.

- et "Onfray reste prudent", Libération, 14-15 août 2012.

- et encore "Avant-après" (Stora et Onfray), Libération, 14-15 août 2012.

 

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Camus en 1938, photo de sa carte de journaliste

 

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15 juin 2012

jeunesse des tirailleurs sénégalais

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jeunesse des tirailleurs

Tata Sénégalais de Chasselay près de Lyon

Témoignage de Jean-Paul Chaudy



En janvier 2004, j’ai eu l’opportunité de visiter de nombreux villages de Casamance au Sénégal. Dans un village du bord du fleuve j’ai rencontré un vieil homme handicapé qui m’a demandé si je connaissais «Chasselay», c’est là qu’il avait été grièvement blessé en juin 1940. Il avait été récupéré et caché par une famille et se trouvait entre la vie et la mort quand tous ses camarades ont été arrêtés et exécutés non loin de là.

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Cet homme avait pu être évacué vers le sud puis plus tard vers le Sénégal, mais trop grièvement blessé on avait du l’amputer d’une jambe. Il n’avait alors que 15 ans !

Il expliqua alors qu’il n’était pas le plus jeune, qu’en 1940 chaque village était sensé donner des enfants et qu’ils étaient choisi en fonction de leur taille et non de leur âge, hors beaucoup de jeunes casamançais mesurent déjà plus de 1.70m à l’âge de 13 ou 14 ans, si bien que ces régiments de tirailleurs sénégalais étaient constitués de très jeunes soldats.

Ces jeunes ne parlaient que la langue de leur ethnie et donc étaient regroupés par tribus. Ainsi le régiment qui défendait les Monts d’Or à Chasselay était constitué en majorité de Casamançais Diolas et Mankagnes. Ce vieil homme handicapé rencontré en 2004 faisait partie de régiment dont la plus part des survivants avaient été exécutés les 19 et 20 juin 1940.

Témoignage de Jean-Paul Chaudy


Commentaire : parmi toutes les questions liées à cette exécution de tirailleurs se pose la question du recrutement des soldats africains. Tandis qu’en France les jeunes recrues devaient avoir au moins 17 ans, en Afrique bien des «recruteurs» prenaient d’office ceux qu’ils jugeaient aptes à la tâche. Ainsi il a été décidé de ne pas inscrire leur âge sur leurs tombes bien que l’on ait connu leur identité !

Pour réagir à ce témoignage contactez Monsieur Chaudy à travers le comité de Chasselay.

 

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- à propos du Tata sénégalais de Chasselay, sur Études Coloniales

 

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12 juin 2012

les archives du Sénégal

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les archives du Sénégal

un riche patrimoine à la recherche

de nouveaux espaces

Jean PIRES

Le Soleil, journal sénégalais

 

Mme Fatoumata Cissé Diarra, nommée au mois de mars dernier à la direction des Archives nationales du Sénégal, a accepté de nous dévoiler un pan de cette institution précieuse. L’opportunité de cette visite guidée dans les arcanes des Archives du Sénégal est d’autant plus appréciable que la communauté internationale célèbre, aujourd’hui, 8 juin, la 6ème édition de la Journée internationale des archives, sur le thème  «Archives, administration publique et transparence».

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La Journée internationale des archives sera, aujourd’hui, célébrée à Dakar, par une manifestation à la Chambre de commerce, à partir de 9h30, sous la présidence de M. Seydou Gueye, secrétaire général du gouvernement. Le thème «Archives, administration publique et transparence» sera présenté par Monsieur Mbaye Thiam, Professeur d’archivistique à l’Ebad/Ucad.


Une certaine image renvoie, sur le sujet des archives, un décor vieillot, des documents poussiéreux, entassés sur des étagères, dans quelques réduits oubliés, relégués. Et pourtant, les archives, comme nous le rappelle Mme Fatoumata Cissé Diarra, permettent de connaître le passé. On a recours aux archives à de nombreuses occasions, pour des recherches historiques, la référence à des identités, trouver des sources au sujet d’une histoire nationale ou même individuelle.

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Il va sans dire que les archives doivent être absolument bien classées, sous peine de les perdre et en même temps des repères importants, parfois vitaux pour la vie de toute une communauté.  «Un document perdu, fait perdre du temps, il faut alors procéder à sa reconstitution, ce qui n’est pas toujours évident».
Les Archives du Sénégal, c’est le nom officiel de cette institution logée sur l’aile droite du building administratif à Dakar. Il s’agit d’un complexe documentaire regroupant, outre le service des archives sous l’appellation d’archives nationales, un service d’accueil, un service informatique, de communication et un grand service des appuis techniques (micrographie, iconographie, atelier de reliure et restauration).

Des milliers de documents jaunis par le temps

En visitant les locaux, particulièrement les bureaux qui se trouvent au rez de chaussée du building administratif, le visiteur est loin de se douter qu’un long souterrain court sous ses pieds, traversant pratiquement la longueur de ce grand bâtiment. A l’origine, en 1954,  l’aménagement des archives était prévu pour accueillir «8 kilomètres linéaires», souligne la directrice, Mme Diarra.

C’est une sorte de cave aérée et éclairée où sont stockés sur des étagères, rangés dans des boites spéciales, des milliers de documents jaunis par le temps et le climat. Certains d’entre eux ont traversé deux à trois siècles. Le record de longévité dans ces archives est détenu par le récit d’un explorateur daté de 1672.

C’est un fonds très riche qui constitue le patrimoine national, outre la bibliothèque administrative, historique et juridique qui fait office de bibliothèque nationale (ndlr, c’est une institution qui n’est pas encore créée, elle n’existe que sur le papier), en appoint, un centre de documentation administrative et juridique fait face à la direction.

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«Nous avons quatre fonds. À sa création en 1913, c’était le Service des archives du Sénégal, comme on en trouvait dans tous les chefs-lieux des colonies de l’Aof, et au sommet, un Service des archives de l’Aof», indique Mme Diarra.
«On a une chance, ici, au Sénégal. C’est une exception. Au moment de la décolonisation, les Européens, les français en particulier, sont partis avec les archives, mais celles de l’Aof sont restées, ici, à Dakar. C’est pourquoi nous les gérons». Une autre partie des archives de l’état civil de l’Aof est à Nantes et à Aix-en-Provence, en France.

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Archives d'outre-mer à Aix-en-Provence


La directrice, Fatoumata Cissé Diarra, formée à l’Ebad (major de promotion en 1985) a, depuis l’année 2000, bouclé une formation en Conservateur des archives. Les archives, ce sont ces documents sécrétés dans le cadre  des activités d’une personne physique ou morale. Elles forment un tout ; on ne peut pas les dissocier.

«C’est ainsi que les archives gardées à Nantes sécrétées dans le cadre de l’Aof, sont, à ce titre, des archives en partage entre les différents États, ex-colonies de l’Aof et la France elle-même».

À côté de ce fonds de l’Aof, il y a le fonds documentaire du Sénégal colonial. Il commence en 1816 et s’étend jusqu’en 1858. Lorsque les premiers explorateurs sont arrivés à Dakar en 1816, ils ont commencé à mettre en place une administration et à générer des documents qui sont devenus des archives précieuses au fil du temps.

En 1895, quand l’administration française a fédéré les colonies sous l’Aof, elle a produit un fonds documentaire qui a existé parallèlement au fonds du Sénégal colonial. L’Aof, de 1895 à 1959 avant l’indépendance, constitue un autre fonds où l’on répertorie l’éphémère Fédération du Mali. Un quatrième fonds concerne le Sénégal moderne, notamment les archives nationales (archives de l’État) et les archives régionales (services régionaux d’archives).

La responsabilité des structures administratives 

La direction des archives du Sénégal est l’organe de l’État compétent pour toute question d’archives (Loi du 3 juin 2006). À ce titre, elle doit recevoir les documents et archives générés dans les différentes administrations sénégalaises. Selon la loi, il y a différents âges pour ces archives. Dans le premier âge, il y a les documents courants qui sont dans les bureaux et qui servent à l’instruction des dossiers. Ils doivent être à portée de main dans toutes les administrations.

Les archives intermédiaires rassemblent les documents qui ne sont plus d’utilisation courante et qui ont entre cinq et dix ans d’âges. Elles sont gérées en dépôt de «pré-archivages», sous la responsabilité des structures administratives de l’État. Elles  peuvent ainsi servir à des références épisodiques.

«Actuellement, nous ne pouvons plus prendre des versements  de documents vu la saturation de nos locaux depuis belle lurette. Ces locaux ont été aménagés en 1954 pour une capacité initiale de 8 kilomètres linéaires. Aujourd’hui, nous avoisinons les 18 kilomètres linéaires», déplore Mme Diarra. La saturation de l’archivage a même touché l’annexe des Archives du Sénégal, sur la rue Moussé Diop.

La solution, c’est vivement la construction d’une Maison des archives. «On aimerait vivement que les autorités prennent en charge la construction de la Maison des archives. Nous parlons souvent de dématérialisation, c’est bien ; mais si le document est numérisé et qu’on remette en place les documents qui manquent d’espace, cela ne résout rien», soutient la directrice des Archives du Sénégal.

La consultation des archives est généralement d’accès libre. Les visiteurs ne désemplissent pas d’ailleurs dans les locaux réservés à la lecture. Le silence est de rigueur entre les box. Au long de la journée, les élèves et étudiants, chercheurs, historiens, sociologues et scientifiques de tous bords viennent se documenter sur les planches de l’histoire.

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Fatoumata Cissé Diarra


Cependant, l’accès n’est pas ouvert à tous les documents. 

La dernière Loi d’archives de 2006 a ramené, de trente à vingt-cinq ans, le délai autorisant la consultation publique des archives. Celles concernant la sécurité de l’État, ainsi que les documents nominatifs sur la vie privée, les dossiers d’instruction juridique, etc.,  ont un délai spécifique. Ils sont consultables, selon les cas, entre 30 et 50 ans après la date d’élaboration des documents, après le départ à la retraite (pour actes médicaux), après la clôture des dossiers d’instruction  judiciaire, ou après la date de l’acte, en ce qui concerne les secrets industriels et commerciaux. Le grand souci de la direction demeure l’exigüité des locaux, ou leur inexistence, particulièrement pour les régions.

C’est ainsi que dans leurs grands projets, les Archives du Sénégal tiennent à la construction et à l’équipement des services régionaux d’archives. À l’heure actuelle, seuls existent les services régionaux de Dakar, Saint-Louis, Thiès, Kaolack et Fatick. Il est plus que temps, aujourd’hui, de prendre en compte ces archives régionales logées généralement au niveau des gouvernances des régions et des collectivités.

De nouvelles infrastructures, mais également un grand renouvellement du personnel, ce sont les objectifs que se fixe la direction des Archives du Sénégal. Celles-ci sont placées sous la tutelle de la Primature. En cette journée internationale, ces objectifs se signalent comme des priorités pour protéger le précieux patrimoine que l’histoire nous a légué.                             

Jean Pires
source

 

ans-bldgDakar, archives nationales

 

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22 janvier 2013

Malpasset, 1959 : fatalité ou FLN ?

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catastrophe du barrage de Malpasset

2 décembre 1959 :

fatalité ou attentat FLN...?

 

Ce 22 janvier 2013, un documentaire allemand projeté sur la 7 a affirmé que l'accident du barrage de Malpasset était dû à un attentat du FLN. Il fit 423 morts dans la population française. Le journaliste était assez affirmatif.

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"Le long chemin vers l'amitié - En route vers le traité de l'Élysée", documentaire historique de Michael Mueller et Peter F. Müller (Allemagne, 2012, diffusé par Arte le 22 janvier 2013). Consacré aux difficiles relations politiques de la France et de l'Allemagne de 1945 à 1963, ce film évoque les contacts du FLN algérien avec la Police secrète de la RDA et l'aide apportée au FLN par la RFA et la RDA (fourniture de matériel militaire). L'historien allemand Erich Schmidt-Eenboom y indique que les documents de la Stasi font état d'un projet d'attentat du FLN contre le barrage de Malpasset, attentat qui eut pour résultat la catastrophe de Fréjus. (Wikipedia)

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 Erich Schmidt-Eenboom

Mehr als 400 Menschen starben, als am Abend des 2. Dezembers 1959 der Staudamm Malpasset nahe der Stadt Fréjus in Südfrankreich brach und fast 50 Millionen Kubikmeter Wasser das Tal von Reyran überfluteten. Für die geologischen und konstruktionsbedingten Ursachen könne niemand verantwortlich gemacht werden, so lautet bis heute die offizielle Version von der Katastrophe. Umso ungeheuerlicher ist die Information, die der Autor und Geheimdienstexperte Erich Schmidt-Eenboom seinen Zuhörern in der evangelischen Christuskirche in Frechen-Königsdorf präsentierte : Der Dammbruch sei ein Anschlag der algerischen Befreiungsbewegung, der „Front de Libération Nationale“ (FLN) gewesen, beziehungsweise ihrer „Armee de Liberation Nationale“ (ALN). Und der Bundesnachrichten (BND) habe davon gewusst.

Kritik am BND

Schmidt-Eenboom, Vorsitzender des gemeinnützigen Forschungsinstituts für Friedenspolitik in Weilheim, erforscht und dokumentiert seit Jahren nachrichtendienstliche Aktivitäten und hat mehrere Arbeiten publiziert, in denen er sich äußerst kritisch mit dem BND auseinandersetzt. Unter dem Titel „Im Schatten des Dritten Reiches“ hat er nun zusammen mit dem Politikwissenschaftler Matthias Ritzi seine Recherchen über den deutschen Agenten Richard Christmann veröffentlicht. Der in Lothringen geborene Spion agierte im zweiten Weltkrieg im Dienste der deutschen militärischen Gegenspionage als Doppelagent und wurde nach dem Krieg zunächst Agent der „Organisation Gehlen“, der Vorläuferorganisation des BND, und mit Gründung des BND 1956 dann für diesen tätig.

Auf Einladung des Journalisten Jürgen Streich berichtete Schmidt-Eenboom im Rahmen der Veranstaltungsreihe „Königsdorfer Literaturforum“ von seinen Recherchen. Völlig frei und sachlich präsentierte er den etwa 25 gespannten Zuhörern höchst brisantes Material. Anhand der Geschichte Christmanns belegen er und Ritzi zum einen die personelle Kontinuität in den Geheimdiensten im Dritten Reich und in der Bundesrepublik und andererseits, dass der BND nicht nur Informationen sammelt, sondern eine eigene Politik betreibt und gezielt in internationale Konflikte eingreift.

Als Statthalter der Organisation Gehlen in Tunis sei Christmann zum Beispiel Schlüsselfigur im Algerienkrieg gewesen. Während die deutsche Regierung im Kontext der politischen Bemühungen um den Nato-Partner Frankreich und die deutsch-französische Versöhnung in Nordafrika eine „Schaukelpolitik“ betrieben habe, habe Christmann die Interessen Deutschlands unter anderem durch eine massive operative Unterstützung der antifranzösischen algerischen Befreiungsbewegung forciert.

So habe der BND durch Christmann auch im Voraus vom geplanten Anschlag auf die Talsperre Malpasset gewusst, den französischen Nachrichtendienst aus taktischen Gründen jedoch nicht gewarnt. Aus dem BND-Meldeverkehr gehe darüber hinaus eindeutig hervor, dass der Dammbruch mittels Pressluft verursacht wurde.

Über seinen Freund und französischen Kollegen Roger Faligot erhielt Schmidt-Eenboom Zugriff auf Christmanns Berichte und Aufträge aus Pullach, die seine geheimdienstlichen Tätigkeiten dokumentieren. Auf Nachfrage eines Zuhörers erzählte er, das Christmann selbst Kopien dieser Unterlagen in einem geheimen Depot versteckt und Faligot zugespielt habe, bevor er 1989 in Frankfurt starb. Ebenfalls auf Nachfrage informierte Schmidt-Eenboom, dass er den Wahrheitsgehalt seiner Quellen zum Beispiel durch Gegenrecherchen in den Archiven der amerikanischen CIA und anderer Nachrichtendienste überprüfe.

source

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liens

- explication "naturelle" : http://www.transenprovence.org/article-18201758.html

 

critique

"Énorme connerie dans un documentaire allemand sur Arte. Un type assène qu'en 1959, les services allemands informés de la préparation d'un attentat FLN sur le barrage de Fréjus n'ont pas averti les Français ! Sauf que ce n'était pas un attentat, que je connais le géologue qui a démontré à l'époque que la catastrophe devait tout à la surdité des ingénieurs qui n'ont pas tenu compte des études... Quant au FLN, il a toujours revendiqué ses attentats et en 1959, en métropole, il se contentait de faire sauter les bistros des partisans de Messali Hadj !

Guy Konopnicki (sur Facebook, 24 janvier 2013)

- Konop, il n'y a pas que les bristrots des messalistes qui étaient visés par le FLN en métropole. D'ailleurs, à partir de 1958-59, le FLN l'a quasiment emporté sur les messalistes.... En septembre 1958 (25-26 août), le FLN a organisé un spectaculaire attentat contre le dépôt de carburants de Mourepiane à Marseille.
http://www.ina.fr/fresques/reperes-mediterraneens/fiche-media/Repmed00224?video=Repmed00224

Michel Renard

 - Oui mais le FLN a revendiqué le dépôt de carburant. Mais pas Frejus !

Guy Konopnicki (sur Facebook, 24 janvier 2013)

- je ne suis pas en mesure de vérifier ni de valider cette "révélation"... Mais qu'elle n'ait pas été revendiquée ne signifie pas que son auteur n'est pas celui désigné par cet agent secret allemand... D'un autre côté ne pas le revendiquer lui faisait perdre de son impact politique... mais comme le bilan humain innocent est si élevé, il était peut-être difficile de l'assumer. Le FLN n'a pas revendiqué Melouza non plus.

Michel Renard

 - Seulement il y a les rapports sur la situation du barrage. Un géologue universitaire avait fait un étude de terrain mais les X du corps des mines ont estimé qu'il n'y avait pas de danger. Aucune trace de bombe dans le dossier Francais . Et elle surgit dans prétendu rapport allemand après 60 ans !

Guy Konopnicki (sur Facebook, 24 janvier 2013)

 

- possible... c'est effectivement étrange... Je n'ai pas lu les arguments de l'historien (à qui j'ai écrit... j'attends sa réponse) ni ai eu accès à ces archives... Mais ce n'est pas l'aspect improbable de l'événement qui me convaincra de son irréalité... J'attends des preuves historiennes établies avec scrupule. Raison pour laquelle, nous avons titré l'article d'Études Coloniales : "fatalité ou FLN ?" avec un point d'interrogation...

Michel Renard

 

Il semble que Guy Konopniki ait mal lu l'article en allemand.... : l'ex-agent Eenboom évoque un "Pressluft" (machine à air comprimé) et non une bombe - dont il n'a jamais été question dans son intervention.
La fragilité du terrain aidant, un acte de sabotage devient dans ce cas vraisemblable. Vu le contexte international de la Guerre froide à l'époque, les liens ambigus entre BND (RFA) et STASI (RDA), ainsi qu'entre l'Allemagne qui officiellement soutenait De Gaulle tout en fournissant des armes au FLN (voir le Kofferträger - porteurs de valises - de Claus Leggewie) et De Gaulle lui-même qui officiellement luttait contre le FLN tout en négociant secrètement avec lui, il est difficile de voir clair dans ce sac d'embrouilles...
Mais l'hypothèse d'un attentat-sabotage n'est pas à rejeter. Les historiens feront la lumière sur cette sinistre affaire.

Nicole Guiraud
(25 janvier, 11 h 32)

 

commentaire

Catastrophe de Fréjus : Arte sur la thèse de l'attentat FLN

Le Point.fr - Publié le 24/01/2013 à 08:56 - Modifié le 24/01/2013 à 18:0

 

Selon un documentaire allemand, la rupture du barrage de Malpasset

n'était pas un accident, la thèse officielle en France.

 

Par Emmanuel Berretta

Révélation surprenante d'Arte : la rupture du barrage de Malpasset le 2 décembre 1959, qui a causé plus de 400 victimes à Fréjus, ne serait pas le fait d'un accident, thèse officielle de la France. Selon les services secrets de l'Allemagne de l'Ouest, il s'agissait d'un attentat du FLN.

Ces allégations sont avancées par un documentaire relatant le chemin compliqué de l'amitié franco-allemande, diffusé mardi 22 janvier à 22 heures (visionnage ici). Celui-ci a été produit par la chaîne régionale allemande WDR (en Rhénanie du Nord) et est basé sur de nombreuses archives des services secrets allemands, aussi bien de la RFA que de la Stasi.

Selon le documentaire, l'agent ouest-allemand Richard Christmann (1905-1989) savait où et quand aurait lieu l'attentat du FLN. Il aurait prévenu sa hiérarchie. "On ignore pourquoi les services allemands n'ont pas prévenu leurs homologues français."

Cette thèse bat en brèche un arrêt du Conseil d'État qui, le 28 mai 1971, après des années d'enquête, avait conclu à la fatalité. Le barrage avait été construit cinq ans plus tôt sur une roche discutable et des failles géologiques non décelées lors de la prospection auraient créé un terrain favorable à la catastrophe. Le barrage a cédé à la suite de très fortes précipitations lors des semaines précédant le 2 décembre 1959. On peut revoir sur le site de l'INA le reportage de la télévision française de 1959 relatant la catastrophe de Fréjus.

Le double jeu des Allemands

Si les archives des services secrets allemands sont authentiques, c'est un pan de l'histoire de Fréjus qui mériterait d'être réécrit. Le documentaire d'Arte analyse avec finesse le double jeu des autorités d'Allemagne de l'Ouest lors de la guerre d'Algérie. Officiellement, le chancelier Adenauer soutenait le général de Gaulle. Mais ses services secrets aidaient le FLN...

Contactée par lepoint.fr, la direction d'Arte effectue des recherches auprès de la chaîne WDR pour remonter aux sources du documentaire, les fameuses archives des services secrets allemands. "Si les faits sont avérés, nous reviendrons spécialement sur la catastrophe de Fréjus en y consacrant un documentaire entier", indique Véronique Cayla, la présidente d'Arte.

source

 

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15 février 2013

Jeannette Bougrab et les harkis face à Jean-Pierre Elkabbach

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harkis : Jeannette Bougrab a raison

général Maurice FAIVRE

 

Jeannette Bougrab (voir ci-dessous) contredit avec raison les accusations d'Elkabbach contre les harkis. Ami et historien des harkis depuis 1960, je peux affirmer que les harkis, sauf exceptions, ne participaient pas à de sinistres besognes, pour la bonne raison que parlant mal le français, ils n'étaient pas utilisés pour les interrogatoires.
D'autre part, étant originaires des villages et chargés de la protection des familles, ils étaient bienveillants envers la population.
Cependant, les harkis recrutés dans la rébellion (3.000 sur 60.000) étaient parfois brutaux avec la population.
Personnellement, j'en ai mis un à la porte.
J'aimerais que mon point de vue soit communiqué à M. Elkabbach et à la chaîne parlementaire..
général Maurice Faivre

- à ajouter à ce qui précède, le point de vue de Mohand Hamoumou. Dans sa thèse de doctorat, résumée dans Et ils sont devenus harkis, Fayard 1993, Mohand Hamoumou écrit, page 229 :

"Algériens, militaires et harkis reconnaissent que un à deux pour cent tout au plus  eurent un comportement condamnable envers les prisonniers FLN ou la population. La très grande majorité des supplétifs furent loyaux envers l'armée française... Mais ils furent sans haine envers la population. Bien au contraire, ils l'ont protégée contre les abus de militaires tentés par la contre-répression et contre les exactions du FLN dont la terreur, on ne le dira jamais assez, était son arme principale. Ce rôle de modérateur, de tampon entre l'armée et le FLN d'une part, et la population d'autre part,  est reconnu en privé par de nombreux Algériens, mais toujours officiellement refoulé."

Hamoumou donne ensuite de nombreux exemples de ces comportements.

général Maurice Faivre

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http://www.publicsenat.fr/lcp/politique/quand-jeannette-bougrab-s-emporte-r-des-harkis-alg-rie-344087

 
Quand Jeannette Bougrab

s'emporte sur le rôle des harkis en Algérie


Invitée de Bibliothèque Médicis, diffusé vendredi à 22 heures sur Public Sénat, Jeannette Bougrab s’est exprimée vivement au sujet des Harkis.
Jean-Pierre Elkabbach l’a interrogée sur leur rôle, affirmant qu’«on leur a fait faire des sinistres besognes en Algérie, et ils les ont faites». Celle qui est fille de Harki s’est indignée de ces propos. «Comment osez-vous dire...», lance Jeannette Bougrab.
«Ils n’ont pas participé à la torture ?», demande Jean-Pierre Elkabbach. «Mais vous plaisantez ?», répond l’ex-secrétaire d’État à la Jeunesse du gouvernement Fillon.

Le ton monte vite. Elle affirme : «Mon grand père a été égorgé en 1957 parce qu’il avait fait la seconde guerre mondiale, qu’il avait contribué à la libération de la France, mon grand père était garde-champêtre, ça méritait qu’il soit égorgé par le FLN ? Mon oncle a été retrouvé tué d’une balle dans la tête... (...) Non mais attendez, c’est scandaleux, c’était une armée républicaine, alors évidemment mais vous osez dire ça mais moi mes parents ils ont été des victimes de la colonisation, ils ont été des victimes du FLN et aujourd’hui on va leur dire mais vous avez fait des sales besognes mais sincèrement...» continue Jeannette Bougrab.
«Jamais je n’accepterai d’entendre ça», prévient Jeanette Bougrab. «Oui mais c’est pourtant la vérité», rétorque Jean-Pierre Elkabbach. «Eh ben oui mais moi je ne l’accepte pas parce que vous avez cette tache sur l’histoire de France» clôt l’ex-secrétaire d’État.
Première diffusion de Bibliothèque Médicis avec Jeannette Bougrab vendredi à 22 heures sur Public Sénat.

Jeannette Bougrab Médicis
Jeannette Bougrab

 

 

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1 janvier 2013

disparition de Marie-Hélène Degroise

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un des photographes "d'outre-mer" que Marie-Hélène Degroise a patiemment étudiés

 

in memoriam Marie-Hélène Degroise

conservateur aux archives

(1947-2012)

 

Nous sommes nombreux à avoir connu Marie-Hélène Degroise, conservatrice dans ce qui s'appelait le CAOM, Centre des archives d'outre-mer à Aix-en-Provence (aujourd'hui ANOM).

Pendant des années, nous avons sollicité ses compétences et sa bienveillance. Elle a toujours répondu. Son sens de la rigueur a peut-être étonné certains chercheurs. Mais elle n'a jamais été ingrate, poussant ces derniers à la rectitude et à la précision.
Marie-Hélène Degroise est née en 1947 et est décédée précocement le 19 juin 2012. Elle souffrait alors d'une maladie rare du coeur qui lui avait été diagnostiquée 3 ans auparavant.

Pour ce que nous en connaissons, sa carrière professionnelle a commencé avec son diplôme de l'École nationale des chartes, promotion 1973. Le 1er janvier 1976, elle fut nommée conservateur aux archives départementales de la Côte-d'Or.

Puis elle est affectée au service historique de l'armée de l'Air. Elle y publie, une description de cette institution : Le Service historique de l'Armée de l'Air et ses archives, Vincennes, Service historique de l'Armée de l'Air, 1978.

En 1998, elle est donc nommée au Caom (c'est la deuxième année de ma fréquentation de ce centre d'archives). Finalement, on lui confie le service de l'iconothèque auquel personne, jusqu'alors n'avait été affecté à temps plein. Elle entreprend le recollement de ce fonds, c'est-à-dire "la description rayonnage par rayonnage, et carton par carton de leur contenu".

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Marie-Hélène Degroise témoigne :

- "On m'annonçait 60 000 photographies et cartes postales. Or, les 85 fonds et collections couvraient environ 200 mètres linéaires. De plus on y trouvait des négatifs sur plaques de verre et des négatifs souples rangés en cartons d'archives, des tirages isolés en vrac ou en cartons, des tirages collés recto-verso sur des plaques de cartons aux formats dépassant souvent l'in-folio, environ 300 albums constitués de clichés, cartes postales, dessins et gravures, des classeurs à pochettes pour les 3 000 cartes postales répertoriées (sous logiciel Texto), des agrandissements encadrés. Lorsque début juin 2009, je suis partie à la retraite, 35 mètres linéaires s'y étaient ajoutés concernant 40 fonds et 210 albums supplémentaires, le tout acquis par dons, legs, ou achats, ce que les archivistes appellent "entrées par voies extraordinaires"."

Marie Hélène Degroise a accompli un extraordinaire travail, non seulement de recollement mais d'identification biographique des centaines de photographes qui se sont intéressés à "l'outre-mer", aux colonies.

En onze années de recherches, elle a constitué un dictionnaire de 1500 noms...! On n'a pas toujours su reconnaître la valeur de ce travail ni lui accorder la reconnaissance et la diffusion qu'il méritait. Dommage. L'ingratitude acompagne souvent le lent et souterrain travail des chercheurs, qu'ils soient historiens ou archivistes. Mais les connaisseurs lui en seront infniment reconnaissants. Elle a créé son propre blog.

Marie-Hélène Degroise a terminé sa carrière au grade de conservateur en chef honoraire des Archives Nationales.

Nous lui manifestons toute notre estime et notre reconnaissance et souhaitons que l'on se souvienne longtemps d'une aussi belle figure attachée à la restitution du passé et à la rigueur des méthodes de l'archiviste et de l'historien.

Michel Renard

 

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- le blog de Marie-Hélène Degroise: http://photographesenoutremer.blogspot.fr/

blog Marie-Hélène Degroise

 

Historique

De nombreux thèmes sont abordés par le biais des photographies, qui “parlent” souvent plus que les rapports, comptes rendus et autres correspondances. Le premier qui vient immédiatement à l’esprit est celui de la topographie et de la visualisation des paysages.

Les photographes qui ont vécu ou voyagé en outre-mer entre 1840 et 1944 ont "couvert" d’abord les thèmes traditionnels que l’on attend : missions et explorations, conflits coloniaux, équipements militaires, ethnologie, portraits des chefs et des administrateurs coloniaux, civils et militaires. Les vues représentant l’urbanisme et l’architecture, la création des villes nouvelles, l’habitat local et colonial constituent des domaines bien représentés. Celles montrant les infrastructures, l’agriculture, l’industrie, et le commerce, le patrimoine culturel, et l’archéologie permettent de compléter les renseignements glanés dans les fonds d’archives.

Photographies collées en albums, support idéal permettant à un militaire ou à un administrateur colonial de rassembler une collection de clichés personnels, ou de reproductions achetées sur place auprès de photographes de studios européens ou indigènes, album que l’on sera fier de présenter à toute la famille au retour en métropole.

Tirages éparses, albuminés et argentiques, cyanotypes, plaques de verre utilisées encore dans les années 1920, négatifs souples, quels que soient les supports techniques, les clichés ont souvent été abandonnés sur place, rachetés avec l'atelier quand un photographe professionnel décédait, édités en cartes postales à de multiples reprises, ou simplement oubliés dans un grenier. Certains ont été utilisés dans des publications contemporaines de leur création, ou parfois très récentes. Le plus souvent sans citer leur auteur. Or, ils sont soumis au droit d'auteur et protégés pendant 70 ans après le décès du photographe. De plus, ce dernier jouit d'un droit moral, imprescriptible et inaliénable, qui oblige l'utilisateur à mentionner son nom.

On l'aura compris, la photographie n'est plus considérée par les chercheurs comme de la simple documentation interchangeable. Au contraire, elle est une véritable archive. Comme telle, on se doit donc de la replacer dans son contexte historique.

Pour ces deux raisons, le but de nos recherches a donc été de retrouver les biographies et parcours de tous ces photographes en outre-mer (environ 1500 actuellement), afin de permettre aux chercheurs de mieux comprendre et utiliser leur travail. Pour attirer aussi l'attention des détenteurs sur des documents précieux et fragiles qui font partie du patrimoine national.

Ce blog n'aurait jamais vu le jour sans les encouragements et la participation de quelques amis. En tout premier lieu je citerai Michel Quétin, conservateur général du Patrimoine, responsable des fonds photographiques aux Archives de France. Je dois beaucoup, en ce qui concerne l'océan Indien, à Claude et Claudine Bavoux. Enfin, Serge Dubuisson, photographe aux Archives nationales d'outre-mer, m'a lancée sur les pistes indochinoises, tout comme les amis de la nouvelle Association des Amis du Vieux Hué. Cette présentation est un remerciement pour tous leurs conseils éclairés.

Marie-Hélène Degroise

 

liens

- Images & Mémoire, bulletin, n° 27

- saïgon.virtualcities

 - mousssons.revue.org

- Madagascar

- L'indochine d'Aurélien Pestel

- le capitaine Sénèque, artcle de Claude Bavoux

- http://www.dogon-lobi.ch/photographes.htm

 

blog Marie-Hélène Degroise
http://photographesenoutremer.blogspot.fr/

 

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