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études-coloniales
8 octobre 2018

le rapport du préfet Ceaux sur les harkis, relevé de quelques erreurs, par le général Maurice Faivre

préfet Ceaux, Saint-Maurice-l'Ardoise (1)
le préfet Ceaux à Saint-Maurice-l'Ardoise (midilibre.fr, 28 avril 2018)

 

 

le rapport du préfet Ceaux sur les harkis :

relevé de quelques erreurs

général Maurice FAIVRE

 

Cet important rapport (200 pages) a été établi par le préfet Ceaux et le Conseiller d’État Chassard, à la demande de la secrétaire d’État aux Anciens combattants.

Je suis sensible au fait qu'il reprend les effectifs historiques que j’ai publiés dans plusieurs ouvrages (1). Sans prendre parti sur les 56 propositions formulées, qui sont de nature politique, j’ai noté un certain nombre d’erreurs historiques :

p. 6. Les directives prescrivaient de laisser les armes enchaînées dans les unités supplétives et régulières. Mais cette mesure n’était pas toujours appliquée. Dans la harka de l’Oued Berd, les harkis allaient en permission avec leur fusil.

p. 9. les effectifs cités par l’historien Charles-Robert Ageron sont souvent faux. Contrairement à son affirmation, les statistiques n’étaient pas trafiquées par le 1er Bureau.

p. 12. Les statuts des différentes catégories de supplétifs sont unifiés en janvier 1959. Le décret du 6 novembre 1961 remplace le recrutement individuel et journalier par des contrats d’engagement renouvelables de 1 à 6 mois.

p. 13. Les fusils de chasse et les lebels ont été transférés des harkas aux Groupes d’autodéfense en septembre 1958. En mars, les harkas sont dotées de fusils-mitrailleur et de fusils de guerre.

Les harkis dites amalgamées ont le même armement que les unités françaises. En 1959, les commandos de chasse reçoivent des fusils automatiques.

p. 17. Challe n’a pas promis de ne pas engager les harkis contre leurs frères musulmans. Il dit l’inverse devant de Gaulle au PC de l’opération Jumelle. Mohamed Harbi, historien du FLN, estime que «les méthodes répressives et les injustice du FLN apparaissent comme les motifs principaux de l’engagement massif des harkis».

 

préfet Ceaux, Saint-Maurice-l'Ardoise (2)
le préfet Ceaux à Saint-Maurice-l'Ardoise (midilibre.fr, 28 avril 2018)

 

p. 19. Les harkis, en majorité non francophones, ont rarement été engagés dans les DOP.

p. 24. Krim Belkacem n’a pas dirigé la wilaya 3 qui n’existait pas avant le Congrès de la Soummam. Le premier chef a été Mohamedi Said, suivi de Yazourene, d’Amirouche et Mohand Ou el Hadj.

p. 25. Le général Fourquet n’était pas opposé aux mesures de recherche des harkis. En revanche le général de Gaulle a recommandé d’en finir avec les auxiliaires, ce magma qui n’a servi à rien (Comité des Affaires algériennes le 3 avril 1962)

p. 26. Les conclusions de la Commission Massenet ont été refusées par le gouvernement (Joxe) le 19 avril 1962.

p. 29. Tous les camps de transit n’ont pas été créés en juin 1962. Larzac est créé le 26 mai, Bourg-Lastic le 19 juin, Rivesaltes et St Maurice en septembre 1962, Bias en janvier 1963.

p. 36. Les moniteurs des camps de transit et hameaux forestiers n’étaitent pas hostiles à la population des camps. La plupart étaient d’un grand dévouement. Voir thèses de Anne Einis, Hamoumou et J. Servier, rapports Leveau-Meliani, Rossignol, Yvan Duran, témoignages des EMSI, Denise Bourgois, André Wormser, Père Merlet.

p. 39. Les centres de transit n’étaient ni des prisons ni des camps Med. Le confort était sans doute insuffisant, mais la formation professionnelle, ménagère et scolaire était pratiquée, y compris à Bias (voir photos).

p. 44. L’accès à la propriété a été favorisée par les préfets et les assistantes sociales.

p. 45. La population rapatriée de 1ère génération comptait 66.000 personnes, dont 21.000 hommes.

général Maurice Faivre

maurice-faivre

 

Maurice Faivre, atelier mécanique
Rivesaltes, photo : général Maurice Faivre

 

Maurice Faivre, Bias
Bias, photo : général Maurice Faivre

 

1 - Il ignore cependant les précisions apportées par Les archives inédites de la politique algérienne, 1958-1962 (Maurice Faivre, L'Harmattan, 2000), L’action sociale de l’armée en faveur des musulmans (Maurice Faivre, L'Harmattan, 2007), La croix Rouge en guerre d’Algérie (Maurice Faivre, Lavauzelle, 2007), les articles de Hamoumou et de Jean-Jacques Jordi sur l’intégration.
Certains historiens cités développent une idéologie antimilitariste ou anticolonialiste (Manceron, Vittori, D. Kerchouche, Boussad Azni). Charles-Robert Ageron dévalorise le combat des harkis et estime que de Gaulle a tout fait pour les rapatrier.

 

Maurice Faivre, couv

 

rapport harkis, préfet Ceaux, juillet 2018

 

 

Voici un extrait de l’histoire des harkis (Maurice Faivre, 2001)

Alors que GMS et Moghaznis étaient engagés sous contrat de 6 mois, les harkis avaient jusqu'en 1961 un statut de journaliers, bien qu'ils restent en service plusieurs mois, et qu'ils soient  payés mensuellement (22.500 AF). Environ 3.000 d'entre eux étaient des rebelles ralliés. Les harkas amalgamées avaient le même armement que les unités régulières. Quant aux autodéfenses, elles étaient armées à 50% de fusils de chasse et de 8 mm, et en principe n'étaient pas rémunérées (MAA 340, 1H 2028, 2029).

S'étant engagés davantage pour la défense de leurs familles que pour la solde, les supplétifs étaient opposés à la conception totalitaire du parti unique du FLN. Ils faisaient confiance à l'armée pour faire évoluer l'Algérie dans un sens démocratique et égalitaire. Le rappel de Challe en mars 1960 ne permet pas de mener à bien son projet de Fédération des UT et des autodéfenses, qui aurait constitué un parti français  opposé au FLN (7T 249).

Crépin, le successeur de Challe, avait promis en janvier 1961 que les harkis, considérés comme vainqueurs, auraient la première place dans l'Algérie future, et qu'ils resteraient groupés et armés pendant un an après le cessez-le-feu (1H 1096/1). Mais dès l'été 1961, le gouvernement décide d'amorcer la réduction des effectifs des harkas et des autodéfenses, et de «civiliser» les SAS, ce qui reviendrait à supprimer les maghzens, alors que Challe leur avait confié la responsabilité opérationnelle des Quartiers de pacification (1H 1304, 2027, 2028, 2556).

Extrait de "L'histoire des harkis",
revue Guerres mondiales et conflits contemporains, 2001,
n° 202-203, p. 55-63.

 

Maurice Faivre, combattants musulmans, couv

 

 

72747345
général Maurice Faivre

 

 

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2 juin 2019

Georges Yver, 1870-1961

Georges Yver, photo

 

Georges Yver, 1870-1961

un grand technicien du savoir historique sur l'Algérie coloniale

Michel RENARD *

 

Georges Yver (1870-1961) est un historien français. Ancien élève de l'École française de Rome, il se consacre d'abord à l'histoire économique de l'Italie médiévale et publie sa thèse en 1903.

À la suite de son installation à Alger, à l'automne 1903, il se tourne vers l'étude de la conquête coloniale de l'Algérie et l'histoire de l'Afrique du Nord française. Il fait partie des universitaires auxquels la faculté des lettres d'Alger doit son rayonnement (1) (a).

________________________

Passage_des_Portes_de_Fer,_1839,_détailsommaire
Biographie
     1 - Origines
     2 - Études
     3 - Une carrière de professeur
     4 - Dernières années
Apport à l'histoire : commerces et marchands de l'Italie méridionale
      1 - L'histoire économique en question
Apport à l'histoire : l'Afrique du Nord
     1 - Histoire de la conquête et histoire de la société musulmane
Combat de l'Ahbrah, Horace Vernet
     2 - Correspondances de chefs militaires
           A - Les dépêches de Daumas, consul à Mascara, 1837-1839
           B - Correspondance du maréchal Valée, 1837-1840
Publications
     1 - Auteur
     2 - Éditeur scientifique
     3 - Articles
Bibliographie
Notes et références
     1 - Notes
     2 - Références
_____________________


Biographie

Origines

Georges Octave Théodore Yver est né le 22 septembre 1870 à Caen, dans le Calvados (2) (3). Fils aîné de Louis Georges Yver et de Louise Le Corsu, il passe son enfance à Caen, au n° 30 de la rue des Carmes (4) (b). Son oncle maternel, Octave Victor Le Corsu5, était éditeur maritime (6).

Études

Le jeune Georges Yver est admis à l'École normale supérieure en 1890 (7). Mais il effectue d'abord son service militaire. Engagé pour trois ans le 16 octobre 1890, il passe une année, jusqu'au 23 septembre 1891, au 5e régiment d'infanterie alors en garnison à Caen (7).

Le 28 juillet 1892, il obtient sa licence ès lettres (7) et deux ans plus tard, il est reçu à l'agrégation d'histoire (1894) (8). Il est ensuite pensionnaire de l'École française de Rome de 1894 à 1896 (9) ; celle-ci occupait le deuxième étage du palais Farnèse.

Le 25 février 1903, il soutient ses deux thèses en Sorbonne (10) : thèse latine : De Guadagniis (les Gadagne), mercatoribus Florentinis Lugduni, XVIe. P. CHRN. sæculo, commorantibus (c) (11) ; thèse française : Le commerce et les marchands dans l'Italie méridionale aux treizième et quatorzième siècles.

 

Rome,_palais_Farnèse,_vers_1900
Rome, palais Farnèse, vers 1900

 

Une carrière de professeur

De retour en France, il est nommé professeur dans différents lycées : à Tours (12) d'octobre 1896 à mai 1897 ; puis à Bourges de mai 1897 à septembre 1898 (7). À cette date, il est envoyé au lycée Carnot de Tunis et y reste cinq ans (7).

Georges Yver est arrivé à Alger au début de l'automne 1903 (7). Il se marie le 24 octobre 1907, au Mans, avec Alice Berthe Lucie Guillet3.

Pendant la Première Guerre mondiale, il appartient au 3e bataillon territorial de Zouaves et est affecté au dépôt des prisonniers de guerre à Tizi-Ouzou, de mai 1916 à octobre 1917 (7).

Après avoir été chargé de cours à l'École supérieure des lettres d'Alger (1903-1904), il occupe la chaire d'histoire moderne de l'Afrique dans cette même faculté, de 1904 à la fin des années 1930. Il habite d'abord au n° 21 de la rue Clauzel (1903-1909) puis au n° 8 de la rue Monge (1909-1914), et enfin à partir de 1914 au n° 23 de la rue Michelet (7) (13), proche de la faculté où il enseigne.

1280px-Alger,_rue_Michelet,_vers_1910
Alger, rue Michelet

Il quitte cette ville au moment de la Seconde Guerre mondiale, pour s'installer à Nice puis à Paris (1).

Georges Yver était membre de la Société historique algérienne (14), il en a même été un moment secrétaire général (15) ; et membre de la Société de géographie d'Alger et d'Afrique du Nord (16).

Il est mort le 26 juin 1961, à Caen (3).

 

Dernières années

L'historien Fernand Braudel a été son collègue et a témoigné des dernières années de Georges Yver :

«Les jeunes historiens qui travaillent autour de moi et m'écoutent à l'occasion, au Collège de France ou à l'École des Hautes Études, auront bien connu Georges Yver durant ces quinze dernières années. Il était leur ami. Plus encore, nous étions ses amis ; nous lui donnions la seule raison qu'il avait encore de sortir d'une vie austère et d'échapper à des ennuis et à des tourments sans nombre.

Après un long enseignement à la Faculté des Lettres d'Alger, puis une halte à Nice pendant la Seconde Guerre Mondiale, il avait dû tout vendre ou mettre au garde-meuble, se séparer d'une magnifique installation, puis faire hospitaliser sa femme dans une maison de santé ; et il était venu vivre seul à Paris, à soixante-quinze ans passés, dans une simple chambre d'hôtel du quartier de la gare Saint-Lazare, au milieu du bruit et du mouvement qu'il aimait et qui lui permettaient, sans doute, d'oublier sa solitude. Une vie difficile. Il l'accepta avec ce courage discret qui fut toujours le sien.

Dix années durant, l'amitié l'amena, chaque mercredi et chaque samedi, à mes cours du Collège : ils étaient sa sortie, sa prise de contact avec le monde des vivants. Ensuite, nous retournions à pied jusqu'à la Cité Universitaire, d'où il regagnait alors en métro son lointain hôtel. L'amitié, aussi, l'avait entraîné, en 1958, à faire en ma compagnie ce voyage jusqu'à Venise qui fut peut-être sa dernière grande joie.

Jusqu'au dernier jour, il aura travaillé, publié, lu avec passion ; il aura raconté d'exquis souvenirs sur le Paris de sa jeunesse, sur l'École normale où il avait été l'ami et le compagnon de Georges Fedel, de Zimmerman, de René Lespès (17), d'Édouard Herriot, sur l'Algérie si proche et si lointaine... Nul, par contre, ne l'entendit parler de ses propres succès, jadis, au Concours général, à l'entrée de l'École, à l'agrégation d'histoire. Pour y penser, il était bien trop préoccupé de faire l'éloge des autres et surtout de ses maîtres : Vidal de la Blache, G. Monod, plus encore Émile Bourgeois, à l'égard de qui, comme l'auteur de ses lignes, il avait conservé un attachement indéfectible (1)

1280px-Collège_de_France_@_Paris_(30932782685)
«l'amitié l'amena, chaque mercredi et chaque samedi, à mes cours du Collège»

1280px-France_Paris_Cite_Universitaire_Maison_internationale
«nous retournions à pied jusqu'à la Cité Universitaire»

 

1280px-École_normale_supérieure,_rue_d'Ulm,_Paris,_vers_1900
«ses propres succès... à l'entrée à l'École...»

 

 

Apport à l'histoire : commerce et marchands

de l'Italie méridionale

Avec sa thèse sur Le commerce et les marchands dans l'Italie méridionale au XIIIe et au XIVe siècle, publiée en 1903, Georges Yver est devenu, selon Fernand Braudel, le «premier des historiens économistes de son temps» (1).

L'histoire économique en question

Ce ne fut pas le jugement de certains de ses pairs à l'époque, rapporte Maurice Prou, professeur à l'École des chartes : «La tentative faite par M. Georges Yver de tracer le tableau de la vie économique dans l'Italie méridionale aux XIIIe et XIVe siècles, a paru à quelques-uns prématurée. Un savant professeur en Sorbonne a même prétendu, si nous avons bien compris sa pensée, qu'une pareille entreprise était condamnée à l'avortement, car l'établissement d'une série de statistiques serait nécessaire pour faire l'histoire économique» (18).

«Mais l'on peut se demander si l'histoire économique repose toute sur la statistique. (...) L'histoire économique est plus compréhensive. La faire, c'est reconstituer les manifestations de la vie matérielle d'un groupe social en ses phases successives, le mode d'exploitation de la terre, la mise en valeur et la consommation des richesses, et aussi les mesures prises par les gouvernements à l'égard de l'industrie et du commerce. Autant de points qu'on peut éclairer sans recourir à la statistique. (...)

Aussi bien, M. Yver n'a pas intitulé son livre Histoire économique du royaume de Sicile. Puisque c'est presque uniquement des registres de la chancellerie de Charles Ier, de Charles II et de Robert qu'il a recueilli la plupart des documents qu'il a mis en œuvre, il ne pouvait guère prétendre qu'à examiner les questions sur lesquelles ces registres fournissent des renseignements, et tout d'abord la "politique économique des Angevins". À dire vrai, c'est là le titre qui eût le mieux convenu à son livre. Cette politique ressort clairement de la lecture des mandements royaux insérés dans les registres de la chancellerie et des comptes des trésoriers. Nous n'avons qu'un choix d'actes royaux, mais qui suffisent à déterminer la ligne de conduite suivie par les princes angevins en Italie (18)

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Palerme, palais des rois de Sicile

 

 

Apport à l'histoire : l'Afrique du Nord

À la suite de ses nominations au lycée Carnot de Tunis en 1898, puis à Alger en 1903, Georges Yver a modifié le cours de ses recherches.

Son arrivée en Afrique du Nord «l'avait amené dans un pays qu'il allait passionnément aimer, mais elle l'avait aussi détourné de sa vraie vocation et jeté en pleine histoire corrosive, celle de la conquête de l'Algérie par les Français, où tout était à élaborer et d'abord la trame des événements, le rôle des individus, la place des institutions» (1).

Georges Yver y contribue par la publication de nombreux articles, par des livres de synthèse (en 1927 et en 1937), mais surtout par l'édition scientifique de correspondances de grandes figures militaires : le capitaine Daumas, le général Damrémont et le maréchal Valée.

Il a montré, dans l'exploration des archives de la conquête, toute la rigueur méthodique de l'investigation historienne acquise à l'École française de Rome et dans les recherches ayant abouti à sa thèse.

Université_d'Alger,_années_1920
université d'Alger, années 1920

 

Histoire de la conquête et histoire de la société musulmane

Selon l'historien Alain Messaoudi (19), la désignation de Georges Yver à la chaire d'histoire moderne de l'Afrique, vacante depuis la mort d'Édouard Cat en 1903, a donné lieu à une controverse :

«À Georges Yver, un jeune historien ancien élève de l'École normale supérieure, René Basset aurait préféré Edmond Doutté, bien que ce dernier n'ait pas encore soutenu ses thèses. En effet selon lui : "(...) l'histoire moderne de l'Algérie ne doit pas être uniquement le récit de la conquête du pays, mais elle doit avoir aussi pour but l'étude de la société musulmane, de son passé, de son avenir, de sa civilisation : or cette étude n'est possible que pour quiconque connaît l'arabe et a vécu parmi les indigènes". Mais Yver, docteur, soutenu par le "parti normalien", l'emporte : l'enseignement de l'histoire contemporaine de l'Algérie reste jusqu'après la décolonisation confié à des professeurs qui ne connaissent pas l'arabe ni le berbère - ce qui conduit à une étude de la conquête coloniale qui fait la plus grande part aux Européens (20)

Notables_musulmans,_Guelma,_1856
notables musulmans, Guelma, 1856-1857

Ce reproche n'est pas complètement fondé. Dans le chapitre X du recueil collectif édité en 1931, Histoire et historiens de l'Algérie, Georges Yver appelle à «considérer les événements du point de vue indigène aussi bien que du point de vue français» :

«Les Français ont eu comme adversaires, non les Turcs, dont la puissance s'était effondrée avec la prise d'Alger, mais les indigènes, Arabes et Kabyles que les Turcs eux-mêmes n'avaient qu'incomplètement soumis. Ces populations ne formaient pas une masse homogène, mais se partageaient en une multitude de groupements sans cohésion et souvent en lutte les uns contre les autres. Le seul lien qu'il y eût entre eux, la religion, ne fut pas assez fort pour les unir contre l'étranger.

Les Français trouvèrent parmi eux des partisans et des alliés. Il suffit de rappeler les Douair et les Smela de la province d'Oran qui furent, à partir de 1833, les auxiliaires fidèles des Français. Bien d'autres tribus une fois vaincues suivirent cet exemple et n'hésitèrent pas à combattre avec les chrétiens contre leurs coreligionnaires. Ces revirements ne sont pas dus seulement à la supériorité militaire de la France. Les ambitions des chefs, les rivalités d'influence, les querelles de famille ou de çof (d) ont, en maintes circonstances, déterminé l'attitude des populations et contribué, autant que l'emploi de la force, à la soumission du pays.

Une histoire vraiment complète de la conquête devra donc considérer les événements du point de vue indigène aussi bien que du point de vue français. Les éléments de cette étude sont dispersés dans les archives des Bureaux arabes. Les officiers de ces bureaux étaient tenus, en effet, de rechercher ls renseignements de tout ordre concernant "l'histoire des tribus" et d'y joindre ceux qu'ils pourraient recueillir peu à peu "sur toutes les familles et sur les hommes politiques qui s'y trouvent" (circulaire de Bugeaud, 1er février 1844). Une masse énorme d'informations a été ainsi rassemblée mais les "historiques" rédigés en exécution de ces prescriptions sont pour la plupart inédits. Ils n'en ont pas moins fourni la matière de publications assez nombreuses parues le plus souvent dans les revues locales et dont certaines ont été réunies en volumes (21)

Notables_musulmans,_Oran,_1856
notables musulmans, Oran, 1856-1857

 

Correspondances de chefs militaires

Le 4 décembre 1910, le gouverneur général de l'Algérie institue une commission (e) pour assurer la publication d'une collection de documents inédits sur l'histoire du pays conquis depuis 1830 (22). La commission décide qu'il y aurait deux sortes de publications ; la correspondance générale des commandants en chef de l'armée d'Afrique et des gouverneurs généraux : des documents se rapportant à des sujets divers comme les négociations ou les épisodes de la conquête.

Les dépêches de Daumas, consul à Mascara, 1837-1839

Dès 1912, Georges Yver publie les 119 dépêches du capitaine Daumas à ses supérieurs hiérarchiques. En vertu du traité de la Tafna (30 mai 1837) entre les autorités françaises et l'émir Abd el-Kader, la France pouvait entretenir des agents auprès de ce dernier. Daumas est envoyé par Bugeaud comme résident, ou consul, auprès de l'émir à Mascara. Cette imposante correspondance (660 pages du livre) a été appréciée par le ministère de la Guerre dans une analyse des dépêches du consulat de Mascara :

«Sous les rapports de l'observation du pays et de la constitution intérieure des tribus, de la connaissance de la province d'Oran, hommes et choses, la mission française à Mascara a certainement fait faire un grand pas. La correspondance du consul abonde en détail curieux et bien observés sur le mouvement des tribus, sur leurs intérêts politiques et commerciaux, sur le rôle que chacune d'elles sera nécessairement appelée à jouer dans une lutte contre la France. Elle fait connaître, par un ensemble de petits faits, qu'elle révèle à mesure qu'ils se produisent, l'organisation administrative et militaire qu'Abd el-Kader cherche à imposer au pays qu'il occupe.

L'impression générale, qui résulte des observations recueillies par M. Daumas et des réflexions qui les accompagnent, nous semble celle-ci, c'est que la puissance d'Abd el-Kader, établie d'ailleurs sur des bases fragiles, repose surtout sur la valeur propre de l'homme qui en est le dépositaire ; que ses éléments, une fois le chef disparu, pourraient être dispersés facilement et ne pourraient guère se réunir à nouveau ; qu'en un mot, le grand obstacle à l'introduction parmi les tribus de l'intérieur d'un commencement de civilisation européenne, réside bien plutôt dans les idées propres d'Abd el-Kader que dans la manière d'être des Arabes ou dans leurs mauvaises dispositions à notre égard (23)

800px-Tagdemt_1838
Tagdempt, camp fortifié d'Abd el-Kader, 1838 ;
consulat de France à Mascara

 

Correspondance du maréchal Valée, 1837-1840

Cette édition compte cinq volumes : d'octobre 1837 à mai 1838, de juin à décembre 1838, 1839, de janvier à août 1840, de septembre 1840 à mars 1841. Le maréchal Valée a été gouverneur général de l'Algérie d'octobre 1837 à décembre 1840. Le travail de Georges Yver conduit à revaloriser la politique et les idées de Valée contre celles de Bugeaud.

Statue_du_maréchal_Valée,_Constantine_(Algérie)
statu du maréchal Valée, à Constantine

Dans la Revue historique, Henri Brunschwig rend compte de ces ouvrages qui fournissent une masse d'informations sur la conquête de l'Algérie à la fin des années 1830 :

«La publication de la correspondance du maréchal Valée conduit à préciser la notion d'occupation restreinte et à réhabiliter le maréchal calomnié par Bugeaud. Valée s'y révèle intelligent, actif, décidé. Sa personnalité, qui jusqu'à présent ne tranchait guère sur celle de ses prédécesseurs et dont le rôle essentiel semblait être de servir de repoussoir à Bugeaud, s'impose. Il ne cesse de protester contre le traité de la Tafna, dont il ne voit pas l'utilité. (...)

D'autre part, s'il a gouverné l'Algérie pendant l'occupation restreinte, il ne s'en est certes pas montré partisan. Dans ses rapports, il affirme à plusieurs reprises la nécessité de la conquête totale. Il est convaincu que cette solution seule amènera la paix en Afrique du Nord. Il n'accepte de différer la guerre, à laquelle il ne cesse de se préparer, que sur l'ordre du gouvernement. Et ce dernier partage son opinion. Ce qui amène à réviser les idées répandues dans nos manuels. Le ministère de la Guerre ne doutait pas que la France serait amenée à la conquête totale. Dans le premier volume de près de cinq cents pages, le terme d'occupation restreinte n'apparaît qu'une fois. (...)

Tous ces textes conduisent à réhabiliter l'homme que calomnia Bugeaud. Ce dernier ne pouvait pas ignorer les fréquentes protestations de Valée contre le traité de la Tafna. Il ne pouvait pas davantage réfuter les arguments du maréchal. Mais il était député ; il était l'ami du roi, son complice même, depuis l'accouchement de la duchesse du Berry au château de Blaye. Il savait faire de beaux discours et savait que ses auditeurs ne se souviendraient pas des harangues précédentes, où il avait soutenu aussi brillamment des opinions différentes. Il savait écrire et savait mentir.

Il rendit Valée responsable de l'occupation restreinte qu'il avait lui-même défendue devant la Chambre, puis rendue impossible en conférant au seul Abd el-Kader une puissance telle que la France ne se trouva plus en présence seulement d'une poussière de tribus divisées. Bugeaud conserve cependant son renom militaire. Mais Valée, ou tout autre vétéran de l'Empire, n'aurait-il pas aussi bien réussi la conquête, ne l'aurait-il pas opérée à moindres frais, sans tant de razzias, si on l'y avait autorisé et si on lui avait donné les gros moyens dont Bugeaud disposa ? (24)

Monts_Bibans,_près_des_Portes_de_Fer,_vers_1905
monts Bibans, près des Portes de Fer, vers 1905

Georges Yver a consacré plusieurs années à la correspondance de Valée. Les derniers ouvrages paraissent de 1954 à 1957. C'est toujours Henri Brunschwig qui commente ce travail :

«M. Georges Yver achève la publication de la correspondance du maréchal Valée. Les trois derniers tomes ne le cèdent pas, en intérêt, aux précédents. Le maréchal jouit, en 1839, de l'entière confiance du roi et des gouvernements. Il précise son système, en insistant davantage sur son hostilité foncière à la guerre. Il y a là sans doute une concession à l'opinion publique française, qui n'exprime pas les convictions intimes du gouverneur. Car, après avoir encore insisté sur la nécessité d'une colonisation restreinte au sein d'une domination universelle (t. III, p. 167 sq.), après s'être appuyé sur le succès de l'expérience dans la province de Constantine, après avoir, une fois de plus, judicieusement, critiqué le principe de la colonne mobile qui ne s'appuie pas sur des établissements coloniaux (t. III, p. 184-185), il est bien obligé de rappeler que le traité de la Tafna autorisait Abd el-Kader à certaines prétentions et que l'émir n'avait jamais ratifié la convention rectificative du 4 juillet 1838, qui faisait triompher l'interprétation français. Dès lors, la guerre menaçait toujours. (...)

Profitant du voyage du duc d'Orléans en Algérie, il établit la liaison entre Constantine et Alger à travers les Biban. La fameuse traversée du défilé des Portes de Fer du 25 octobre au 1er novembre [1839] fut presque imposée par le maréchal au prince. Valée affirma que l'opération ne déclencherait pas la guerre. Mais, le 3 novembre, Abd el-Kader la lui déclara (25)

800px-Adrien_Dauzats_001
passage des Portes de Fer, octobre 1839 (tableau d'Adrien Dauzats, 1840)

 

Publications

Auteur

  • Esquisse d'une histoire du bassin de la Méditerranée, conférences faites à l'Hôtel des Sociétés françaises à Tunis, Impr. française, Sousse, 1900 (f).
  • Le commerce et les marchands dans l'Italie méridionale au XIIIe et au XIVe siècle, Bibliothèque des Écoles françaises d'Athènes et de Rome, Fontemoing, Paris, 1903.
  • La Commission d'Afrique (7 juillet-13 décembre 1833, éd. Fontana, Alger, 1905.
  • Documents relatifs au traité de la Tafna, 1837, éd. J. Carbonel, Alger, 1924.
  • Histoire d'Algérie, avec Stéphane Gsell et Georges Marçais, éd. Boivin, Paris , 1927 et 1929.
  • L'Afrique du Nord française dans l'histoire, Paris-Lyon, 1937 et 1955.

Éditeur scientifique

  • Correspondance du capitaine Daumas, consul à Mascara (1837-1839), Impr. de A. Jourdan, Alger, 1912. [lire]
  • Correspondance du général Damrémont, gouverneur général des possessions françaises dans le nord de l'Afrique (1837), H. Champion, Paris, 1928.
  • Correspondance du maréchal Valée, gouverneur général des possessions françaises dans le Nord de l'Afrique, 5 vol., éd. Larose, Paris, 1949-1957.

Articles

Annales de géographie

  • «L'émigration italienne», Annales de Géographie, t. 6, n° 26, 1897, p. 123-132 [lire].

Société de géographie d'Alger

  • «Paysages et gens du Nord. Les îles Lofoten», Bulletin de la Société de géographie d'Alger et de l'Afrique du Nord, 1905, p. 152-165 [lire].
  • «En Bosnie», Bulletin de la Société de géographie d'Alger et de l'Afrique du Nord, 1909, p. 66-78 [lire].
  • «La mort du commandant Ménonville», Bulletin de la Société de géographie d'Alger et de l'Afrique du Nord, 1907, p. 32-36 [lire].
  • «Note sur un projet de colonisation suisse en Algérie, 1832», Bulletin de la Société de géographie d'Alger et de l'Afrique du Nord, 1910, p. 76-83 [lire].
  • «Le traité Desmichels, d'après un ouvrage récent», Bulletin de la Société de géographie d'Alger et de l'Afrique du Nord, 1925, p. 43-51 [lire].

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Bulletin de la Société de géographie d'Alger

Revue africaine

  • «Si Hamdan ben Othman Khodja», Revue africaine : journal des travaux de la Société historique algérienne, 1913, p. 96-138 [lire].
  • «Lettres de Ben Allal au maréchal Valé», Revue africaine : journal des travaux de la Société historique algérienne, 1914, p. 6-8 [lire].
  • «Enfantin et l'émigration étrangère en Algérie», Revue africaine : journal des travaux de la Société historique algérienne, 1918, p. 249-265 [lire].
  • «Abd el-Kader et le Maroc, en 1838», Revue africaine : journal des travaux de la Société historique algérienne, n° 298, 1919, p. 93-111 [lire].
  • «Les Irlandais en Algérie», Revue africaine : journal des travaux de la Société historique algérienne, 1919, p. 170-223 [lire].
  • «Les maronites et l'Algérie», Revue africaine : journal des travaux de la Société historique algérienne, 1920, p. 165-211 [lire].
  • «Les préliminaires de la négociation de la Tafna», Revue africaine : journal des travaux de la Société historique algérienne, 1923, p. 529-543 [lire].

Revue africaine, 1913, couv
Revue africaine, 1913

Questions nord-africaines

  • «L'Algérie de 1830 à nos jours», Questions nord-africaines : revue des problèmes sociaux de l'Algérie, de la Tunisie et du Maroc, 25 juin 1935, p. 3-29 [lire].

Annales E. S. C.

  • «L'Algérie à l'époque d'Abd-el-Kader», Annales. Économies, sociétés, civilisations, 7ᵉ année, n° 4, 1952, p. 562-564 [lire].
  • «Méthodes et institutions de colonisation : les bureaux arabes», Annales. Économies, sociétés, civilisations, 10ᵉ année, n° 4, 1955. p. 569-574 [lire].
  • «Xavier Yacono. "Les débuts de la Franc-Maçonnerie à Alger (1830-1852)"», extrait de la Revue africaine, t. CIII, année 1959, Annales. Économies, sociétés, civilisations, 16ᵉ année, n° 2, 1961. p. 396 [lire].

Encyclopédie de l'Islam

  • articles «Alger» et «Algérie».

 

Bibliographie

  • Fernand Braudel, «Georges Yver (1870-1961), nécrologie», Annales E.S.C., 1963, n° 2, p. 407-408 [lire].

Michel Renard
mai 2019

* Je reprends la matière d'un article rédigé pour une encyclopédie en ligne. Je l'ai un peu modifié et en ai enrichi l'iconographie. 

 

Yver, Correspondance Damrémont, couv
Georges Yver,
Correspondance du général Damrémont

 

Notes et références

Notes

a - Dans la nécrologie qu'il lui consacre, Fernand Braudel écrit : «Avec Georges Yver se clôt pour la Faculté des Lettres d'Alger, que j'ai admirée au temps de ma jeunesse, aussi belle, sinon aussi vantée, que celle de Strasbourg, le cortège de tous ceux que nous y avons connus ou aimés : Eugène Albertini, Émile-Félix Gautier, Louis Leschi, Louis Gernet, Jean Alazard, Pierre Martino...»
b - Le recensement de 1881 fait apparaître que la famille était composée, outre son père et sa mère, de la grand-mère paternelle (Marie Yver) et de ses frères et sœurs : Gabrielle, Léon, Hélène et Louis.
c - Les Gadagne, marchands florentins à Lyon au XVIe siècle.
d - Le çof est une ligue, un parti qui divise les clans kabyles eux-mêmes.
e - La commission était composée de : Jean-Dominique Luciani, directeur des Affaires indigènes ; René Basset, doyen de la faculté des lettres d'Alger ; Georges Yver et Stéphane Gsell, professeurs à la même faculté ; Léon Paysant, président de la Société historique algérienne ; Gabriel Esquer, archiviste du Gouvernement général.
f - Fernand Braudel raconte qu'il doit à Georges Yver son orientation vers l'étude de la Méditerranée : «Avant que Lucien Febvre n'intervienne dans ma vie, il a été le meilleur de mes conseillers et de mes maîtres. C'est grâce à lui, en premier lieu, qu'un beau jour je me suis décidé à saisir pour elle-même, et non de biais, la vie entière de la Méditerranée. J'hésitais devant son immensité. Il eut l'audace qui me manquait» ; cf. nécrologie de Georges Yver.

Références

1 - a b c d et e Fernand Braudel, «Georges Yver (1870-1961), nécrologie», Annales, 1963, n° 2, p. 407-408 [lire].
2 - École française de Rome, Annuaire des membres, 1873-2011, 2010 [lire].

3 - a b et c Archives départementales du Calvados, état civil numérisé de la ville de Caen, 1870 [lire].
4 - Archives départementales du Calvados, recensement numérisé de la ville de Caen, 1881 [lire].
5 - Généalogie d'Octave Victor Le Corsu, frère de la mère de Georges Yver [lire].
6 - Annuaire-almanach du commerce, de l'industrie, de la magistrature et de l'administration, 1898, p. 941 [lire].
7 - a b c d e f g et h Archives départementales du Calvados, registre matricule numérisé [lire].

8 - Les agrégés de l'enseignement secondaire. Répertoire 1809-1950 [lire].
9 - Liste des membres de l'École française de Rome depuis sa fondation, Mélanges de l'école française de Rome, 1920, n° 38, p. 325 [lire].
10 - Journal officiel de la République française, 21 février 1903, p. 1090 [lire].
11 - Victor-Louis Bourrilly, compte rendu, Revue d'histoire moderne et contemporaine, tome 4 n° 9, 1902. p. 623-624 [lire].
12 - Georges Yver, «L'émigration italienne», Annales de Géographie, t. 6, n° 26, 1897, p. 123-132 [lire].
13 - Revue africaine : journal des travaux de la Société historique algérienne, 1927, p. 12 [lire].
14 - Bureau de la Société historique pour 1906, Revue africaine : journal des travaux de la Société historique algérienne, 1906 [lire].
15 - Revue africaine : journal des travaux de la Société historique algérienne, 1922, p. 5 [lire].16 - Bulletin de la Société de géographie d'Alger et de l'Afrique du Nord  [archive], 1908, p. LXXIV [lire].
17 - René Lespès, data.bnf [lire].
18 - a et b Maurice Prou, compte rendu, Le Moyen âge : bulletin mensuel d'histoire et de philologie , 1904, p. 215-220 [lire].
19 - Alain Messaoudi, maître de conférences à l'université de Nantes [lire].
20 - Alain Messaoudi, Les arabisants et la France coloniale, 1780-1930, éd. ENS Lyon, 2015, p. 457.
21 - Histoire et historiens de l'Algérie, «La conquête et la colonisation de l'Algérie» par Georges Yver, 1931, p. 286-287 [lire].
22 - Comité de l'Afrique française, L'Afrique française : bulletin mensuel du Comité de l'Afrique française et du Comité du Maroc, janvier 1913, p. 176 [lire].
23 - Correspondance du capitaine Daumas, consul à Mascara (1837-1839), par Georges Yver, Alger, 1912, p. XXII-XXIII [lire].
24 - Henri Brunschwig, «Histoire de la colonisation (1945-1951)», Revue historique, 1952, p. 281-284 [lire].
25 - Henri Brunschwig, «Bulletin historique. Colonisation française», Revue historique, 1859, p. 132 [lire].

 

  • sur ce blog, voir son article : «L'établissement de la domination fançaise en Algérie» (1937) [lire]

 

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30 décembre 2018

un autodafé pour les orientalistes (à propos du livre d'Edward Saïd), Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, 24 octobre 1980

Orientalisme et Saïd, couv et portrait

 

Par un article paru dans Le Monde du 24 octobre 1980, Jean-Pierre Péroncel-Hugoz proposait une critique acérée de l'ouvrage du palestinien Edward Saïd consacré à "L'orientalisme". Ce livre est adulé par la bien-pensance anti-occidentale, et par les partisans des postcolonial studies, alors qu'il est truffé de lacunes et d'erreurs méthodologiques.

Voici cet article.

Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, vers 1980 (2)
Jean-Pierre Péroncel-Hugoz

 

rencontres avec l'Islam

Un autodafé pour les orientalistes

Jean-Pierre PÉRONCEL-HUGOZ

Edward Saïd récuse les images que les Occidentaux ont données de l'univers arabe

 

Henri Guillemin s'est fait une réputation en remettant en cause tel ou tel personnage historique. Edward Saïd, professeur de littérature anglaise à l'université Columbia, à New-York, s'attaque, lui, à toute une science, vieille de deux siècles, dans sa version moderne : l'orientalisme. Devant une telle entreprise on incline d'abord au scepticisme.

Certes, la discipline visée n'a pas, loin de là, produit que des chefs-d'œuvre, parmi les quelque quatre-vingt mille ouvrages qu'elle a suscités dans les langues européennes depuis 1800 ; mais elle a tout de même contribué à restituer leur passé préislamique à l'Égypte ou à la Mésopotamie, et elle a apporté à l'intelligentsia occidentale une connaissance, certes insuffisante de l'univers arabo-musulman (1), mais mille fois plus large que le savoir sur l'Occident répandu parmi l'élite pensante arabophone - l'«occidentalisme» qui, en deux cents ans, n'a donné que quelques centaines d'études, restant un projet.

Puis on se dit : après tout, pourquoi pas ? Rien n'est sacré, ni définitif. De plus, l'auteur a un profil qui peut séduire ; d'origine palestinienne, élevé en Égypte, attentif à la culture française, âgé aujourd'hui d'à peine quarante ans, ne rabâchant pas les vieux clichés marxisants chers à nombre de ses pairs il a en outre la vertu, une fois établi à New-York, de braver, avec le groupe des diplômés arabes américains, le robuste conformisme intellectuel, trop marqué par le sionisme, de cette ville.

 

De Dante à Kissinger

Et on se lance dans le texte très serré de l'Orientalisme. Dès l'introduction, on bute sur Flaubert, rescapé de Sartre et qui, bien que n'ayant jamais prétendu au titre d'orientaliste, eut l'imprudence de commettre un certains nombre de pages orientales. Cela lui vaut, cette fois, d'inaugurer le jeu de massacre qu'Edward Saïd va mener d'une seule haleine durant quatre cents pages contre les orientalistes, ou assimilés, français et anglo-saxons.

Les ébats auxquels Flaubert se livra (à Esneh, en Haute-Égypte, et non pas à Ouadi-Halfa, à la frontière soudanaise, à environ 500 km de là, comme l'écrit E. Saïd), avec l'aimée Koutchouk-Hanem, peuvent servir de «prototype au rapport de forces entre l'Orient et l'Occident et au discours sur l'Orient que [ce rapport de forces] a permis».

L'orientalisme implique bien «volonté de savoir et connaissance», mais cela est gâté par le fait qu'il est «tout agression, activité, jugement». Si Flaubert, malgré sa prétention à vouloir par son art «ramener l'Orient à la vie», reste malgré tout, comme Nerval, un «écrivain de génie», il est aussi «l'incorrigible créateur d'un Orient imaginaire» et sa vision est «négative».

Avant eux, Dante a eu le tort, dans l'Enfer, d'infliger un «châtiment (...) particulièrement répugnant» au prophète «Maometto», «sans fin fendu en deux du menton à l'anus» pour avoir été «seminator di scandalo e di scisma». Après eux, Kissinger a commis l'erreur de diviser la planète entre des sociétés occidentales «newtoniennes» et un tiers-monde qui, selon l'ancien secrétaire d'État américain, n'a pas admis que l'univers réel soit extérieur et non pas intérieur à l'observateur.

Ensuite, Edward Saïd place sur la sellette Chateaubriand, à «l'esprit de vengeance chrétien» et qui, sans vergogne, «s'approprie (l'Orient), le représente et parle pour lui» ; mais l'auteur de l'Itinéraire de Paris à Jérusalem a plus de chance que Lamartine, «Chateaubriand de basse époque», compromis par un Voyage «impérialiste» au Levant... Goethe, Byron et Hugo ne voient tous trois dans l'Orient qu'un «lieu d'occasions originales» pour rimer.

 

Même Marx

Michelet dit «exactement le contraire de ce qu'il faut dire» sur cette partie du monde. L'Anglais Lane, auteur de Manners and Customs of the Modern Egyptians, réédité plusieurs fois depuis 1836 et encore en 1978, traduit sa «mauvaise foi» en se déguisant en mahométan. Le réalisme de Renan est «raciste». Marx lui-même, que l'on s'étonne de rencontrer dans ces allées bourgeoises, est épinglé pour avoir émis des idées «romantiques et même messianiques» sur l'Orient. Massignon, enfin, le grand Massignon (1883-1962), a bien laissé des «interprétations d'une intelligence presque écrasante», mais son Orient «hors du commun» est «un peu bizarre».

L'une des principales faiblesses de la thèse d'Edward Saïd est d'avoir mis sur le même plan les créations littéraires inspirées par l'Orient à des écrivains non orientalistes, dont l'art a nécessairement transformé la réalité, et l'orientalisme purement scientifique, le vrai. C'est du reste au sein de celui-ci que quelques rares noms trouvent grâce à ses yeux : l'Anglais Norman Daniel (2) et les Français Jacques Berque, Maxime Rodinson, Yves Lacoste, Roger Arnaldez.

En revanche un nom comme celui de Vincent Monteil, à l'œuvre si ample, si généreuse sur le monde musulman, n'est même pas cité une fois ! Pas plus que ceux d'autres spécialistes contemporains comme Régis Blachère, Henri Corbin, Henri Laoust, Louis Gardet, Robert Mantran, René Raymond, le Père Jacques Jomier, etc. C'est le cas aussi du baron de Slane, qui, au siècle dernier, rappela pourtant au monde l'existence cinq siècles plus tôt d'Ibn Khaldoun, inventeur de la sociologie.

Quelle lacune enfin de ne pas même mentionner l'arabisant Antoine Galland, qui, sous Louis XIV, sauva de l'oubli ce monument de la culture arabe que sont les Mille et Une Nuits, dont la future publication complète en arabe devait être en partie traduite du français !

Quant à Champollion, le temps n'est pas encore venu de lui chercher querelle pour avoir déchiffré les hiéroglyphes, mais son maître, Silvestre de Sacy, «père de l'orientalisme», n'est au fond qu'un compilateur «cérémonieusement didactique». Et les «savants» qui acceptèrent de suivre Bonaparte en Égypte ont droit à des guillemets, car ils inaugurent une période où «la spécialité de l'orientaliste (sera) mise directement au service de la conquête coloniale».

Ce qu'Edward Saïd ne dit pas - mais le sait-il ? - c'est que cent quatre-vingts ans après cette expédition, on discute encore au Caire pour savoir s'il ne serait pas impie de traduire in extenso dans la langue du Coran, car ils sont consacrés à des «idoles», les trente-trois volumes monumentaux de la Description de l'Égypte, publiés en France de 1803 à 1828 et que l'auteur de l'Orientalisme ravale au rang de «grande appropriation collective d'un pays par un autre».

 

Rejeter Ibn Khaldoun ?

Même si tous les orientalistes - qu'il faut désormais appeler des «spécialistes d'aire culturelle...» - avaient été des auxiliaires de la colonisation, ce qui n'est pas le cas, il crève les yeux qu'il resterait quand même d'eux un énorme apport scientifique pour une meilleure connaissance des sociétés orientales.

Si cet apport doit être refusé à cause de son utilisation passée ou actuelle à des fins politiques ou en raison des positions personnelles dépassées de certains orientalistes, il faut brûler également maints voyageurs arabes du Moyen Âge ou le Père Huc et ses pérégrinations sino-tibétaines, les premiers pensant à islamiser, le second à évangéliser ; il convient même de rejeter Ibn Khaldoun à cause de son colonialisme arabe, de sa dureté à l'égard des minoritaires chrétiens et de son racisme à l'endroit des Noirs...

En réalité, même s'il s'en défend, Edward Saïd, bien qu'il soit d'origine chrétienne et de formation américaine, participe - sans nuance, ce qui est grave de la part d'un intellectuel - au grand refus musulman (3) qui, de Fès à Lahore, tente aujourd'hui de faire échapper l'islam tant à l'influence occidentale qu'au regard étranger. Surtout à ce regard.

Au cri sophistiqué de l'universitaire arabe de New-York, accentué encore par la blessure palestinienne, répond le prône du vendredi de n'importe quelle mosquée du Caire en 1980 : «Les incroyants n'ont pas le droit de venir voir comment nous vivons, comment nous traitons nos femmes, comment nous gouvernons notre patrie islamique...».

Jean-Pierre Péroncel-Hugoz
Le Monde, 24 octobre 1980

 

1 - L'orientalisme stricto sensu peut englober l'Asie entière et l'Afrique arabisée, mais Edward Saïd s'est essentiellement consacré à l'orientalisme arabisant.
2 - Auteur d'Islam and the West, il vit aujourd'hui avec sa femme chez les dominicains du Caire.
3 - Edward Saïd relève que Massignon - prémonitoirement ? - se représente "l'islam [comme] une religion sans cesse impliquée dans des refus".

 

L'Orientalisme, 2006

 

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25 juillet 2018

la navigation sur le Mékong, découverte d'une chaloupe française en Thaïlande (Frédéric Pécout, Inrap)

le Massi sur le Mékong, postée en 1909

 

 

la navigation sur le Mékong

découverte d'une chaloupe française en Thaïlande

Frédéric Pécout, Inrap

 

Plan

Introduction et méthodologie

1 - Localisation

2 - Les données de la découverte

3 - Historique de la navigation sur le fleuve Mékong

  A – Le fleuve Mékong

  B – La présence française, le commerce, la navigation

  C – Sur le plan local (Mékong), que se passe-t-il ?

  D – La navigation sur le Mékong au Laos et dans le secteur de la découverte

4 - Expertise de la chaloupe à vapeur

Conclusion

Discussion et critique

Bibliographie

Annexes

Études complémentaires

Listes des figures

 

_____________________

 

ajout iconographique par Études Coloniales

 

cours du Mékong (1)
le cours du Mékong

 

cours du Mékong (2)
le cours du Mékong

 

Haïphong, chaloupe française l'Agnès
chaloupe française L'Agnès, à Haïphong (Tonkin)

 

Haïphong, chaloupe fluviale
chaloupe fluviale à Haïphong (Tonkin)

 

Auguste Pavie, 1895
Auguste Pavie et les membres de la Commission franco-anglaise du Haut-Mékong, 1895

 

Auguste Pavie, 1895, verso

 

 

_____________________

 

 

Introduction et méthodologie

À la suite de la découverte de l’épave d’une chaloupe française à vapeur dans le fleuve Mékong en Thaïlande, la conservatrice du musée de Ban Chiang (Madame Le Chef du Musée National de Ban Chiang, Mme S. Yuanyaidee), nous a sollicités pour réaliser une expertise archéologique et historique. Cette étude permet de retracer l’histoire de la navigation et du commerce sur le Mékong, des différentes compagnies de navigation françaises présentent durant de très nombreuses années et d’apporter des indices pouvant identifier cette épave.

Une méthodologie d’analyse rigoureuse a été mise en place. Plusieurs déplacements ont été réalisés, à Paris aux Archives de la Bibliothèque de France, à Vincennes aux Archives du ministère de la Défense, à Nantes aux archives Marines du Bureau Véritas et aux archives Dubigeon (archives de la Maison des Hommes et des Techniques), à Fréjus, Nice et Aix-en-Provence afin d’étudier les Archives d’Outre-Mer.

Il est à noter qu’une bonne partie des archives de l’Indochine est restée au Vietnam. L’ensemble de la presse économique d’Indochine : Les Annales économiques d’Indochine, l’Essor économique de l’Indochine ont été étudiés (sur la plage historique de 1890 à 1950), l’Eveil économique de l’Indochine ainsi que les différents bulletins d’associations diverses : d’anciens combattants, les anciens de la Marine, collectionneurs de cartes postales du Laos…

Une analyse critique et de synthèse a ensuite été faite sur l’ensemble de cette documentation. Quatre mois ont été nécessaires à l’élaboration de cette expertise en collaboration avec les conservatrices du Musée National de Bang Chiang (Mme S. Yuanyaidee, Madame Le Chef du Musée National de Ban Chiang, Mme P. Teeravutchuvong, conservatrice).

 

1 - Localisation

L’épave de la chaloupe a été découverte dans le fleuve du Mékong dans la province de Bueng-Kan proche du village de Ban Tha kraï. Cette province est située au nord-est de la Thaïlande, elle est bordée au nord par le fleuve Mékong qui forme sa frontière avec le Laos (fig. 1).

 

Pécout (1)

 

 

2 - Les données de la découverte

Des témoignages locaux indiquent qu’une chaloupe à vapeur française a coulé en septembre 1947 proche du village de Ban Tha Kraï Province de Bueng-Kan. Bien connue des habitants du village, deux premières tentatives de renflouement échouent en 1948 et 1951. Il faut attendre le 28 février 2016 et certainement d’autres moyens plus importants pour que l’opération réussisse (fig. 2).

 

Pécout (2)

 

La coque est présente sur plus de 95%, la chaudière également mais toutes les structures supérieures ont disparu. Le Département des Beaux-Arts est chargé de l’inventaire et de l’étude (fig. 3). Les relevés de la chaloupe ont été réalisés par le bureau des fouilles sous- marines.

 

Pécout (3)

 

 

3 - Historique de la navigation sur le fleuve Mékong et de la présence française en Cochinchine.

 

A - Le fleuve Mékong.

Le fleuve Mékong prend sa source à Lasagongma à une altitude de 5.224 mètres, dans la province de Qinghai au Tibet. Le fleuve a une longueur estimée de 4 350 à 4 909 km. Sur la moitié de sa longueur le fleuve coule en Chine pour former ensuite la frontière entre la Birmanie et le Laos sur 200 km. Il rejoint ensuite son affluent le Ruak au triangle d’or. Ce point marque la séparation entre le haut et bas Mékong.

Le fleuve forme alors la frontière entre le Laos et la Thaïlande puis coule sur un secteur uniquement au Laos (rapides et gorges). Proche de Vientiane le fleuve redevient frontière avec la Thaïlande puis passe uniquement au Laos formant la région de Si Phan Don juste avant l’ensemble des chutes de Khône.

Le fleuve passe ensuite au Cambodge (rapides de Sambor) juste avant la capitale Phnom-Penh. Après la capitale, le Mékong se divise en deux : Le Bassac et le Mékong. Au Vietnam le Mékong se sépare en deux branches qui s’appellent le Tiên Giang - Mékong ou fleuve de l’avant et le Hâu Giang - Bassac ou fleuve à l’arrière. Ces deux branches rentrent en mer de Chine par neuf estuaires appelés Sông Curu Long – le fleuve des neufs dragons.

Dans certains secteurs le fleuve dépasse 3.000 mètres de largeur pour une profondeur variant de 1 à plusieurs dizaines de mètres de profondeur (fig. 4).

 

Pécout (4)

 

 

B - La présence française, le commerce, la navigation

Avant 1887, la Cochinchine, colonie française, le Cambodge, l’Annam et Tonkin, pays de protectorat, étaient administrés séparément, les deux premiers relevaient du ministère de la Marine et des Colonies, les deux derniers, du ministère des Affaires étrangères. Par décret d’octobre 1887, l’Union indochinoise fut placée sous l’autorité d’un gouverneur général relevant du ministère des Colonies (fig. 5).

 

Pécout (5)
Fig 5

 

À partir de 1905, l’Indochine représente l’ensemble des possessions et protectorats qui englobent les États actuels du Vietnam, du Laos, du Cambodge (conquis entre 1858 et 1896).

Avec l’invasion de l’Indochine durant la Seconde Guerre mondiale par le Japon, la position de la France est affaiblie et fait ressurgir des nationalismes indochinois dès la fin du conflit dont le résultat fut la guerre d’Indochine avec le Viet-Minh (Ho Chi Minh) de 1946 à 1954.

 

C - Sur le plan local (Mékong), que se passe-t-il ?

Après plusieurs expéditions (dont l’expédition d’Auguste Pavie), un traité est signé en juillet 1893 entre le Royaume de Siam et la France. Ce traité porte sur le renoncement du Royaume de Siam sur les territoires de la rive gauche du Mékong. Durant plusieurs mois deux canonnières fluviales La Grandière et Le Massie (fig. 6 Localisation Tha-Kêk) ont exploré sous l’intitulé «mission Hydrographique du Haut Mékong» les différents rapides et défilés du fleuve.

 

Pécout (6)

 

Ces différentes explorations ont mis en évidence la dangerosité de plusieurs rapides et chutes notamment aux défilés de Khône et envisager la construction d’un chemin de fer sur l’île principale de Khône. Les chaloupes sont démontées et acheminés par tronçon puis remontés après les rapides (fig. 7).

 

Pécout (7)

 

Caractéristiques des deux chaloupes construites aux ateliers Dubigeon de Nantes : 22 tonnes, 26 mètres de long et démontables en cinq tranches.

Les pirogues, par contre, peuvent passer les chutes par «basses eaux» comme par «hautes eaux»  (fig. 8).

 

Pécout (8)

 Fig. 8 : la chaloupe Le Garcerie transportée par voie ferrée pour le franchissement des rapides de Khône.

 

À partir de 1894 trois bateaux : Le Colombert, Le Trentinian et Le Garcerie assurent un service régulier. Un service postal est assuré par «Les Messageries Fluviales de Cochinchine». Cette compagnie française dès sa création (1881) a le quasi monopole du transport et du commerce sur le Mékong. Ces liens étroits avec le gouvernement lui permettent d’assurer à la fois des missions pour le gouvernement comme le service réguliers postales mais également le transport de denrées et de passagers.

À partir de cette période et jusqu’à l’indépendance de l’Indochine, le commerce fluvial est intense avec la création et le développement de la Compagnie des Messageries Fluviales de Cochinchine (1881-1927, dont la plupart des bateaux font partie et construits aux chantiers navals Dubigeon situés à Nantes en France).

Cette compagnie a le monopole du transport et du commerce sur le Mékong ainsi que le monopole du service du transport du courrier pour l’état comme nous l’avons déjà signalé (annexe 1 : Convention pour l’exploitation des services postaux, Gouvernement Général de l’Indochine et la Société des Messageries Fluviales).

Cette compagnie cède en 1927 sa branche transport au profit de la Compagnie Saïgonnaise de Navigation et de Transport (mais ce sont les mêmes propriétaires) qui elle-même fut rachetée en 1938 par la Société de Chalandage et Remorquage de l’Indochine.

La plupart des témoignages locaux (presses, populations, entreprises de plantations d’hévéa, de riz, bois précieux….) ne mentionne toujours que le nom des Messageries Fluviales de Cochinchine.

Pour développer le commerce et assurer un bon fonctionnement, la société fait donc appel dès 1890-95 aux Chantiers Naval Dubigeon, constructeur naval situé à Nantes pour réaliser et faire construire (en grande partie) toute une flotte de navires essentiellement des chaloupes à vapeur de différents tonnages composant plusieurs flottilles (annexe 2 liste de prix pour les voyageurs).

Dès 1923, on note déjà dans les archives la présence de la flottille du Laos composée de 8 chaloupes à vapeurs de dimensions différentes et assurant un trajet journalier entre les différentes escales (Annexes 1 et 2).

Cette flottille se composait :

- du Pavie construit vers 1909, vapeur à 2 hélices en acier, longueur 35 mètres pour une largeur de 5,5 mètres, construit aux ateliers Dubigeon pour les Messageries Fluviales (fig. 9).

 

Pécout (9)

 Fig. 9 : plan du Pavie, archives de la Maison des Hommes et des techniques, Atelier Dubigeon, Nantes.

 

- du Massie, à l’origine chaloupe canonnière à vapeur de 26 mètres de longueur construite pour la Marine Nationale et rachetée par les Messageries Fluviales, daté de 1893 (fig. 10, 11 et 12).

Le Massie a participé à la «Mission hydrographique du Haut Mékong» du Lieutenant de vaisseau Georges Eugène Simon 1897 avec une chaloupe le Han Luong.

 

Pécout (10)

 Fig. 10 : les Chaloupes Han Luong et Le Massie sur l’ïle de Khône

 

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 Fig. 11 : chaloupe canonnière Le Massie ?, 1893.

 

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 Fig. 12 : l'avant de la chaloupe Le Massie sur l’île de Khône.

 

- La Garcerie, vapeur de 50 mètres de longueur, construit pour les Messageries Fluviales en 1895 (fig. 13 et 14), ancien atelier naval Dubigeon à Nantes.

 

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 Fig. 13 : la chaloupe La Garcerie sur l’île de Khône.

 

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Fig. 14 : chaloupe à vapeur La Garcerie, archives de la Maison des Hommes et des techniques, Atelier Dubigeon, Nantes.

 

- Le Gougeard, cette chaloupe est un vapeur à spardeck et équivalent aux chaloupes Colombert et Trentinian.

- Le Colombert, chaloupe à vapeur à spardeck (fig.15 et 16) de 50 mètres de longueurs.

 

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 Fig. 15 : le vapeur Le Colombert au bord du Mékong, Laos.

 

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Fig. 16 : vapeur Le Colombert à l’escale, Laos.

 

- L’Albatros, aucune information sur cette chaloupe, seul indication dès 1923 comme faisant partie de la flottille de Laos pour la Compagnie des Messageries Fluviales.

- Le Trentinian  chaloupe à vapeur à spardeck, équivalent du Colombert, fera naufrage dans le Mékong en 1928, présent dans la flottille du Laos dès 1914 (fig. 17, 18 et 19).

 

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 Fig. 17 : le Vapeur à spardeck Le Trentinian à l’appontement à Nong Seng.

 

Suite à une fuite d’essence le vapeur Trentinian explose à 5 kilomètre en amont de Thakhek le 4 février 1928 causant la mort de plusieurs personnes.

 

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 Fig. 18 : passage sur la voie ferrée de l’île de Khône.

 

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 Fig. 19 : borne du naufrage du Trentinian

 

- Le Vanneau, équivalent du Massie, présent dans la flottille du laos dès 1914.

 Flottille du Laos MM. Bertron, capitaine du Pavie ; Angéli, chef-mécanicien du Pavie ; Bozec, capitaine du Garcerie ; Dursen, capitaine du Colombert : Paravissini, capitaine du Trentinian ; Boluix, patron du Vanneau ; Huu, patron du Massie ; Grangier, patron du Gougeard ; Lavopel, patron de L'Albatros ; Thomas, inspecteur-mécanicien ; Guillot, inspecteur-mécanicien. 

Mais à  la lecture des différentes archives notamment celles de la Bibliothèque Nationale en particulier le fond des archives de l’Indochine, on s’aperçoit rapidement que la Compagnie des Messageries Fluviales de Cochinchine a plutôt été un frein au développement économique du Laos et de sa région en s’opposant systématiquement au développement des routes et des voies ferrées (annexe 3). Malgré la présence de quelques chaloupes chinoises, la Compagnie des Messageries Fluviales de Cochinchine a continué à assurer des lignes régulières malgré plusieurs naufrages dont le Lagrandière en 1910 (fig. 20) et le Trentinian en 1928 (annexe 4).

 

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Fig. 20 : le naufrage de la chaloupe Lagrandière juillet 1910.

 

D - La navigation sur le Mékong au Laos et dans le secteur de la découverte.

Plusieurs difficultés pour la navigation sont présentes dans le secteur de la découverte de la chaloupe à Bueng-Kan :

- Tout d’abord le fleuve n’est pas balisé avant 1923 rendant périlleux certains passages.

- Pendant la période des basses eaux, les petits fonds essentiellement dans ce secteur, composés de sable, de roches et de galets, interdisent de naviguer à tout bateau calant plus d’un mètre. Le tirant d’eau est donc très limité d’où la nécessité d’avoir un bateau à fond plat avec hélice sous voûte comme pour l’épave de la chaloupe ou comme la chaloupe le Massie.

- Un autre problème apparait également car dans ces conditions particulières l’utilisation de l’hélice est mauvaise réclamant une puissance de machine disproportionnée avec le tonnage du navire. Les bateaux le Massie, le Vientiane et l’épave découverte à Bueng-Kan ont un moteur à vapeur avec une chaudière importante ne laissant que peu de place pour le transport des marchandises ; la qualité du bois de chauffe (local) est également en cause.

- La vitesse doit être au minimum de 12 nœuds pour franchir les différents rapides les plus puissants. Le Massie qui n’a donné aux essais que 10 nœuds 5 possède une machine de 120 chevaux ; le bâtiment a toutes les difficultés à franchir les rapides.

- Le conflit avec le Viet-Minh dès 1946 installe un climat d’insécurité notamment par la présence de mines dans certains secteurs du fleuve (deux dragueurs de mines coulent en 1949, la Glycine et le Myosotis, fig. 21, 22).

 

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Fig. 21 : naufrage du navire de guerre Le Glycine, 21 avril 1949.

 

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Fig. 22 : rapport du naufrage du navire Le Myosotis le 20 juin 1949.

 

 

 

4 - Expertise de la chaloupe à vapeur   

 

Renflouée le 28 février 2016 par deux équipes : l’armée thaïlandaise (bureau des ports et service d’archéologie sous marine), la chaloupe a fait l’objet d’un premier relevé par le Département des beaux Arts (fig. 23).

 

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 Fig. 23 : relevé de l’épave de la chaloupe. La partie centrale s’est affaissée.

 

Le bâtiment était échoué à environ 5 mètres de profondeur, le navire a coulé du côté de la Thaïlande. La proue était face au Laos d’après les informations des plongeurs et tout proche du rivage.

Le bâtiment est complet sur presque 95% de sa coque (fig. 23 et 24).

 

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 Fig. 24 : profils et coupes de l’épave (en mètre).

 

La coque est en tôles métalliques d’acier doux composée de plaques régulières rivetées, soudées et jointes par des poutrelles métalliques. L’hélice est en bronze à quatre ailes déployées de grand diamètre et la ligne d’arbre est présente. Ce type d’hélice, imposante, permet avec la forme particulière de l’arrière d’utiliser au mieux le travail transmis par le propulseur (fig. 25).

 

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 Fig. 25 : l’hélice en bronze de l’épave, Photo, Musée National de Ban Chiang, 2016.

 

L’exemple est le même pour les deux navires La Grandière et Le Massie de la Compagnie des messageries Fluviales et construit au chantier naval Dubigeon à Nantes à la fin des XIXème siècles.

La chaudière présente est plus récente que le navire, elle date de 1923 et correspond à une grande campagne de rénovation lancée cette même année (fig. 26) par Les Messageries Fluviales bien consciente de devoir moderniser une partie de sa flotte (et sous la pression du gouvernement d’Indochine et de la presse).

Un taquet (dispositif d’arrêt) de proue est aussi présent, permettant de fixer les cordages (fig. 23 et 37). Les deux taquets de la chaîne d’ancre sont également présents ainsi qu’une partie de la chaîne (fig. 23 et 37).

 

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Fig. 26 : chaudière de la chaloupe, plaque du constructeur de la machine à vapeur,
photo Musée National de Ban Chiang, 2016.

 

Le constructeur correspond à une petite entreprise Nantaise (Société A. Des Brûlais et Reliquets associé à un autre constructeur Nantais Ch. Faivre, fig. 27) spécialisée dans la construction de machine à vapeur.

 

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 Fig. 27 : plaque des deux constructeurs Ch. Faivre et A. Des Brûlais & Reliquets,
photo Musée National de Ban Chiang, 2016.

 

La première machine à vapeur doit certainement correspondre au modèle affecté à ce type de bateau pour la compagnie, certainement «compound» à pilon et à condensateur par surface mais pas assez puissante (vitesse aux essais maximum de 10 nœuds).

La chaudière présente également une plaque de contrôle du bureau Véritas Marine (vraisemblablement le bureau de Saïgon) comme l’atteste les marques présentes : visites et contrôles les 26/06/1935, 02/07/1936, 17/07/1940, 07/071941 (fig. 28).

 

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Fig. 28 : plaque du Bureau Véritas Marine, contrôle de l’état de la chaudière, photo Musée National de Ban Chiang, 2016.

 

Le bâtiment mesure dans son état actuel 20m50 de longueur pour une largeur maximum dans sa partie centrale de 4,5 mètres (fig. 23 et 24). Les infrastructures supérieures ont disparu, que ce soit le pont supérieur, la cuisine, les cabines et le poste de pilotage, seul demeure la coque et la chaudière. Ceci peut s’expliquer à la fois par le nombre d’années séjournées dans le fleuve (naufrage en 1947) qui, on le rappel, par un débit très fort avec plusieurs phases de crues annuelles, par les dégâts subits par les filets des pêcheurs et vraisemblablement par le pillage (fig. 29).

 

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Fig. 29 : vue de l’intérieur de la chaloupe vers l’avant, photo Musée National de Ban Chiang, 2016.

 

D’après les témoignages des anciens, le navire aurait pris l’eau et coulé, le bateau transportait en dehors des marchandises habituelles du vin destiné à la ville de Vientiane au Laos (nord) et en provenance de Nakhon Phanom côté Thaïlande (sud).

L’ensemble du mobilier archéologique est homogène, composé de vaisselles, de bols en faïence, d’un bol de fabrication américaine de marque Cesco -1944-, provenant certainement de la dotation de vaisselle du capitaine du navire (fig. 30), de fragments de chaussures, épées, coupes-coupes, briquets, fragments de pneus Michelin modèle 130-140/50 superconfort, modèle produit dès 1934.

 

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Fig. 30 : mobilier archéologique, bol de fabrication américaine de marque CESCO-1944,
photo Musée National de Ban Chiang, 2016.

 

Tout cet ensemble témoigne d’une vie importante à bord, les différents bateaux de la Compagnie ex-des Messageries Fluviales de Cochinchine assuraient des liaisons régulières entre les différentes escales (fig. 31 et 32).

 

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Fig. 31 : mobilier archéologique, fragment de pneu Michelin vers 1934,
photo Musée National de Ban Chiang, 2016.

 

 

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 Fig. 32 : mobiliers archéologiques, photo Musée National de Ban Chiang, 2016.

 

L’étude des archives des ateliers Dubigeon (archives de La Maison des Hommes et des Techniques, Nantes) a permis de déterminer avec précision qu’un grand nombre de bateaux de la Compagnie des Messageries Fluviales de Cochinchine ont été réalisés dans ces ateliers avec plusieurs ébauches de navires de différents tonnages et de différentes propulsions (fig. 33, 34 et 35).

Ces demandes correspondent à des besoins bien particuliers comme des bateaux à faible tirant d’eau par exemple, pour les vapeurs constituant la flottille du Laos ou pour des navires plus importants à une grande capacité de stockage et affectés à la ligne Saïgon-Pnom-Penh (Annexe 2).

 

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Fig. 33 : Histoire des Ateliers navals Nantais, Les Ateliers Dubigeon,
Archives de La Maison des Hommes et des Techniques, Nantes.

 

 

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 Fig. 34 : exemple d’étude pour les Messageries Fluviales, vapeur de 26,2 mètres,
archives de la Maison des Hommes et des techniques, Atelier Dubigeon, Nantes.

 

 

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Fig. 35 : exemple d’étude pour les Messageries Fluviales,
petit vapeur destiné à la navigation du Haut Mékong,
archives de la Maison des Hommes et des techniques, Atelier Dubigeon, Nantes.

 

 

Conclusion

L’étude de l’épave de cette chaloupe à vapeur se fait l’écho d’une occupation et d’une vie intense (commerce…) sur et autour du fleuve Mékong. Le corpus du mobilier archéologique trouvé dans l’épave renvoie à un contexte de la fin du XIXe siècle et au milieu du XXe (fig. 30, 31 et 32). Il est bien sûr impossible d’effectuer une étude sur les horizons stratigraphiques, la chaloupe ayant été pillée deux fois (1948 et 1951) et les conditions de son renflouage en février 2016 ont été soignées mais aucun relevé n’a été fait en condition subaquatique.

Le mobilier archéologique renvoi à :

- du matériel  de consommation (ustensiles culinaires, bols, couverts fragments de céramiques, faïences à décor (notamment la représentation de coqs…….) ;

- du mobilier de la vie courante (fragments de chaussures, briquets, armements…) ;

- du mobilier archéologie définissant une notion de commerce (fragments de pneus….), proche de sa mission première, le commerce et le transport de marchandises et de voyageurs sur le Mékong (fig. 30, 31 et 32).

 

 

Discussion et critique.

La figure 11 citée plus haut mentionne le nom de la chaloupe Le Massie mais cette identification est fausse. L’étude plus précise des photos, cartes postales, documents divers de la chaloupe Le Massie fig. 10 et 12, précise que nous avons affaire à un bâtiment très élancé, droit avec un poste de commande en partie basse, sans pont supérieur, mesurant 26 mètres de longueur.

Deux cabines ou deux compartiments distincts sont présents. Le document photographique (fig. 11) a, sur plusieurs autres documents, été mal identifié, entrainant par là beaucoup d’erreurs d’interprétations. Cette chaloupe possède un poste de commande (ou kiosque) en partie haute, de plus, l’avant du bateau s’élève légèrement et ne présente pas du tout le même profil que pour les fig. 10 et 12 qui elles, sont certifiées comme étant Le Massie sans conteste possible.

Cette chaloupe pourrait donc être Le Vanneau, autre chaloupe faisant partie de la flottille du Laos (Annexe 1). Elle pourrait correspondre au plan des Ateliers Dubigeon sous l’inventaire n°TN 2320 A044 (fig.36). On note aussi la présence sur l’avant de l’épave d’une partie de la chaîne d’ancre (fig. 37).

L’arbre de transmission est partiellement présent malgré les nombreuses années dans le Mékong.

 

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Fig. 36 : plan type d’une chaloupe à vapeur de 20 mètres pouvant correspondre à la découverte,
archives de la Maison des Hommes et des techniques, Atelier Dubigeon, Nantes.

 

Une discussion très poussée a été entreprise notamment avec les archivistes des ateliers Nantais. Même si une grande partie des archives de l’Indochine est restée au Vietnam, l’analyse des photographies prises par les conservatrices du Musée National de Ban Chiang a permis d’apporter des informations précises sur la morphologie générale de la chaloupe. Cette chaloupe possède deux cales, une avant et une arrière, ainsi qu’un magasin en partie avant.

 

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Fig. 37 : l’avant de l’épave, photo Musée National de Ban Chiang, 2016.

 

La morphologie général de cette chaloupe correspond plutôt à celle du Pavie mais avec des dimensions plus modestes. Pour rappel le Pavie mesure 35 mètres de longueur pour une largeur maximum de 5,5 mètres et posséde deux hélices (fig. 9). L’épave fait 20,5 mètres de longueur pour une largeur maximum de 4,5 mètres dans son état actuel, mais il faut rester prudent car une partie (très minime) de l’arrière a disparu.

Est-ce la cause du naufrage ? Vraisemblablement, car les témoignages des anciens rapportent une rentrée d’eau importante, peut être à la suite d’un choc avec des rochers.

Le bateau en tout cas, va dans un premier temps s’échouer côté Thaïlandais, à proximité du rivage.

Enfin, dans un second temps, une étude sur place (Thaïlande) plus précise portant sur l’ensemble du mobilier archéologique découvert dans l’épave, associée à une analyse plus approfondie sur l’épave elle-même, semble être indispensable.

 

Bibliographie

- La Mission Pavie Indo-Chine, Atlas, A. Pavie, éditions Challamel, Paris, 1903

- L. De Reinach, Le Laos Tome II, éditions A. Charles, Paris, 1901.

- R. Meyer, Le Laos, Imprimerie d’Extrème-Orient, Hanoï, 1930.

- Fonds des archives de la Bibliothèque Nationale de France série F 2242, Les Messageries Fluviales de Cochinchine, contrats pour le service postal, Imprimerie Kugelmann, 1895.

- Fonds des archives de la Bibliothèque Nationale de France, bulletin l’Eveil économique de l’Indochine de 1890 à 1937.

- Bulletin de l’ANAI, Association Nationale des Anciens et Amis de l’Indochine et du Souvenir Indochinois, Numéro 24, 2011.

- Les ports Autonomes de l’Indochine, catalogue d’expositions, section économique, Paris 1931.

- Fonds des archives de La Maison des Hommes et des techniques, Nantes.

- Bulletins de liaison des anciens combattants d’Indochine, n°24, 2014.

- Journal Of Irish, vol.3, n°1- Une entreprise de navigation à vapeur Pondicherienne en Indochine, J.B.P. More, 2008.

- Fonds des Archives, Bureau Véritas Marine, Nantes.

- Archives Nationales d’Outre-Mer, Aix-en-Provence, Fonds l’Indochine.

- Guide des sources de l’histoire de l’Asie et de l’Océanie, Archives et Bibliothèques françaises, tome I, archives et index.

- Guide de recherche sur le Vietnam, Paris, l’Harmattan, 1983.

- État général des fonds, tome III, Marine et Outre-Mer, Paris, Séries FM17, 23, 30, 31, 77-78, 108, 128, série FP1-6, Inventaire Indo 1-4, Inventaire CP 1-3,1980.

- Archives de la SIPH (Société Internationale de Plantations d’Hévéas ex- Société Indochinoise de Plantations d’Hévéas), Paris.

- A. De Vogüé, Ainsi vint au monde La SIPH (1905-1939), Amicale des Anciens Planteurs d’Hévéas Edition Gourci, Vichères, 1993.

- Archives internet www.entreprise-coloniales.fr, Les Messageries Fluviales de Cochinchine (1181-1927), La Compagnie de Commerce et de Navigation d’Extrème-Orient, La Société Financière Française et Coloniales, La Compagnie Saïgonnaise de Navigation et de Transport, La société anonyme de Chalandage et Remorquage de l’Indo-Chine.

- L’Éveil économique de l’Indochine, journal, fonds des Archives (1890-1947).

- Les Annales Coloniales, fonds des Archives (1895-1948).

- Planteurs d’hévéas en Indochine 1939-1954, Amicales des Planteurs d’Hévéas, Editions Daupeley-Gouverneur Nogent le Rotrou, 1996.

- J. Vichot, Répertoire des Navires de Guerre Français, Edition Association des amis des Musées de la Marine, Palais de Chaillot, Paris, 1967.

- J.M. Strobino, Peter Hauff (1873-1951), Les aventures d’un marchand norvégien en Indochine au début du XXème siècle, Hors série de l’AICTPL n°5, juin 2013.

- J.B. Girard, Traité pratique des chaudières marines, Edition Béranger, 1897.

- P. Angrand, Machines marines et moteurs, Edition A. Challamel, Paris, 1913.

- J. Delvert, «Quelques problèmes Indochinois en 1947», L’Information Géographique, 1948, N°2, PP.50-61.

- M. Bodin, Combattants français face à la guerre d’Indochine 1945-1954, édition L'Hamattan, 1998.

 

Annexes

Annexe 1 : Convention pour l’exploitation des services postaux, Gouvernement Général de l’Indochine et la Société des Messageries Fluviales.

Annexe 2 : Prix des passages en premières classe.

Annexes 3 : Article de presse dénonçant le monopole de La Compagnies  ex des Messageries Fluviales de Cochinchine, de l’Eveil Economique de l’Indochine, 1928.

Annexe 4 : Le naufrage du Trentinian, article de l’Eveil Economique de l’Indochine, 1928.

Annexe 5 : Photos de renflouage de la chaloupe, février 2016.

Annexe 6 : Navigation sur le Mékong, les services de la compagnie des messageries Fluviales de Cochinchine, les différentes étapes, 1900.

Annexe 7 : L’Expédition d’Henri Mouhot 1854-1861.

Annexe 8 : Les Archives des Ateliers navals, Nantes, archives de La Maison des Hommes et des Techniques.

Annexe 9 : Archives du Bureau Véritas Marine, Nantes, novembre 2016.

Annexe 10 : Implantation de la Compagnie des Messageries Fluviales de Cochinchine à Saïgon.

Annexe 11 : différents projets de chaloupe mise à l’étude par les Ateliers Dubigeon de Nantes pour le compte des Messageries Fluviales de Cochinchine (de 1890 à 1927).

 

 

Annexe 1 : Convention pour l’exploitation des services postaux, Gouvernement Général de l’Indochine et la Société des Messageries Fluviales.

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Annexe 2 : prix des passages en premières classe

 

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Annexe 3 : article de presse dénonçant le monopole de La Compagnies  ex des Messageries Fluviales de Cochinchine, de l’Éveil Economique de l’Indochine, 1928.

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Annexe 4 : le naufrage du Trentinian,
article de l’Éveil Economique de l’Indochine, 1928.

 

 

 

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Annexe 5 : photos du renflouage de la chaloupe, février 2016
photos du Musée National de Ban Chiang, septembre 2016. 

 

 

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Annexe 6 : navigation sur le Mékong, les services de la compagnie
des messageries Fluviales de Cochinchine, les différentes étapes, 1900.

Document très intéressant, indiquant de façon précise toutes les étapes
et les différentes liaisons, dont le lieu proche du naufrage Pak-Sane (Laos).

 

 

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 Annexe 7 : l’Expédition d’Henri Mouhot 1854-1861

 

 

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Annexe 8 : les Archives des Ateliers navals, Nantes, archives de La Maison des Hommes et des Techniques,
M. Gérard Tripoteau responsable des archives, Novembre 2016.

 

 

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Annexe 9 : archives du Bureau Véritas Marine, Nantes, novembre 2016.

 Les registres consignent toutes les révisions d’une bonne partie des navires de tous tonnages depuis 1829 dans le monde.

 

 

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Annexe 10 : Implantation de la Compagnie des Messageries Fluviales de Cochinchine à Saïgon.

 

 

 

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Les bâtiments sont de différents tonnages avec plus ou moins d’aménagements en fonction des souhaits et demandes de la Compagnie des Messageries ici une gamme moyenne destinée à la navigation sur le Haut Mékong.

 

 

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La Chaloupe de 19 mètres l’Hirondelle des Messageries Fluviales, présente dès 1922 comme faisant partie de la flotte du Mékong (Cambodge) construite en 1894.

 

 

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Exemple de chaloupe équivalent à la chaloupe Le Massie ou le Han Luong.

 

 

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Exemple de chaloupe de 1er Catégorie, plus de 67 mètres de longueur.

 

 

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Chaloupe de 2ème catégorie Le Haïman de 50 mètres de longueur, 1898.

 

 

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L’Argus, petite chaloupe des Messagerie Fluviales, vers 1890.

Annexe 11 : différents projets de chaloupe mise à l’étude par les Ateliers Dubigeon de Nantes
pour le compte des Messageries Fluviales de Cochinchine (de 1890 à 1927).

 

 

Études complémentaires

 

À la suite de nouvelles données (renflouage de la chaloupe) trouvées dans la presse locale de la province de Bueng-Kan, nous proposons une étude complémentaire portant sur les différents reportages photographiques du 28 février 2016 de la presse locale Thaïlandaise. Une préparation longue a été réalisée avec l’utilisation d’une barge et de deux pelles mécaniques (fig. 38 et 39).

 

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Fig. 38 : le renflouage de la chaloupe, les moyens techniques, presse locale, 28 février 2016.

 

Pécout (64)Fig. 39 : aménagement d’une rampe d’accès par les pelles mécaniques, presse locale.

 

 

L’arrière de la chaloupe est proche de la rive de la Thaïlande (fig.40).

 

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Fig.40 : vue arrière de la chaloupe, presse locale, 28 février 2016.

 

Une grue se positionne sur la berge. Plus de 200 bidons d’essences ou d’huiles vides sont positionnés et attachés à la coque de la chaloupe pour faire bouées (fig. 41).

 

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Fig. 41 : l’arrière de la chaloupe, presse locale, 28 février 2016.

 

Une partie de l’arrière de la chaloupe a été détruite lors du naufrage. Grâce à l’aménagement d’une rampe d’accès et avec l’utilisation d’une grue, l’épave est progressivement tirée hors de l’eau (fig. 42 et 43).

 

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Fig. 42 : l’épave sur la rampe d’accès, presse locale, 28 février  2016.

 

 

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Fig. 43 : l’épave est hors de l’eau, presse locale, 28 février 2016.

 

La chaudière est présente ainsi que l’ensemble de la machinerie. La propulsion à vapeur se compose de trois ensembles (fig. 44) :

- un appareil évaporatoire, la chaudière et ses accessoires  A

- un appareil moteur, la machine et ses accessoires  B

- un appareil propulseur, l’hélice  C

 

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Fig. 44 : la propulsion à vapeur, plan d’après P. Angrand, Machines Marines et Moteurs, 1913.

 

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On retrouve tout cet ensemble sur notre chaloupe (fig.45).

A - L’appareil évaporatoire, la chaudière et ses accessoires 

B – L’appareil moteur, la machine et ses accessoires

On observe la présence des conduits (tubes) à l’intérieur de la salle de chauffe, l’eau chaude circule et produit de la vapeur envoyée vers le moteur.

La puissance est ensuite transmise à l’appareil propulseur par la ligne d’arbre vers l’hélice (fig.46).

 

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Fig. 46 : positionnement du propulseur C l’Hélice, la ligne d’arbre de transmission.

 

La chaloupe à donc une chaudière soit à tubes de fumée ou chaudière tubulaire. L’eau entoure les tubes servant au passage de la flamme (fig. 47),

 

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Fig. 47 : localisation des tubes dans la chaudière.

 

soit à tubes d’eau aquatubulaires, dans ce cas l’eau est renfermée dans les tubes autour desquels circulent les gaz. Sur ce système la vapeur formée dans le générateur est amenée par un tuyau collecteur au moteur.

Enfin le témoigne des «anciens» souligne la présence d’un couple de «farang» (étranger –français) disparue dans le naufrage.

 

 

Sources

 

- Le journal régional Thaï rath 28 février 2016.

- Le reportage Télévisé, «Le naufrage du bateau, un couple de farang mort, les fantômes nous regardent ?» mars 2016, Workpoint TV, Télé 23.

« ไทยรัฐออนไลน์ บริการข่าวไทยรัฐ ข่าว หนังสือพิมพ์ ไทยรัฐทีวี ดูย้อนหลัง ไลฟ์สไตล์ Social BUZZ คอลัมน์ นิยายไทยรัฐ คลิปข่าว กิจกรรม หน้าหลัก / ทั่ว

อ่านข่าวต่อได้ที่: http://www.thairath.co.th/content/583688 »

« …..le navire à vapeur transportant du vin .….coulé dans la rivière depuis 60 ans… »

On a également été trouvé selon les articles de presses «un stylo de marque de cognac français, 111 bouteilles de vin, un poing américain, un étui à cigarettes, 15 réservoirs de 40 litres d’huiles, deux bombes RPG, des grenades à main...».

Il est bien sur très difficile d’affiner plus l’étude à partir de photographies, un complément sur le terrain est indispensable notamment pour étudier l’ensemble du mobilier archéologique.

 

 

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La déclaration de la découverte par le département des Beaux-Arts,
le lieu, date, les circonstances.

 

 

 

C’est le petit fils du Vice-amat tri Khunindnilanuraksa (Pilane Nilasamit) qui a sorti l’épave de la chaloupe du Mékong.

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Né le 6 juin 1894 à Nong Khaï (maintenant Bueng-Kan), il semble avoir travaillé avec les Messageries Fluviales de Cochinchine, fonctionnaire du royaume de Siam et attaché au ministère des finances en 1913.

 

 

Pécout (75)

Fragments de céramique provenant de la chaloupe, «Charlionnais et Panassier» fabricant de porcelaine à Limoges et associé de 1921 à 1943 à Panassier propriétaire de magasins de vente à Lyon et Toulouse, vaisselle ordinaire. Photo Musée National de Ban Chiang, 2016.

 

 

Listes des figures

Fig. 1 : Cartes des provinces de la Thaïlande, localisation de la découverte, Province de Bueng-Kan.

Fig. 2 : Renflouage de l’épave de la chaloupe.

Fig. 3 : Renflouage de l’épave, état de la coque.

Fig. 4 : Carte du Mékong.

Fig. 5 : Carte de l’Indochine française.

Fig. 6 P: hotographie des deux canonnières La Grandière et Le Massie.

Fig. 7 : Carte des rapides de Khône.

Fig. 8 : La chaloupe Le Garcerie.

Fig. 9 : Plan de la chaloupe Le Pavie, Archives de la Maison des Hommes et des Techniques, Atelier Dubigeon, Nantes.

Fig. 10 : Les chaloupes Han Luong et Le Massie sur l’île de Khône.

Fig. 11 : La chaloupe canonnière Le Massie ? 1893.

Fig. 12 : Avant de la chaloupe Le Massie sur l’île de Khône.

Fig. 13 : La chaloupe La Garcerie sur l’île de Khône.

Fig. 14 : La chaloupe La Garcerie, Archives de la Maison des Hommes et des Techniques, Atelier Dubigeon, Nantes.

Fig. 15 : Le vapeur Le Colombert au bord du Mékong, Laos.

Fig. 16 : Le vapeur Le Colombert à l’escale, Laos.

Fig. 17 : Le vapeur à spardeck Le Trentinian à l’appontement à Nong Seng, Laos.

Fig. 18 : Passage sur la voie ferrée de l’île de Khône.

Fig. 19 : Borne du naufrage du Trentinian.

Fig. 20 : Le naufrage de la chaloupe Lagrandière, juillet 1910.

Fig. 21 : Le naufrage du navire de guerre Le Glycine, 21 avril 1949.

Fig. 22 : Rapport du naufrage du navire de guerre Le Myosotis, 20 juin 1949.

Fig. 23 : Relevé de l’épave de la chaloupe.

Fig. 24 Profils et coupes de l’épave.

Fig. 25 : L’hélice en bronze de l’épave, photo Musée National de Ban Chiang, 2016.

Fig. 26 : Chaudière de la chaloupe, plaque du constructeur de la machine à vapeur, photo Musée National de Ban Chiang, 2016.

Fig. 27 : Plaque des deux constructeurs Ch. Faivre et A. Des Brûlais et Reliquets, photo Musée National de Ban Chiang, 2016.

Fig. 28 : Plaque du Bureau Véritas Marine, contrôle de l’état de la chaudière, photo Musée National de Ban Chiang, 2016.

Fig. 29 : Vue de l’intérieur de la chaloupe vers l’avant, photo Musée National de Ban Chiang, 2016.

Fig. 30 : Mobilier archéologique, bol de fabrication américaine de marque CESCO-1944, photo Musée National de Ban Chiang, 2016.

Fig. 31 : Mobilier archéologique, fragment de pneu Michelin vers 1934, photo Musée National de Ban Chiang, 2016.

Fig. 32 Mobiliers archéologiques, photo Musée National de Ban Chiang, 2016.

Fig. 33 : Histoire des Ateliers navals Nantais, Les Ateliers Dubigeon, Archives de La Maison des Hommes et des Techniques, Nantes.

Fig. 34 : Exemple d’étude pour les Messageries Fluviales, vapeur de 26,2 mètres, archives de la Maison des Hommes et des techniques, Atelier Dubigeon, Nantes.

Fig. 35 : Exemple d’étude pour les Messageries Fluviales, petit vapeur destiné à la navigation du Haut Mékong, archives de la Maison des Hommes et des techniques, Atelier Dubigeon, Nantes.

Fig. 36 : Plan type d’une chaloupe à vapeur de 20 mètres pouvant correspondre à la découverte, archives de la Maison des Hommes et des techniques, Atelier Dubigeon, Nantes.

Fig. 37 : L’avant de l’épave, photo Musée National de Ban Chiang, 2016.

Fig. 38 : Le renflouage de la chaloupe, les moyens techniques, presse locale, 28 février 2016.

Fig. 39 : Aménagement d’une rampe d’accès par les pelles mécaniques, presse locale.

Fig. 40 : Vue arrière de la chaloupe, presse locale, 28 février 2016.

Fig. 41 : L’arrière de la chaloupe, presse locale, 28 février 2016.

Fig. 42 : l’épave sur la rampe d’accès, presse locale, 28 février  2016.

Fig. 43 : l’épave est hors de l’eau, presse locale, 28 février 2016.

Fig. 44 : La propulsion à vapeur, plan d’après P. Angrand, Machines Marines et Moteurs, 1913.

Fig. 45 : On retrouve tout cet ensemble sur notre chaloupe.

Fig. 46 : positionnement du propulseur C l’Hélice, la ligne d’arbre de transmission.

Fig. 47 : Localisation des tubes dans la chaudière.

 

 Frédéric Pécout, Inrap

 

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3 septembre 2008

décès de Charles-Robert Ageron

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Charles-Robert Ageron,

un grand historien

Benjamin STORA
       

Je viens d'apprendre aujourd'hui, mercredi 3 septembre, le décès de mon maître en histoire de l'Algérie, Charles-Robert Ageron. Voici le texte que je lui ai consacré dans mon livre Les guerres sans fin, à paraitre aux éditions Stock.

Une rencontre

J’ai commencé à m’intéresser à l’histoire algérienne en préparant ma thèse, en 1974, sur Messali Hadj, l’homme qui avait construit les premières organisations nationalistes algériennes, puis avait été vaincu par le FLN pendant la guerre d’Algérie. Le choix d’un directeur de recherches était délicat, peu de professeurs d’universités s’intéressaient dans le début des années 1970 à l’histoire algérienne.

Un nom cependant s’imposait, celui de Charles-Robert Ageron, auteur d’une monumentale thèse sur les Algériens musulmans et la France soutenue en 1968. Je l’avais croisé pour la première fois dans un séminaire d’histoire à la faculté de Nanterre. Il était grand, impressionnant par sa corpulence physique, un mince collier de barbe entourait son visage. Mais il ne fallait se fier à ce physique de géant.

Discret, quasi effacé, il était constamment à l’écoute de ses étudiants ou d’autres universitaires, et de sa voix calme s’attachait à révéler, par des expressions simples, les fissures et les ombres de l’histoire. Affable, souriant, il ne laissait rien paraître de ses désaccords intérieurs, sans pour autant renoncer à n’en faire qu’à sa tête, bref il était à l’opposé des tribuns, des orateurs aux voix assurées et puissantes que je pouvais entendre du haut les tribunes des meetings de l’époque.

Né en 1923 à Lyon, Charles-Robert Ageron, agrégé d’histoire, avait rencontré l’Algérie en pleine guerre, au moment de la fameuse «Bataille d’Alger» en 1957, alors qu’il enseignait au lycée de cette ville. Il appartenait au groupe des «libéraux», ces hommes et ces femmes qui avaient cru possible une réconciliation des communautés en Algérie, et, qui, sans se prononcer de manière explicite pour l’indépendance de l’Algérie, se battaient pour la paix. Sa position, à la charnière des camps qui se déchiraient, complexe et ambiguë, m’intriguait rétrospectivement.

J’étais convaincu que l’indépendance algérienne était inéluctable, et que cette idée d’une conciliation sans rupture avec la France, manquait de réalisme. Cette position était toujours sévèrement jugée par les historiens de l’après indépendance. Les questions qu’Ageron soulevaient alors, celles des «occasions perdues» et des «bifurcations échouées» dans l’Algérie coloniale, m’apparaissaient plus pertinentes, à l’époque, que les certitudes définitives de ceux qui regardaient l’histoire déjà accomplie. En procédant de la sorte, il donnait plus d’épaisseur humaine aux situations historiques, en mouvement, en devenir, loin des victoires spectaculaires données d’avance.

C’est lui que j’ai choisi pour commencer mes recherches, il était alors professeur d’histoire contemporaine dans une université de province, à Tours, n’ayant pas pu imposer un enseignement d’histoire de la colonisation à la Sorbonne où il avait été assistant. En 1975, rue Richelieu, à Paris, dans le silence et le calme de la Bibliothèque Nationale, mes rencontres avec lui étaient des moments de coupure dans le tourbillon de la vie militante des années 1970. Nous allions dans la cour de la BN, ou au café, et il écoutait mes démonstrations laborieuses sur «la révolution algérienne» et la mise à l’écart des messalistes, les algériens adversaires du Front de Libération Nationale (FLN)[1]. Puis il posait quelques questions me ramenant toujours aux faits, aux dates, aux personnages, aux archives.

Tout dans son récit était d’une logique irréfutable. Nous étions de part et d’autre d’un continent, l’histoire de l’Algérie et de la France, à explorer : j’étais dans la débrouillardise nomade de celui qui croit savoir, et va enfin révéler une vérité dissimulée ; il avait l’espièglerie de l’érudit qui patiente, face au culot désinvolte du jeune chercheur. Je lui apparaissais certainement comme un «cosaque de l’histoire» parcourant un siècle d’histoire algérienne à bride abattue, et il m’incitait, avec patience, à construire des typologies de faits,une sociologie des acteurs des mouvements politiques en situation coloniale. Il me demandait de ne pas concevoir cette histoire comme une machinerie à dénoncer perpétuellement sans préciser qui étaient les acteurs, comment fonctionnait le pouvoir colonial, bref, de construire des nuances.

Je possédais l’impatience du néophyte avançant en territoire inconnu, nouveau de cette histoire (l’élimination de militants algériens par d’autres militants….), et il me disait qu’il fallait s’appuyer sur les textes, suivre leur sédimentation, leur constitution, d’étudier les archives autrement. J’ai aussi découvert, au fur et à mesure de nos entretiens un chercheur capable, contrairement aux apparences, de se remettre en question, de bousculer les certitudes acquises et d’accepter les critiques pour faire avancer les connaissances. La relation entre un étudiant et son directeur de recherche est, on le sait, éminemment complexe, toujours forte et particulière. À évoquer ce souvenir, c’est sans doute l’idée de confiance qui me vient d’emblée à l’esprit. Une confiance qui, une fois acquise allait de soi.

Le professeur Ageron m’a montré comment dissocier l’écriture de l’histoire de ses enjeux idéologiques. J’étais alors profondément marqué par mes engagements politiques à l’extrême gauche, dans la période toujours bouillonnante de l’après 1968[2]. Il m’a appris à traquer les faits, à me défier des idéologies simples et «totalisantes», à chercher et croiser des sources, à ne pas me laisser séduire par les discours enthousiastes des acteurs-militants. Bref, à aller à la recherche du réel, à écrire l’histoire, à m’éloigner des rivages de la pure idéologie. Sous sa direction, j’ai soutenu en mai 1978 ma thèse à l’EHESS, avec un jury présidé par le regretté Jacques Berque, et où siégeait Annie Rey Goldzeiguer, auteur d’un grand livre sur le Royaume Arabe au temps de Napoléon III [3].

Puis il m’a encouragé à poursuivre dans le sens d’un plus grand dévoilement des histoires algériennes, ou françaises. C’était l’époque des séances du GERM (Groupe d’Etudes et de Recherches Maghrébines) qu’il animait. Je me souviens, en 1979-1983, des réunions de travail du samedi matin à la MSH où nous nous retrouvions en petit comité, en général une quinzaine de chercheurs. Il invitait les jeunes à livrer le fruit de leurs réflexions, ce que nous faisions bien volontiers. Puis il s’exprimait à son tour et parvenait, en quelques phrases, à structurer notre propos, explicitant les liens qui les sous-tendaient.

Au GERM, nous avons aussi écouté les interventions de l’historien Mohamed Harbi, du sociologue Abdelmalek Sayad avec qui je me suis lié d’amitié, ou les propos contradictoires de Charles-André Julien et René Gallissot, sur les rapports conflictuels entre nationalisme et communisme au Maghreb dans la période coloniale. Puisque j’étais saisi, depuis l’âge de dix sept ans, et pour si longtemps, de cette passion typique du XXe siècle qu’est la politique, il parait raisonnable de se demander quel part cet engagement occupait dans mon activité universitaire, intellectuelle. C’est difficile à reconstruire.

Ma génération a vécu dans une atmosphère imprégnée de politique, et les affaires du vaste monde occupaient en permanence nos esprits. Le problème consistait à faire la distinction entre mes lectures personnelles, académiques, et les personnes que je voyais alors, engagées dans une activité militante. Avec Charlesb-Robert Ageron, il me fallait pratiquer les distances, les écarts voulus par le travail de l’historien avec les fidélités des milieux d’où je venais et que je fréquentais.

Benjamin Stora

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[1] Le FLN, qui a lancé la guerre contre la France le 1er novembre 1954 s’est affronté à d’autres militants indépendantistes algériens, les partisans du Mouvement National Algérien de Messali Hadj. Le FLN l’emportera dans cette guerre fratricide.

[2] Sur mon engagement à l’extrême-gauche, voir La dernière génération d’octobre, op. cit., Hachette, poche, 2008.

[3] Annie Rey Goldzeiguer, Le Royaume arabe, Alger, SNED, 1977

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Obsèques de Charles-Robert Ageron

 

Chers collègues,

 

Nous avons la tristesse de vous faire part du décès de Charles-Robert Ageron dans la nuit du 2 au 3 septembre.

Nous vous informons que ses obsèques auront lieu le mardi 9 septembre à 10h30 en l'église Saint Léonard à l'Häy-les-Roses.

Pour s'y rendre, si vous êtes disponible à ce moment-là, vous pouvez emprunter le RER B en descendant à Bourg-la-Reine (autobus n° 172 : arrêt à l'église de l'Haÿ-les-Roses) ou bien prendre, place d'Italie, le bus n° 186 (arrêt Henri Thirard).

Notre liste d'adresses écrite dans la précipitation est très incomplète. Pouvez-vous répercuter la nouvelle, en particulier auprès de ses collègues et amis algériens ?

Avec nos sentiments cordiaux.

Guy Pervillé, Daniel Rivet, Benjamin Stora

 

 

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église Saint-Léonard
11, avenue Aristide Briand
94240 - L'Hay-les-Roses

 

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Charles-Robert Ageron : bio-bibliographie

 

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Charles-Robert AGERON
ancien professeur à l'université Paris-XII
- bibliographie : catalogue des bibliothèques du service historique de la Marine
- bio-biblio : SFHOM
- hommage à Charles-Robert Ageron sur le site des éditions Bouchène
commander les livres de Charles-Robert Ageron réédités chez Bouchène

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Charles-Robert Ageron  ageron_puf

commander : La guerre d'Algérie et les Algériens, 1954-1962 (Colin, 1997)
commander : Histoire de l'Algérie contemporaine (Puf, "Que sais-je ?", 1999)
commander : L'ère des décolonisations : colloque "Décolonisations comparées", Aix-en-Provence, 1993 (avec Marc Michel, Karthala, 2000)
commander : L'Algérie des Français (dir., Seuil, 1993)2020203030.08.lzzzzzzz1
commander : La décolonisation française (Colin, "Cursus", 1994)

article : Le "parti" colonial (L'Histoire, hors-série n° 11, avril 2001)
page personnelle de Pierre Ageron (fils de Charles-Robert)

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le parcours de Charles-Robert AGERON
Professeur au lycée Lakanal de Sceaux (1957-1959)
Attaché de recherches au CNRS (1959-1961)
Assistant puis maître-assistant à la Sorbonne (1961-1969)
Doctorat d'État ès-lettres (1968) : Les Algériens musulmans et la France (1871-1919)
Maître de conférences, puis professeur à l'Université de Tours (1969-1981)
Professeur, puis professeur émérite à l'Université Paris XII (1981-)

président d'honneur de la SFHOM
membre de l'Académie des sciences d'outre-mer 

 

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Charles-Robert Ageron, Histoire de l'Algérie contemporaine, 2 / 1871-1954, Puf, 1979

 

9782200018955FS

 

9782912946683FS

 

9782200215767FS

 

9782020203036FS

9782130421597FS

 

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liens

 

- La Tribune d'Alger, 4 septembre 2008

- Algérie-Express, 4 septembre 2008

- Sur deux livres de Charles-Robert Ageron (1981), Guy Pervillé

- liste des articles parus dans la REMMM (Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée)

- Charles-Robert Ageron sur dzlit

- le professeur Charles-Robert Ageron n'est plus (Amar Naït Messaoud)

- Mohammed Harbi : "Nous avons une dette à son égard" (Quotidien d'Oran)

- "Spécialiste de l'histoire de l'Algérie : décès de l'historien Charles-Robert Ageron" (El Moudjahid)

- Charles-Robert Ageron, historien de l'Algérie coloniale. Le chercheur nous laisse une oeuvre riche et rigoureuse (Gilbert Meynier, L'Humanité, 8 septembre 2008)

 

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hommages

 

en souvenir de Charles Robert Ageron

J'étais responsable éditorial de la Revue française d'Outre-mer (puis Outre-mers. Revue d'Histoire) lorsque C-R Ageron présidait la Société française d'Histoire d'Outre-mer. J'ai conservé un excellent souvenir de cette collaboration confiante qui a duré presque une décennie. Pour moi, Charles-Robert Ageron est un grand historien et mieux, un authentique historien qui fait honneur à l'école historique française. Chapeau bas devant lui !

Pierre BROCHEUX

La souplesse d'esprit

J'ai connu Charles-Robert AGERON à travers ses écrits sur l'histoire de l'Algérie coloniale. Vers les années 70 du dernier siècle, je l'avais connu comme conférencier à l'université de Tunis alors que j'étais encore étudiant. Vers les années 80 du même siècle, il venait à Tunis lors des colloques annuels et internationaux sur l'histoire de la Tunisie contemporaine et notamment celle du mouvement national tunisien.

Charles-Robert AGERON s'imposait à tous les niveaux. La Fondation TEMIMI (en Tunisie) lui a offert des mélanges de valeur et à sa hauteur ; il avait servi la science historique de l'école républicaine ; sa modestie et son savoir-faire le rapprochaient beaucoup des chercheurs et des étudiants. Il méritait et mérite encore tout le respect et toute la reconnaissance.

Ahmed JDEY, Historien, Universitaire, Tunisie



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Charles-Robert Ageron, 1923-2008

 

 

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16 décembre 2006

Gilbert Meynier, L’Algérie des origines. De la préhistoire à l’avènement de l’Islam

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L'Algérie des origines : histoire

avant-propos, par Gilbert Meynier


Gilbert Meynier, L’Algérie des origines. De la préhistoire à l’avènement de l’Islam, 228 p., à paraître à La Découverte le 27 décembre 2006

Meynier_portrait_juin_2006Dans l’Antiquité, il n’y avait pas d’Algérie, a fortiori avant l’Antiquité, parce que les nations et les États modernes n’existaient pas. Pour des raisons qui relèvent, non de l’Histoire, mais des préoccupations de pouvoir s’articulant sur l’idéologie, des terminus a quo ont arbitrairement fixé tels événements censés décisivement donner le branle à l’évolution historique de l’Algérie. Le Front de libération nationale (FLN) et le pouvoir autoritaire à ancrages militaires qui en est issu et qui régit l’Algérie depuis des décennies ont fait du 1er novembre 1954 le moment zéro de la libération de l’Algérie du colonialisme, moment sans antécédents et sans mémoire.

Jusqu’à la fin du XXe siècle, les manuels d’histoire algériens, conçus à partir de l’époque de Houari Boumediene, ne mentionnaient ni Messali Hadj, ni les militants centralistes du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), ni même nombre de chefs historiques du FLN de 1954 : il s’agissait ce faisant de disqualifier toute la préhistoire du nationalisme algérien – l’Étoile nord-africaine, puis le Parti populaire algérien-Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (PPA-MTLD) –, parce que cette séquence était trop dominée par la figure historique de Messali. Et, plus largement, de mettre hors jeu les ennemis centralistes, ces authentiques politiques qui passèrent la main sans rupture  du MTLD au FLN, et que l’État-major général de Boumediene élimina sans espoir de retour à l’été 1962 sous le parapluie du fragile fusible civil qu’était Ahmed Ben Bella – lui-même éliminé politiquement à son tour trois ans plus tard. Enfin, il importait de ne pas mentionner ceux des chefs historiques qui avaient politiquement mal tourné aux yeux d’une histoire officielle plombée par les bureaucrates dirigeants.

L’appareil qui s’empara alors du pouvoir eut aussi à cœur de figer les Algériens dans une identité identifiée sans discussion à ce qu’il disait être l’islam, et à la langue arabe : c’était là une vision dérivée desportra3 conceptions religieuses/culturalistes des ‘ulamâ’, [photo ci-contre] reprise et instrumentalisée pour en faire un topos dominant de la langue de bois officielle. Étant entendu que l’arabe dont il était question était trop souvent un arabe obscurantisé, qui n’avait que peu à voir avec l’épanouissement des grands penseurs et des grands poètes de l’époque classique de la civilisation arabe, et pas davantage avec les intellectuels libres et hardis de la Nahda égyptienne, dont le regretté Naguib Mahfouz était un chaleureux descendant.

Alors que, même dans l’Égypte de Nasser, de Sadate et de Moubarak, les manuels d’histoire ont toujours insisté sur la civilisation égyptienne de l’Antiquité – rappelons que c’est sous Nasser qu’une colossale statue de Ramsès II a été érigée sur la place de Bab El Hadid, devant la gare centrale, avant d’en être récemment retirée pour cause de dégradation liée à la pollution du Caire –, on se mit en Algérie à faire coïncider le début de l’histoire dans les manuels avec l’avènement de l’islam dans le nord de l’Afrique. Ce qui précédait fut expédié en quelques paragraphes renvoyant à une jâhiliyya (l’état d’ignorance et de sauvagerie antéislamique) connotant aussi l’isti‘mâr (le colonialisme) : l’Empire romain, établi sur l’Afrique du Nord deux millénaires plus tôt, était vu purement et simplement comme un pouvoir colonial étranger oppressif, cela en contresens anachronique symétrique aux fantasmes français en la matière, qui représentaient l’Empire romain d’Afrique en continuité civilisationnelle européenne, comme un prestigieux précurseur de l’Algérie française.

Mais déjà, dans le mémoire présenté à l’Organisation des nations unies (ONU) en septembre 1948 par Messali, était entendu que l’histoire de l’Algérie ne commençait qu’à partir de l’islamisation du pays. Messali demeurait même en retrait par rapport à cette manière de Lavisse algérien que fut l’historien officiel de la construction nationale, Ahmed Tawfiq al-Madani. Pourtant, la contribution originelle à ce mémoire du jeune militant et intellectuel Mabrouk Belhocine faisait amplement référence à l’histoire précédant l’islam. Mais Messali avait censuré le jeune téméraire et fait bureaucratiquement expurger la version finale. Pourtant, l’ancienneté du fait berbère en Algérie est une évidence. On sait que la conquête islamo-arabe n’a pas berberes2zndéplacé vers le Maghreb des foules démesurées, pas plus que, par exemple en Europe, les invasions germaniques en France et en Espagne. Aujourd’hui, on peut raisonnablement affirmer que, peu ou prou, les Algériens sont très majoritairement des Berbères arabisés, nonobstant tels radotages d’intellectuels idéologues qui ont voulu faire d’eux des Yéménites originels.

Aucun historien de l’Algérie ne peut cependant nier ou sous-estimer la place éminente, en Algérie, de son ancrage islamo-arabe plus que millénaire, y compris dans les zones restées berbérophones où l’arabe est devenu langue du sacré et langue de haute culture. Le pays chaouia, dans la partie sud-orientale de l’Algérie, berbérophone, fut l’une des régions où, dès les années 1930, le mouvement culturaliste islamo-arabe des ‘ulamâ’ s’implanta le mieux. Et, pendant la guerre de libération de 1954-1962, c’est en Kabylie – en wilâya 3 – que l’Armée de libération nationale (ALN) insista le plus sur l’œuvre d’éducation à réaliser in situ, pour les générations montantes, sous l’oriflamme de l’islam et de la langue arabe ; cela sous l’impulsion de son chef, le colonel Amirouche, qui était évidemment berbérophone – un berbérophone dont des témoignages disent qu’il lui prenait parfois de faire semblant de ne pas comprendre le berbère. Il n’est pas impossible que de telles situations hybrides aient pu exister à l’époque romaine, entre le berbère et le latin.

La «crise berbériste», déclenchée par des militants nationalistes algériens du MTLD se refusant à n’envisager d’acception de la nation que réduite à sa dimension islamo-arabe, secoua le MTLD en 1948-1949, et elle fut tranchée par l’exclusion des «berbéristes», laquelle permit en même temps à Messali d’éliminer politiquement son rival du parti, le docteur Mohammed Lamine Debaghine [photo ci-contre] – lequel était pourtantimages_1 arabophone et musulman croyant. Jusqu’à la fin de la guerre de libération, et au-delà, vouloir poser au FLN la question de la langue et de la culture berbères fut assimilé à une déviation dont l’obscénité frisait la traîtrise. Il fallut attendre le printemps berbère de 1980 pour voir à nouveau la question posée au grand jour, et 1995 pour voir la création du – bien formel – Haut Commisariat à l’amazighité auprès de la présidence de la République.

C’est que, dans leur stratégie du «diviser pour régner», des idéologues coloniaux avaient construit un mythe kabyle qui alla jusqu’à assimiler narcissiquement les «Berbères», parés de toutes les vertus, aux Gaulois, pour les opposer aux «Arabes», auxquels étaient imputés tous les vices : se réclamer de la constante berbère, c’était donc emboucher les trompettes des colonialistes et faire leur jeu ; c’était trahir. Même si nombre de militants berbères ne sont pas toujours, eux aussi, à l’abri du reproche de simplisme et de manichéisme, le fait berbère (dans l’Antiquité, on disait «maure» ou «libyque») est une composante incontournable évidente de l’histoire et de la préhistoire  de l’Algérie.

L'image “http://www.eden-algerie.com/images/wed-jdai.jpg” ne peut être affichée car elle contient des erreurs.
Oued Jdai, vue proche d'Elkantara (source)


Cet ouvrage met à la disposition des lecteurs une oeuvre simple, de large vulgarisation, aussi bien informée que possible, et tient compte des avancées de la vraie recherche historique, celle dégagée des préoccupations de pouvoir et d’idéologie. Il a donc l’ambition de présenter clairement, d’abord aux Algériens et aux originaires d’Algérie, ce que furent leurs ancêtres, d’où ils venaient, quelles étaient leur vie et leurs préoccupations, leurs joies et leurs frayeurs ; mais aussi, à un plus large public, les origines d’un pays qui est un incontournable partenaire afro-méditerranéen de l’Europe. S’il peut donc contribuer, de part et d’autre de la Méditerranée, à battre en brèche les préjugés, à combattre les stéréotypes et à refuser les facilités, il aura atteint son objectif.

Les ancêtres des Algériens, alors non musulmans et non arabisés, ont vécu dans des sociétés et ont été régis par des États, qui ne méritent pas, loin de là, d’être ravalés à l’obscurité de quelque jâhiliyya que ce soit. Ils étaient en relations – commerciales, techniques, culturelles/artistiques – avec le Proche-Orient et, carthageplus largement, avec les pays qui bordent la Méditerranée. C’est en ce sens que l’influence punique – originellement phénicienne –, par Carthage [photo ci-contre], puis l’influence romaine, par Rome et par les romanisés de l’Empire romain, ont été déterminantes pour modeler l’organisation politique, l’économie, les cadres de la société, la culture et les orientations religieuses des ancêtres des Algériens, mais aussi pour donner la main à des continuités à première vue insolites : le punique avait ici et là subsisté jusqu’au moment de la conquête islamo-arabe et, en Africa (Tunisie) et en Numidie, les conquérants n’eurent pas toujours trop de mal à comprendre cette langue sémite, voisine de l’arabe et de l’hébreu.

Cela même si, à l’évidence, leur langue principale, leur culture, leurs conceptions du sacré restaient – restent encore par de multiples traits – largement tributaires du vieux substrat mauro-libyco-berbère. Mais sans que, dans l’Antiquité, ne fût jamais rompue l’ample symbiose méditerranéenne dans laquelle ils fonctionnaient.

Certes, ce livre ne taira pas les ruptures : de même que l’Algérie indépendante n’est ni l’Algérie coloniale, ni l’Algérie ottomane, ni davantage celle des royaumes berbères, le christianisme n’est pas la révérence au vieux panthéon punique et/ou gréco-romain ; et l’islam n’est pas le christianisme. Pourtant, les ancêtres des Algériens ont adhéré successivement à ces différentes formulations du sacré, du polythéisme à l’islam, en passant par le christianisme. Cette succession se produisit-elle à coups de ruptures ou, à l’inverse, un enchaînement de continuités a-t-il prévalu ?

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Thuburbo Majus, temple de Mercure (Tunisie)

Car, d’une forme humaine à des formes humaines renouvelées du rapport au sacré et des rites, que de continuités : à titre d’exemple, à Thuburbo Majus (dont les ruines sont situées aujourd’hui en Tunisie, près de la localité du Fahs), le règlement d’accès au temple d’Esculape – l’Asclepios grec, l’Eshmaus punique – comportait, trois jours durant, l’abstention préalable des relations sexuelles, l’interdiction de consommer de la viande de porc ainsi que l’obligation de se déchausser. Cela six siècles avant l’implantation de l’islam dans le nord de l’Afrique… Et, dès le néolithique, l’image du croissant de lune appartenait déjà à la symbolique du sacré, mais généralement associée à celle du soleil. De même, au Proche-Orient, dans une autre aire devenue très majoritairement musulmane, c’était sous la personnification de la lune que les Cananéens, les Phéniciens et les Chaldéens adoraient Ashtar (ou Ishtar), divinité qui présidait à la fécondité et à l’amour, et déesse du printemps – c’était l’Astarté grecque, dont dériva probablement Aphrodite, que les Romains assimilèrent à Vénus.

Pour revenir sur terre, beaucoup plus près de nous, aux XIXe et XXe siècles, si les colonisateurs exploitèrent tant la vigne pour produire du vin en Algérie, la viticulture était aussi une activité importante dans l’Antiquité : la production et la consommation de vin y étaient fort développées. Et, depuis plus longtemps encore, les humains s’y nourrissaient principalement de blé – le couscous est resté l’élément de base de leur alimentation –, tout comme sur l’ensemble des rivages méditerranéens : dans le sud de la Palestine, on en connaît une variété moins finement roulée, dénommée justement le maftûl (le roulé) ; et au couscous, équivalent le burghul turc – lequel ressemble au farîk constantinois (blé [ou orge] vert concassé) –, voire la pasta italienne, qui a largement conquis l’espace culinaire maghrébin.

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couscous maftûl palestinien

Enfin, sur le plan de l’organisation sociale, les ancêtres des Algériens, socialisés dans des communautés dont les traits, qui portaient là encore la trace de leur profond ancrage méditerranéen, perdurèrent durant des millénaires en Afrique du Nord : la patrilinéarité, l’endogamie, avec tous les tabous qui s’y rattachent, et le pouvoir souverain des humains de sexe masculin sur l’espace public. Ajoutons, toujours dans le sens du souci de la continuité dont ce livre s’efforce de faire preuve, que, dans tous ses chapitres, a été entrevue la question de l’établissement, à la suite des Phéniciens et de Carthage, de l’évolution et du rôle des Juifs en Afrique du Nord : car ils font bien partie, de manière inséparable, du peuplement et de la société, cela en constante depuis la plus haute Antiquité jusqu’au XXe siècle.

Pour rendre compte de toute la richesse et de toute la complexité du sujet, cet ouvrage propose donc, dans une première partie, d’étudier l’évolution du territoire correspondant à l’Algérie contemporaine, de ses habitants, de l’origine de la vie humaine à l’Antiquité, à travers l’analyse de la préhistoire et de la protohistoire, puis les royaumes maures et numides indépendants – avec notamment les hautes figures de Massinissa et de Jugurtha le rebelle –, avec leurs caractéristiques socio-politiques, linguistiques et culturelles/religieuses. L’influence de Carthage et l’inclusion ancienne du nord de l’Afrique au sein d’une très vivante symbiose méditerranéenne seront abordées.

Nous verrons que les luttes de pouvoir romaines apparaissent étroitement liées au sort de la Numidiejuba indépendante que, après la destruction de Carthage en 146 av. J.-C., Rome finit pas vassaliser, avant de l’annexer purement et simplement. Cela n’empêcha pas in fine le plus célèbre des princes maures vassaux de Rome, Juba II [photo ci-contre], d’incarner, depuis Caesarea (Cherchel), capitale de son royaume de Maurétanie, un apogée raffiné de l’art, de l’architecture et des sciences. Deux ans après le mort de son successeur Ptolémée (40), son royaume fut finalement annexé par l’empereur Claude (42).

Dans la deuxième partie, nous aborderons les «Romano-Africains», à l’époque classique de la domination romaine, du Ier au IVe siècle ap. J.-C. Cette «colonisation», dont le terme même est trompeur, n’eut pas grand chose à voir avec la colonisation entreprise dix-huit siècles plus tard sous l’égide conjointe du national français et de l’avancée du capitalisme. Nous examinerons l’administration romaine et l’encadrement militaire du dispositif défensif du territoire conquis par Rome, ainsi que les normes d’une société, que certains ont donnée pour romaine, mais que d’autres ont prétendue rétive à la romanisation, sans omettre les modalités de l’aménagement de l’espace, dont la rationalité organisatrice et comptable n’exclut pas une forte injustice dans la répartition de la richesse, porteuse d’explosions sociales.

La civilisation romano-africaine fut cependant, au premier chef, une civilisation centrée sur un épanouissement sans précédent des villes : les cités, avec leur connotation sacrée, avec les sépultures qu’elles abritaient pieusement, étaient aussi le lieu d’une vie sociale – marchés, théâtres, jeux du cirque, sens du décor de vie… Dans un tel contexte, seront abordées les manifestations de l’art, de la littérature et de la culture, tant dans les espaces privés que dans l’espace public, et enfin les révérences à un sacré dont les composantes vont d’une religiosité populaire, prenant en compte la marque «nationale» des dieux africains locaux et la popularité du culte dyonisiaque, à un polythéisme plus ou moins officiel qui rendait, aussi, honneur à l’empereur-dieu, sans omettre la prégnance du culte de ce Saturne africain, dont l’origine plongeait dans le culte punique de Ba‘al Hammon, et dont la suprématie incontestée prêta peut-être bien quelque part la main au monothéisme.

Dans une troisième partie, il s’agit de tirer le bilan de l’Antiquité tardive et, notamment, des modalités de passage du christianisme à l’islam (IVe-VIIIe siècles). Nous nous attacherons à éclairer les origines et les raisons de l’expansion du christianisme nord-africain, dont les prémices remontent au IIe siècle, mais dont l’épanouissement fut plus tardif. Non sans voir que les manifestations du christianisme furent marquées par des spécificités – l’ «hérésie donatiste» notamment, en laquelle certains ont voulu voir la manifestation d’un particularisme africain quand d’autres soulignent sa signification au regard des violentes luttes internes qui ébranlèrent la société africaine. Toujours est-il que l’Antiquité tardive connut des révoltes multiformes où le courant de la protestation sociale fut intriqué, in fine, avec les ambitions de pouvoir de princes berbères sur SaintAugustinfond de recul du pouvoir romain.


Le «schisme donatiste», apparemment vaincu par l’orthodoxie catholique, fut refoulé, mais il resta disposé à rejaillir sous d’autres formes humaines. Apôtre de l’orthodoxie catholique, théologien, écrivain fécond et grand politique à sa place d’évêque d’Hippone (Annaba), Augustin de Thagaste (Souk Ahras) [photo ci-contre] marqua de son rayonnement le crépuscule de l’ère romaine. Dès lors, le terroir destiné à devenir un jour l’Algérie passa – à vrai dire peu profondément – sous la domination des Vandales, non sans qu’il se fragmente aussi en diverses principautés berbères et que, finalement, il passe en partie sous la domination théorique du pouvoir byzantin – celui des Rûm(s). Byrance tenta bien, au VIe siècle, une reconquête à contretemps, qui fut toujours bien précaire et seulement dans la partie orientale du Maghreb. C’en était bien fini de l’Empire romain en Afrique, comme dans tout l’Occident européen.

Cela n’empêcha pas que, dans les limites de l’actuelle Algérie, l’Antiquité tardive maintint jusque très tard, et souvent avec éclat, son organisation urbaine. Les villes continuèrent à être le centre de réalisations architecturales notables – bien amoindries et dégradées à l’époque byzantine –, et de vieilles formes architecturales préromaines connurent un réel renouveau dans telles principautés berbères. Dans les centres de la romanité africaine, ce qui s’impose à l’historien de l’Antiquité tardive, c’est la marque chrétienne qui, dans un sens concret comme dans le sens abstrait, différencia la Cité de Dieu de la cité terrestre, marqua les édifices religieux et s’imposa dans les thèmes et les formes du décor.

En conclusion/épilogue, ce livre s’interrogera pour essayer de comprendre si, du christianisme à l’islam, il y eut rupture ou glissement. Les conquérants islamo-arabes n’ont pas conquis aisément le Maghreb : des résistances, plus coriaces et plus longues que celles que les nouveaux conquérants rencontrèrent dans ce qui deviendrait l’Empire musulman, se manifestèrent. Mais, paradoxalement, alors que des traces chrétiennes non négligeables ont subsisté en Syrie ou en Égypte, la victoire à 100 % de l’islam dans l’Afrique du Nord s’expliquerait-elle par une implantation du christianisme somme toute peu profonde, en tout cas rayonnant surtout à partir des villes ? Certes, les humains, pour s’adapter à de nouveaux pouvoirs, n’ignorent pas ce que les Italiens appellent l’«arte di arrangiarsi» (l’art de se débrouiller, l’art de faire avec). Ceux-là même qui révéraient les pouvoirs et les religions établis et en tiraient honneur et puissance ne furent souvent pas les derniers à s’en affranchir pour accueillir les Islamo-Arabes. Et le donatisme couvait comme le feu couve sous la cendre, prêt à se réveiller et à se réorienter. Sans compter, et c’est peut-être bien l’argument décisif, que les gens du cru purent bien percevoir avec empathie les nouveaux venus, en ce sens que ces derniers leur parlaient depuis un substrat oriental qui n’était pas ressenti comme fondamentalement étranger aux ancêtres des Algériens.

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Pour mener à bien l’achèvement de cet ouvrage, moi qui ne suis pas un historien antiquisant, encore moins un préhistorien, j’ai eu recours au service de collègues et/ou amis qui ont accepté de relire patiemment mon manuscrit et d’y traquer les erreurs et les insuffisances. Mes remerciements vont donc, pour cela, à Olivier Aurenche, préhistorien, professeur émérite à l’université Lyon-II, qui a relu la partie consacrée à la préhistoire ; François Richard, historien de l’Antiquité romaine, qui fut jadis professeur d’histoire à Oran, puis enseignant à l’université Lyon-III, aujourd’hui professeur à l’université Nancy-II – il y fut mon collègue et ami –, qui a relu ce qui concerne les périodes numide, maure et romaine ; Pierre Guichard, historien médiéviste spécialiste de l’Occident musulman, qui fut mon condisciple en classes prépa au lycée du Parc de Lyon, professeur émérite à l’université Lyon-II, qui a relu les passages touchant à l’Antiquité tardive et à l’arrivée de l’islam ; à Jean Comby, professeur à l’université catholique de Lyon, enfin, qui m’a précieusement conseillé pour traiter du christianisme

Gilbert Meynier


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Table

Avant-propos

I
____________ 
De la préhistoire à l’Antiquité

_______________________   
Les ancêtres des Algériens : la préhistoire et la protohistoire
Le paléolithique 
Le néolithique
La protohistoire 

_______________________ 
Les royaumes maures et numides indépendants
Aux origines des royaumes maesyles et masaesyles
Le demi-siècle du grand aguellid : Massinissa le Numide
Influence de Carthage et symbiose méditerranéenne
Les Nord-Africains et leurs langues
L’organisation politique

_______________________ 
La Numidie et la fin de Carthage
Ambitions romaines et indépendance numide
Le crépuscule de l’indépendance numide
La guerre de Jugurtha
Les luttes de pouvoir romaines et la fin de la Numidie indépendante
La Maurétanie de Juba II : l’éclat dans la vassalité
L’annexion finale de la Maurétanie par Rome

 

II
____________ 
Sous la domination romaine : les Romano-Africains


_______________________   
Colonisation, romanisation et administration provinciale
En Africa-Numidie
En Maurétanie
Les Juifs en Afrique romaine
Une conquête à protéger

_______________________ 
Une société romaine ?

Société, pouvoirs et citoyenneté romaine
Débats sur la «romanisation» de l’Afrique du Nord 

_______________________ 
La société et l’économie, entre rationalité et injustices
L’aménagement des terroirs
Prospérité et partage injuste des richesses

_______________________ 
Une civilisation centrée sur les ville
Villes et sens du sacré
Les défunts et leurs sépultures
S’approvisionner et se distraire
Les marchés
Le théâtre et les jeux du cirque
Jeux d’eaux
La floraison des villes. Quelques exemples
Tipasa
Cuicul/Djemila
Thamugadi/Timgad
Tiddis

_______________________
Arts et culture   
La vie privée : demeures romano-africaines
Art romain d’afrique, art romano-africain
Charmer les yeux : les mosaïques
La sculpture entre sacré et profane
Littérature et vie culturelle
Parcours d’écrivains
La culture dans la société romano-africaine

_______________________
Les Romano-Africains et leurs dieux
Culte dionysiaque et religiosité populaire
Le polythéisme africain ou un divin pluriel
Des dieux «nationaux» ?
Saturne africain : vers le monothéisme ?

 

III
_______________________

La fin de l’Antiquité. Du christianisme à l’islam

_______________________
Le christianisme d’Afrique du Nord : origines et spécificités
Origines et expansion du christianisme nord-africain
«Hérésie» donatiste et circoncellions

_______________________
Le christianisme d’Afrique du Nord entre les luttes multiformes et la figure d’Augustin
Les révoltes de Firmus et Gildon
Vers l’extinction du donatisme : le feu sous la cendre ?
Le rayonnement d’Augustin (354-430)

_______________________
Vandales, principautés maures et reconquête byzantine
Invasion et domination vandales
L’indépendance reconquise ? Les principautés maures
Byzance en Afrique : une reconquête précaire

_______________________
L’éclat de la civilisation antique tardive
Des villes, toujours : finances et institutions
Des villes toujours : réalisations édilitaires et persistances païennes
La marque chrétienne : Civitas Dei et civitas terrena
La marque chrétienne : les édifices religieux
La marque chrétienne : le décor
Les villes à l’époque byzantine : à la veille de l’islam

_______________________
Du christianisme à l’islam : rupture ou glissement ?
L’accueil des nouveaux venus : de la résistance à l’extinction du christianisme
Victoire de l’islam : un christianisme peu implanté ?
Du christianisme à l’islam : adaptations et facilités
Du christianisme à l’islam : ressentiments et espoir
L’accueil des nouveaux venus : un substrat maghrébo-oriental ?
Épilogue

Annexes
Noms de lieux, noms géographiques : tableau de correspondance
Glossaire des noms communs
Repères chronologiques
Avant J.-C.
Après J.-C.
À lire pour en savoir plus
Table

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28 septembre 2018

guerre d'Algérie : la raison d'État occulte toujours les morts et les disparus (Michel Renard)

rue d'Isly, 26 mars 1962

 

 

Guerre d'Algérie : la raison d'État

occulte toujours les morts et les disparus

Michel RENARD

 

En prenant position, le 13 septembre dernier, sur la «disparition» du mathématicien Maurice Audin en juin 1957, le président Macron n’a rien apporté à la connaissance historique. Nous n’en savons pas plus, après cette reconnaissance par l’État d’une «injustice», qu’avant.

La douleur de Josette Audin, veuve du disparu, et de ses enfants en a peut-être reçu du réconfort : voir admise la responsabilité de l’État dans la mort du communiste Maurice Audin répondait à leurs vœux obstinés depuis de nombreuses années.

Mais cet acte symbolique vise au-delà. Il est aveu d’un dispositif politique qui a marqué négativement l’histoire nationale sous la IV République : «si sa mort est en dernier ressort le fait de quelques-uns, elle a néanmoins été rendue possible par un système légalement institué : le système «arrestation-détention» mis en place à la faveur des pouvoirs spéciaux qui avaient été confiés par voie légale aux forces armées à cette période», a déclaré Emmanuel Macron.

Moins que l’armée qui a exécuté, ce sont donc les politiques qui portent la responsabilité première. Et ici, une très large majorité de députés qui avait voté les «pouvoirs spéciaux» le 12 mars 1956 : socialistes, communistes (sauf 6 qui n’ont pas pris part au vote), radicaux et MRP. Seuls les poujadistes, Le Pen et quelques autres ont voté contre. Au total, 455 voix contre 78. À s’en tenir au «système légal» pointé par le président de la République, c’est bien le corps politique national qui a ouvert l’engrenage conduisant à la mort de Maurice Audin.

Ce qui choque dans la politique mémorielle de Macron à l’égard de cette guerre, c’est sa partialité systématique… surtout venant après la qualification, le 14 février 2017, de «crime contre l’humanité» attribuée par lui à la présence française en Algérie. Car les «injustices» et morts occultées ne manquent pas au cours de la séquence 1954-1962. Et puisque le communiqué de l’Élysée affirme «encourager le travail historique sur tous les disparus de la guerre d’Algérie, français et algériens, civils et militaires», aidons le président Macron à ouvrir les dossiers.

Pour les historiens, les morts restées mystérieuses depuis soixante ans, côté français comme côté algérien, n’ont jamais été taboues. Les investigations et les témoignages se sont multipliés.

Avec pour auteurs, à côté de Guy Pervillé de l’université de Toulouse, surtout des historiens extérieurs à l’enseignement universitaire comme Jean Monneret, Jean-Jacques Jordi, Roger Vétillard, le général Maurice Faivre, Grégor Mathias ou Guillaume Zeller, sans oublier les enquêtes persévérantes des militants du Cercle algérianiste et autres associations de Pieds-Noirs.

Mais nombre d’épisodes comme les assassinats de civils par le FLN, la fusillade de la rue d’Isly en mars 1962, les exactions des «barbouzes» contre l’OAS, l’inaction face aux disparus d’Oran à l’été 1962 ou le sort des harkis, restent plombés au regard des vérités d’État.

 

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Les morts de la rue d’Isly

Le 26 mars 1962, sept jours après la «fin» officielle de la guerre, les civils algérois venus manifester pacifiquement contre le bouclage du quartier de Bab-el-Oued, subissent les tirs délibérés et sans sommation d’un bataillon du 4e régiment de tirailleurs algériens. On compte 46 morts selon le bilan officiel mais 82 selon la contre-enquête du journaliste Jean-Pax Meffret (Bastien-Thiry : jusqu’au bout l’Algérie française, 2003).

Aucun fait probant n’autorise à envisager une provocation de l’OAS. La responsabilité du massacre incombe à l’autorité française, tutrice de l’ordre public selon les accords d’Évian.

Et nommément à trois personnages : le général Ailleret, commandant supérieur des forces en Algérie ; le préfet de police Vitalis Cros, qui disposait de moyens militaires placés sous les ordres du général Capodanno ; Christian Fouchet, haut-commissaire.

Ce dernier, selon Jean Mauriac, aurait livré cette confidence : «J’en ai voulu au Général de m’avoir limogé au lendemain de mai 1968. C’était une faute politique. Il m’a reproché de ne pas avoir maintenu l’ordre : Vous n’avez pas osé faire tirer. J’aurais osé s’il l’avait fallu, lui-ai-je répondu : Souvenez-vous de l’Algérie, de la rue d’Isly. Là, j’ai osé et je ne le regrette pas, parce qu’il fallait montrer que l’armée n’était pas complice de la population algéroise» (L'après-De Gaulle : notes confidentielles, 1969-1989, 2006, p. 41).

 

entrée rue d'Isly, 26 mars 1962, barrage

 

Dès 1972, le journaliste Jean Lacouture avait mis en cause la méthode des militaires : «Ailleret et Capodanno savent pourtant que toutes les troupes ne sont pas prêtes à de telles tâches, qui exigent autant de sang-froid que de discernement. Quand il a été question, quelques jours plus tôt, de faire appel au 4e régiment de tirailleurs algériens (RTA), son chef, le colonel Goubard, a mis en garde les généraux : c’est une excellente troupe au combat mais composée de paysans naïfs qui risquent de perdre la tête dans la fournaise d’Alger. Le général Ailleret acquiesce et donne l’ordre par écrit de ne pas engager le 4e RTA dans une telle affaire : cet ordre ne devait jamais être transmis» (Le Monde, 25 mars 1972).

Benjamin Stora a livré la suite : «L’ordre n’est pas transmis, et c’est le lieutenant Ouchène Daoud qui se retrouve responsable sur place. Quoi qu’il en soit, les consignes venues de Paris, et plus précisément de l’Élysée, étaient nettes : ne pas céder à l’émeute. Lorsque Ouchène Daoud et ses supérieurs demandent dans quelles conditions ils pourraient, le cas échéant, faire usage de leurs armes, au siège de la Xe région militaire, on leur répond : "Si les manifestants insistent, ouvrez le feu". Mais, comme au temps de la "bataille d’Alger" en 1957, nul ne voudra confirmer cet ordre par écrit» (La gangrène et l’oubli, 1991, p. 107).

L’enquête judiciaire fut bâclée. Les résultats de l’enquête policière du commissaire Pierre Pottier n’ont pas été rendus publics. L’armée s’est opposée à toute audition ainsi qu’à la communication du dispositif des unités engagées. Aucune commission d’enquête, parlementaire ou autre, n’a jamais été diligentée.

Un Livre blanc constitué de témoignages directs réunis par le grand arabisant Philippe Marçais, député d’Alger, fut édité dès 1962 ; ouvrage interdit et republié sous le titre Livre interdit en 1991. Deux Européennes d’Alger, Francine Dessaigne et Marie-Jeanne Rey, ont publié une étude accusatrice en 1994 : Un crime sans assassin. Un documentaire de Christophe Weber, conseillé par Jean-Jacques Jordi, a été diffusé sur France 3 en 2008 : Le massacre de la rue d’Isly. Le dossier a été repris par Jean Monneret dans Une ténébreuse affaire: la fusillade du 26 mars 1962 à Alger (l'Harmattan, 2009). Mais rien n’y fait jusqu’à présent.

Pourquoi les fusillés de la rue d’Isly continueraient-ils de porter la marque infamante des vaincus de l’histoire ? Il est largement temps de leur rendre justice. Même s’il est plus embarrassant de se confronter à l’ombre tutélaire du général De Gaulle qu’aux politiciens de la IV République. Même si une certaine rhétorique anticoloniale risque d’y laisser des plumes.

 

rue d'Isly, 26 mars 1962, victime
victime de la fusillade, rue d'Isly, 26 mars 1962

 

 

Un silence d’État

«De tous les événements liés à la guerre d’Algérie, aucun n’a subi une occultation aussi complète que le massacre subi à Oran, le 5 juillet 1962, soit quelques mois après les accords d’Évian, par une partie de la population européenne de la ville», écrit Guy Pervillé : «en quelques heures, 700 personnes ont été tuées ou ont disparu sans laisser de trace» (Oran, 5 juillet 1962, leçon d’histoire sur un massacre, Vendémiaire, 2014).

La tragédie d’Oran s’inscrit dans une phase au cours de laquelle le FLN, plus ou moins contraint par le cessez-le-feu de cesser les opérations proprement militaires, se livre à des enlèvements d’Européens aux abords des quartiers musulmans des grandes villes d’Algérie et jusque dans le bled. Entre le 19 mars et le 31 décembre 1962, il y a eu 3019 personnes enlevées dont les deux tiers ne sont jamais réapparues, selon Jean Monneret (La tragédie dissimulée : Oran, 5 juillet 1962, Michalon, 2006) qui, aujourd’hui évalue ce chiffre à plus de 3500.

Jean-Jacques Jordi relève que c’est Alger le département qui compte le plus de disparus (40%) contre Oran (35%) ; et que 86% des enlèvements ont eu lieu entre le 19 mars et la fin septembre (Un silence d’État. Les disparus civils européens de la guerre d’Algérie, Soteca, 2011). Le même auteur parle de silence d’États au pluriel en soulignant que si la France commence à lever le secret – mais à quand la reconnaissance officielle ? – l’Algérie a «manié un déni total de ces exactions, considérant les assassins comme des justiciers».

 

Monneret, Jordi, Pervillé, trois couv

 

À Oran, les Européens ont subi assassinats et enlèvements ce 5 juillet 1962. Le Journal d’un prêtre en Algérie. Oran, 1961-1962, du père Michel de Laparre a consigné des témoignages abominables. À la date du 7 juillet, il écrit : «On a vu des Mauresques éventrer des femmes dans des magasins, leur arracher les yeux et leur couper les seins. C’était un beau carnage. Les Arabes raflaient les hommes par camions entiers "pour contrôle" et consultaient à chaque nom les listes de l’OAS. Beaucoup d’hommes ont été ainsi abattus sur place ou fusillés au commissariat central» (cité par Guy Pervillé, Leçon d’histoire…).

La grande majorité des enlèvements s’est conclue par la disparition, laissant les familles avec un drame épouvantable jamais clos.

Les mobiles de ce nouveau terrorisme sont divers : crapuleux, représailles contre l’OAS, volonté d’épouvanter les Européens pour les pousser à l’exode. Mais un autre historien, Grégor Mathias, a en étudié un aspect particulièrement terrifiant : les détenus ont été soumis à des prélèvements sanguins forcés, pour guérir les Algériens blessés, à Alger (quartier de Beau-Fraisier au nord-ouest de la Casbah), Oran, Mostaganem, Tlemcen et en Kabylie. Grégor Mathias multiplie les références et cite même un document militaire portant le n° SP.87.581/AFN du 13 juillet 1962, rédigé par le colonel Vaillant, chef de corps du 1er régiment étranger d’infanterie.

Le document cite notamment la lettre d’un militaire à son frère relatant qu’il a été enlevé le 8 mai sur la plage des Sablettes à Arzew, à 30 km d’Oran : «La lettre manuscrite de deux pages donne trois types d’informations : les conditions très précises de détention, la description des procédures de prélèvements sanguins, et la manière dont il va procéder pour envoyer la lettre» (Grégor Mathias, Les vampires à la fin de la guerre d’Algérie. Mythe ou réalité ? Michalon, 2014). Ce document a été livré par le légionnaire, Jorge Saavedra, fils d’un ambassadeur chilien, travaillant à la Sécurité militaire et chargé de détruire une partie des archives lors de l’évacuation de la Légion étrangère de Sidi Bel Abbès en Oranie.

Jean-Jacques Jordi présente également des documents d’archives prouvant «qu’une grande partie des enlevés, encore disparus de nos jours, ont été torturés. Les enlevés dont les corps étaient retrouvés portaient très souvent des traces de sévices et de torture». Il ajoute que «le 21 avril 1962, des gendarmes d’Oran en patrouille découvrent "quatre Européens entièrement dévêtus, la peau collée aux os et complètement vidés de leur sang". Ces personnes n’ont pas été égorgées mais vidées de leur sang de manière chirurgicale !» (Un silence d’État, p. 106-107). La gendarmerie d’Arcole, en Oranie, enregistre l’enlèvement de nombreux européens en avril 1962 motivé par deux buts : vérifier si la personne appartient ou non à l’OAS ; collecter du sang au profit des hôpitaux du FLN installés dans l’agglomération d’Oran.

 

Guillaume Zeller et Gregor Mathias, deux couv

 

Le plus scandaleux est que ces infâmes exactions se sont déroulées dans des villes où l’armée française était toujours présente et capable d’intervenir. À Oran, par exemple, 15 000 militaires environ se trouvaient en garnison.

Mais les Français n’ont pas été protégés. Et la responsabilité en incombe au pouvoir politique au plus haut niveau. Dans ses mémoires, Pierre Pflimlin, rapporte qu’en conseil des ministres, à la question de Louis Jacquinot, ministre d’État, de savoir si les Français pourraient bénéficier de la protection de l’armée française après l’indépendance, De Gaulle a répondu : «Il n'en est pas question. Après l'autodétermination, le maintien de l'ordre public sera l'affaire du gouvernement algérien et ne sera plus le nôtre. Les Français n'auront qu'à se débrouiller avec le gouvernement» (De Gaulle, Éric Roussel, 2008).

Il y a bien eu faillite d’État. Le nombre de disparus de 1955 à mars 1962, en période de guerre, est de 330 personnes. Mais du 19 mars au 31 décembre 1962, période de «paix» et d’indépendance, on compte 1850 disparus. Alors que les accords d’Évian devaient assurer la sécurité de tous les éléments de la population, on a consenti à un terrorisme causant cinq fois plus d’enlèvements d’Européens que durant les années de guerre. Pour caractériser cette discordance chronologique, Jean-Jacques Jordi a recours au terme d’«épuration ethnique» : un climat de terreur a été entretenu pour aboutir au départ des indésirables dans la nouvelle nation algérienne.

Il faut signaler l’action du lieutenant français Rabah Kheliff qui, à Oran, a agi selon sa conscience et, transgressant les ordres (il a été sanctionné ensuite par le général Katz), a fait libérer des dizaines de prisonniers d’une section ALN devant la préfecture. Mais, pour l’essentiel, la France est restée l’arme au pied, négligeant le secours à ses citoyens.

La vérité sur le terrible été 1962 vient bousculer la bonne conscience anticoloniale et les schémas des livres d’histoire de nos écoles : «La faiblesse de la France devant les exigences de l’Exécutif provisoire algérien, puis de Ben Bella, jette une ombre singulière sur le souci de grandeur nationale que l’on prête à Charles de Gaulle. Peut-on nier que la France avait les moyens d’effectuer un retrait d’Algérie plus digne ?» écrit Guillaume Zeller (Oran, 5 juillet 1962, un massacre oublié, Tallandier, 2016).

Ne serait-il pas légitime de déployer, pour ces centaines de morts et de disparus, l’arsenal d’élucidation et de reconnaissance de l’État qu’on a accordé au disparu Maurice Audin ?

Michel Renard
directeur éditorial du site Études Coloniales
article paru dans Marianne, 28 septembre 2018

 

Marianne, 28 sept 2018 (1)

Marianne, 28 sept 2018 (2)

Marianne, 28 sept 2018 (3)

Marianne, 28 sept 2018 (4)
Marianne, 28 septembre au 4 octobre 2018

 

 

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la raison d'État et le légendaire anti-colonial

 

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de gauche à droite et de haut en bas : Jean Monneret, Jean-Jacques Jordi, Guy Pervillé,
Grégor Mathias, Guillaume Zeller, le général Maurice Faivre

 

 

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verso de couverture du livre de Jean-Jacques Jordi

 

 

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12 juin 2018

la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris

6 décembre 2020

un rapport universitaire occulte les crimes de Kagame

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France-Afrique des Grands Lacs :

un rapport universitaire occulte les crimes de Kagamedownload

C’est un rapport universitaire important dont on n’a pas beaucoup entendu parler. Produit par une équipe de soixante-cinq spécialistes français et étrangers sous la direction de l’historien Vincent Duclert, inspecteur général de l’Éducation générale et chercheur à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales), le « Rapport final de la Mission d’étude sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse » en France a été remis le 15 février 2018 aux autorités ministérielles mandantes, la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, et le ministre de l’Éducation nationale.

Sans chercher à remettre fondamentalement en question la scientificité dudit rapport, lequel fournit des éléments de fait et des analyses intéressantes sur la thématique traitée, faisant dire à ses rédacteurs que « ce rapport est une première en France... en raison des dimensions scientifiques de la commande politique, des moyens heuristiques mis en œuvre, et des savoirs originaux que l’équipe a su produire », il n’en reste pas moins que celui-ci présente des insuffisances criantes dans l’analyse et le traitement des crimes de masse survenus dans la région des Grands Lacs africains.
Les «omissions» à ce propos sont si flagrantes qu’il convient de s’interroger non seulement sur la rigueur des chercheurs qui ont traité la question, mais aussi et surtout sur les raisons qui les ont conduits à faire l’impasse sur des crimes si connus et largement documentés.

 

Les «omissions» du Rapport Duclert

On ne saurait parler ou aborder la question la question des génocides et des crimes de masse survenus dans le monde sans se référer aux évènements dramatiques qui ont ensanglanté l’Afrique centrale, notamment le Rwanda, le Burundi et la République démocratique du Congo (RDC), dans les années 1990 et au début des années 2000. Ces évènements ont fait l’objet de nombreux rapports des Nations Unies et d’organisations humanitaires. Si le Rapport final de Mission présidée par Vincent Duclert évoque, avec raison, le « génocide des Tutsi » au Rwanda, il reste étrangement silencieux sur les massacres ayant touché les Hutu ainsi que les Congolais.

En effet, le rapport fait une impasse totale sur les crimes qui ont touché les Hutu et les Congolais, tout en insistant seulement sur ceux ayant touché les Tutsi du Rwanda. L’expression «génocide des Tutsi» est citée 58 fois dans le rapport. Quant au mot   «Hutu» qui est cité 7 fois, il renvoie soit à «extrémiste» ou à «négationniste »; et dans des très rares cas, il est employé pour faire allusion aux Hutu dits «modérés». Aucune allusion aux crimes de masse dont les populations hutu ont été victimes aussi bien au Burundi qu’au Rwanda et en RDC. À lire le rapport, on serait tenté de croire que les seules populations qui ont été victimes de génocide et de crimes de masse sont les Tutsi. Une telle lecture des évènements ne résiste ni la réalité des faits et encore moins la vérité historique...

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la mission d'octobre 2016

 

Ce que l’on sait des génocides et des crimes de masse commis en Afrique centrale

René Lemarchand, 88 ans, est un spécialiste de l’Afrique centrale domicilié en Floride, aux États-Unis, où il a enseigné pendant plusieurs années. Il est reconnu mondialement pour ses travaux sur les cycles de violence en Afrique centrale. Pour lui, cette région du continent noir a été confrontée non pas à un génocide (celui des Tutsi) mais à plusieurs génocides. Il explique :

«Le premier génocide a eu lieu en 1972 contre les Hutu du Burundi. Ce génocide avait été commis par les Tutsi du Burundi soutenus par les exilés tutsi du Rwanda qui avaient fui leur pays suite à la Révolution sociale hutu de 1959. Ensuite, il y a eu un autre génocide contre les Hutu, cette fois-ci au Rwanda, en 1994, commis par le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame. Ce génocide s’est déroulé à l’ombre du génocide des Tutsi commis par les extrémistes hutu. Puis il y a eu un autre génocide des Hutu et des Congolais en RDC, commis par la même armée de Kagame...»

Le spécialiste franco-américain, qui a publié plusieurs ouvrages et travaux sur les dynamiques de la violence en Afrique centrale, ne comprend pas pourquoi le débat s’articule uniquement autour du génocide des Tutsi, alors que d’autres populations de la région ont été tout autant touchées par les massacres de masse. À cet égard, il convient de rappeler que les crimes de masse commis contre les Hutu tant au Rwanda qu’en RDC ont été amplement documentés. On peut penser au Rapport Gersony, du nom du consultant de l’ONU, l’Américain Robert Gersony, qui avait établi, à la suite d’une enquête menée au Rwanda au lendemain du génocide, que le FPR de Paul Kagame s’était livré au massacre de plus de 30 000 Hutu dans trois préfectures du pays. Le rapport Gersony avait fait état «de meurtres systématiques et de persécutions des populations civiles hutu par l’Armée patriotique rwandaise» et de «massacres à l’aveugle des hommes, des femmes et des enfants, sans oublier les vieillards et les malades...»

À la demande des États-Unis, allié du FPR, les Nations unies avaient étouffé ce rapport au point de nier son existence. Mais un document du département d’État avait tout de même parlé de « génocide » pour décrire les atrocités relevées dans le rapport Gersony. De plus, les données publiées dans l’édition de janvier 2020 du Journal of genocide research sur le génocide survenu au Rwanda établissent que plusieurs centaines de milliers de Hutu ont été tués par le FPR.

Bien qu’il accorde une prépondérance aux crimes commis contre les Tutsi par les extrémistes hutu, le rapport d’enquête de plus de 800 pages produit conjointement par la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) et Human Rights Watch (HRW) — considéré comme un document de référence sur le génocide rwandais —, dès 1999, montre comment le FPR a massacré des milliers de Hutu au lendemain du génocide.

D’autres rapports ont décrit dans les détails les crimes de masse commis par le FPR dans la région. Il y a le Rapport Garreton qui a documenté le massacre de masse des Hutu à l’est du Congo en 1997, mais aussi et surtout le Rapport Mapping du Haut- commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) publié le 1er octobre 2010, donc il y a dix ans jour pour jour, qui a documenté les crimes les plus graves commis en RDC entre 1993 et 2003. Selon les enquêteurs du HCDH, les attaques «en apparence systématiques et généralisées» conduites par les troupes rwandaises contre les civils «révèlent plusieurs éléments accablants qui, s’ils sont prouvés devant un tribunal compétent, pourraient être qualifiés de crimes de génocide».

Il convient par ailleurs de souligner que le caractère génocidaire des crimes commis par le FPR contre les Hutu et les Congolais avait également été décrit par ses membres dissidents...

«Ils ne pouvaient pas ne pas le savoir»

Ce que l’on sait maintenant hors de tout doute, c’est que le génocide et les crimes de masse en Afrique centrale ne se sont pas arrêtés avec la conquête de Kigali par le FPR en juillet 1994; ils se sont poursuivis après cette date au Rwanda même avant d’atteindre le Congo à partir d’octobre 1996, année de la première invasion du pays par les armées coalisées du Rwanda, du Burundi et de l’Ouganda.

Au regard de tout ce qui précède, on est donc tenté de se demander comment tous ces éléments ont pu échapper aux experts de la « Mission d’étude sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse » mise en place par le gouvernement français ? D’autant que les évènements susmentionnés ne datent pas du 18e ou 19e siècle, mais sont assez récents et ont été amplement documentés.

Comment des données relatives à des évènements si récents ont-elles pu échapper à la vigilance des gens censés être des experts dans leur domaine de recherche ? Comme me l’a confié un universitaire français ayant requis l’anonymat, «ils (les chercheurs de la Mission, du moins ceux qui sont présentés comme les spécialistes du Rwanda et/ou de l’Afrique centrale) ne pouvaient plaider l’ignorance. Ils ne pouvaient pas ne pas savoir que le Mapping report existe». Pour René Lemarchand, «un tel rapport [Duclert] est un scandale». Le professeur Filip Reyntjens, spécialiste mondialement reconnu des Grands Lacs, n’en pense pas moins. «En parcourant le rapport, j’ai été surpris», relate l’universitaire belge, qui a été expert au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Selon lui, le «rapport Duclert est très contesté» parce qu’ «il ne dit rien sur les évènements de 1972 au Burundi, ne parle pas de ce qui s’est passé en RDC et des crimes de masse commis par le FPR dans la région».

Cette «omission» n’était-elle pas volontaire ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité que certains « experts » du Rwanda ayant participé à la Mission sont réputés être très alignés sur les thèses du FPR, en plus d’entretenir des rapports assez étroits avec des mouvements et/ou milieux associatifs qui lui sont proches. Ces «accointances» auraient-elles impacté le travail de ces « experts » dans le traitement du volet rwandais et/ou Afrique du rapport Duclert ?

Des « experts » franchement gagnés à la doxa de Kigali

Parmi les «experts» qui ont contribué aux travaux de la Mission Duclert sur les génocides et les crimes de masse en Afrique centrale, il y a l’historien Stéphane Audoin- Rouzeau, directeur d’études à l’EHESS (CESPRA), vice-président et rapporteur de la Mission; Helene Dumas, historienne, chargée de recherche au CNRS; l’historien Marcel Kabanda, président d’IBUKA-France, association des victimes du génocide considérée comme une excroissance du FPR. Tous trois sont des membres de la Mission. Cette dernière a également entendu l’africaniste Jean-Pierre Chrétien, «qui a contribué à sensibiliser l’opinion française sur le génocide des Tutsi, en 1994», peut-on lire dans le Rapport final de la Mission.

S’il est vrai que ces universitaires ont contribué, à leur manière, à l’évolution de l’état des connaissances sur les crimes de masse survenus en Afrique centrale, notamment au Rwanda, il est aussi attesté qu’ils ont tous en commun de n’aborder la question de ces crimes que sous le prisme du «génocide des Tutsi», occultant volontairement les crimes du FPR tout en acquiesçant sans aucune distance critique à la doxa que celui-ci a imposée sur les évènements survenus dans les Grands Lacs. La plupart des spécialistes et des observateurs de l’Afrique centrale interviewés par l’auteur de ces lignes n’ont pas hésité à questionner la rigueur scientifique et la probité intellectuelle de ces quatre chercheurs.

Il faut rappeler que Stéphane Audoin-Rouzeau est un historien spécialiste de la Première Guerre mondiale, qui n’a jamais véritablement travaillé sur l’Afrique centrale. Il avait publié en 2017 un livre sur le Rwanda après un voyage dans le pays, ouvrage qualifié de «très émotionnel» par certains de ses pairs. «Il est allé au Rwanda, mais sa connaissance de l’histoire du pays est nulle», affirme René Lemarchand.

Un avis que semble partager Filip Reyntjens. Hélène Dumas, son étudiante, a publié son doctorat sur les juridictions gacaca, et comme l’a confié un universitaire français, «sa thèse doctorale est bonne, mais elle a une connaissance limitée du Rwanda qu’elle ne connaît que sous le prisme du génocide des Tutsis». Quant à Marcel Kabanda, sa proximité avec le FPR est un secret de polichinelle ; « il est le patron du réseau FPR en France », affirme l’ancien ministre des Affaires étrangères dans le premier gouvernement FPR, Jean Marie Vianney Ndagijimana. Ce dernier raconte :

«Je le connais depuis 1994. Au début des années 2000, je l’ai rencontré et lui ai demandé de travailler à la mémorialisation de toutes les victimes rwandaises du génocide. Il a refusé en me disant :»  Nous c’est pour les victimes tutsi qu’on est là. Si vous voulez commémorer les victimes hutu, faites-le dans votre coin. La mémoire, ça ne concerne que les Tutsi, et non les Hutu.” J’étais tellement choqué qu’un Rwandais parle de la sorte. C’est un homme radical...»

S’agissant de Jean-Pierre Chrétien, ces travaux universitaires ont été sévèrement critiqués par certains de ses pairs, qui lui ont reproché de véhiculer les thèses du FPR sans aucune distance critique. À son sujet, René Lemarchand observe :

«Le parti pris de Jean-Pierre Chrétien dans le dossier du Rwanda est très prononcé. Nous étions des amis jusqu’à ce que je me sois aperçu que je ne pouvais plus travailler avec lui à cause de son parti pris.»

Profitant de la forte légitimité qu’ils ont acquise dans leur champ professionnel et dont ils tirent leur force d’intervention dans le champ public, les universitaires susmentionnés font la promotion, sans une once de nuance, de la version officielle du génocide écrite à l’ombre de la victoire militaire du FPR. Interrogé par l’auteur de ces lignes, l’universitaire français ayant requis l’anonymat donne son appréciation de la situation :

«C’est une toute petite partie du monde universitaire qui travaille sur les Grands Lacs en France. C’est très peu. Peut-être une dizaine de chercheurs, pas plus. Ils se connaissent tous, ils se sont recrutés les uns les autres [...] Le bocal est trop petit et ils ne peuvent pas se permettre de se marcher dessus au risque de s’étouffer. Il faut donc s’aligner sur la ligne du groupe. La vie intellectuelle française est piégée là-dessus. En France, c’est dangereux — pas physiquement bien entendu — de remettre en question la version officielle du génocide. C’est dangereux pour des carrières, pour des réputations, pour des publications... C’est vraiment risqué.»

Tout en ne se faisant pas d’illusion sur l’alignement du trio Kabanda, Audoin-Rouzeau, Dumas sur l’orthodoxie de Kigali, l’universitaire accorde tout de même le bénéfice de la bonne foi aux chercheurs et à Vincent Duclert, en faisant observer qu’ils doivent montrer patte blanche s’ils veulent retourner mener des recherches dans les archives au Rwanda — ce qui est le cas de Duclert qui est actuellement à la tête d’une commission sur le rôle de la France pendant le génocide au Rwanda :

«Il faut montrer au régime qu’on est du bon côté. Il faut donner des gages. Peut-être qu’ils ne sont pas dupes, peut-être qu’ils savent qu’ils ont affaire à des gens peu scrupuleux, mais ils jouent le jeu. »Il est vrai que le régime rwandais est très regardant sur tout ce qui s’écrit et se dit sur le Rwanda et plus particulièrement sur le génocide.

Plusieurs chercheurs, militants des droits de l’homme, humanitaires, universitaires, journalistes ou même simples observateurs se sont vu refuser l’accès au Rwanda après la publication d’articles, de travaux et/ou de rapports critiques jugés « inacceptables » par le régime de Paul Kagame. Si Kabanda, Audoin-Rouzeau et Dumas sont autorisés à mener des recherches au Rwanda sans être importunés par le régime, c’est parce que leurs travaux n’ont pas  jusqu’ici bousculé la doxa et ont été jugés «acceptables» par les maîtres du pays. Et s’il l’on peut accorder le bénéfice de la bonne foi au président de la Mission, Vincent Duclert, qui a réuni ces «experts» autour de lui, il n’en demeure pas moins que ceux-ci agissent avant tout comme des militants avant d’endosser le costume de scientifiques...

L’étrange rigidité intellectuelle des «experts» dans le dossier rwandais

Pour eux, il n’y a eu au Rwanda que des crimes, pour ne pas dire un génocide, commis par les Hutu et stoppés par un Paul Kagame héroïque qui est intervenu militairement pour sauver ses congénères tutsi. Aucun point de vue dissident n’est toléré, et son auteur est voué aux gémonies, accusé de «révisionnisme», de «négationnisme» et de «banalisation du génocide des Tutsi». Des allégations utilisées régulièrement par le régime de Kigali pour anesthésier toute critique visant le FPR.

Pourtant, l’état des connaissances sur les évènements survenus dans la région des Grands Lacs a tellement évolué qu’un tel postulat ne saurait résister, même minimalement, au poids de la vérité des faits. En effet, que ce soit sur les causes profondes de la guerre déclenchée par le FPR en octobre 1990 que sur l’attentat qui a coûté la vie aux Présidents Juvénal Habyarimana du Rwanda et Cyprien Ntaryamira du Burundi — évènement constituant l’élément déclencheur du génocide au Rwanda —, en passant par la «mécanique génocidaire» qui n’a épargné aucun Rwandais avant de faire des ravages dans toute la région, l’état des connaissances actuel permet de comprendre comment les évènements se sont articulés et quel a été le rôle joué par chaque acteur. Il est établi hors de tout doute que le FPR a joué un rôle important à tous les niveaux de ces processus. Le capitaine Amadou Deme, officier de renseignement à la MINUAR (Mission des Nations Unies au Rwanda), l’avait bien décrit dans un entretien avec Robin Philpot :

«S’il y a eu conspiration, planification, c’est du côté du FPR qu’il faut chercher. Il y a eu un plan, tous les mécanismes et stratégies militaires sont là, pour la prise du pouvoir. C’était un plan mûri de A à Z, avec tous les moyens militaires nécessaires. Un plan de déstabilisation du pays, d’attentat, d’offensive militaire massive jusqu’à la prise de pouvoir.»

Deux décennies après le génocide et des millions de morts plus tard, on ne peut donc plus faire comme si l’état des connaissances sur ce drame et ses suites catastrophiques au Congo n’avait pas évolué. Même si on ne saurait prétendre tout savoir des évènements qui ont ensanglanté l’Afrique centrale, il n’en reste pas moins qu’il y a de ces faits qui sont clairement établis.

S’enfermer dans une logique dogmatique ou faire preuve de rigidité intellectuelle, comme le font Kabanda, Audoin-Rouzeau, Dumas ou même Chrétien, pour faire triompher une version des faits au détriment d’un autre ne fait pas honneur aux sciences humaines et sociales. Le prestige de l’universitaire n’en sort pas grandi. La position de ces «experts» sur le Rwanda est d’autant surprenante que même les protecteurs traditionnels du Rwanda, comme les États-Unis et la Grande- Bretagne, questionnent désormais la doxa imposée par le régime de Kigali, qui excelle dans la hiérarchisation des victimes du génocide...

L’impossible débat sur le Rwanda

La France est l’un des rares pays au monde — avec la Belgique dans une moindre mesure — où les débats et les études sur le Rwanda, notamment lorsqu’ils portent sur les crimes du FPR, virent très souvent à la « guerre civile ». Le climat est si délétère que Filip Reyntjens a confié à l’auteur de ces lignes qu’il n’entendait plus se rendre dans l’Hexagone pour participer à des activités et des débats liés au génocide rwandais. Impossible donc d’écrire et de débattre sereinement. Tout se passe comme si un petit groupe détenait les clés de la vérité, et ceux qui contestent son monopole sont victimes de lynchage et d’une censure insidieuse, qui les réduisent au silence. Comme le fait observer le sociologue Marc Le Pape dans une tribune :

«Écrire sur le Rwanda provoque parfois l’impression de traverser un champ de mines. On croit, au début, se trouver dans un champ de controverses [...] Puis, il faut bien vite constater qu’il ne s’agit pas de cela, mais de dénonciation, d’intimidation».

À défaut de  fabriquer le consentement» autour des thématiques relatives au drame rwandais qui leur sont chères, la clique des universitaires — tout comme une bonne partie des médias et de militants français — fait tout pour faire taire toute voix discordante qui rejette le récit manichéen du « méchant hutu » charcutant le «gentil tutsi». Se comportant comme des agents de police de la pensée au service du FPR, ou plus généralement de la cause ethnique tutsi, ils pratiquent l’intolérance intellectuelle en toute bonne conscience et attaquent tous ceux qui osent questionner la version officielle du génocide. Leurs méthodes allient bien souvent intimidations, invectives et censure. Ces derniers mois, Stéphane Audoin-Rouzeau, Hélène Dumas ainsi que Marcel Kabanda ont signé des lettres ouvertes et fait pression pour faire annuler des évènements dans lesquels devait être abordée la question rwandaise et... donc la responsabilité du FPR dans le génocide.

Comment comprendre un tel comportement de la part des universitaires censés être les chantres de la liberté d’expression et de pensée ainsi que les promoteurs de la confrontation intellectuelle de laquelle devrait jaillir la lumière ? En quoi le fait de mettre à nu les crimes du FPR et d’exposer la stratégie d’infiltration des Interahamwe par l’ancienne rébellion tutsi, comme l’a fait la journaliste canadienne Judi Rever, relèverait-il d’une négation du «génocide des Tutsi» ? Depuis quand parler des victimes hutu reviendrait-il à nier le massacre de ces derniers ? Pourquoi exposer la part de responsabilité du FPR dans les tueries de masse en Afrique centrale équivaudrait-il à nier le «génocide des Tutsi» ? Pourquoi ramener toutes les critiques adressées au FPR à cette terrible tragédie ?

Contrairement à ce que l’on peut penser, le fondement de la démarche de ces universitaires n’est pas de contrer un quelconque révisionnisme ou négationnisme, mais d’anesthésier toute critique des politiques criminelles du FPR. Ce qui pose problème à leurs yeux, ce n’est pas tant le fait de nier ce qu’ils appellent le «génocide des Tutsi» que de mettre sur la table de l’Histoire les massacres perpétrés par le FPR contre les Hutu et les Congolais, qui, eux, n’ont jamais commis un seul crime au Rwanda.

À preuve, ils n’ont jamais manifesté la moindre sympathie à l’égard des victimes tutsi du FPR, et on peut se demander pourquoi sont-ils imperméables à la souffrance des rescapés tutsi qui croupissent sous le poids de la dictature du régime Kagame, réclamant l’aide de la communauté internationale avec l’énergie du désespoir ? Pourquoi ne se sont-ils jamais insurgés contre ce qui s’apparence à un assassinat du chanteur gospel Kizito Mihigo, survivant tutsi devenu critique du régime et retrouvé mort dans une prison de Kigali, ou même dénoncés la situation catastrophique des droits de l’homme au Rwanda ?

En adoptant la posture partiale qui est la leur, ces universitaires ne rendent pas service à l’histoire et encore moins à la science. Au regard de leurs travaux, qui accordent très peu de place aux crimes commis contre les Hutu et les Congolais par le FPR, il n’est pas surprenant que le Rapport de mission auquel ils ont contribué ait occulté ces faits. Si, comme l’a affirmé Vincent Duclert dans Jeune-Afrique, que «la recherche permet de fermer la porte au négationnisme en révélant l’entreprise de dissimulation  du génocide», il n’en demeure pas moins que le rapport de Mission qu’il a présidée a brillé par le silence proprement négationniste entourant les génocides et les crimes de masse commis par le FPR à l’encontre des Hutu et des Congolais.

Patrick Mbeko

12 octobre 2020

Nota bene : contactés par l’auteur de ces lignes, Audoin-Rouzeau, Hélène Dumas ainsi que Vincent Duclert n’ont pas souhaité répondre à ses demandes répétitives d’interviews sur la question... Contactée également, la sociologue Claudine Vidal, directrice de recherche émérite au CNRS, n’a pas daigné commenter le rapport, se contentant de faire observer que « les rédacteurs du Rapport étaient moins engagés dans une recherche au sens strict du terme que dans une proposition comportant des enjeux universitaires et institutionnels, ce qui induisait effectivement des biais dans le choix des cas exposés. »

 

 

source

prochetmoyen-orient.ch /france-afrique-des-grands-lacs-un-rapport-universitaire-occulte-les-crimes-de-kagame 11 octobre 2020

 

 

 

 

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21 février 2023

le dernier livre de Sylvie Thénault sur Amédée Froger (fin), Jean MONNERET

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le dernier livre de Sylvie Thénault

sur Amédée Froger (fin)

Jean MONNERET

 

Les chapitres finaux du livre sont intéressants et l’on ne peut que louer les efforts de l’auteure pour démontrer que Hamdeche Ben Hamdi, l’assassin d’Amédée Froger, était un agent messaliste.
Nous ne sommes pourtant que moyennement convaincu. Une bonne part de la démonstration repose en effet sur les actes et les déclarations de personnages plutôt flous. (1)
Il est vrai que le FLN a, pour sa part, toujours nié avoir ordonné le meurtre de Froger. Un livre entier pourrait être consacré à ce Ben Hamdi.

Une conclusion qui interpelle

Il est dommage que Mme Thénault abuse du français dialectal qui est devenu celui des jeunes générations. Elle fait plus qu’abuser en outre de l’adjectif colonial utilisé, par exemple, 5 ou 6 fois (p. 319). Mais, ce qui retient l’attention est autre.

 «Relier ainsi l’histoire de la colonisation et l’histoire de la guerre ouvre une perspective de longue durée inédite» (p. 320), écrit-elle. J’ai dit ailleurs pourquoi le recours à «la longue durée» par certains doit éveiller la méfiance du lecteur.
En effet, légitime en elle-même, la longue durée devient çà et là un artifice, autorisant bien des sophismes. Nous n’en sommes pas loin dans cette conclusion.

Ainsi notre historienne estime-t-elle que la «violence des Français» n’a pas suscité dans l’historiographie les mêmes analyses que celles des «Algériens réclamant la fin de leur sujétion». Mais elle précise que la «violence des Français» qui va retenir son attention ne renvoie pas aux forces de l’ordre et aux autorités, catégorie impersonnelle et désincarnée remontant jusqu’à Paris.
Ce qui l’intéresse, c’est la violence «des Français présents en Algérie, nés là-bas». Autrement dit des Pieds-Noirs.

À partir de là se dessine une analyse dont les contours sont bien connus. Les exactions de certains Français d’Algérie, évoquées plus haut, deviennent un révélateur «de la société coloniale algérienne» et «de sa logique ségrégationniste».

Ben pardi !

Que voilà une belle trouvaille et une fine analyse ! Nous avons écrit ailleurs que cela faisait irrésistiblement penser à la «vertu dormitive de l’opium» chez les médecins de Molière. 

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Graffiti à la gloire de l’OAS et du général putschiste Raoul Salan
dans une rue d’Alger, en 1961. (c) Marc Garanger

Mais nous ne sommes pas au bout des révélations. Ainsi en est-il de l’OAS, souvent décrite comme «d’extrême droite» ce qui «la situe dans l’histoire politique de la France». Or, si poujadistes, royalistes, intégristes s’unissaient pour la défense de l’Algérie Française, «ils étaient en désaccord sur tout le reste».

Sylvie Thénault souligne, pour sa part, que : «L’OAS a aussi recruté parmi les Français d’Algérie» (p. 322). Il faut donc approfondir ce rapport avec «la société coloniale».

Et d’enchainer : sur «ce vivier» qu’ils ont constitué pour elle, «en faisant circuler des tracts, en taisant ce dont ils étaient témoins, en offrant ponctuellement leur aide, quand l’occasion s’en présentait, ou en s’engageant de façon plus décisive mais sans trop se compromettre sans salir leurs mains du sang versé en particulier. Sans eux, toutefois l’OAS n’aurait pu exister ni durer».

Et l’auteure d’insister : «l’histoire de l’OAS en Algérie n’est pas celle de l’OAS en métropole. Elle ne s’y cantonne pas à l’extrême-droite». (2)

Faut-il donc considérer que les Français d’Algérie porteraient une responsabilité collective ? Ce serait franchir un nouveau degré, tout à fait inédit, dans la Repentance.

On nous permettra de regretter qu’un travail se voulant historique finisse par des considérations qui le sont fort peu.

Le dernier paragraphe ne se termine-t-il pas par une allusion à l’adhésion à «la théorie du grand remplacement» qualifiée de «Fantôme que la culture politique française gagnerait à chasser». 

Hors sujet !

Une recommandation

Les Français d’Algérie se sont vus présenter la facture de la Guerre d’Algérie. Outre le terrorisme, les morts et les disparus, ils ont dû s’exiler et perdre leurs biens. Ils ont dû aussi faire face à des campagnes de diabolisation très sévères. Très souvent calomnieuses.

Pourtant, nombre de leurs morts reposent dans les cimetières de France, de Tunisie, d’Italie, d’Allemagne avec ceux de leurs compatriotes musulmans tombés à leurs côtés. La France leur doit une bonne part de sa liberté retrouvée. Est-ce trop de demander que l’on s’en souvienne ?

Nous avons fréquemment conseillé, à ceux qui écrivent, de renoncer à utiliser l'article défini les pour lui préférer l’indéfini des. Ainsi le nombre des amalgames reculerait comme celui des gens qu’il blesse. La culture politique française y gagnerait là aussi.

De plus, jeunes et moins jeunes, devraient se méfier de leurs certitudes. (3)
Avec l’âge et les épreuves, beaucoup de choses deviennent complexes. Un Français d’Algérie nommé Jean Daniel disait, parait-il, à ses jeunes confrères : «N’oubliez-pas que la vérité a toujours un pied dans l’autre camp». (4)

Ceci lui a permis, certes tardivement, de découvrir les souffrances des harkis qu’il avait, en un temps, négligées.

Personne ne le lui reprochera. Espérons-le.

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Débarquement du bataillon de marche n°4 de la 1ère division française libre, le 17 août 1944,
sur la plage de Cavalaire, dans le Var. ©Usis-Dite/Leemage

Fin
Jean MONNERET

Notes

1 - L’un d’eux s’appelle Mohammed, l’autre El Hadj.
2 - Terme au sens très extensif.  
3 - Nietszche ne disait-il pas «qu’elle rend fou».
4 - F-O Giesbert, Histoire de la Ve République. 2, La Belle Époque, Gallimard, 2022, p. 84.

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4 août 2020

Emmanuel Macron en marche vers la repentance, Thierry Rolando

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Emmanuel Macron

en marche vers la repentance

 

Le chef de l’État, Emmanuel Macron a confirmé son grand dessein : réconcilier les mémoires françaises et algériennes. 

Deux historiens ont été, dans cette perspective, désignés par la France et l’Algérie pour bâtir ce socle mémoriel ; pour l’Algérie, Abdelmadjid Chikki, ancien combattant du FLN aux propos toujours revanchards ; pour la France, Benjamin Stora, historien idéologue militant, dont la proximité avec le pouvoir algérien a été constante. Cet entre-soi mémoriel en dit long sur la conception d’Emmanuel Macron en matière de pluralité des mémoires et des souffrances.

Le chemin semble donc tracé, c’est celui peu courageux de la repentance, qu’a choisi le chef de l’État, lui qui avait tenu, à Alger, avant son élection, des propos indignes assimilant la présence française en Algérie à un «crime contre l’humanité».

À l’heure même où les mouvements extrémistes racialistes déversent leur haine de la France et de son histoire, Emmanuel Macron a choisi de poursuivre la voie mortifère de la repentance qui ne connaît jamais de limites.

 

l'équité des mémoires

Le Cercle algérianiste rappelle que le chemin de la paix entre la France et l’Algérie exige l’équité des mémoires et que chacun reconnaisse sa part d’ombre.

Comment accepter une nouvelle auto-flagellation de notre pays alors même que l’Algérie n’entend ni reconnaître les pratiques esclavagistes de ceux qui occupaient le pouvoir à Alger avant la France, ni les crimes commis par le FLN contre des dizaines de milliers de Pieds-Noirs et de Harkis, drame politiquement incorrect sur lequel Emmanuel Macron préfère jeter un voile d’ombre ?

Le Cercle algérianiste, principale association de Français d’Algérie, condamne avec vigueur la voie choisie par Emmanuel Macron et s’opposera à toute vision hémiplégique de l’histoire car la guerre d’Algérie, comme la présence française en Algérie, ne peuvent s’écrire en noir et blanc.

4 août 2020
Thierry ROLANDO
Président national du Cercle algérianiste

 

école arabe cpa
une école arabe, carte postale d'avant 1914

 

école arabe-française
Algérie, école arabe-française

 

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20 avril 2019

Annie Rey-Goldzeiguer (1925-2019)

Annie Rey-Goldzeiguer, portrait

 

Annie Rey-Goldzeiguer (1925-2019)

une grande thèse sur le Royaume arabe

et une histoire de la France coloniale

Michel RENARD *

 

Annie Rey-Goldzeiguer, née le 12 décembre 1925 à Tunis, est morte le 17 avril 2019 (1). Historienne, spécialiste de l'Algérie coloniale, elle a soutenu une thèse sur les initiatives du Second Empire en Algérie et l'évolution des sociétés traditionnelles sous la colonisation : Le Royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III (1861-1870) en 1974.

Elle a aussi publié un ouvrage, reconnu important par tous les spécialistes de la période : Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, en 2002.

 __________________________Annie Rey-Goldziguer, mer

sommaire
Biographie
   1 - Repères
        Famille
        Jeunesse
        Mariage
        Études
   2 - Carrière professionnelle
   3 - Opinions politiques
   4 - Don de sa bibliothèque
Apport à l'histoire de l'Algérie coloniale
   1 - La thèse sur le Royaume arabe (1974)Annie Rey-Goldziguer, mer
        Objectif de la thèse
        Composition de la thèse
        Compte rendu de la thèse par Henri Grimal
        Critique de la thèse par E. Peter Fitzgerald
        Triomphe de l'économie coloniale ?
   2 - Aux origines de la guerre d'Algérie (2002)
        Critique du livre par Guy Pervillé
        Critique du livre par Sylvie Thénault
        Un complot du Gouvernement général
        Les deux complots, selon Annie Rey-Goldzeiguer
L'histoire de la France coloniale (1991)
   1 - La critique de Finn FuglestadAnnie Rey-Goldziguer, mer
   2 - La critique de Daniel Rivet
   3 - Inconvénients d'un plan trop chronologique
Publications
   1 - Ouvrages
   2 - Articles
   3 - Préfaces
Notes et références
   Notes
   Références

__________________________

 

Napoléon III visite la Casbah d'Alger
Napoléon III viisite la Casbah d'Alger, 1865 (estampe)

 

Biographie

Repères

Annie Rey-Goldzeiguer est née le 12 décembre 1925 à Tunis. Rey est son nom d'épouse, Goldzeiguer son nom de jeune fille.

Famille
Son père, David Goldzeiguer (2), est un immigré russe, fils d'un industriel juif du port d'Odessa, arrivé en France en 1905 (3) (4). Il suit des études de médecine à Montpellier et devient docteur en 1913. Engagé volontaire, «à titre étranger», il sert dans les formations sanitaires au front, particulièrement à l'ambulance 5/16 de la 32e division d'infanterie (5).

Sa mère, issue d'une famille de petits vignerons du Midi, est institutrice à Bar-sur-Aube et infirmière pendant la Première Guerre mondiale. C'est dans un hôpital de campagne qu'elle rencontre le médecin Goldzeiguer (3). En 1919, ils s'installent à Tunis où ils se marient (3) (6) (n 1).

Tunis,_rue_d'Angleterre
Tunis, rue d'Angleterre où habitait la famille Goldzeiguer

Jeunesse
En 1940, Annie Goldzeiguer découvre Alger, lors de vacances (7) : «elle repart bien vite à Tunis pour échapper à la tutelle directe du régime de Vichy. Son père est cependant déporté en Grande Allemagne au camp d'Oranienbourg» (3) (n2).

En 1943, avec sa mère, elle s'installe à Alger et s'inscrit à l'université : «j'ai vécu alors à Alger dans le milieu, fortement politisé, des étudiants de l'université. J'y ai participé à la manifestation du 1er mai 1945 : j'ai été traumatisée par la manifestation nationaliste et sa répression brutale. Mais le véritable choc fut le 8 mai 1945, quand j'ai vu et compris la riposte violente de l'aviation française sur la Petite Kabylie. J'ai alors vécu intensément la ruine de mes illusions» (8). De ces événements, date une prise de conscience anti-coloniale :

«Avant guerre, ma famille habitait Tunis, où je suis née. J'appartenais à un milieu libéral, anti-raciste, laïque [...] Jusqu'alors [mai 1945], je voyais plutôt dans la colonisation une "mission civilisatrice". D'autant que, en Tunisie, mon père était médecin et avait accès à ceux qu'on appelait les "indigènes". À mon arrivée à Alger, ma première impression a été épouvantable. J'ai vu pour la première fois ce qu'était la colonisation. Elle était très différente de celle qui existait en Tunisie» (7).

Université_d'Alger,_années_1920
université d'Alger, années 1920

Mariage
En 1948 (4), elle épouse Roger Rey (1925-2010) (9), saint-cyrien, officier d’active de l’armée française de 1944 à 1952 en Indochine et à Madagascar, devenu militant au service du FLN à partir de 1957 (10). Elle l'avait rencontré à l'université d'Alger en 1943. Mariée, ayant deux enfants, elle le suit à Madagascar jusqu'en 1952 (3).

Roger Rey, portrait
Roger Rey (1925-2010)

Études
Elle obtient son bac à Alger en 1943 (4) puis son agrégation d'histoire en 1947 (11) à la Sorbonne à Paris.

Après les événements de mai 1945, Annie Goldzeiguer avait pris une décision : «Je me suis jurée de quitter l'Algérie et de n'y revenir qu'après l'indépendance. J'ai tenu parole» a-t-elle déclaré à Gilles Perrault en 1983 (3). À Alger, en 1962, sous l'influence de Charles-André Julien (12), «elle consacre ses recherches, sa thèse sur le Royaume arabe et ses publications à l'histoire coloniale de l'Algérie, tout en revenant à la maison familiale près de Tunis» (3).

Elle soutient sa thèse en Sorbonne, le 14 mars 1974, sous le titre Royaume arabe et désagrégation des sociétés traditionnelles en Algérie (13) (14). Le directeur en est Charles-André Julien (14).

Carrière professionnelle
Au retour de Madagascar, en 1952, Annie Rey-Goldzeiguer enseigne à Paris (3). Après sa thèse, elle devient maître de conférence, puis professeur, puis professeur émérite et enfin honoraire à l'université de Reims.
Selon sa fille, Florence Rey, Charles-André Julien : «souhaitait qu'elle quitte la fac de Reims pour celle de Tunis. Mais c'est à ce moment-là qu'on lui a signifié qu'elle n'y serait pas la bienvenue. Mais maman ne lâche jamais. Quand Bourguiba l'a reçue en lui disant : "vous êtes une dangereuse gauchiste", elle lui a répondu : "oui, une dangereuse gauchiste mais comme vous !". Ils ont discuté pendant deux heures et il lui a dit : "toi, tu repars plus". Elle est restée deux ans et elle dit toujours qu'elle a passé les plus belles années de sa vie en Tunisie» (4).

Annie Rey-Goldzeiguer a dirigé de très nombreuses thèses de doctorat (15).

Opinions politiques
À partir de 1952, Annie Rey-Goldzeiguer milite au PCF (3).
«Elle est affectée à la cellule du XIe arrondissement [de Paris] qui est aussi celle de Gérard Spitzer et de Victor Leduc, qui sont critiques, à travers la publication oppositionnelle L'Étincelle, du refus du débat sur les crimes de Staline et sur le vote des pouvoirs spéciaux en Algérie par les députés communistes en mars 1956. Elle a aussi des échos des protestations de la cellule Sorbonne-Lettres par André Prenant, alors assistant de géographie à la Sorbonne, spécialiste de l'Algérie avec lequel elle partage un intérêt passionné pour tout ce qui se passe dans ce pays. Avec un grand ressentiment à l'adresse du PCF, Annie Rey-Goldzeiguer se joint au groupe de La Voie communiste et participe à l'aide au FLN» (3).
En 2011, elle est signataire d'un manifeste intitulé : «Non à un hommage national au général Bigeard» (16).
En 2014, elle participe à l'«Appel des 171 pour la vérité sur le crime d’État que fut la mort de Maurice Audin» (17).

Don de sa bibliothèque
Annie Rey-Goldzeiguer a fait don de sa bibliothèque personnelle (3 500 ouvrages) à l'Institut d'histoire de la Tunisie contemporaine (4).

 

Apport à l'histoire de l'Algérie coloniale

La thèse sur le Royaume arabe (1974)

Objectif de la thèse

L'investigation historienne d'Annie Rey-Goldzeiguer porte sur une décennie, celle qui suit la résolution du problème militaire en Algérie : 1861-1870. Elle en présente ainsi la problématique :

  • «Pourtant le problème colonial reste entier. De tâtonnements en expériences, d’essais infructueux en réalisations insuffisants, l’exploitation de l’Algérie se révèle difficile. Comment établir les canaux de transmission qui maintiendront habilement la "périphérie" coloniale dans la sphère d’influence du modèle métropolitain ? Ce problème à deux inconnues s’est très tôt compliqué d’une donnée supplémentaire : l’installation dans le pays d’une communauté de migrants "européens" qui cherchent à exploiter rapidement et à leur profit la conquête collective. Dès lors, le problème de gouvernement et d’administration, simple domination à l’origine, devient un problème d’arbitrage permanent entre trois intérêts divergents. (…) À ce jeu politique, quelle solution novatrice a apporté Napoléon III ?» (18).

Voyage_de_Napoléon_III_en_Algérie,_juin_1865
voyage de Napoléon III en Algérie, 1865

Elle insiste sur la différence de connaissance historique entre la société dominante (étudiée) et la société vaincue (ignorée) :

  • «La colonisation, dans sa phase d’installation, met face à face deux adversaires, puis oblige bientôt deux sociétés à vivre côte à côte, sinon en commun. Une trame de relations, d’oppositions, de réactions s’établit et crée cette "situation coloniale" que Balandier a si nettement définie en Afrique Noire. Ces phénomènes de contact, d’agression et de défense ont une histoire qu’il importe de retrouver en suivant la trame chronologique (…). Par quelles armes la société dominante française agit en maître sur la société vaincue algérienne ? Ce problème de stratégie et de tactique coloniale, au temps du capitalisme montant, a été soulevé dès la Seconde Guerre mondiale. De nombreux chercheurs ont, par des travaux remarquables, éclairé cette voie d’intégration de sociétés "attardées" à un système social qui se voulait modèle universel. La masse archivistique a permis, sur ce sujet, une exploitation sérieuse : de la monographie la plus précise à la synthèse» (19).
  • «Par contre, la seconde phase de ce problème social est restée dans une ombre prudente. Dès 1903, cette abstention avait été relevée par un remarquable historien trop tôt disparu, Joost Van Vollenhoven : "la propriété indigène a été étudiée et l’a été magistralement, le propriétaire indigène jamais" (Essai sur le fellah algérien, Paris, 1903, p. 4). Disons, en simplifiant son expression : l’Algérie coloniale a été étudiée, la société algérienne colonisée, simplement effleurée ou même ignorée. Consciemment ou non, l’historien niait ou oubliait cette réalité sociale pour légitimer l’occupation coloniale ou rejeter la tentation nationale» (19).

Vue_d'Alger,_1867
vue d'Alger, 1867

Composition de la thèse

La thèse comprend plusieurs parties :

  • Le cadre algérien : cadre géographique et cadre colonial surimposé.
  • Les réalités algériennes en 1861 : facteurs d'évolution.
  • L'attente anxieuse : les objectifs et les hommes (creuset colonial algérien ; opinion métropolitaine et Algérie ; Napoléon III) ; l'offensive coloniste (initiatives du clan coloniste ; réactions indigènes).
  • La politique du Royaume arabe et ses répercussions immédiates.
  • La révolte coloniale.
  • Les indigènes entre l'espoir et la crainte.
  • Les masses algériennes en mouvement (1864-1866) : l'insurrection de 1864-1866 ; la politique du Royaume arabe à l'épreuve des réalisations ; le testament algérien de Napoléon III.
  • L'effondrement des sociétés traditionnelles, les années de misère : le désastre démographique, 1867-1869 ; la résistance désespérée des tribus du Sud-Oranais.
  • La réussite de l'Algérie coloniale.

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caïds et interpète du Bureau arabe, Tlemcen, 1865

 

Compte rendu de la thèse par Henri Grimal

C'est un historien plutôt spécialiste de l'Empire britannique, Henri Grimal, qui rédige un compte rendu pour la Revue d'histoire moderne et contemporaine (20).

  • «Assez curieusement, cette période de l’histoire algérienne n’avait pas auparavant suscité un grand intérêt parmi les spécialistes. La nouveauté de la thèse d’Annie Rey-Goldzeiguer est de montrer qu’elle fut le début d’une "période-charnière" : non seulement celle des initiatives politiques et économiques de Napoléon III, mais celle où se forgea parmi les Européens immigrés une conscience de communauté et une force qui, pour la première fois, pesa d’un poids très lourd sur la politique métropolitaine ; celle enfin où en Algérie "tout un monde bascula, l’évolution s’accéléra". La transformation que tout cela a contribué à déclencher n’a pas été conforme aux options politiques de l’empereur. Il n’a jamais eu les moyens d’imposer sa volonté. Elle s’est faite en dehors de lui, parfois malgré lui» (20).
  • «La politique du Royaume arabe a été conçue par Napoléon III pour mettre fin à trente années d’incertitude administrative en Algérie et à l’incapacité de trouver un système capable d’assurer une convergence entre les objectifs qui étaient à l’origine de l’entreprise : la conquête et la rentabilisation. L’histoire officielle, d’inspiration "coloniste", n’y a vu que la lubie d’un visionnaire et n’a pas ménagé ses sarcasmes. S’il n’est pas douteux que l’empereur ait été influencé par ses sentiments personnels ("coup de foudre" pour l’Algérie, idée de mission "rédemptrice" de la France), ce plan obéissait à une option politique rationnelle : le système dualiste (civil et militaire) se révélant être un échec, il était nécessaire de le remplacer par un autre qui, sans sacrifier les intérêts de la colonisation, protégerait ceux des indigènes et respecterait leur identité et l’originalité de leurs institutions sociales et les rattacherait à la métropole» (20).
  • «Mais cette politique, "la plus intelligente et la plus humaine qui fut conçue pour l’Algérie", dit Charles-André Julien, n’était pas dépourvue d’ambiguïtés. Surtout, elle n’avait pas prévu les moyens de neutraliser les obstacles que par son audace, elle soulèverait de la part des préjugés, des situations acquises et des convoitises intéressées qu’elle allait contrarier. La lutte entre forces antagonistes devait être d’autant plus sévère que l’enjeu n’était plus simplement la prépondérance des civils ou des militaires, mais le destin des hommes et de la terre d’Algérie» (20).

1280px-Souvenir_of_Algeria,_by_Eugène_Fromentin
Souvenir d'Algérie, Eugène Fromentin (1820-1876)

 

Critique de la thèse par E. Peter Fitzgerald

Un historien canadien de l'université Carleton, E. Peter Fitzgerald, a commenté scrupuleusement l'œuvre d'Annie Rey-Goldzeiguer :

  • «Si étrange que cela puisse paraître aujourd’hui, il n’y a pas si longtemps Napoléon III avait mauvaise réputation auprès des historiens de l’Algérie français. Pour eux, il était l’homme qui avait tenté d’enfermer les "indigènes" dans une société traditionnelle, rétrograde et féodale, en les écartant des voies du progrès empruntées par les colons ; celui qui avait rêvé à de bizarres "royaumes arabes", le souverain qui avait "imaginé" comme disait naguère Augustin Bernard, "nationalité arabe qui n’existait pas et n’a jamais existé" (Augustin Bernard, «L’administration de l’Algérie», in Bulletin du Comité de l’Afrique française. Renseignements coloniaux, avril 1929, p. 236). Ces temps-là sont révolus et des historiens comme Charles-André Julien et Charles-Robert Ageron ont déjà montré combien la politique algérienne de l’empereur fut libérale à l’égard de ses "sujets arabes". Annie Rey-Goldzeiguer continue dans cette voie de réhabilitation historique de Napoléon III, mais le gros livre qu’elle nous présente témoigne d’ambitions bien plus vastes. Suivre les péripéties de la politique dite du royaume arabe et l’éclaircir d’abord. Mais également décrire et analyser comment une société traditionnelle aux prises avec une agression coloniale accentuée, a réagi, a résisté et finalement s’est effondrée» (21).
  • «La thèse d’Annie Rey-Goldzeiguer est basée sur un travail d’archives poussé et une connaissance de la littérature polémique (brochures, journaux) que j’estime inégalée. Elle est la première historienne qui a eu la patience de reconstruire, dans le détail, les rivalités personnelles et politiques qui ont joué dans le débat sur l’Algérie pendant le Second Empire. La façon dont elle analyse le langage emprunté par les porte-parole des colons est admirable. Elle éprouve, bien sûr, beaucoup plus de sympathie pour les écrits des "arabophiles" et l’on se demande parfois si cela, ajouté à l’importance archivale des papiers laissés par Lacroix (22) et Urbain, ne l’a pas entraîné à exagérer la cohérence de "l’équipe" de la politique du royaume arabe. Et si son usage des données statistiques n’est pas toujours convaincant (par ex., p. 470), on doit admettre que les chiffres officiels de cette époque laissent beaucoup à désirer» (21).

Hommes_et_femmes_d'Algérie,_XIXe_siècle,_portraits_traditionnels
une société traditionnelle :
hommes et femmes d'Algérie, 1888

Urrabieta Vierge, Daniel (1851-1904), NYPL digital

Peter Fitzgerald aborde la question du «ton» de cette étude et pointe une forme de «caricature».

  • «Annie Rey-Goldzeiguer est une historienne engagée. Elle croit, et elle a raison, que l'historien d'une situation coloniale doit avoir pour son sujet une "sympathie profonde sans laquelle le tableau le plus exact reste sans vie...". Et aucun lecteur du Royaume Arabe ne pourrait dire que l'auteur n'a pas su trouver cette sympathie pour le peuple algérien pris en tenailles par un système colonial triomphant. Mais la question n'est pas là ; ou, plutôt, elle apparaît comme la contre-partie de cette "sympathie profonde" : une aversion également profonde que l'auteur porte au colonialisme. Annie Rey-Goldzeiguer est visiblement agacée par sa rhétorique humanitaire creuse, son décor progressiste et civilisateur, son hypocrisie tous azimuts. Cela se perçoit non seulement à la fin, dans les conclusions globales, mais aussi à chaque étape de l'étude, lorsqu'elle porte des jugements sur les hommes et leurs mobiles. Or, Annie Rey-Goldzeiguer a fouillé assez de dossiers pour ne pas avoir peur de passer au crible le personnel colonial - et elle ne ménage pas ses mots. Ces portraits peu flatteurs sont mordants. Certes, ils nous changent, Dieu merci, des formules anodines et jugements balancés, chers aux historiens anglo-saxons. Toutefois, ce ton engagé risque parfois de passer pour exagéré. Le lecteur en arrive à se demander comment le gouvernement français a su rassembler une pareille bande d'incompétents pour les mettre ensuite aux postes-clés du système colonial. En somme, le lecteur pourrait avoir l'impression d'avoir assisté à une espèce de western, où de nombreux méchants ont abattu une poignée de bons, où les talents et l'énergie presque surhumaine de ceux-ci (voir la description de F. Lacroix, p. 146) n'ont pas eu raison des brigues et des haines de ceux-là» (21).
  • «À mon avis, deux remarques s'imposent. Annie Rey-Goldzeiguer a suffisamment démontré que l'histoire de l'Algérie pendant cette période charnière fut un véritable drame. Mais en caricaturant en quelque sorte certains acteurs principaux (23), en donnant à son récit l'aspect d'une lutte entre le bien et le mal, elle recourt à un manichéisme qui ne peut que nuire à son interprétation. Et puisque, tout comme l'empereur, ces hommes furent de leur temps, pourquoi s'acharner contre eux ? Pourquoi ne pas les montrer comme prisonniers - fût-ce des prisonniers très fortunés - d'une situation coloniale qui a su tromper ou détourner les bonnes volontés aussi bien qu'aiguiser les appétits des mauvaises ? Justement c'est de cette façon qu'elle voit le préfet d'Oran, Charles Brosselard, "contaminé, sans le vouloir, par le milieu colon" (p. 336). Les erreurs et les illusions, n'ont-elles pas aussi une place dans l'histoire coloniale ?» (21).

Diffa,_30_septembre_1866,_société_minière_Mokta_el-Hadid
L'Algérie sous Napoléon III :
diffa, 30 septembre 1866, société minière Mokta el-Hadid

 

Triomphe de l'économie coloniale ?

E. Peter Fitzgerald a discuté le jugement d'Annie Rey-Goldzeiguer sur le heurt des deux économies : traditionnelle et capitaliste.

  • «Tout en acceptant que les événements de 1867 à 1871 ont porté un rude coup aux sociétés traditionnelles en Algérie, l’on peut se demander si les structures du passé ont disparu si rapidement et si complètement. Annie Rey-Goldzeiguer voit dans la crise de 1867-69 "la véritable césure dans l’histoire économique de l’Algérie". Pourquoi ? Parce que "elle élimine impitoyablement toutes les formes archaïques subsistantes ou tout au moins ne les laisse végéter que dans les contrées les plus reculées ; elle crée enfin des conditions nouvelles qui, à long et court terme, engagent le monde indigène dans la voie de l’exploitation coloniale" (p. 474). En gros, son argument est que le naufrage de l’économie indigène a détruit une fois pour toutes la possibilité d’une existence économique hors du circuit de l’économie coloniale. À coups de mécanismes de marché et de commerce, d’un système monétaire et bancaire, de régimes de propriété et de salariat, un nouveau système s’installe sur les décombres de l’ancien. C’est donc un capitalisme colonial en plein essor qui imposera sa domination sur la vie des Algériens. L’argument semble convaincant» (21).
  • «Pourtant l’on se demande si la rupture économique de 1867-69 fut si totale. Annie Rey-Goldzeiguer nous présente un peuple algérien qui, privé de ses terres et de ses rapports sociaux traditionnels, n’avait d’autre choix que celui de mourir ou de se soumettre à l’exploitation capitaliste. Pourtant, n’a-t-on pas constaté que l’un des grands problèmes de l’Algérie coloniale était précisément la faiblesse du capitalisme colonial ? Quatre-vingt ans après cette "véritable césure", ne se trouve-t-on pas devant une situation de dual economy, avec d’une part un secteur européen doté de moyens de production modernes et d’autre part un secteur indigène toujours caractérisé par une économie de subsistance dans toutes ses formes ? La destruction de l’équilibre de l’économie traditionnelle et la dépossession foncière ont bel et bien abouti à la paupérisation des masses algériennes. Mais le vrai drame ne fut-il pas le fait que l’économie coloniale n’a pas su prendre le relais, qu’elle n’a réussi qu’à développer le sous-développement ? La question est loin d’être résolue, mais on peut suggérer que l’emprise du capitalisme fut limitée en Algérie, du moins dans la mesure où beaucoup d’Algériens restaient en marge d’une exploitation capitaliste de type moderne» (21).

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Almanach du petit colon, 1893


Aux origines de la guerre d'Algérie (2002)

Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, le dernier ouvrage publié par Annie Rey-Goldzeiguer, en 2002 (24), est marqué par la double dimension des souvenirs personnels et de l'engagement anti-colonial d'une part, et de l'investigation historienne d'autre part. Cette dernière étant appuyée sur un changement de focale :

  • «À la veille de vacances méditerranéennes, mon maître Charles-André Julien me donna comme viatique la tétralogie sur Alexandrie (25) et me suggéra : "Il vous faudra un jour adapter sa méthode à l'histoire". Quatre vues de cette ville sous des objectifs différents, quatre destins entrecroisés, quatre façons de juger les choses. J'ai tenté l'expérience dans ce livre : réaliser une histoire à plusieurs voies de l'Algérie de 1940 à 1945» (26).

Pour l'auteur : «dans cette période, tout événement est relatif : il n'a pas de signification en soi, chaque camp lui confère son importance et son sens» (27). Quels sont ces «camps» ? Dans la période du Royaume arabe, on distinguait trois pôles : les colons européens, les militaires français, les indigènes algériens. Trois quarts de siècle de colonisation plus tard, la société est toujours dominée par la frontière entre population arabe et population européenne, mais des points de jonction entre éléments de ces deux groupes se sont constitués :

  • «Quand s'ouvre la Seconde Guerre mondiale, trois "camps", selon l'expression d'Albert Camus, se côtoient en Algérie : celui des Européens, dominant , celui des "indigènes" et, en mezzanine, le camp médian qui porte les espoirs des libéraux et les rejets des autres puisqu'une ébauche de dialogue existe», explique l'historienne (26).

Aux origines guerre d'Algérie

 

Critique du livre par Guy Pervillé

L'historien Guy Pervillé a consacré un compte rendu de lecture à cet ouvrage (28). Pour lui, le double aspect militant/historien est assumé en respectant les règles de la méthode historienne : «Étant donné la vigueur de son engagement, on aurait pu s'attendre à un livre avant tout militant. Or ce livre est bien un livre d'historienne, certes engagé mais vraiment historique» (28).

  • «Plusieurs questions se posent : celle du nombre des victimes [des massacres de mai 1945], qui a faussé les recherches en les orientant vers une tâche impossible. Mais aussi la définition exacte de ces "événements", ainsi que l'identification de ces victimes, le rôle des organisations européennes et algériennes dans les massacres, la part de la spontanéité des masses, et enfin "qui cherchait-on à éliminer, et pourquoi ?"» (28).

Guy Pervillé mentionne la question du bilan statistique des victimes de la répression :

  • «Annie Rey-Goldzeiguer déclare impossible de le préciser, et reconnaît "s'être laissée prendre à ce jeu macabre" (p. 12). Et pourtant, elle formule deux évaluations qui ne sont pas équivalentes. Ou bien, comme elle l'avait déjà affirmé en 1995, "la seule affirmation possible, c'est que le chiffre dépasse le centuple des pertes européennes" (p. 12). Ou bien "j'ai dit en introduction pourquoi il était impossible d'établir un bilan précis des victimes algériennes, dont on peut seulement dire qu'elles se comptent par milliers" (p. 305). Et cette contradiction est d'autant plus redoutable qu'aucune démonstration n'est fournie à l'appui de la première affirmation» (28).

Critique du livre par Sylvie Thénault

Sylvie Thénault, auteur d'une thèse publiée sous le titre Une drôle de justice : Les Magistrats dans la guerre d'Algérie (2001) a évoqué le livre d'Annie Rey-Goldzeiguer dès sa parution29. Elle aborde trois points :

  • «Les difficultés à établir un bilan sont éclairantes pour le spécialiste de la guerre d'Algérie : en 1945 comme en 1954 et 1962, l'obstruction des autorités locales de l'époque est à l'origine de l'absence de données fiables. Les enquêtes du commissaire Bergé et du général Tubert rencontrant bien des obstacles, aucun document n'a, à l'époque, comptabilisé les victimes et, par conséquent, les archives s'avèrent décevantes» (29).
  • «L'idée-phare du livre est l'émergence d'une nouvelle génération de militants nationalistes : le groupe de Belcourt dont les activités sont suivies avec précision d'un chapitre à l'autre est formé d'une génération "non théoricienne", de "jeunes", "alphabétisés par leur passage rapide à l'école", "des autodidactes qui apprennent dans la rue plus que dans les livres" (p. 176). Par la suite des "techniciens de la guerre" (p. 380) formés dans les combats de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre d'Indochine les rejoignirent» (29).
  • «Par ailleurs, Annie Rey-Goldzeiguer compare l'idéal de société des Européens d'Algérie avec l'apartheid sud-africain, accentué par la haine développée en 1945. Cette comparaison circule parmi les spécialistes mais elle reste en discussion car Mohammed Harbi la réfute dans ses Mémoires tandis que Benjamin Stora préfère parler d'un "sudisme à la française", sur le modèle américain. La question mériterait d'être reprise, de même que la définition du "monde du contact". En effet, l'auteur montre comment les événements de 1945 l'ont atteint une première fois, avant que la guerre d'indépendance ne l'achève. Mais ce "monde" reste mal connu et l'auteur le cerne difficilement : membres du PCA, chrétiens progressistes, instituteurs, professeurs venus de métropole, membres des milieux littéraires et intellectuels, caïds... et qui encore ? Comment cohabite-t-on au quotidien ? "Ce monde n'est qu'un agrégat d'éléments divers et même antagonistes", écrit Annie Rey-Goldzeiguer, pour qui leur "seul point commun" est "la nécessité de vivre côte à côte et de se supporter", sans "ciment réel" (p. 197)» (29).

1280px-Carte_Massacre_Sétif,_Guelma,_Kherrata,_1945
carte de la répression en 1945 (Atlas de la guerre d'Algérie, Guy Pervillé)

 

Un complot du Gouvernement général ?

Maurice Genty, spécialiste de la Révolution française, a lu le livre pour les Cahiers d'histoire (30) et en présente principalement un résumé. Notamment sur la question de savoir si les massacres de mai 1945 ont été le fruit d'un «complot» de la part de certains éléments des autorités européennes :

  • «L’espoir d’une évolution pacifique devait être bien vite démenti. Au congrès des AML du 24 mars 1945, "les partisans d’Abbas sont mis en minorité par les activistes du PPA, faisant voler en éclats le compromis accepté par Messali Hadj" (p. 231). Devant la peur croissante des Européens, "un double mécanisme se déclenche" au sein du gouvernement général : "le clan des durs", conduit par le secrétaire général, Gazagne, "préconise des mesures préventives", notamment l’arrestation de Ferhat Abbas et de Messali Hadj, mais il se heurte "au libéralisme du socialiste Châtaigneau", qui refuse d’enclencher la spirale de la violence (p. 232) (31).
  •  Aussi bien, s’il n’y a pas de volonté délibérée de provocation pour justifier une répression de grande ampleur, s’il n’y a pas eu de complot au plus haut niveau, gouvernement général ou gouvernement français, bien que l’administration locale ait pu être encouragée par "le mot d’ordre laissé par de Gaulle à son départ pour la France" : "empêcher que l’Afrique du Nord ne glisse entre nos doigts" […] (p. 266), dès mars 1945 des mesures préventives furent prises par l’armée, suscitant l’inquiétude de l’administration civile» (31).
  • «Surtout, le clan des durs intervient : "Ne pouvant agir sur les dirigeants, nous avons agi sur leurs lieutenants", devait reconnaître Gazagne (p. 236). Celui-ci profita de l’absence du gouverneur général, convoqué à Paris par le ministre de l’Intérieur, Tixier – "pour mettre au point un plan urgent de réformes" – "pour monter le complot" (p. 240) ; exploitant des incidents survenus le 7 avril à Reibell, lieu de résidence surveillée de Messali, il fait procéder à l’arrestation de celui-ci, "enlèvement" qui "devient le détonateur pour le mouvement algérien" (p. 237). "En quelques jours, l’atmosphère se détériore dans toute l’Algérie" (p. 241)» (31).
  • «"Y a-t-il eu alors la formation d’un nouveau complot au niveau des notabilités locales européennes du quadrilatère (constantinois) ? Y a-t-il eu liaison avec le complot du gouvernement général ? À ces questions, il est impossible d’apporter une réponse puisque les archives du gouvernement général et des préfectures ne sont pas encore accessibles […] Quelques indices nous permettent cependant d’affirmer que les Européens ne restent pas inactifs" (p. 244) souligne l’auteur» (31).

LEBERZ_Messali

 

Les deux complots, selon Annie Rey-Goldzeiguer

À lire de près son ouvrage, pour Annie Rey-Goldzeiguer, l’hypothèse de complots est avérée. Il y a d’abord celui du nouveau secrétaire général du Gouvernement à Alger, Pierre-René Gazagne, opposé à l’ordonnance de 1944 et au collège unique (32) :

  • «Alors s’amorce un complot contre la politique "laxiste" du gouverneur. La haute administration, toujours vichyste, relayé par les médias aux mains de la haute société pied-noir, s’active pour court-circuiter l’action temporisatrice de Chataigneau» (33).
  • «Gazagne l’avouera sans détours en 1946 : "Ne pouvant agir sur les dirigeants, nous avons agi sur les lieutenants". Gazagne envoie des instructions au préfet : "Attendre une infraction pour les atteindre", et il assure que plus de cinquante cadres nationalistes ont ainsi été arrêtés et neutralisés. (…) Mais ce "nettoyage" n’est qu’un prélude à l’action musclée qui seule permettra, pour Gazagne, d’éliminer le danger du PPA et de rétablir la souveraineté française dans sa plénitude» (33).

Et il y a le complot du PPA :

  • «Le complot de la haute administration se conforte avec celui du PPA. De celui-ci, nulle trace, sinon des souvenirs enfouis dans le secret familial ou de vagues allusions de quelques militants. Ce complot a avorté et prouve bien l’immaturité politique de l’appareil du PPA clandestin» (34).

Annie Rey-Goldzeiguer décrit les dissensions au sein du PPA et le projet des "durs" :

  • «Dès 1944, le bureau politique a été agité par les discussions sur l’opportunité d’une action directe. Par ses informateurs, le cabinet militaire du gouverneur général note : "Par une circulaire de la fin mars 1945, le PPA avait recommandé de s’armer le plus vite possible et annoncé qu’on passerait bientôt à la résistance passive puis au besoin aux actes violents"» (35)(…).
  • «Selon toute vraisemblance, le bureau politique a pris une décision grave : créer un maquis dans le Djebel Amour, région de résistance traditionnelle adossée au Sahara et proche de la frontière marocaine. Charles-Robert Ageron précise : "Selon le témoignage de Messali, rapporté par Mohammed Harbi, il avait accepté au début d’avril 1945 un projet d’insurrection présenté par Lamine Debaghine et Hocine Asselah. Un gouvernement algérien devait être proclamé et la ferme des Maïza près de Sétif lui servir de siège. Le but essentiel était d’obliger les puissances alliées à intervenir"» (35).
  • «Le soir du 16 avril 1945, Messali, équipé de "grosses chaussures et d’un burnous" prend donc congé de sa fille et de sa famille pour disparaître avec une escorte de fidèles. Il reviendra le lendemain, épuisé, effondré : il n’a trouvé ni équipement, ni armes, ni maquisards entraînés. Certains souvenirs de sa fille Djenina, alors enfant, permettent d’authentifier les faits. La date : il s’agit de l’anniversaire de Djenina (16 avril). La fillette est déçue de voir son père partir en ce jour de fête et surtout habillé d’une "drôle de façon, inhabituelle, avec de gros souliers". Le retour même est attesté par le souvenir de son père, épuisé par une longue marche, les pieds ensanglantés soignés par sa mère. Aucune organisation sérieuse pour se jeter dans une aventure qui détruirait tout le travail politique des AML. Messali, trop fin politique, refuse et fait échouer le complot des activistes du PPA.»
  • «Mais les services du colonel Schoën ont suivi cette équipée et prévenu Pierre-René Gazagne et Lucien Perillier, le préfet d’Alger. En l’absence du gouverneur se trame donc le second complot, celui des responsables de l’administration gubernatoriale (Gazagne, Berque (36), Perillier, etc.). Francis Rey, l’un des hauts fonctionnaires, secrétaire général de la préfecture d’Alger, dira plus tard : "Nous avons laissé mûrir l’abcès pour mieux le crever". Il s’agit d’éliminer le PPA en neutralisant cette fois non les cadres subalternes mais les leaders, et de réaliser ce que Chataigneau avait refusé d’avaliser.» (37).

Gouvernement_général_d'Alger,_époque_coloniale
siège du Gouvernement général à Alger, bâtiment construit en 1929

 

L'Histoire de la France coloniale

Annie Rey-Goldzeiguer a rédigé la partie « La France coloniale de 1830 à 1870 » du premier tome de l'Histoire de la France coloniale (1991). Elle a divisé cette période, principalement consacrée à l'Algérie, en sept chapitres :

  • Une France frileuse et nostalgique en 1830.
  • Le redoutable engrenage de la politique de la canonnière : 1830-1837.
  • Le temps de la colonisation mercantiliste : 1837-1847 (période de Louis-Philippe).
  • La France coloniale à la recherche de l'efficience (abolition esclavage, Sénégal, Extrême-Orient).
  • La solution impériale : l'association.
  • La déroute impériale et l'amorce d'une politique coloniale.
  • La France de la défaite intègre l'Algérie.

Stamp_Upper_Senegal_and_Niger_1914_1c
Haut-Sénégal et Niger

La critique de Finn Fuglestad

L'historien norvégien (francophone) Finn Fuglestad a rendu compte de cette publication dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée (38). Il note que la définition par les différents auteurs de la notion de « France coloniale » est toujours implicite et porte à confusion : «"Y a-t-il (même) une France coloniale ?", se demande l'un des auteurs (Annie Rey Goldzeiguer)».

  • «Il va de soi que l'Algérie occupe une place considérable. Certes, nos auteurs ne font en grande partie que résumer les travaux de Charles-André Julien. Mais les contributions d' Annie Rey-Goldzeiguer et Jacques Thobie ont au moins le mérite de nous faire prendre conscience du côté drame si je puis dire de cette histoire. Dans le rôle principal du méchant, les colons ou pieds-noirs, qui tentèrent en fait, et par tous les moyens, de réduire les indigènes à l'état de serfs. Ils y parvinrent en grande partie, au début de la Troisième République, une fois que l'obstacle qui se nommait Napoléon III eut sauté. Que se serait-il passé si le régime établi par celui qui se voulait aussi bien l'empereur des Arabes que l'empereur des Français, avait perduré ? (...) Napoléon III apparaît en tout cas comme celui qui "a eu tort d'avoir raison un siècle trop tôt" (Annie Rey-Goldzeiguer) - belle épitaphe... (38)
  • «Toujours est-il que les débuts de la IIIe République apparaissent comme un tournant particulièrement important et tragique dans l'histoire de l'Algérie. Napoléon III défait et l'insurrection kabyle matée, rien ne s'opposait plus au démantèlement radical des tribus algériennes et à l'aliénation massive de la terre des indigènes, à la spoliation des indigènes en somme. Les colons avaient gagné en quelque sorte... sans que les pourquoi et les comment de cette "victoire" soient réellement expliqués. Annie Rey-Goldzeiguer, qui insiste par ailleurs un peu trop lourdement sur cette "grisaille quotidienne étouffante" qui aurait caractérisé la France de la Restauration et de la monarchie de Juillet, et qu'elle érige quasiment en cause principale de l'expansion d'outre-mer, termine en notant que la France est entrée à reculons dans l'ère coloniale. Sûr ?» (38).

cavaliers arabes, Régamey, 1871
cavaliers arabes, peinture de Guillaume Régamey, 1871


La critique de Daniel Rivet

Daniel Rivet, spécialiste de l'histoire du Maroc colonial a livré une critique approfondie du travail de synthèse d'Annie Rey-Goldzeigueur, pour la Revue française d'histoire d'Outre-mer.

  • «Deux cent quarante pages pour couvrir la durée médiane entre la Restauration, qui avance à reculons en son siècle en rétablissant l'Exclusif en 1817, et la IIIe République, qui forge ce qu'il était convenu d'appeler le second empire colonial français : Annie Rey-Goldzeiguer n'a pas manqué d'espace pour redonner épaisseur humaine et signification historique à une époque qui souffre, comme sa bibliographie l'atteste, de n'avoir guère été revisitée par le genre de feu la thèse d'État, ni balayée par le faisceau lumineux des récents colloques, qui ont privilégié l'Afrique au XXe siècle et les chemins de la décolonisation (39).
  • «L'auteur a su trouver un équilibre. Entre l'Algérie, qui est alors "au balcon de l'actualité", selon le mot d'un contemporain, et les autres expériences coloniales dans lesquelles s'embarque le Second Empire. Entre un récit politique qui revendique le ton, la verve et le souffle de Charles-André Julien, une explication économique qui se greffe sur le Bouvier de L'histoire économique et sociale de la France lancée par Braudel et Labrousse et une exploration de l'imaginaire, rudement démystificatrice à la manière du redoutable Henri Guillemin» (39).
  • «Sur trois points en particulier, la démarche d'Annie Rey-Goldzeiguer m'a parue novatrice, stimulante. Elle rapproche toujours et fond, quand il le faut, histoire coloniale et histoire nationale. La première cesse d'être un appendice de la seconde, une périphérie subissant passivement l'hégémonie du centre. C'est ainsi qu'elle oppose, à l'orée des années trente, une "France frileuse et nostalgique" à la "France de la sensibilité et de la rupture", ou bien qu'elle réincorpore le grand débat sur l'Algérie au début des années soixante dans le jeu politique national. Elle fait se rencontrer histoire coloniale et histoire provinciale, s'arrachant au tête-à-tête Paris/Outre-mer dans lequel trop d'historiens se confinent. Elle a épluché l'enquête du ministère des Travaux publics sur la marine marchande, publiée en 1863-1865, et cela nous vaut d'excellentes pages sur Bordeaux et Le Havre, qui stagnent sous la monarchie de Juillet et se cramponnent à l'Exclusif, et sur Marseille, qui redémarre sous l'impulsion d'armateurs du libre-échangisme. Elle fait descendre la thématique coloniale du ciel des idées et débats parlementaires dans l'arène de la vie quotidienne» (39).
  • «Tout en se délectant de ces belles pages, on n'en ressent pas moins une inquiétude. Elle ne provient pas des jugements de l'auteur. On peut contester son éclairage sur la monarchie de Juillet. Guizot a une vision du monde et un programme d'action qui ne se réduisent pas à la recherche de points d'appui maritimes et à l'"enrichissez- vous", comme l'ont montré avec force et talent P. Rosanvallon (Le moment Guizot) et H. Laurens (Le Royaume arabe) (40). Annie Rey-Goldzeiguer rétorquera, en s'appuyant sur les faits qui ont l'inconvénient d'être, et donc contre les historiens des idées, qu'il y a un abîme entre Louis-Philippe et Napoléon III, ce visionnaire "qui eut tort d'avoir eu raison un siècle trop tôt", et pas seulement en Algérie...» (39)

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combats aux portes d'Alger en 1830 (anonyme)

 

Les inconvénients d'un plan trop chronologique

Daniel Rivet formule des réserves sur la composition du récit marqué, selon lui, par un surcroît d'approche chronologique.

  • «Le malaise provient, je crois, du plan adopté, qui fait la part trop belle à la chronologie. (...) Ce découpage, très, trop attentif à épouser les sinuosités et les rugosités de l'histoire se faisant, s'expose à multiplier d'abord les répétitions. C'est ainsi que l'affaire Pritchard est abordée à deux reprises (pp. 350 et 368), la création de conseils coloniaux développée pages 378 et 403, le microcosme saint-simonien en Algérie évoqué pages 387-388 et 399, le duel (métaphorique) entre Warnier et Jules Duval mentionné pages 472 et 510, l'étude de Georges Lavigne sur l'Algérie et le Rhin commentée pages 508 et 522-523, etc.» (39).
  • «Cette fragmentation du récit risque d'engendrer chez le lecteur l'illusion que tout a changé en surface, rien n'a bougé en profondeur. Du réveil missionnaire contemporain de l'explosion de la sensibilité romantique (finement exposé par J.-Cl. Baumont dans le colloque consacré à ce thème sous la direction de J. Gadille (41) et B. Plongeron) (42) à la croisade de Lavigerie, quelle inflexion, quel durcissement, quel métamorphisme au contact de l'esprit du siècle subissent et réactivent l'idée missionnaire ? Du premier grand débat entre colonistes et anticolonistes au sujet de l'Algérie en avril 1833 à la campagne contre le Royaume arabe devant le corps législatif en 1869-1870, quelle mutation, quelle torsion ou flexion renouvellent, durcissent ou complexifient le discours sur la place de la France dans le processus qui jette l'Europe dans le scramble pour le reste du monde ? C'est la tendance générale, le trend de l'époque, qui risque de s'effilocher à force de capter le tremblement de la conjoncture avec un bonheur d'écriture qui rend captivante la lecture de ces pages» (39).

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Le consul George Pritchard vers 1845, lors de la crise diplomatique
entre la France et le Royaume-Uni

 

Publications

Ouvrages

  • Le Royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III, 1861-1870, Alger, Sned, 1977.
  • Histoire de la France coloniale, tome 1, «Des origines à 1914» (43), Jean Meyer, Jean Tarrade, Annie Rey-Goldzeiguer, Armand Colin, 1991. Elle est l'auteur de la troisième partie : «La France coloniale de 1830 à 1870».
  • Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du nord-constantinois, La Découverte, 2002.

Articles

  • «Les plébiscites en Algérie sous le Second Empire», Revue historique, tome CCXXXIX, 1963, p. 123-158 [archive].
  • «L'occupation germano-italienne de la Tunisie : un tournant dans la vie politique tunisienne», in Les chemins de la décolonisation de l'empire français, 1936-1956, colloque IHTP, dir. Charles-Robert Ageron, 4 et 5 octobre 1984, éd. CNRS, 1986, p. 294-308. Extraits [archive].

Préfaces

  • Fonctionnaires de la République et artisans de l'empire. Le cas des contrôleurs civils en Tunisie (1881-1956), Élisabeth Mouilleau, L'Harmattan, 2000.
  • L'Afrique du Nord en marche. Algérie, Tunisie, Maroc, 1880-1952, Charles-André Julien, éd. Omnibus, 2002, « Charles-André Julien (1891-1991). Une pensée, une œuvre, une action anticoloniales », p. III-XIII.

 

Notes et références

Notes

  1. On trouve dans la thèse de médecine soutenue par Laurent Cardonnet en 2010, une notice biographique sur David Goldzeiguer, p. 130 [lire].
  2. L'historien Claude Nataf a établi que « David Goldzeiguer, né en Russie en 1888 (autre source : 1886), se réfugie en France après avoir participé à la révolution de 1905. Après des études à la faculté de médecine de Montpellier où il découvre la franc-maçonnerie, il obtient son doctorat en 1913. Engagé volontaire en 1914, il reçoit la Croix de guerre, la médaille de Verdun et la Légion d’honneur. Naturalisé français en 1921, il s’installe en Tunisie où il s’affilie à la loge Nouvelle Carthage, dont il sera le vénérable (1924-1926) et le président du conseil philosophique (1930-1940) ; il sera aussi membre du conseil de l’ordre du Grand Orient à partir de 1936. Profondément intégré à la France, il fait preuve d’un patriotisme intransigeant mais, constamment attaqué par des collaborateurs à la solde des nazis, il est déporté. [...] déporté de Tunis à Orianenbourg, transféré à Paris pour participer au procès de la maçonnerie mis en scène par les Allemands [il est] décédé d’épuisement à l’hôpital Rothschild » [lire]

Références

1 - «Disparition de notre collègue Annie Rey-Goldzeiguer (1925-2019), Société française d’histoire des outre-mers», sur www.sfhom.com. [lire]
2 - «Les Juifs et la franc-maçonnerie en terre coloniale : le cas de la Tunisie», Claude Nataf, Archives juives, 2010/2 (vol. 43), p. 90-103. [lire]
3 - Notice REY-GOLDZEIGUER Annie, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, Maghreb, dir. René Gallissot, les éditions de l'Atelier, 2006, p. 532-533.
4 -
Interview de Florence Rey (fille de Annie Rey-Goldzeiguer) par Séverine Perrier, La Montagne, 30 octobre 2015. [lire]
5 -
«Renseignement sur l'ambulance 5/15 et son personnel», Éric Mansuy, forum.pages14-18, 21 janvier 2013. Cette page contient une photographie de l'ambulance 5/16.[lire].
6 -
Le médecin David Goldzeiguer habitait : 9, rue d'Angleterre à Tunis ; cf. Liste des francs-maçons de Tunisie stigmatisés par le régime de Vichy [lire].

7 -
Annie Rey-Goldzeiguer, Libération, 11 avril 2002, propos recueillis par José Garçon et Jean-Dominique Merchet.
8 -
Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945, La Découverte, 2002, p. 6.
9 - «Dernier hommage à Roger Rey», Ines Amroude, lemidi-dz, 18 décembre 2010. [lire]
10 -
Notice REY Roger, Dictionnaire Algérie, Le Maitron. [lire]

11 -
Les agrégés de l'enseignement secondaire. Répertoire 1809-1950 [lire]. La même année, sont notamment reçues à l'agrégation d'histoire (jeunes filles) : Claude Mossé et Suzanne Citron.

12 -
En exergue du livre publié à partir de sa thèse, elle écrit : «À mon maître, Charles-André Julien pour son exigeante et amicale autorité», Le Royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III, 1861-1870, Sned, 1977, p. 5.

13 -
Catalogue du Système Universitaire de Documentation (Sudoc).[lire]

14 -
«Choix de thèses intéressant les sciences sociales [note bibliographique]», Revue française de sociologie, 1975, 15-4, p. 65. [lire]

15 -
Idref.fr. [lire]

16 -
PCF, Le chiffon rouge, Morlaix, 21 novembre 2012. [lire]

17 -
Blog les invités de Médiapart, 26 mars 2014. [lire]

18 -
Annie Rey-Goldzeiguer, Le Royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III, Sned, 1997, p. 9.

19 -
Annie Rey-Goldzeiguer, Le Royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III, Sned, 1997, p. 9-10.
20 - Henri Grimal,
«Annie Rey-Goldzeiguer, Le Royaume Arabe. La politique algérienne de Napoléon III, I861-1870 [compte-rendu]», Revue d'histoire moderne et contemporaine, 1981, 28-2, p. 380-384. [lire]
21 - Annuaire de la Maison méditerranéenne des sciences de l'homme, 1977, p. 1050-1055. [lire]
22 -
Frédéric Lacroix était préfet d'Alger en 1848. Cf. La correspondance entre Ismaÿl Urbain et Frédéric Lacroix (janvier 1861-10 octobre 1863), Lucile Rodriguez, thèse de l'École des chartes, 2014. [lire]

23 -
Remarque qui pourrait également s'appliquer à l'affirmation présente dans un autre livre de l'auteur, Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945 (2002), quand Annie Rey-Goldzeiguer écrit, à propos de «la majorité pied-noir» en 1940 : «Ils vont enfin pouvoir mettre en pratique ce racisme profond qui est finalement l'unique idéologie pied-noir» (p. 18).

24 -
Depuis cette date, trois ouvrages ont été publiés sur les massacres de 1945, donnant lieu à des discussions importantes aussi bien dans le monde universitaire que dans l'espace public en général : Jean-Louis Planche, Sétif 1945, histoire d'un massacre annoncé, éd. Perrin, 2006 [lire] ; Roger Vétillard, Sétif, Guelma, mai 1945, massacres en Algérie, éd. de Paris 2008 et 2011 [lire] ; Jean-Pierre Peyroulou, Guelma, 1945, une subversion française dans l'Algérie coloniale, La Découverte, 2009. [lire]

25 -
Le quatuor d'Alexandrie : Justine, Balthazar, Mountolive, Clea, Lawrence Durrell, 1957-1960.

26 -
Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, 2002, p. 5.

27 -
Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, 2002, p. 6.

28 -
Guy Pervillé, «Rey-Goldzeiguer Annie, Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945, de Mers-el-Kébir aux massacres du Nord Constantinois [compte-rendu] , Outre-Mers. Revue d'histoire, n° 362-363, p. 301-394. [lire]
29 -
Sylvie Thénault, «Rey-Goldzeiguer Annie, Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-El-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois [compte-rendu]», Outre-Mers. Revue d'histoire, n° 336-337, p. 419-420. [lire]
30 -
Les Cahiers d'histoire sont le nom porté depuis 1995 par les anciens Cahiers d'histoire de l'institut Maurice Thorez ; Cf. réseau ArcMC. [lire]

31 -
Maurice Genty, «Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1945 : de Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, La Découverte, 2002», in Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, n° 90-91, 2003.[lire
]
32 -
Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, 2002, p. 235.

33 -
Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, 2002, p. 236.

34 -
Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, 2002, p. 237.

35 -
Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, 2002, p. 237-238.

36 -
Il s'agit de Augustin Berque.

37 -
Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, 2002, p. 238.

38 -
«L'histoire coloniale de la France revisitée. À propos de publications récentes», Finn Fuglestad, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 1992, n° 63-64, p. 257-268. [lire]

39 -
«Histoire de la France coloniale [Meyer (Jean), Tarrade (Jean), Rey-Godzeiguer (Annie), Thobie (Jacques) : Histoire de la France coloniale, t. 1, Des origines à 1914 ; Thobie (Jacques), Meynier (Gilbert), Coquery-Vidrovitch (Catherine), Ageron (Charles-Robert) : Histoire de la France coloniale, t. 2, 1914-1990] [note critique]», Daniel Rivet, Outre-Mers. Revue d'histoire, 1992, n° 294, p. 115-125. [lire]

40 -
Il y a une erreur sur le titre ; il s'agit en fait du livre Le royaume impossible : La France et la genèse du monde arabe, Henry Laurens, éd. Armand Colin, 1990.

41 -
Jacques Gadille (1927-2013), notice data.bnf.fr. [lire]

42 -
«La renaissance de l'idée missionnaire en France au début du XIXe siècle», Jean-Claude Baumont, in Les réveils missionnaires en France, du Moyen Âge à nos jours  (XIIe-XXe siècles), actes du colloque de Lyon, 29-31 mai 1980, éd. Beauchesne, 1984. Extraits, p. 201 et suiv. [lire]

43 -
Le titre de ce premier tome est devenu «La conquête» dans l'édition de poche, Pocket, 1996 ; troisième partie, p. 441-781.

 

* Je reprends la matière d'un article que j'ai rédigé pour une encyclopédie en ligne en octobre 2018. Michel Renard

 

Annie Rey-Goldzeiguer, Massiac, sept 2015
Annie Rey-Goldzeiguer recevant une délégation tunisienne,
Massiac (Cantal), octobre 2015 (source)

 

 

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4 octobre 2023

Pierre Vermeren et Julie d'Andurain, L'Empire colonial français en Afrique

Vermeren Empire colonial français en Afrique


L'Empire colonial français en Afrique


Pierre Vermeren, Julie d'Andurain, et alii

 

Présentation de l'éditeur

Cet ouvrage, conforme au programme du Capes et de l'agrégation, permettra aux candidats d'avoir une vision globale de la question, sur ce second âge colonial français.
Les auteurs traiteront la question à travers trois angles : les Afriques coloniales de la France,  les grandes politiques coloniales de la France en Afrique et  l’Empire emporté dans les guerres jusqu’aux indépendances.

Sommaire

Introduction.  «Le second âge colonial français  : ambitions, moyens et déceptions»

A. Les Afriques coloniales de la France
I. La matrice algérienne du second empire colonial français.
Encadrés 1 et 2 : La conférence de Berlin + Un islam colonial 
II. Création AOF et AEF, des colonies sans peuplement
Encadrés 3 et 4  : Faidherbe + le ministère des Colonies. 
III. Les îles et l’océan Indien.
Encadré 5 et 6  : Ranavalona III + la lutte contre l’esclavage
IV. Les protectorats d’AFN.
Encadrés 7, 8 et 9  : Lyautey + Mohammed V + Bourguiba.

B. Les grandes politiques coloniales de la France en Afrique.
V. L’armée d’Afrique, les troupes de marine et la Coloniale.
Encadrés 10, 11 et 12  : Gouraud + Abdelkrim + le lobby colonial.
VI. Le Sahara, conquête, unité, cohérence ?
Encadrés 13 et 14  : Samory Touré + les Méharistes.
VII. École et formation des élites.
Encadré 15  : Les missionnaires et les pères blancs
VIII. Le rôle premier de la marine et de la mer dans les économies coloniales. Encadrés 16, 17 et 18  : La compagnie Paquet + le port de Dakar + Bordeaux
IX. Minorités et peuples impériaux en Afrique  :  Kabyles, Corses, Libanais, Sénégalais.
Encadré 19 : La politique berbère de la France ?

C. L’Empire emporté dans les guerres jusqu’aux indépendances
X. La Première Guerre mondiale
Encadré 20 : Les travailleurs coloniaux en France
XI. La Deuxième Guerre mondiale
Encadrés 21 et 22  : De Gaulle et l’empire colonial + Le corps expéditionnaire en Sicile
XII. AEF et AOF de 1944 à l’indépendance
Encadrés 23 et 24  : Senghor Touré et Houphouët Boigny
XIII. La guerre d’Algérie
Encadrés 25, 26 et 27  : Messali Hadj, Ferhat Abbas, Les accords d’Évian

Conclusion.  L’Empire, projection de puissance d’une France qui s’affaiblit ?

 

Vermeren   d_Andurain

 

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9 février 2023

Secours de France, au service des oubliés de l'histoire

Secours de France 60 ans

 

Secours de France

au service des oubliés de l'histoire

 

Le Secours de France a été créé en août 1961 pour faire face aux tragédies causées par la fin de l'Algérie française.
Grâce au dévouement sans faille de sa fondatrice Clara Lanzi, ses soutiens et donateurs ont très concrètement aidé des milliers de personnes : familles des militaires emprisonnés ou en fuite, pieds-noirs devant se reconstruire un avenir en métropole, prisonniers pour cause d'activités "subversives" et surtout Harkis rapatriés grâce à leurs officiers, mais parqués en France dans des conditions indignes.

Au fil des années, le Secours de France a adapté ses actions aux exigences complémentaires que les circonstances faisaient apparaître. Ses trois missions actuelles, venir en aide aux oubliés de l'histoire, préparer l'avenir et rétablir la vérité, lui permettent de contribuer, modestement mais efficicacement, à ce qui constitue depuis l'origine le cœur de son engaement : la défense de notre patrie et de la civilisation chrétienne qui l'a façonnée.

C'est parce que ces missions sont jugées d'une évidente actualité par des donateurs qui se sont renouvelés et accrus que, soixante ans après sa création pour répondre à un drame ponctuel de notre histoire, le Secours de France continue d'exister.

Ce livre permettra à ses lecteurs de comprendre pourquoi.

Secours de France 60 ans

Secours de France Roger et Daniel

 

Secours de France
29, rue de Sablonville
92200 - Neuilly-sur-Seine
https://www.secoursdefrance.com/

logo4_SDF

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31 janvier 2023

le dernier livre de Sylvie Thénault sur Amédée Froger (Jean Monneret)

Amédée Froger 1955
Amédée Froger, 1955

 

Première Partie

le dernier livre de Sylvie Thénault 

Jean MONNERET 

 

Sylvie Thénault a fait paraître  un nouveau livre (1), fruit d’un gros effort de documentation et d’analyse. Elle veut éclairer un double évènement historique : l’assassinat d’Amédée Froger, Président de la Fédération des Maires d’Algérie et ses obsèques qui furent l’occasion d’une vaste manifestation des Algérois, le 29 décembre 1956.

Plusieurs milliers d’entre eux suivirent, à pied, son cercueil depuis le haut de la rue Michelet jusqu’au cimetière de Saint-Eugène, à l’autre bout de la ville.

Cet enterrement fut malheureusement accompagné de regrettables exactions aveugles contre des passants musulmans, commises par une faible, mais bien nuisible, minorité d’égarés. L’immense majorité du cortège garda une attitude digne et manifesta sa réprobation à cet égard.

L’historienne part de ces journées tragiques pour tracer un portrait à charge d’Amédée Froger. De plus, et sans surprise, elle rattache les exactions commises contre des musulmans à un racisme colonial, imprégnant, selon elle, les mœurs et les institutions de l’Algérie, à l’époque française.

analyses partiales

Malgré le déploiement minutieux de références bibliographiques et documentaires, (elle va jusqu’à étudier l’urbanisme dans l’Algérie de 1956), ses analyses sont à nos yeux, décevantes. Elles semblent partiales et mènent à des conclusions stéréotypées bien entendu conformes à son anticolonialisme revendiqué. Certains chercheurs ne trouvent que ce qu’ils ont envie de trouver.

Dans ce premier article, nous nous bornerons à étudier la méthode de l’auteure. Nous aborderons ultérieurement le contenu central de son livre. 

Née à la fin des années 1960, Sylvie Thénault n’a pas connu la société qu’elle prétend décrire. Certes, l’historien doit souvent étudier un univers et une époque qu’il n’a pas connus ; ceci n’est pas un obstacle à des analyses valables. Il reste néanmoins très difficile de restituer les mentalités voire l’esprit d’un temps révolu.

L’abondance comme la qualité des documents et des témoignages utilisés peut pallier cette difficulté. C’est clairement ce qu’a voulu faire l’auteure. Mais à trop vouloir prouver…

Ainsi notre historienne semble mal interpréter la distinction opérée alors entre les européens et la population indigène d’Algérie couramment appelée les musulmans. De sorte que ces derniers deviennent sous sa plume : les «dits musulmans»

Elle va jusqu’à écrire ceci : «Les huit millions d’Algériens» (sont) officiellement appelés musulmans, dans le but de leur dénier le droit à la nation qu’ils réclament» (2).

Madame Thénault formule là une sienne conception préconçue et préétablie, bien assortie à son anticolonialisme de principe mais que l’on peut tenir pour inexacte (3).

Outre qu’il est plus que discutable d’imaginer qu’en ce temps-là huit millions d’Algériens réclamaient une nation, il est archiconnu que les autochtones algériens n’étaient pas «appelés musulmans ou dits tels» Ils se désignaient ainsi eux-mêmes, non sans fierté parfois.

 

Tribunal du cadi, Ouargla
Ouargla, place du Bureau arabe et Tribunal du cadi

 

contre-sens anachronique

Le laïcisme de l’auteure se conjugue ici à une appréciation contestable de l’état d’esprit de la population autochtone pour produire un parfait contresens. Elle oublie en effet que la majorité des habitants de souche nord-africaine, comme on le disait parfois, avait effectivement un statut juridique découlant du droit coranique.

Ainsi existait-il des tribunaux musulmans, les mahakam, des avoués musulmans, les oukla et des avocats, les bogadawat ou muhamiyin. Les uns et les autres étaient chargés de régler les contentieux et de protéger les biens et les droits des personnes selon les codes et la jurisprudence coraniques. Y voir aujourd’hui une discrimination est un pur non-sens. La masse de la population concernée ne voulait, ni ne pouvait être régie par des principes autres. Le système avait donc pour objectif fondamental de respecter son identité.

Ceci est difficile à comprendre pour certains Français formatés par le jacobinisme centralisateur et uniformisateur. Localement, la nécessité de ce double système paraissait aller de soi. Certes, rétrospectivement, il paraîtra discutable aux partisans de la République une et indivisible. Ceci appelle deux remarques :

Premièrement, le régime républicain ne fut vraiment instauré en Algérie qu’à partir de 1870 (4). Le statut de droit local musulman fut donc un héritage des régimes monarchiques précédents et de l’Empire, lesquels ne voyaient nullement en les musulmans des citoyens français potentiels. On sait même que Napoléon III nourrit longtemps un projet de Royaume Arabe.

Deuxièmement et surtout, la IIIe République et ses chefs les plus prestigieux, Jules Ferry, Gambetta, Jules Cambon, Jules Favre, Adolphe Crémieux, Jules Simon, Ernest Picard, Herriot plus tard et tant d’autres s’accommodèrent parfaitement de ce système.

Toutes ces grandes pointures républicaines ne s’y opposèrent pas. À eux comme à d’autres, l’accession de la masse musulmane à la pleine citoyenneté paraissait devoir être le fruit d’une longue évolution. Qui leur fera un procès en manque de républicanisme ? Qui les chargera de racisme et de discrimination ?

Encore faut-il rappeler qu’après la Grande Guerre, d’importantes réformes furent accomplies en matière de citoyenneté musulmane. Clémenceau et Georges Leygues rendirent possible, par une loi de 1919, l’accession de certains musulmans à la pleine citoyenneté française.

En sorte que malgré l’échec du projet Blum-Viollette en 1937 mais grâce à l’ordonnance de 1944 et même, en partie, grâce au Statut de 1947, l’Algérie de 1956 comptait un nombre non négligeable de musulmans jouissant, par décret mais aussi par choix personnel, de la pleine citoyenneté. Ils n’étaient pas régis par le droit coranique mais par le strict droit commun français.

L’ironie de l’Histoire est que plusieurs chefs indépendantistes eux-mêmes, entraient dans cette catégorie. Personne n’en parle bien entendu.

Aujourd’hui, avec le recul, on peut estimer que de solides réformes eussent été nécessaires que cette société a trop tardé à réaliser, quand elle ne les a pas repoussées.

Cette erreur a été payée au prix fort. Par des gens qui n’en étaient pas responsables.

Il est bien sûr facile à présent de crier à la discrimination et de dénoncer un «racisme institutionnel». Mais cela reste, historiquement parlant, très hasardeux et mériterait, au minimum, de sérieuses nuances. 

une société incomprise par Sylvie Thénault

D’autres considérations, égrenées tout au long du livre appellent des réfutations. Madame Thénault comprend mal cette société qu’elle ramène constamment à ses vues réductrices et à son anticolonialisme assumé.

Prenons un exemple. Page 35, elle évoque divers témoignages archivés relatifs au meurtre d’Amédée Froger. Voici ce qu’elle écrit : «Dans cette Algérie où la possession des armes semble banale (chez les Européens), un jeune contrôleur des Contributions se saisit du pistolet automatique qu’il doit porter constamment en raison de ses "fonctions»". On notera les guillemets à ce dernier mot. De toute évidence, Sylvie Thénault ne comprend pas qu’un contrôleur, exerçant ce métier, porte une arme.

Peut-être croit-elle que dans l’Algérie d’alors ces fonctionnaires exigeaient taxes et impôts l’arme au poing. D’autres penseront plus généralement que les Pieds-Noirs sont armés pour soumettre les Algériens musulmans à leur domination. Certes l’historienne n’écrit pas cela mais ses remarques à la volée peuvent avoir cette portée.

Elle oublie simplement qu’en décembre 1956, beaucoup de Pieds-Noirs sont armés car, le 20 juin précédant, le FLN a ordonné à ses commandos dans la capitale d’abattre tout européen entre 18 et 54 ans. Chaque Pied-Noir sait donc qu’il est une cible. Tous n’ont pas l’intention de se laisser tuer.

D’où viennent ces armes plus ou moins abondantes ? Elles sont un résidu de la Seconde Guerre mondiale. La génération de nos pères a été surmobilisée à partir de 1942 (5) pour débarquer en Europe et y écraser le national-socialisme et le fascisme. En 1956, presque tous les hommes de cette génération sont des anciens combattants. Beaucoup ont gardé des armes et elles circulent. L’auteure semble tout ignorer de cela.

D’autres points caractéristiques appellent des réserves.

Madame Thénault dresse d’Amédée Froger un portrait sans aménité, peu surprenant de sa part.

Froger, 1937
L'Écho d'Alger, 25 septembre 1937

un portrait d'Amédée Froger

Dans sa jeunesse, il fut dreyfusard. Il n’a pas été vichyste. Attentiste au début tout au plus, il s’est opposé ensuite à Darlan. Ceci ne l’empêche pas d’être sévèrement épinglé, pour tout ce qui concerne Boufarik et la Fédération des Maires d’Algérie.

Encore une chose que l’auteure ne cherche guère à comprendre. Les hommes de ce temps croyaient à la France et à l’Empire. Pour eux, sans l’Empire, la France serait devenue une puissance moyenne voire très moyenne. Aujourd’hui ceci paraît dépassé. Encore que...

Froger était de ceux qui voyaient en l’Empire français un moyen de résister à la domination germanique. Pour cela, à leur niveau, ils agissaient, au jour le jour, pour que la Patrie conserve ses avantages et son influence en Algérie, en Afrique et ailleurs.

Il est donc Radical comme nombre de ses contemporains. Sans être franc-maçon précise sa famille (6). Chose inhabituelle dans le milieu politique algérien où les attaches maçonniques étaient plus que courantes.

Entré en politique dès 1925, Froger est perçu comme un «ancien». Il est respecté, une haute personnalité qui a reçu le Président de la République en 1930, Vincent Auriol plus tard, De Gaulle à l’époque du RPF et Mitterrand en 1954 .

Madame Thénault détaille avec une relative objectivité ses activités, qui ne sont pas toutes politiques, et, s’étendent largement au champ économique et social.

Maire de Boufarik, Froger et sa municipalité célèbrent le «génie colonisteur» français à propos du défrichement de la Mitidja et de l’assèchement des marécages putrides qui en faisaient un lieu dangereusement insalubre. Un vaste monument de 45m de long exalte cet exploit.

Naturellement, ceci n’impressionne pas du tout notre historienne qui écrit que «la réussite agricole coloniale est entachée d’illégitimité par la spoliation originelle» (7).

Elle conteste en outre à Froger le droit d’être appelé Président des Maires d’Algérie. Il ne l’était en effet qu’à tour de rôle ; la centralisation algéroise jouant en sa faveur. Il n’y a pas là de quoi fouetter un chat mais l’auteure tient ce point pour important. Elle juge que Froger était l’objet d’un culte de la personnalité à bas bruit. Il est servi par une stratégie de communication bien organisée par ses soins. «Méthodiquement», précise-t-elle.

Assez curieusement, elle pense en trouver la preuve dans un fait précis mais qui paraît pourtant fort mince. Pensez donc : un témoin algérien de cette époque, interrogé en 2015 à une émission de la radio algérienne, parle de Froger comme du Président de la Fédération des Maires d’Algérie. En français ! Alors qu’il est arabophone ! Ça alors ! Que voilà un argument solide !

J’ignore quelle connaissance a Mme Thénault de l’arabe dialectal algérien, la Darja Dziria (8) mais chacun sait qu’il regorge de mots et d’expressions françaises parfois déformées.

(Dans un second article nous reviendrons sur le meurtre d’Amédée Froger).

Jean Monneret

assassin du président Froger

 

1 - Cet ouvrage porte un titre affligeant : Les Ratonnades d’Alger, 1956 (éd du Seuil, février 2022). Personnellement, je me refuse à utiliser ce terme ignoble désignant des actes ignobles. Je ne contribuerai pas à le populariser et j’invite tout un chacun à en faire autant.
2 - Op. cit., p. 30
3 - On ne comprend pas la guerre d’Algérie si l’on imagine l’ensemble du peuple algérien derrière les indépendantistes.
4 - Si l’on excepte la brève parenthèse de 1848.
5 - 170 000 européens d’Algérie et du Maroc ont combattu aux côtés des Alliés. Pourcentage considérable pour une population d’environ 1 500 000 personnes.
6 - Émilie Chartier, Mémoire de Maîtrise à Paris IV Sorbonne, dir. Jacques Frémeaux.
7 - Op. cit. p. 60. Il y aurait beaucoup à dire sur ce raccourci.
8Et oui, de nos jours encore, un train se dit chmindifir et pas forcément qitar, une gare langar et pas mahatta, un hôpital sbitar et pas mustaschfa. Aujourd’hui encore encore, on entendra semana pour semaine conjointement avec usbu’, ou familia  concurremment avec ayla. On pourrait multiplier les exemples.
  

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22 février 2023

les films «ALN à Oran» et «arrestation pillards par l'ALN», Jean-François PAYA

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commentaires sur les films «ALN à Oran»

et «arrestation pillards par l'ALN»

Jean-François PAYA

 

Ci-joint deux films «ALN à Oran» et «arrestation de pillards par l'ALN».

L'ALN vient d’entrer le dimanche 8 juillet 1962 en Oranie. Vous remarquerez les camions privés réquisitionnés dans le secteur Tlemcen, Témouchent où je me trouvais en disponibilité depuis plusieurs semaines pour tester officieusement les positions de l’ALN Oujda sur base de Mers-el-Kebir pour la Marine Nationale.
Il s’agit donc d’un donc d'un billard à 3 bandes entre OAS/FLN et militaires français.

Je confirme être entré à Oran le dimanche 8 juillet avec mission du sous-préfet français toujours en poste pour rechercher 2 amis instituteurs disparus le 5 juillet (pas retrouvés !).

* Pour la répression des «émeutiers», c’est un simulacre de sanction. On a revu des individus libres ensuite se pavaner dont le fameux Attou chef FLN (prime deux bijouteries considérés comme «biens vacants»).

Sur le lieu ferme «pont St-Albain" près d’Oran on y voit le capitaine Bakhti (frère de Nemiche, surveillant général au lycée Ardaillon) bien connu, qui fait l'article (taqîya) aux journalistes !

Jean-François PAYA

- film «Avec l'ALN à Oran»

- film «Arrestation de pillards par l'ALN»

 

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22 avril 2021

Des usages des mots colonialisme...

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Des usages des mots colonialisme,

colonisation, crimes de guerre, génocide, crimes contre l’humanité

Marc MICHEL

 

L’expression crime contre l’humanité, on le sait, a été employée à propos de la colonisation en Algérie par la plus haute autorité morale et politique française, le président Macron « Je ne parlais pas seulement de l’Algérie » ajoutait-il et il invitait à prolonger la réflexion : «Le débat engagé est utile[1]. Ainsi en est-il des expressions crimes contre l’humanité et génocide ; si cette dernière relève bien entendu du crime contre l’humanité, toutes deux ont un poids d’une gravité telle que leur emploi dans le vocabulaire courant concernant l’histoire coloniale mérite réflexion.

Des qualifications juridiques en constante évolution

À Nuremberg en 1945, le crime contre l’humanité fut défini ainsi : « une violation délibérée et ignominieuse des droits fondamentaux d'un individu ou d'un groupe d'individus, inspirée par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux. »1 Déjà le juridique et le moral interféraient avec la qualification de violation « délibérée et ignominieuse » et recouvrait alors « l'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain inspirés par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux et organisés en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile ».

Par la suite, et surtout depuis la création de la Cour pénale internationale (1998), la jurisprudence a énuméré toute une panoplie d’actes constituant des chefs d’inculpation au titre de crimes contre l’humanité : l’apartheid, la déportation des populations civiles, le meurtre, la torture, le viol et l’esclavage sexuel, la disparition des personnes, la persécution, les actes «inhumains» contre les gens.

A-t-on établi alors une distinction avec les crimes de guerre ? Celui-ci, en fait, avait déjà un long passé de débats fondés sur la notion d’atteinte aux « lois de la guerre » telles qu’elles furent peu à peu définies par des conventions internationales conclues à Genève[2]. Mais, à Nuremberg, la définition du crime de guerre par rapport au crime contre l’humanité ne fut pas vraiment éclaircie, l’un et l’autre étant en quelque sorte confondus. Il s’agissait de juger des criminels nazis et leurs complices et le crime de guerre fut considéré comme un crime contre l’humanité , si l’on en juge par sa définition :  «Assassinat, mauvais traitements ou déportation pour des travaux forcés, ou pour tout autre but, des populations civiles dans les territoires occupés, assassinat ou mauvais traitements des prisonniers de guerre ou des personnes en mer, exécution des otages, pillages de biens publics ou privés, destruction sans motif des villes et des villages, ou dévastation qui ne justifient pas les exigences militaires.»

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Par la suite, il a été progressivement établi des distinctions fondamentales entre des crimes relevant de la morale internationale. Les crimes contre l’humanité avaient été déclarés imprescriptibles en tant que violations délibérées des droits des personnes dans le cadre d’un plan concerté ; les crimes de guerre ne répondaient pas nécessairement à une intention délibérée , ni  à un plan concerté, et furent déclarés prescriptibles, selon les droits internes des Nations.

Reste que l’étendue de la qualification de crime contre l’humanité resta longtemps assez imprécise. Nombre de juristes, organisations ou partis se sont interrogés sur le concept, les uns pour le préciser, les autres pour s’en servir…Les controverses remontent à l’élaboration même du concept «humanité» au XIXe siècle.

Les précisions de Pierre Truche

La nécessité d’une plus grande précision juridique a été lentement renforcée. L’on s’accorde à souligner que les événements qui ont marqués dramatiquement l’éclatement de l’ex-Yougoslavie ont joué un rôle considérable avec la création du Tribunal spécial pénal pour l’ex-Yougoslavie en 1991, puis le Rwanda en 1994. En France, le législateur tint compte de cette évolution dans l’élaboration d’un Nouveau Code pénal [3]. Répondant à une interview du magazine l’Histoire, quelques mois auparavant, le magistrat Pierre Truche précisait ce qu’il fallait entendre par crime contre l’humanité[4].

Selon cet éminent juriste, quatre séries de crimes répondaient à la définition : le génocide, la déportation, l’esclavage, les enlèvements, les tortures, l’entente pour commettre ces crimes et aussi les crimes contre l’humanité commis en temps de guerre sur des combattants lorsque ces crimes «sont exécutés massivement et systématiquement». À la question sur la différence entre ces derniers et les crimes de guerre, il précisait «c’est l’existence ou non d’un plan concerté préalable qui fait cette différence. Et, précisait-il, la conséquence de cette distinction est importante : le premier crime (de guerre) sera prescrit après un délai de dix ans, le second est imprescriptible».

Un élément fondamental de la charge pour crime contre l’humanité est son imprescriptibilité prononcée dès le procès Nuremberg cela impliquait donc au départ la reconnaissance d’une subordination du droit interne au droit externe (dit «principe de compétence universelle»). En France, dès 1964, la loi a inscrit le crime contre l’humanité dans le code pénal en 1964 puis en 1994 (Nouveau code pénal) et a déclaré ce crime imprescriptible par sa nature et on a souvent souligné qu’il s’agit du seul crime également imprescriptible en droit français.

 

Le statut de Rome

Au niveau international, ce principe a été énoncé solennellement dans le Statut de Rome fondant la Cour Permanente internationale en 1998 et lui accordant une compétence universelle en matière d’inculpation et de jugement pour crime contre l’humanité « lorsqu'il est commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque » (article 7).

Telle quelle, la définition était encore assez vague et discutable, permettant des interprétations et comportant un risque de prolifération d’accusations ; aussi la liste des crimes contre l’humanité était-elle établie de façon détaillée et la distinction avec les crimes de guerre était-elle soulignée (article 8). Le Statut ajoutait un nouveau chef d’inculpation possible, le crime d’agression (article 8 bis) commis en violation de la Charte des Nations Unies ; cela visait, évidemment les attaques d’un État par un autre, mais aussi l’envoi de mercenaires ou l’usage de bases arrière, par exemple. Surtout, il était précisé que la Cour internationale n’avait de compétence qu'à l'égard des crimes « commis après l'entrée en vigueur du présent Statut » (article 11) , ce qui écartait en principe le risque de rétroactivité. Trente-huit États sur 193 siégeant à l’ONU en 1998, n’ont pas signé le Statut de Rome ; parmi les États non-signataires, se trouvent les États-Unis et la Chine. La France a signé ; mais dans la pratique des restrictions y ont été apportées par la jurisprudence.

La question des personnes visées par les incriminations été sujette à controverses. En 1945, il s’agissait de juger «Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté ou d’un complot pour commettre l’un quelconque des crimes ci-dessus définis sont responsables de tous les actes accomplis par toutes personnes en exécution de ce plan.»

À la suite de la création de la CPI, les inculpations ont concerné des personnes ayant commis des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité contre lesquels ont été émis des mandats d’arrêt internationaux pour des actes commis depuis la création de la Cour mais les pays se sont réservé le droit de juger des personnes pour des actes ne relevant pas de la CPI. En effet, le principe d’imprescriptibilité a souffert des exceptions rendues possibles par les lois, en particulier par la loi du 23 juillet 1968 posant en principe l’amnistie de «toutes les infractions sans exception qui ont pu être commises en relation avec les évènements d'Algérie[5]

La jurisprudence s’est précisée à l’occasion de grands procès ; Barbie, Touvier, Papon. Les lois mémorielles[6] n’ont pas simplifié la question, suscitant des débats passionnés dans l’opinion mais aussi parmi les juristes et les historiens. Certains juristes estimèrent qu’en instituant de nouveaux délits pour apologie du crime contre l’humanité, du moins la loi dite «loi Gayssot», et la loi dite «loi Taubira» elles instituaient des délits mal définis larges et participaient d’une logique communautaire porteuse de concurrence victimaire[7]. Quant aux les historiens ils se partagèrent entre ceux qui soutinrent que l’historien a des «comptes à rendre» et ceux qui y voyaient des atteintes à la liberté de la recherche. En 2008, dans souci d’apaisement, il a été proposé qu’on ne vote pas d’autres lois de ce genre, mais que les lois déjà adoptées, restassent toujours en vigueur.

Il n’empêche que les juristes ne cessèrent de s’interroger ; en 2003, Nicole Dreyfus, avocate réputée pour sa défense des militants algériens, s’élevait contre une jurisprudence française qui depuis Nuremberg n’avait retenu «sous la qualification de crime contre l’humanité que les actes commis par les puissances de l’Axe ou par leurs complices » et relevait une contradiction dans la loi d'amnistie de 1968 : « Le problème qui se pose ici de façon très claire, que confirme la jurisprudence à ce jour est le suivant : tous les crimes, quelque soient leur nature et leur gravité, sont couverts, par les lois d’amnistie qui s’appliquent donc à toute espèce d’infraction avant leur promulgation et qui signifie que cela vaut aussi pour les crimes contre l’humanité[8]

Au total, on pourrait soutenir qu’en France, si l’identification pour crime de guerre a été finalement définie, l’inculpation pour crime contre l’humanité et ses corollaires, en particulier le génocide, n’est pas clairement limitée ni recevable et que l’accusation renvoie à un registre politique et moral, plutôt que juridique.

 

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difficile d'identifier cette photo... (Congo)

 

De l’applicabilité des concepts à la colonisation européenne de l’Afrique

Si l’on se base sur les chefs d’inculpation pour crime contre l’humanité, l’accusation de génocide ne tient guère bien qu’elle été ait été souvent portée par des militants ou des intellectuels anticolonialistes à propos de l’Algérie, du Kenya ou du Cameroun. Plus généralement, ouvertement ou par extension, elle l’a été à propos du processus de la colonisation européenne en Afrique.

À ce sujet, les débats n’ont pas cessé. Parmi les accusations, celle de génocide, fut reprise officiellement par des États décolonisés, en particulier l’Algérie[9] et par de nombreux intellectuels des «pays du Sud» ; plus récemment, elle l’a été par le président de la Turquie[10].

Au détriment d’une définition juridique précise d’un tel crime qui, on l’a vu, suppose un programme d’extermination et son application systématique par un État dominant.  Quoi qu’il en soit, pour les accusateurs, qu’un tel projet ait existé ou pas, le résultat est le même et surtout, l’intention prêtée au dominant, les procédés employés l’entreprise coloniale relève quand même de l’accusation de génocide.  Et même si elle répondait en fait à des phénomènes contradictoires :  l’extermination de l’adversaire infériorisé et/ou système d’exploitation sans limite des colonisés, transformés en simple force de travail qu’il faudrait renouveler en la protégeant.

Mais ce qui est en cause est moins l’accusation de génocide, visiblement émise à des fins de propagande, que le lien entre colonisation, colonialisme et totalitarisme qui permettrait de qualifier de crimes contre l’humanité l’histoire coloniale de la France. Pourtant, sans aller jusqu’à l’accusation de génocide, des autorités intellectuelles ou idéologiques et des conférences internationales ont souvent souligné une sorte de continuum entre la colonisation et les systèmes totalitaires mis en place par des idéologies, nazisme et du stalinisme au XXème siècle.

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Le procès contre la colonisation européenne fut au centre de nombreuses publications ; deux d’entre elles prétendirent apporter des preuves Le Livre noir du colonialisme sous la direction de Marc Ferro en 2003[11] et le livre au titre limpide Coloniser, Exterminer d’Olivier Le Cour Grandmaison, en 2005[12]. Bien qu’une distinction soit faite entre colonisation et colonialisme, le premier terme ouvrant un volet sur la variété des expériences pratiques du colonialisme, le second mettant à jour dans la colonisation, l’idéologie d’un système de domination. Un amalgame fut effectué entre colonialisme, colonisation, crimes contre l’humanité et système totalitaire dont la Conférence de Durban en 1996 a été l’expression a plus spectaculaire[13]

Sans aucun doute, les organisateurs de cette conférence, et par la suite, les auteurs du Livre noir ignoraient qu’on s’était déjà interrogé sur la pertinence des mots employés pour qualifier ce que les socialistes français de l’Entre-deux-Guerres en France avaient appelé «le fait colonial» et qu’ils avaient déjà fait l’objet d’une analyse fouillée par l’historien Henri Brunschwig au moment même de la décolonisation [14]. Mais Le livre noir entendait aller plus loin et démontrer par des analyses de cas, le caractère unique et intrinsèquement raciste et totalitaire de la colonisation européenne[15].

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Une critique radicale de l’amalgame qu’a constitué le Livre noir a été immédiatement portée par d’autres historiens[16]. Plus systématiquement, la démolition de la thèse d’un crime relevant de l’accusation de crime contre l’humanité délibéré et d’un génocide organisé a été formulée à l’époque par Daniel Lefeuvre dans un livre très fortement articulé à propos de l’Algérie[17].

Plus généralement, les critiques firent valoir, outre l’inégale valeur des communications présentées dans le Livre noir, un certain nombre d’arguments a contrario : la diversité des situations concrètes, la variabilité dans le temps, l'imputation exclusive de crimes contre l’humanité à l’Europe, l’irréductibilité même d’un concept idéologique emprunté à Hannah Arendt à propos du nazisme et élargi au phénomène colonial européen en Afrique dans son ensemble. Non sans relever un paradoxe souligné par la célèbre philosophe elle-même :

« À la différence des Britanniques et de toutes les autres nations européennes, les Français ont réellement essayé, dans un passé récent, de combiner le jus et l’imperium, et de bâtir un empire dans la tradition de la Rome antique. … ils ont eu le désir d’assimiler leurs colonies dans le corps national en traitant les peuples conquis à la fois … en frères et en sujets. »

Il est vrai que la célèbre philosophe ajouta « qu’au mépris de toutes les théories, l’Empire français était en réalité construit en fonction de la défense nationale, et que les colonies étaient considérées comme des terres à soldats susceptibles de fournir une force noire capable de protéger les habitants de la France contre leur ennemi de leur nation. »[18]

Dans la mesure où la colonisation est en soi un rapport de domination, ce lien peut être examiné à travers quelques traits majeurs : les méthodes employées pour établir la domination, la mise en place d’un mécanisme menant inéluctablement au totalitarisme, l’infériorisation systématique de l’Autre réduit à une catégorie humaine rabaissée et racialisée.  Appliqué à la domination coloniale en Afrique, les choses ne sont évidemment pas aussi simples et nous avons nous-mêmes, tenté de démontrer cette complexité au cours du processus de mise en place de la domination[19].

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On distinguera par commodité les occasions paradigmatiques de confrontation où la problématique peut se poser dans les guerres de conquête et d’établissement de la domination coloniale. La question a déjà été traitée par Jacques Frémeaux dans sa grande synthèse sur les guerres coloniales au XIXème siècle ; beaucoup de commentaires se sont focalisés par les guerres de la première moitié du siècle en Asie, les guerres indiennes, en Russie (Caucase) et en Amérique (conquête de l’Ouest)[20] . On y apportant quelques observations concernant plus spécifiquement l’Afrique subsaharienne.

les caractéristiques communes des guerres coloniales

Ces guerres présentèrent des caractéristiques communes.

- En Afrique sub-saharienne, les guerres de conquête se déroulèrent presque toutes durant les deux dernières décennies du XIXe siècle. Elles furent relativement courtes, sauf exceptions, parce qu’elles opposèrent des adversaires aux moyens inégaux d’armement, de réserves et de continuité, qu’elles furent fondées sur la dyssimétrie des moyens, comme l’a fait observer Jacques Frémeaux. À ce sujet, on peut remarquer que les grandes «hégémonies» africaines s’écroulèrent en quelques années : Ahmadou, Samory, Rabah, confédération achanti, royaume d’Abomey etc., en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale, Mahdistes sur le Nil, Tippo Tib dans les régions du Haut-Congo et même bien auparavant l’empire zoulou de Chaka en Afrique du Sud, malgré des succès parfois spectaculaires mais ponctuels.
Toutefois, on a pu souvent observer que les résistances des sociétés «sans État» furent beaucoup plus homogènes que celles des grands États et souvent plus acharnées ; en Côte d’Ivoire toute une partie du pays n’a été réduit à l’obéissance qu’en 1915, après plus de vingt ans d’opérations successives pudiquement qualifiées de «pacification». Ces opérations, ressemblant plus au pire à des opérations de police, au mieux, si l’on peut dire, à la «petite guerre» qu’à de véritables expéditions coloniales rapportaient moins de gloire aux conquérants que la «colonne» et la «bataille», et supposaient la répétition et une installation progressive selon la théorie définie par Gallieni, de la «tâche d’huile», toute opération supposant l’installation d’un marché et d’un centre de décision politique, militaire ou civil[21].
Elles n’en étaient pas moins meurtrières et parfois vaines faute de persévérance e de moyens suffisants du côté des conquérants pour consolider « définitivement » leur conquête. L’exemple de l’Angola est souvent cité ; les Portugais se heurtèrent à des résistances tellement persistantes et jamais complétement réduites, qu’ils furent obligés de mener des opérations de police pendant presque toute leur période de domination, traduisant ainsi la faiblesse de celle-ci...[22]

-  Elles furent, évidemment, l’occasion de «crimes de guerre» et, à ce titre, de «crimes contre l’humanité»: prises d’otages ; fusillades ; répressions brutales ; exécutions sommaires de combattants et de civils; déportation de groupes humains… Ces crimes ne furent d’ailleurs pas l’apanage des conquérants ; des crimes aussi odieux furent commis aussi par les conquis.

On les en excuse souvent en se réfugiant derrière l’argument anthropologique ; non seulement ils faisaient partie leurs modes de guerre ancestraux, des rites, mais, ceux qui les pratiquaient ignoraient bien évidemment les conventions internationales (en réalité européennes) sur les «lois de la guerre», existantes depuis la fin du XIXème siècle ; enfin, la guerre était pour eux une affaire qui engageait l’ensemble du groupe humain ; la distinction entre «civils » et « miliaires», guerriers et non-guerriers, hommes et femmes dans le combat n’avait guère de sens[23].
Avec cependant une différence fondamentale qu’on mettra à la charge des conquérants : les responsables occidentaux savaient qu’ils commettaient des crimes de guerre car ils en avaient déjà la notion. Un épisode de la fameuse Mission Marchand, « mission » qui faillit conduire à une guerre entre Français et Britanniques, est illustratif à cet égard ; en octobre 1896, aux prises avec une révolte des locaux sur la « route des caravanes » entre la côte et Brazzaville, le capitaine Baratier, adjoint de Marchand recourut à un mode de répression particulièrement brutal pratiqué par Bugeaud en Algérie pendant la guerre contre Abd el-Kader, mais réprouvée depuis, consistant à enfumer l‘adversaire dans une grotte. Pour se justifier, il avança un argument inadmissible aujourd’hui : « Nous serons peut-être accusés par les philanthropes du Parlement, d’être des sauvages, des barbares, mais pouvions-nous faire autrement ? Reculer devant ce moyen, terrible j’en conviens, c’était reconnaître notre impuissance devant le grand féticheur, c’était lui donner une telle force que tout le pays pouvait se soulever.»[24] Remarquons tout de même qu’il y avait là la reconnaissance implicite d’un procédé d’exception parce qu’il imposait l’obéissance par la terreur, et, au moins, le signe d’une mauvaise conscience que les régimes totalitaires ont, eux, toujours ignorée.

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Tribunal de La Haye

L’accusation de génocide colonial ne pourrait tenir devant un tribunal

Pour autant, si l’accusation de génocide colonial ne pourrait tenir devant un tribunal comme celui de La Haye, à supposer qu’il eût existé, il y eut bien une exception dans la conquête de l’Afrique par les Européens à la fin du XIXème siècle : celle dans le cas des Hereros et des Namas du Sud-ouest africain. Dans ce cas, un ordre d’extermination fut bien donné et exécuté (on estime que 80% de la population Hereros et Namas disparut entre 1904 et 1908). L’opinion internationale s’en émut d’ailleurs, comme elle s’émut des atrocités du Congo léopoldien, et la porta assez injustement au procès contre l’Allemagne à l’issue de la Première Guerre mondiale afin de la priver de ses colonies.

- Les guerres mirent en présence des impérialismes d’inégale puissance, africains et européens, «blancs» ou «noirs». En réalité, ils furent conduits en fonction d’alliances locales où chacun trouvait ou croyait trouver son compte... En ce sens, celles-ci  alimentèrent les rivalités entre les populations ; dans la conquête française de l’Afrique de l’ouest par exemple, Bambaras alliés aux Français contre les Toucouleurs d’El Hadj Omar et de son fils Ahmadou, à la fin du XIXe siècle.

Mais elles ne créèrent pas et furent caractérisées par l’ambiguïtés des comportements personnels, dix des quatorze enfants de Samory s’engagèrent dans l’armée française, Aguibou, le propre frère d’Ahmadou fit alliance avec Français de Borgnis-Desbordes ; beaucoup d’ex-sofas (guerriers professionnels) démobilisés passèrent dans le camp des Français... On pourrait multiplier les exemples souligner aussi la propension des élites adversaires à choisir le camp le plus fort – et réciproquement – comme le montre aussi les accommodements entre les élites musulmanes du Nord de l’ancienne Nigéria, au Sokoto, prônés par le fameux Lugard [25].

- Elles furent meurtrières, certes, et des auteurs avancent des données laissant supposer un dépeuplement massif causées par ces conquêtes. Catherine Coquery-Vidrovitch dans le Livre noir fait état d’une baisse de la population de l’Afrique noire au temps de la conquête entre 1880 et 1920 du tiers à la moitié, surtout en Afrique centrale et en Afrique orientale[26].

En réalité, si aucune évaluation qui reposerait sur des bases statistiques sérieuses ne peut être établie, il est certain qu’un recul considérable a existé consécutif aux conquête, engendré sans doute moins par les affrontements directs que par leurs effets indirects. On doit en effet tenir compte de la tendance des officiers européens à exagérer les pertes de «l’ennemi» pour mieux se faire valoir, et que les pertes des Africains, du moins celles qui pouvaient être évaluées, furent disproportionnées par rapport aux pertes occidentales.

Bien sûr, il ne faut pas limiter ces pertes aux pertes dans les combats et tenir compte de la désorganisation des productions et des échanges, de la diffusion de maladies (encore que beaucoup d’entre elles aient été endémiques), des réquisitions de produits et surtout d’hommes pour le portage qui fut une vraie malédiction pour l’Afrique.

Un exemple, encore emprunté à la légendaire Mission Marchand au cours de son passage dans les «sultanats» de l’Ouellé, elle eut besoin de milliers de porteurs ; ils lui furent fourni par les potentats locaux qui armaient des milliers de soldats et d’auxiliaires pour razzier des esclaves jusqu’au Bahr el Ghazal où d’ailleurs ils rencontraient la concurrence des marchands arabes du Soudan ; si l’on cumule les demandes européennes pour la conquête et les guerres endémiques, il n’est pas difficile de comprendre la quasi-disparition de certains groupes humains et le dépeuplement parfois le dépeuplement parfois la quasi-disparition de certains groupes humains. Les razzias opérées par les potentats africains eux-mêmes, l’ex-marchand d’esclaves Rabah, fondateur d’un empire esclavagiste en Afrique centrale, Samory lui-même en Afrique occidentale ne furent pas pour rien dans le recul démographique observable jusqu’à l’établissement d’une certaine sécurité par le colonisateur lui-même, en quelque sorte pris à son propre piège d’une vaine conquête.

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En définitive, parler des «génocides» opérés par l’Europe conquérante est-il pertinent ? Non.

Pas seulement, parce que ces guerres de conquête ne caractérisèrent pas spécifiquement la conquête européenne et furent aussi un apanage d’une conquête arabe non moins brutale, en Afrique de l’Est et en Afrique centrale. Surtout, la conquête européenne ne répondait pas à une intention ou à un projet exterminateur un «plan» génocidaire, au-contraire, à un projet civilisateur dont très rares ont été les contemporains à dénoncer les paradoxes[27].

- On a attribué à la conquête coloniale la responsabilité de génocides «indirects», épidémies et famines et par conséquent à une destruction massive et consciente des populations. Outre le fait que les mesures sont pratiquement impossibles dans le cas[28], il faudrait donc étendre le concept de génocide au-delà de sa définition juridique, admise universellement. Il est certain que l’exploitation sans merci du Congo léopoldien, également le Congo français par les sociétés concessionnaires dans les deux dernières décennies du XIXe siècle, il y eut un recul difficile à chiffrer, mais sans doute massif, des populations fuyant l’exploitation du caoutchouc, les réquisitions, les répressions impitoyables et les famines ; dans le Livre noir, Elikia M’Bokolo peut parler ainsi d’un véritable «régime concentrationnaire» [29].

Mais s’il y eut dans ce cas, exploitation éhontée des populations, crimes contre l’humanité indéniables, les mêmes crimes ont été aussi commis dans des pays qui n’étaient plus des colonies, en Amérique du Sud [30] et cette exploitation ne répondait pas à un projet d’extermination mais de la dérive «à la limite de la folie» pour reprendre l’expression d’un autre historien congolais, Isidore Ndaywel, du domaine personnel du Roi des Belges, sans aucun contrôle ni national, ni international[31]. Après 1907, la Belgique héritière d’une tutelle qu’elle n’avait pas véritablement souhaitée, mena au Congo, une politique coloniale paternaliste qui eut du mal à permettre un rattrapage démographique avant plusieurs décennies[32]. Le choc brutal de la colonisation a donc été dans ce cas indéniable et si l’on tient compte du fait que l’Afrique centrale était déjà en proie à une crise démographique, il détermina une quasi-disparition d’une partie de la population sans programme génocidaire.

- Surtout, il faudrait soumettre l’accusation de génocide à un examen des faits, cas par cas ; il paraitrait probablement qu’elle n’est recevable sans réserve. On a recensé les grandes famines dans l’Histoire, une famine étant définie par une sous-alimentation, programmée ou non, des individus telle qu’elle mène inéluctablement à la mort, en principe moins de 1.200 calories par individu. En Afrique, la plus connue est celle qui frappa le Kenya à la fin du XIXe siècle. Elle s’étendit à la fin du, XIXe siècle à tout le Kenya central à partir de la région du Mont Kenya à la suite d’une série de mauvaises récoltes, de sècheresses d’invasions dévastatrices de criquets et d’une épidémie de variole foudroyante ; les fléaux écologiques et sanitaires se combinant, engendrèrent une diminution de la moitié à aux neuf-dixième de la population locale. Elle se propagea d’ouest en est, facilita certainement la pénétration et la prise de contrôle du pays par les Britanniques, mais celle-ci n’en fut pas à l’origine ; au-contraire même, à certains égards, elle fournit des recours car les victimes cherchèrent à échapper aux malheurs en fuyant pour trouver refuge et nourriture dans les chantiers du chemin de fer de Mombasa en construction[33].

 

Au total ? Crimes de guerre ? Oui, les faits sont là et nous nous rallions au point de vue exprimé déjà il y a plus de dix ans par Jacques Frémeaux :

« s’il ne faut pas hésiter à désigner comme des ‘crimes de guerre’ nombre d’actes imputables aux troupes européennes, on ne saurait, à l‘exception de l’extermination des Hereros, trouver de ces intentions de destruction totale qui servent à caractériser le génocide. Il faudrait plutôt, si l’on voulait être plus précis sans chercher à édulcorer les choses, parler de ’terrorisme d’État’, l’intention avouée et sans doute sincère, étant d’effrayer pour imposer une crainte ‘salutaire’[34].

«Terrorisme d’État», l’expression peut paraître malheureuse aujourd’hui, chargée d’une autre signification différente depuis les attentats de 2015 où «terrorisme»  désigne les actions de petits groupes idéologiques. Le terrorisme de l’État colonial visait lui, imposer un ordre nouveau jugé meilleur, inspiré à la fois la «peur du gendarme  et par la «mission civilisatrice» dans le but de mettre en place de «bons gouvernements». Là, peut-être résida le principal malentendu que le colonisé reprocha au colonisateur par la suite et avec quelque justesse, d’avoir fondé cet ordre à son profit avec la prétention d’être supérieur à son adversaire vaincu et infériorisé par un "racisme d'État".  En ce sens le postulat de la supériorité blanche mis en avant par Catherine Coquery dans le Livre noir[35], parait un crime contre l’humanité encore plus accusateur que la violence dont le colonisateur n’eut pas l’exclusivité. Ni non plus, celui du préjugé raciste. Ce sentiment partait d’une comparaison dénoncée depuis Montesquieu et reprise par un des meilleurs observateurs d’une colonisation dans laquelle il avait lui-même été engagé :

«Mais pourquoi perdre son temps à toujours comparer les Noirs aux Blancs et les Africains aux Européens ? C’est là une besogne aussi vaine et sans résultat possible… N’est-il pas plus utile et plus intéressant de considérer l’objet en soi l’objet de notre étude et de nous borner à rechercher, si nous le pouvons, ce qu’ont été les nègres dans le passé d’après ce qu’ils ont fait et ce qu’ils font dans le présent d’après ce qu’ils font ? À vouloir procéder autrement, nous continuerons à parler d’eux sans les connaître.»[36]

On peut voir dans cette attitude un faux-fuyant et une manière de ne pas appeler «un chat un chat». Elle n’est peut-être plus satisfaisante aujourd’hui. Il ne paraitra possible pour l’historien de qualifier de crime contre l’humanité, la colonisation européenne de l’Afrique dans son ensemble sans la rétroactivité des accusations et commettre le crime d’anachronisme, et d’ouvrir une «boite de Pandore» de mémoires irréconciliables porteuse de vengeances[37]. Mais les crimes d’aujourd’hui existent et ils ont un passé ; ils peuvent plonger des racines vénéneuses dans le passé colonial et ils doivent être dénoncés comme tels aujourd’hui. Le drame du Rwanda, montre aujourd’hui à quel point les niveaux d’analyse et d’ignorance tiennent au minimum de la complicité du plus grave des crimes contre l’humanité : le génocide.

 

Marc MICHEL

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[1] Déclaration d’Emmanuel Macron à Alger le 15 février 2017 (Le Monde, 18 février). La presse n’a pas manqué de noter l ‘évolution du discours officiel depuis le voyage de Nicolas Sarkozy en Algérie en décembre 2007 au cours duquel celui-ci il avait bien reconnu des « crimes de guerre » en Algérie mais non des « crimes contre l’humanité ».

[2] 1884, 1606,1929,1949.

[3] Promulgué e 1er mars 1994.

[4] L’Histoire, mensuel,168, juillet-août 1993.

[5] Journal officiel de la République française, Débats parlementaires, Assemblée nationale, Année 1968, n°43, mercredi 24 juillet 1968. Le vote fut acquis par 269 voix contre 156 à l’issue de débats houleux en pleine crise politique de 68.

[6] En France, quatre lois :  la loi « Gayssot » de1990 contre le « révisionnisme », la loi de 2001sur le génocide arménien, la loi « Taubira » de 2001 inscrivant la traite atlantique et l’esclavage désormais inscrits au registre des crimes contre l‘humanité et en 2005, la loi sur la présence française outre-mer. Rappelons que la première critique s’est manifestée par la pétition Liberté pour l’Histoire, lancée par 19 historiens don décembre 2005 dont Pierre Vidal-Naquet, en décembre 2005.

[7] Pierre Vidal-Naquet, ibid.

[8] Nicole DREYFUS, Jean-Louis CHALANSET, « Amnistie et imprescriptibilité » Entretiens avec Alain Brossat et Olivier Le Cour Gandmaison, Lignes ,2003/1, n° 10, p. 65-74

[9] Pour mémoire, la déclaration provocatrice de Bouteflika, alors président de la République algérienne, en 2005, évoquant les « fours » et parlant de « génocide » à propos du « règne colonial français » en Algérie (cf. Le Monde, 12 mai 2005).

[10] Voir à ce sujet, la vigoureuse mise au point de Pierre VERMUREN dans sa «Tribune» publiée dans Le Figaro, du 1er mars 2021, à propos de l’accusation de «génocide» en Algérie, portée contre la France par le président turc Erdogan en février 2021.

[11] Marc FERRO, Le livre noir du colonialisme..., Robert Laffont, 2003, Hachette Littératures, 2004.

[12] Olivier LE COUR GRANDMAISON, Coloniser, exterminer, Sur la guerre et l’État colonial, Fayard, 2005.

[13] La  Conférence de Durban fit partie des grandes conférences internationales organisées par l’UNESCO depuis la Seconde Guerre mondiale ; elle réunit 170 délégations  en 2001 à Durban en Afrique du Sud,  contre le racisme, la discrimination et l'intolérance » mais déboucha sur des dénonciations enflammées du  sionisme et de la politique israélienne, le soutien des Palestiniens, , la reconnaissance de l’esclavage par les Européens comme crime contre l’humanité des traite européenne, des demandes de réparations, l’association de la domination étrangère (coloniale) et de la dégradation de la condition des femmes  etc...

[14] En particulier Henri BRUNSCHWIG, « Colonisation, décolonisation : essai sur le vocabulaire usuel de la politique coloniale » in Cahiers d’Eudes africaines, n°1, 1960, p. 44-54.

[15] Marc FERRO, Le livre noir du colonialisme..., op. cit. p. 9-10, note 1 : « Entre ces régimes (nazisme et communisme) il existe une parenté qu’avait bien repérée le poète antillais Aimé Césaire, au moins en ce qui concerne nazisme et colonialisme : ‘Ce que le très chrétien bourgeois du XXe siècle ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, c’est le crime contre l’homme blanc (...) d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique. ‘ A la conférence de Durban en 2001, ne les -t-on pas examinés comme de crimes contre l’humanité ? »

[16] Jean FREMIGACCI, Joseph GAHAMA, Sylvie THENAULT, Jean-Pierre CHRETIEN, L’anticolonialisme, cinquante ans après, Autour du livre noir, Afrique et Histoire, 2003/1, vol. 1.

[17] Daniel LEFEUVRE, Pour en finir avec la repentance coloniale, Flammarion, 2006 ; comptes rendus par Hubert Bonin et Jacques Frémeaux dans Outremers, 2007, 354-355, p. 354-357.

[18] Hannah ARENDT, Les origines du totalitarisme, L’Impérialisme, Points Essais, Fayard, éd.1982, p.20-21.

[19] Marc MICHEL, Essai sur la colonisation positive, Affrontements et accommodements en Afrique noire, 1830-1930, Perrin, 2009, Cr par Philippe Laburthe-Tolra dans le Journal des Africanistes, 79-2, 2009 ; Stéphane Audoin-Rouzeau, La Vie des Idées, septembre 2009.

[20] Jacques FREMEAUX, De quoi fut fait l’empire, les Guerres coloniales au XIXème siècle, CNRS éd. 2010, p. 325 sq.

[21] Marc MICHEL, Gallieni, Fayard, 1990. « L’action vive est l’exception ; l’action politique est de beaucoup la plus importante… » ( Principes de pacification et d’organisation… in Trois colonnes au Tonkin,1899.)

[22] Cf. René PELISSIER, Les Guerres grises. Résistances et révoltes en Angola (1844-1941), Orgeval, Pélissier, 1989.

[23] Jacques FREMEAUX, De quoi fut fait l’empire...op.cit., p. 461 sq. La violence des conquis...

[24] Marc MICHEL, La Mission Marchand,1895-1899, Mouton, 1973, p. 116 : Papiers Baratier AN 89 AP3, Souvenirs inédits.

[25] Frederick D. LUGARD, The Dual mandate in British Tropical Africa, Londres, 1922.

[26] Catherine COQUERY-VIDROVITCH, Évolution démographique de l’Afrique coloniale, pp. 743-7755. In Le livre noir…, op. cit.

[27] On cite souvent la célèbre interpellation de Clemenceau à Jules Ferry à l’Assemblée nationale le 31 juillet 1885, parce qu’elle allait contre l’opinion dominante, justement : « Races supérieures ? races inférieures, c'est bientôt dit ! Pour ma part, j'en rabats singulièrement depuis que j'ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande parce que le Français est d'une race inférieure à l'Allemand…»

27 Cf. BOUDA ETEMAD, La Possession du monde, poids et mesures de la colonisation, Complexe,200, p. 132.

[29] Elikia M’BOKOLO, Le temps des massacres, in Le Livre noir, op. cit..p. 596 ; Isidore NDAYWE è NZIEM, Histoire générale du Congo, De l’héritage ancien à la République Démocratique, Paris, Bruxelles, ed. Duculot, 1998, p.333.

[30]  Cette extension de la violence en Amérique du Sud est d’ailleurs au cœur du roman de Mario Vargas LLOSA, Le Rêve du Celte, Paris, Gallimard, 2011.

[31] Isidore NDAYWE è NZIEM, Histoire générale du Congo, De l’héritage ancien à la République Démocratique, Paris, Bruxelles, ed Duculot, 1998, p.333.

32 Ibid., p. 406 ; stagnant autour de 10,3 millions de 10,3 millions d’habitants durant les années 20, elle commence à remonter dans les années trente, et ne décolle seulement que dans l’après seconde guerre mondiale et avec l’indépendance.

[33] Cf. article « Famine de 1899 au Kenya central » dans l’encyclopédie en ligne Wikipedia.

[34] Jacques FREMEAUX, op. cit. p. 477.

[35] Catherine COQUERY, Le postulat de la supériorité blanche de l’infériorité noire, in Le livre noir, op. cit. , PP. 863-917.

[36]  Maurice DELAFOSSE, Les Noirs de l’Afrique, Paris, Payot, 1921, p. 12 Citation complète dans notre ouvrage, Essai sur la colonisation positive, Affrontements et accommodements en Afrique noire, 1830-1930, Paris, Perrin, 2009.

[37] Expression employée par Françoise Chandernagor dans sa critique des lois mémorielles.

 

 

 

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1 février 2021

analyse du rapport de Benjamin Stora, par Jean-Jacques Jordi

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Analyse du rapport de Benjamin Stora

par Jean-Jacques Jordi*

 

J'ai lu plusieurs fois ce rapport, sans doute parce que j'en attendais beaucoup. Et au final je suis resté sur ma faim. À une première partie générale sur l'état d'esprit de ce rapport, les grandes lignes d'explicitation de ce qu'est un travail de mémoire et de réconciliation, succède une série de préconisations relativement décevantes.

Comme si la réconciliation n'était pas à chercher avec l'Algérie mais avec les mémoires qui s'affrontent sur le seul sol français. Avouons que l'entreprise relevait plus du funambulisme que de la recherche historique. Disons-le d'emblée, la science historique n'est pas une opinion.


l'Algérie, absente du rapport 

Effectivement l'Algérie d'aujourd'hui ou à tout le moins le gouvernement algérien semble absent du rapport sauf à deux reprises où Benjamin Stora souligne l'accord préalable des autorités algériennes ou un «reste encore à discuter». Concrètement, il faut être funambule car l'on connaît la position officielle du gouvernement algérien concernant les Archives, les faits d'histoire, le jonglage sur le nombre de morts, les dénis en tous points... et par la suite, on comprend que les mots excuses, repentance, réparation financière et crime contre l'humanité arrivent dans les discours algériens.

Il s'agit là de postures sans doute  mais sans possibilité de réconciliation. Pour se réconcilier, il faut être au moins deux et chacun doit être capable d'avancer vers l'autre. Or, l'Algérie s'est muée depuis longtemps en statue du Commandeur avec soit les bras croisés (fermés à toute initiative), soit avec un doigt accusateur et vengeur. Aujourd'hui, le gouvernement algérien souffle le chaud et le froid en espérant rejouer les Accords d'Évian non respectés soixante années après.

De son côté, la France avec le président Chirac a tenté une réconciliation qui n'a reçu aucun véritable écho en Algérie. Et les différents présidents français ont eux-aussi tenté cette réconciliation, en vain. Il était donc normal et logique que le Président Macron essaie lui-aussi. Mais à chaque fois, la repentance, l'accusation de génocidaires, les excuses officielles de la France et une réparation financière évaluée on ne sait comment à 100 milliards sont pour les gouvernements algériens un préalable avant toute discussion (comme le Sahara lors des discussions d'Évian).

On comprend alors que la marge de manœuvre de Benjamin Stora ait été des plus étroites et que ses préconisations embrassent un champ large, de la restitution d'un canon à une panthéonisation (pourquoi le choix de Gisèle Halimi dans ce rapport concernant la réconciliation entre la France et l'Algérie, j'y reviendrai) en passant par la restitution des archives ou les échanges culturels (qui existent déjà depuis fort longtemps).

nommer cette guerre

Comme j'ai pu le voir dans les premières critiques de ce rapport, Benjamin Stora peine à nommer cette guerre qui est plus une guerre d'indépendance qu'une guerre de décolonisation, davantage une guerre en Algérie qu'une guerre d'Algérie. Et pourtant ce fut bien une guerre qui fut juridiquement admise par la Cour d'Appel de Montpellier du 20 novembre 1959, et même une guerre civile dit l'arrêt. Du coup, on comprend mieux que le mot «Événements» ait été (avant le coup diplomatique du GPRA sur l'internationalisation de la guerre en 1960) commode pour le gouvernement français comme pour ses adversaires. Pour ce dernier, les événements et les opérations de pacification sont une affaire franco-française dans laquelle l'ONU ne saurait intervenir. Pour les avocats qui défendaient les membres du FLN, il était aussi préférable que cette guerre n'en fût pas une.


manque de précisions

Ensuite le rapport reprend à son compte, omet ou n'est pas précis sur quelques points importants :

L'historien ne peut pas être d'accord avec l'opinion d'Emmanuel Alcaraz (note 1, page 19) qui dénonce les propos de ceux qui «pointent les atrocités commises des deux côtés, cherchant un équilibre qui méconnaît les causes fondamentales de la lutte contre les dénis de droits, la dépossession et la répression continue. Mais, à chaque fois, ils cherchent à mettre en avant la responsabilité du FLN et à minorer celle de la France coloniale».

Il ne s'agit pas de mettre à dos les violences commises par les deux camps mais juste reconnaître que ces violences ont existé. Je ne dis pas qu'elles se valent mais juste qu'elles ont existé. Emmnuel Alcaraz se trompe car il n'y a pas de violences excusables et d'autres inexcusables. En tout cas ce n'est pas le rôle et le travail de l'historien. Le regard critique est essentiel.

Quant aux juifs, on peut mettre dos à dos ceux engagés pour l'indépendance et ceux qui s'engagent dans l'OAS. Cependant, il y eut davantage de juifs dans l'OAS qu'il n'y en eut dans les rangs du FLN. Même si la très grande partie d'entre eux, très français, restaient bouleversés par cette guerre, les archives montrent bien que les juifs ont été des cibles du FLN dès 1956 ! Il faudra bien, à un moment donné, faire la part des discours tenus par les uns et les autres et la réalité. Ce n'est pas la vérité que doit chercher l'historien mais la véracité et cela est plus difficile.

 

préconisations décousues

Sur les préconisations, mon questionnement révèle une incompréhension de celles-ci qui sont pour le moins décousues et qui ne sont pas à même de favoriser une quelconque réconciliation, moins encore un apaisement.

Pourquoi Gisèle Halimi ? Au demeurant excellente avocate et pionnière de la cause féministe ?  Elle est née en Tunisie et s'il faut la reconnaître, ce n'est pas au titre de l'avocature et de défenseure de membres du FLN (il y a bien d'autres avocats qui ont assumé leur mission de défendre leurs clients) mais de son combat pour le droit des femmes. De ce fait, que vient-elle faire dans ce rapport ? Ne faut-il pas lui préférer William Lévy, secrétaire de la fédération SFIO d'Alger assassiné par l'OAS et dont le fils avait été assassiné peu de temps avant par le FLN ? Et on ne serait pas en peine de trouver d'autres personnes.

Pourquoi vouloir faire reconnaître Émilie Busquant (épouse de Messali Hadj) par la France Elle n'a pas connu la guerre d'Algérie puisqu'elle est morte en 1953. Le fait qu'elle ait «confectionné» le drapeau algérien entre 1934 (Stora) et 1937 (Yahia) suffit-il à ce que la France lui rende hommage alors que l'Algérie ne l'a pas reconnue comme militante de la cause nationale pour l'indépendance de l'Algérie ?

Il y a tant de femmes que la France devrait reconnaître : celles qui composaient les EMSI (les équipes médicales), Mademoiselle Nafissa Sid Cara, professeur de lettres, députée d'Alger et membre du gouvernement Debré jusqu'en 1962, par exemple... et quid du Bachaga Boualem, du médecin Abdelkader Barakrok, de Chérif Sid Cara (frère aîné de Nafissa), député et secrétaire d'État  de la République Française.

Pourquoi les époux Chaulet alors qu'ils ont pris la nationalité algérienne, sont reconnus comme moudjahids et honorés par l'Algérie (la clinique des Grands brûlés d'Alger porte leurs deux noms) ? Pourquoi ne pas leur préférer les époux Vallat, elle institutrice, lui directeur d'école assassinés par le FLN ? Ils ne sont ni colons, ni militaires et sont morts pour la France.

Pourquoi la France devrait reconnaître l'assassinat de Maître Ali Boumendjel (reconnu lui-aussi en Algérie comme martyr) plus que d'autres commis à la même époque ? Ne revient-il pas à la France de reconnaître en premier les siens avant de reconnaître ses adversaires ?

 

peut-on être héros et martyr algérien et héros français ?

La seule question à se poser est la suivante : peut-on être héros et martyr algérien (y avoir sa place, sa rue à Alger ou ailleurs) et héros français ? Non bien évidemment. Dans tous les pays du monde, tous ceux, Français, qui auraient pris faits et cause pour l'Algérie indépendante en aidant le FLN auraient été considérés comme traîtres. Cela n'est pas le cas en France.

Et pourtant, face au Manifeste des 121 de septembre 1960 intitulé Déclaration sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie, à l'initiative de Dionys Mascolo et de Maurice Blanchot (au passé d'extrême droite, antisémite et vichyste), signé par Sartre et par tous ceux qui soutiennent le réseau Jeanson, un autre manifeste, le Manifeste des intellectuels français pour la résistance à l'abandon, paru en octobre 1960, dénonce l'appui que certains Français apportent au FLN, les traitant de «professeurs de la trahison». Celles et ceux qui signent ce manifeste sont plus nombreux et portent des noms prestigieux : Jules Romains, André-François Poncet, Daniel Halévy, François Bluche, Guy Fourquin Roland Mousnier, Pierre Chaunu, Yvonne Vernière, Jacques Heurgon, Charles Picard, Antoine Blondin, Roland Dorgelès, Marie-Madeleine Fourcade, Suzanne Labin, le colonel Rémy, Pierre Grosclaude... Nombre d'entre eux sont de grands résistants.

Que dit ce Manifeste : «Considérant que l'action de la France consiste, en fait comme en principe, à sauvegarder en Algérie les libertés - et à y protéger la totalité de la population, qu'elle soit de souche française, européenne, arabe, kabyle ou juive, contre l'installation par la terreur d'un régime de dictature, prodigue en persécutions, spoliations et vengeances de tous ordres dont le monde actuel ne nous offre ailleurs que trop d'exemples».

De ce fait, la proposition d'un colloque international dédié au refus de la guerre d'Algérie est un choix idéologique et presque contrefactuel. D'un autre côté, les Intellectuels et la Guerre d'Algérie, cela s'est déjà fait...

 

le 17 octobre 1961

Pourquoi considérer le 17 octobre 1961 comme date officielle à commémorer ? Que les historiens étudient cette manifestation, cela va de soi. Je peux juste m'étonner qu'on l'on préfère les approximations du livre du journaliste Einaudi aux éléments sérieux de celui de l'Historien Brunet ! Qu'on en fasse une commémoration «nationale», cela dépasse l'entendement à moins de donner des gages au FLN.

Ou alors, dans ces conditions, comment ne pas accepter une commémoration nationale pour le 26 mars, une autre pour le 5 juillet, et personne ne devrait porter atteinte aux plaques et stèles érigées pour l'OAS ! Rappelons que jusqu'au 18 mars 1962 le FLN est considéré comme un mouvement terroriste par le gouvernement français ! Cette préconisation est de nature à souffler davantage sur les braises que d'apporter là-aussi un apaisement. Les mémoires ne sont pas l'histoire.

 

les disparus 

Sur les Disparus, là-aussi, il y a un manque de discernement historique : le rapport parle de dizaines de milliers de disparus algériens (d'où ce chiffre vient-il ?) mais omet le chiffre pourtant bien connu maintenant des 1700 disparus européens, des 5 à 600 militaires français disparus, inscrits d'ailleurs sur le Mémorial du quai Branly. Dans le même état d'esprit, si les disparus d'Oran sont évoqués, rien n'est dit sur ceux d'Alger pourtant en nombre plus important ! Et, à ma connaissance, ni Raphaëlle Branche, ni Sylvie Thénaut, ni Trémor Quémeneur ne parlent des disparus européens alors que ces historiennes et historien sont cités dans le rapport sur ce sujet.

En revanche, un travail sur la localisation des sépultures des «disparus» est à faire. Sera-t-il rendu possible par l'Algérie ? J'en doute fort. Enfin, il y a sous la direction des Archives de France (dont le Service des Archives du Ministère de l'Europe et des Affaires étrangères et le SHD) et l'ONACVG une commission qui a travaillé sur l'élaboration d'un guide sur les Disparus en Algérie qu'ils soient le fait de l'armée française, du FLN et de l'ALN. Préconiser une recherche qui existe déjà est problématique.

 

les archives

Sur les archives, véritable serpent de mer agité par l'Algérie, il faut dire la réalité : nous savons très bien que la rétrocession des archives serait une catastrophe pour la recherche, car, d'une part, l'Algérie n'a pas les moyens humains et financiers de les accueillir (dixit Fouad Soufi lui-même lors de la journée consacrée au Guide sur les Disparus du 4 décembre 2020) et d'autre part, avouons que si les gouvernements algériens ont demandé ces archives c'est pour que les historiens  français ne puissent pas y trouver des éléments compromettant la doxa algérienne.

Je trouve très étonnant que certains historiens français montent au créneau concernant l'instruction générale interministérielle 1300 (alors que nous pouvons demander des dérogations qui sont presque toujours accordées) et ne voient pas que le départ de ces mêmes archives (de souveraineté) vers l'Algérie serait une véritable catastrophe pour la recherche historique ! Françoise Durand-Evrard, qui a été la directrice des ANOM (puisque ce sont ces archives qui sont visées) l'a très clairement écrit sur sa page «Facebook . D'ailleurs, elle précise que ni Benjamin Stora, ni Abdelmajid Chikhi ne sont des conservateurs du patrimoine.


quels sont les pas accomplis par les gouvernants  algériens ? 

Bien sûr, des pas ont été accomplis en France depuis 1999 par leurs Présidents de la République. Quels sont les pas accomplis par les gouvernants  algériens ? Une réconciliation suppose que l'on soit au moins deux et qu'on soit disposé à avancer l'un vers l'autre. Je crains que cela ne soit pas le cas et qu'une nouvelle fois, nous sommes aveuglés par notre seul désir de réconciliation. Au début des années 2000, l'Algérie demandait des dizaines de milliards d'euros, aujourd'hui c'est 100 milliards, demain, 200 milliards ? On ne peut plus considérer que la France est encore coupable et surtout comptable de la situation de l'Algérie d'aujourd'hui. Ne faut-il pas interroger les 60 années de démagogie, de dictature, de compromissions et d'enrichissements personnels des dirigeants algériens ?

La préconisation «Alliance et vérité» calquée sur le modèle sud-africain reste une belle initiative mais elle est inadéquate pour l'Algérie pour deux raisons principales : en Afrique du Sud, les européens sont restés (n'ont pas été chassés de leur terre natale) et où se trouve un Nelson Mandela en Algérie ? Et si cette «commission» Alliance et vérité existait, pourrait-on alors poser la question aux Algériens : Qu'avez-vous fait de ce que nous vous avons laissé ? Certes, la réponse de l'Algérie sera que la France a tout détruit et qu'elle doit réparer. Or, nous savons très bien pour peu que l'on soit honnête que les accusations de l'Algérie sont erronées.

Il convient aussi de réaliser un travail sur les essais nucléaires au Sahara. Nous avons les éléments en France pour le faire.

 

quels noms retenir pour nommer des rues ou des places ?

Donner à des rues, places et autres boulevards des noms de personnes issues de l'immigration et de l'outre-mer, de médecins, enseignants artistes d'origine européenne, pourquoi pas mais lesquels ?

Ceux qui sont déjà inscrits sur le monument aux martyrs d'Alger ne peuvent pas légitimement trouver leur place en France. Pour la France, Moïse Aboulker, José Aboulker, Roger Carcassone, quant aux médecins il n'en manque pas tout au long des XIXe et XXe siècles (les frères Sergent, les professeurs Alcantara, Bruch, Patin Trollier, Sédillot, Trollard, Texier... Mohamed Seghir Benlarbey (premier médecin «algérien» à soutenir sa thèse en 1884 en Algérie car le premier médecin fut Mohamed Nekkache en 1880 mais à la Faculté de médecine de Paris), Trabut, Lagrot, Goinard, Pelissier, Porot... le jeune docteur Jean Massonat tué le 26 mars dans la tuerie de la rue d'Isly alors qu'il portait secours à des blessés, et j'en oublie.

 

les harkis et supplétifs

Concernant les ex-supplétifs et Harkis, le rapport les met dans une portion congrue : il aurait fallu dire que si la France les a abandonnés, c'est bien l'Algérie indépendante qui les a massacrés ! Il faudrait donc faciliter les déplacements des harkis et de leurs enfants en Algérie mais cela reste à voir avec les autorités algériennes !

Cela n'est pas possible : il faut que la France reste sur ses positions sinon cela sera perçu comme une action à sens unique et de fait vouée à l'échec. Sans doute, la proposition de plaques sur des camps d'internement ou de regroupement est louable mais pour la Larzac et Saint-Maurice l'Ardoise, oui. Pourquoi ceux du Thol ou de Vadenay ? Rappelons toutefois qu'existe déjà le Mémorial de Rivesaltes qui fait un excellent travail. D'autre part, à l'initiative d'associations de harkis ou de l'ONACVG, des plaques ont été posées sur les lieux des camps, des hameaux forestiers. Pourquoi ne pas proposer un guide de recherches sur les harkis piloté par la Direction des Archives de France ?

 

remarques supplémentaires

Quant à « l'OFAJ» (Office franco-algérien de la jeunesse) calqué sur le modèle de l'OFAJ (Office franco-allemand de la jeunesse), cette proposition me semble contrefactuel et passéiste. L'OFAJ «allemand» a été créé en 1963 et il se trouvait des jeunes gens de moins de 20 ans qui avaient connu la Seconde Guerre mondiale. Créé en 1970, l'OFAJ «Algérien» aurait pu marcher mais aujourd'hui, il faut être naïf pour le croire.

Une «édition franco-algérienne», cela doit être de l'ordre du privé car sinon qui déciderait qu'un livre sera publié et un autre non, et idem pour les traductions

Réactiver le projet du Musée de Montpellier abandonné il y a plusieurs années, cela n'est jamais une bonne idée car ce sera du «réchauffé».

L'idée générale que je retiens est que ce rapport (qui reprend beaucoup de choses publiées par Benjamin Stora les années précédentes) n'est pas à même d'apporter une quelconque réconciliation ni avec l'Algérie, ni avec les «communautés» étant en France, chacune portant une mémoire spécifique, pour autant que cette dernière affirmation soit vraie, ce dont je doute. Laissons donc travailler les historiens et non les «mémoriens».

 

Jean-Jacques Jordi
historien, docteur en histoire
spécialiste de l'histoire de l'Algérie française
Marseille-Périgueux (23-28 janvier 2021)

 

Jordi, couv

 

 

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31 janvier 2021

la «réconciliation» des mémoires est impossible, par Bernard Lugan

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comment prétendre vouloir pacifier les mémoires

quand celle de l'Algérie repose sur une histoire

fondée sur le ressentiment anti-français ?

Bernard LUGAN

  

Pacifier les mémoires, certes, mais à condition :

1) Que cela ne soit pas une fois de plus à sens unique…Or, les principales mesures préconisées par le Rapport Stora incombent à la partie française alors que du côté algérien il est simplement demandé des vœux pieux…

2) Que la mémoire algérienne ne repose plus sur une artificielle construction idéologique car, comme l’a joliment écrit l’historien Mohammed Harbi, «L’histoire est l’enfer et le paradis des Algériens».

Enfer parce que les dirigeants algériens savent bien qu’à la différence du Maroc millénaire, l’Algérie n’a jamais existé en tant qu’Etat et qu’elle est directement passée de la colonisation turque à la colonisation française. (Voir à ce sujet mon livre ).

Paradis parce que, pour oublier cet «enfer», arc-boutés sur un nationalisme pointilleux, les dirigeants algériens vivent dans une fausse histoire «authentifiée» par une certaine intelligentsia française…dont Benjamin Stora fait précisément partie….

Voilà donc pourquoi, dans l’état actuel des choses, la «réconciliation» des mémoires est impossible.

l'Algérie et son non-dit existentiel

Voilà aussi pourquoi toutes les concessions successives, toutes les déclarations de contrition que fera la France, seront sans effet tant que l’Algérie n’aura pas réglé son propre non-dit existentiel.

Et cela, les «préconisations» du Rapport Stora sont incapables de l’obtenir, puisque, pour l’Algérie, la rente-alibi victimaire obtenue de la France, notamment par les visas, est un pilier, non seulement de sa propre histoire, mais de sa philosophie politique…

Un peu de culture historique permettant de comprendre pourquoi, il est donc singulier de devoir constater que l’historien Benjamin Stora ait fait l’impasse sur cette question qui constitue pourtant le cœur du non-dit algérien.

Au moment de l’indépendance, la priorité des nouveaux maîtres de l’Algérie fut en effet d’éviter la dislocation. Pour cela, ils plaquèrent une cohérence historique artificielle sur les différents ensembles composant le pays.

Ce volontarisme unitaire se fit à travers deux axes principaux :

1) Un nationalisme arabo-musulman niant la composante berbère du pays. Résultat, les Berbères furent certes «libérés » de la colonisation française qui avait duré 132 ans, mais pour retomber aussitôt dans une « colonisation arabo-musulmane » qu’ils subissaient depuis plus de dix siècles…

2) Le mythe de l’unité de la population levée comme un bloc contre le colonisateur français, à l’exception d’une petite minorité de « collaborateurs », les Harkis. Or, la réalité est très différente puisqu’en 1961, 250.000 Algériens servaient dans l’armée française, alors qu’à la même date, environ 60.000 avaient rejoint les rangs des indépendantistes.

Or, cette fausse histoire constitue le socle du «Système» algérien, lequel se maintient contre le peuple, appuyé sur une clientèle régimiste achetée par les subventions et les passe-droits.

Ce même «Système» qui, à chaque fois qu’il est en difficulté intérieure, lance des attaques contre la France

N’en déplaise à Benjamin Stora, voilà qui n’autorise pas à croire à sa volonté d’apaisement mémoriel.

Lugan, couv

  

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30 janvier 2021

critique du Rapport Stora, par Jean Monneret

Benjamin Stora, photo

 

critique du Rapport Stora

par Jean MONNERET

 

Préliminaires

Avant d’analyser le rapport de Benjamin Stora et les curieuses préconisations qu’il contient, je voudrais me livrer à de brèves considérations préliminaires. Comme l’a écrit Ernest Renan : «Une nation est une âme, un principe spirituel». Cette phrase ne relève pas de la métaphysique mais de la Science Politique, au sens le plus fort du terme.

Son auteur, dont l’oeuvre peut certes être diversement appréciée, a ainsi magistralement défini le fait national. Cette phrase, il l’a complétée par deux autres qui la précisent : «Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis».

Cette définition de Renan est indépassable ; elle représente un sommet en matière d’analyse politique. La France, qui pourrait s’honorer d’avoir produit un tel historien, semble avoir renoncé à s’en inspirer aujourd’hui.

Renan, couv

 

un désir de vivre ensemble de moins en moins évident

Au début des années 1980, nous vîmes s’opérer le recours à une immigration massive provenant, mais pas exclusivement, du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne. Elle continue à ce jour et à un rythme soutenu. La natalité des Français autochtones étant plutôt faible, une certaine bigarrure culturelle en résulte. Ce phénomène est amplifié du fait que nombre de nouveaux venus, contrairement au passé, sont de culture musulmane.

Dès lors, «la possession en commun d’un riche legs de souvenirs» n’est plus une donnée factuelle immédiate. Si l’on ajoute que l’école française est en crise, que l’assimilation des immigrés n’est plus tenue pour nécessaire, que l’institution familiale elle-même évolue à grande vitesse, chacun comprendra que la nation française actuelle est de plus en plus diverse et de moins en moins unie. Comment s’étonner dans ces conditions si le désir de vivre ensemble exalté par Renan est de moins en moins évident voire, en certaines zones, inexistant.

Ce fut le travail des Présidents de la République successifs, depuis 40 ans, d’affronter cette situation délicate, voire dangereuse. Ils l’ont fait sans brio, sans imagination en multipliant généralement les mesurettes. Le problème de M. Macron, aujourd’hui, est d’être à la tête d’une société, divisée, hétérogène et même, à lire certains, atomisée.

On ne comprendra pas le rapport de Benjamin Stora et la considération d’Emmanuel Macron pour ce personnage sans se référer à ce contexte très trouble. Une phrase, glanée au hasard, me parait résumer la démarche du Président : «apaiser le passé pour restaurer l’unité nationale.»

Une telle démarche est parfois nécessaire. Rappelons-nous Henri IV et la difficile sortie des guerres de religion. Pour y parvenir, il fallut de grands hommes pour de grands maux. En ces circonstances, il faut des gens connaissant l’art des compromis et ayant le goût de rapprocher les êtres.

En revanche, il faut éviter de jeter du sel sur les plaies. C’est ce que fait le rapport Stora.

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dans le centre d’Alger, le 12 août 2020. RYAD KRAMDI / AFP

 

des victimes toujours négligées.

Après avoir lu ce qui précède, certains me diront : «Hola ! Arrêtez. Vous faites erreur, le rapport Stora ne concerne pas l’immigration, ni la nation française. Il concerne les rapports franco-algériens avec comme but de réconcilier les mémoires opposées de la Guerre d’Algérie.»

Or, précisément, il n’est pas nécessaire de réfléchir longtemps pour comprendre que le Président voudrait, - ce qui explique la mission confiée à Stora -, que les rapports d’une France et d’une Algérie réconciliées servent de modèle pour toute la politique de l’immigration.

Dans son esprit, si la France et l’Algérie, pays musulman, se rapprochent, toute la société française en sera apaisée. Le fait colonial appartiendra au passé comme les traumatismes de la décolonisation et les crispations actuelles. Le passage des générations, l’œuvre du temps effaceront les conflits et les rancoeurs d’hier comme d’aujourd’hui.

Certes, tout le monde peut rêver. Aux esprits simples, tout parait simple. Or, réconcilier les mémoires conflictuelles de la Guerre d’Algérie est tout, sauf aisé.

Une des conditions pour réussir ce type d’opération, à supposer que ce soit possible, est de bien prendre en compte toutes les sensibilités, tous les vécus, toutes les souffrances. Les 60 dernières années montrent qu’en ce domaine, beaucoup, vraiment beaucoup, reste à faire. En effet, pour nombre de ceux qui s’expriment, débattent, écrivent, «colloquent» sur ce sujet, il n’existe qu’une seule catégorie de victimes : celles causées par l’activité de la Police et de l’Armée françaises.

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Oran, 5 juillet 1962


Les harkis, les pieds-noirs enlevés et portés disparus, les massacrés du 20 août 1955 et du 5 juillet 1962, n’entrent pas dans la même catégorie. Ceux qui les ignorent délibérément, qui minimisent leur nombre, les souffrances et le désarroi de leurs familles, ne sont pas rares. C’est peu dire ; ils sont légion.

Pour toutes ces victimes si peu ou si mal considérées, la mission confiée à Stora est une blessure supplémentaire. Celui-ci, par ses écrits, ses interviews, ses prises de position diverses, n’a jamais fait preuve d’une grande sensibilité pour elles. De plus, en maintes circonstances, il a affiché des penchants peu compatibles avec sa qualité hautement revendiquée d’historien.

Il n’a pas craint d’affirmer son désaccord avec Camus concernant le terrorisme ; allant jusqu’à affirmer que «pour les Algériens musulmans, il n’y avait pas d’autre issue»  (que la violence anticoloniale). Philosophie Magazine n° 06296. Hors-Série.

Lorsqu’au prix d’efforts considérables, des historiens et des chercheurs ont réussi à faire sortir de l’oubli les massacres de pieds-noirs du 5 juillet 1962 à Oran, il s’est empressé de dire qu’il ne fallait pas «instrumentaliser» cette journée.

Lorsque le film antihistorique de Bouchareb Hors-La-Loi est sorti, il en a parlé favorablement à la télévision.

Dans Les mots de la Guerre d’Algérie. Presses Universitaires du Mirail, 2005, il a affirmé, sous l’entrée Terrorisme que la pratique terroriste des Européens (allusion à un attentat commis dans la Casbah en août 1956)  avait inauguré «la période du terrorisme urbain qui sera ensuite pratiqué par le FLN, surtout pendant la Bataille d’Alger.» Ceci est historiquement faux, le FLN a lancé des attentats aveugles contre les Européens, dans la capitale algérienne, dès juin 1956.

Bien sûr, d’aucuns diront qu’il a changé, que son Rapport fait droit à certaines revendications des harkis, des pieds-noirs, de ces victimes si longtemps «oubliées». Pour nous l’impression qui se dégage de son texte et des préconisations qu’il contient est assez différente.

 

bataille d'Alger, fév 1957
bataille d'Alger, février 1957


erreurs d’analyse.

Nous analyserons plus loin diverses recommandations «apaisantes» du Rapport. L’une d’elles parait spécialement saugrenue autant que contre-productive. Pour que les préconisations de Benjamin Stora soient utiles, il faudrait qu’elles constituent un remède au mal qu’elles sont censées traiter. On nous permettra d’être sceptique, car son rapport repose sur des analyses fausses.

Évoquant les divergences mémorielles que la Guerre d’Algérie a suscitées dans la population française d’aujourd’hui, il en fait une description fort contestable. Certes, un conflit d’une telle envergure, qui a duré 8 ans marque à jamais ceux qui l’ont vécu. Mais, selon Stora, face à l’historicité guerrière des mémoires algériennes, il y aurait en France parmi les harkis, les pieds-noirs, une partie des anciens combattants et toutes les victimes de la  décolonisation une masse de «gardiens de la mémoire» surtout soucieux de montrer «qu’ils ont eu raison dans  le passé». Nous sommes là au niveau du café du commerce.


Une autre thèse de Stora, moins farfelue, est qu’il y eut en France, après l’Indépendance, un silence officiel sur la Guerre d’Algérie. Cela est relativement vrai, mais en parallèle, il n’y eut aucun silence médiatique. La télévision n’évita  point les débats sur le sujet après 1968. Et que dire du cinéma ! Dans les années 1970, de nombreux films apparurent (deux de Lakhdar Hamina, un sur La Question, un d’Yves Boisset, celui de Pontecorvo). Pour l’écrivain Yves Courrière et pour les revues historiques, le conflit algérien fut un filon dûment exploité.

Chercheurs et universitaires restèrent, il est vrai, longtemps discrets. Pour Stora, le monde commence et s’arrête aux frontières de l’Université. C’est donc tout naturellement qu’il pense qu’avant les années 1990, on ne parlait pas de l’Algérie. Grâce à lui en partie - il ne l’écrit pas mais semble le penser  -, le silence officiel cessa et l’Histoire reprit ses droits. Or, cette discipline «peut rassembler» alors que la «mémoire divise». La formule est de Pierre Nora.

Nous sommes là dans l’approximation. La recherche historique sur l’Algérie et la Guerre fut stimulée par deux facteurs : le début d’ouverture des archives militaires et la guerre civile en Algérie qui marquait la faillite sanglante du régime né de l’Indépendance. Beaucoup de gens comprirent alors que ce qui s’était passé trente ans avant était plus compliqué qu’ils ne l’imaginaient.

Le succès de Stora, à ce moment-là, vint de ce qu’il proclamait qu’il fallait passer de la Mémoire à l’Histoire. Son film réalisé avec Alfonsi, tombait à point nommé. Beaucoup, ne connaissant rien à l’Algérie, crurent qu’ils passaient des ténèbres à la lumière.

Pour Stora la nostalgie est une maladie. Il stigmatise dans son rapport : «L’Atlantide engloutie de l’Algérie Française, honte des combats qui ne furent pas tous honorables*, images d’une jeunesse perdue et d’une terre natale à laquelle on a été arraché» (p. 17).  Ailleurs encore, il évoque une littérature de la souffrance soufflant sur les braises de l’Algérie française ?

 

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la Bataille d’Alger, film antihistorique de Pontecorvo


En réalité, Stora ne comprend pas que pendant 60 ans, nombre des nôtres ont ardemment combattu non pas pour exalter l’Algérie Française mais pour faire reconnaître nos épreuves. Pour faire reconnaître que le conflit avait fait des victimes dans toutes les communautés. On parlait abondamment déjà, dès les années 1970 des victimes de Massu, de la Bataille d’Alger (film antihistorique de Pontecorvo, etc…). Mais qui connaissait en France les massacres d’El Halia d’août 1955, ceux d’Oran le 5 juillet 1962 ? Disons simplement que B. Stora ne contribua guère à éclairer l’opinion de ce chef.

Comme de l’autre côté de la Méditerrannée, les Algériens ont construit une mémoire antagoniste avec  leur guerre de «libératio », Stora est persuadé que 60 ans après la fin des combats, les relations entre les deux pays sont complexes, difficiles, tumultueuses. Ne serait pas plutôt, les relations de nos classes dirigeantes. ? Nous, «rapatriés», avons d’excellentes relations avec nos compatriotes musulmans.

Heureusement, notre spécialiste, a la solution : l’Histoire. Entre les récits fantasmés des victimes de la décolonisation et l’imaginaire guerrier des Algériens, lui,  le grand historien, va éclairer ce qui était caché et mettre à bas les mises en scène et les représentations complaisantes. Finies les mémoires parallèles et hermétiques. Finie l’empathie exigée, exclusive, à sens unique. La France, à nouveau, pourra «faire nation».

Tout cela est caricatural.

les oubliés

Une des plus grandes injustices nées de ce qui se dit ou s’écrit sur la guerre d’Algérie est l’oubli des 25 000 jeunes Français qui tombèrent dans les combats. Certes, le Quai Branly a accueilli un monument destiné à les honorer. Ceci n’est pas négligeable, mais qui pense à eux parmi ceux que concernent les questions mémorielles ?

Plus rares encore sont ceux qui se soucièrent des militaires portés disparus. C’est le mérite personnel du Général Fournier d’avoir tenu à les rechercher et à réconforter leurs familles. L’Administration, quant à elle, ignorait jusqu’à leur nombre. Le Général a consacré plusieurs années à cette tâche. Ils doivent être recherchés et leurs restes recueillis. Nous réaffirmons ici que ces morts ou portés disparus n’ont pas combattu en vain. Ils ont péri dans la lutte contre le terrorisme, donc pour la Liberté. Dans certains milieux, on est aux antipodes de tout cela. Ce sont les victimes de l’Armée française, exclusivement, qui retiennent l’attention. 

Le pondéreux rapport Stora est long et fastidieux. S’y alignent d’interminables considérations sentencieuses où le simplisme le dispute à l’insignifiance. Stora semble ainsi accorder de l’importance au dépôt d’une plaque par M. Delanoë, évoquant les manifestations du 17 Octobre 1961. Nous n’oublions pas, quant à nous, que toute l’opération fut basée sur les «recherches» d’un «historien maoïste», alors que les travaux d’un authentique universitaire furent soigneusement négligés.

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le travail d'un authentique universitaire, négligé par le rapport Stora

 

une idéologie anticoloniale aussi sommaire qu’antifrançaise

Un autre historien authentique, Mohammed Harbi pense que ne pas étudier le passé colonial ferait le lit de l’islamisme. Peut-être. Mais l’étudier n’importe comment et le faire dans un esprit victimaire est bien pire. Or, c’est exactement ce qui se passe depuis trente ans.

Une masse de films, téléfilms et documentaires s’est déversée sur nos écrans petits et grands. Une vaste majorité en était inspirée par une idéologie anticoloniale aussi sommaire qu’antifrançaise. A-t-on réfléchi aux conséquences de cette mise en accusation sans limites et uniquement à charge a pu avoir dans nos banlieues rongées par l’islamisme ? Le terreau du terrorisme s’est gorgé de ces émissions, si peu soucieuses de vérité historique.*

L’Université, longtemps discrète est entrée dans la danse. Hélas, ce fut souvent pour y nourrir d’épaisses cohortes d’anticoloniaux «désinhibés» (comprendre engagés). L’Université s’est montrée plus à la remorque des media que soucieuse de les guider ou de les rectifier.

Qui s’étonnera si après avoir passé en revue les 3 décennies écoulées, M. Stora aboutit à cette conclusion aussi  surprenante qu’inattendue  : «Pour un grand nombre d’historiens français, la responsabilté première du conflit se comprend par l’établissement d’un système colonial, très ferme, interdisant, pendant plus d’un siècle, la progression des droits pour les indigènes musulmans» (p. 132).

Alors là chapeau ! Ça c’est fort ; bravo l’artiste ! La guerre coloniale vient du système colonial. Il fallait y penser. On songe irrésistiblement à la vertu dormitive de l’opium chez les médecins de Molière. (Vous savez : l’opium fait dormir car il contient une vertu dormitive).

Nous terminerons par le final, comme il se doit. Stora suggère que la dépouille de Mme Gisèle Halimi soit déposée au Panthéon. Là, on atteint les hauteurs. Que Mme Halimi fut une bonne avocate, exact. Mais flanquée de de Beauvoir, elle a porté très loin la critique  de l’Armée Française.

Alors que voulez-vous ? Entre la poignée de mains aux terroristes** et la Panthéonisation de leurs avocats ! À l’heure où le terrorisme est devenu un fléau planétaire ! Certains auront du mal à suivre. Porter Me Halimi au Panthéon serait un geste «fort» nous dit Stora. Si fort qu’il ébranlerait la Nation.

Pourra-t-on encore demander à des jeunes de verser leur sang pour la Patrie, si demain, tel ou tel obnubilé de l’isme en vogue, pourra les stigmatiser au nom d’une idéologie ou d’une autre, portée par les circonstances, l’opportunité du moment ou la pleutrerie.

 Jean Monneret, historien

 

 

* Appartient-il à un historien revendiqué, mais qui se dit favorable à la violence anticoloniale, de juger de l’honorabilité des combats des uns et des autres ?

** Que dire de la poignée de main de Jacques Chirac aux poseurs de bombes Djamila Bouhired et Yacef Saadi lors de son voyage de 2002 en Algérie ? Là encore on imagine les effets dans les quartiers sensibles.

 

 

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26 septembre 2020

un héros du 5 juillet 1962 à Oran : Ramdane BECHOUCHE, par Jean Monneret

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un officier de la Force locale et ses soldats, 1962

 

 

un héros du 5 juillet 1962 à Oran :

Ramdane BECHOUCHE

par Jean Monneret

 

Fait inhabituel, j’ai connu Ramdane Bechouche par les archives militaires. Un colonel y signalait l’action positive d’un jeune lieutenant, dans les rues d’Oran en ce funeste 5 juillet 1962. (Dossier 1H 3206 consultable à Vincennes).

À différentes reprises, j’eus l’occasion de citer ce miltaire dans des livres ou des articles. Je citais aussi naturellement son ami, Rabah Khellif qui sauva héroïquement de nombreux pieds-noirs à l’ancienne Préfecture. Or, je constatais que ce dernier était connu de tous, ce qui n’était pas le cas de Ramdane Bechouche. Lequel avait pourtant, lui aussi, sauvé nombre de nos compatriotes. Je rappelais donc ses mérites en toute occasion.

J’eus il y a quelques années une surprise de taille. Un appel téléphonique tout simple me parvint un beau matin : «Je suis Ramdane Bechouche» entendis-je au bout du fil. Depuis, mon interlocuteur et moi sommes devenus d’excellents amis. Il m’a raconté en détail sa journée du 5 juillet 1962 à Oran.

Maître Ramdane Bechouche, aujourd’hui retraité, fut avocat à Paris durant de nombreuses années. En juillet 1962, il vivait une autre vie. Officier dans l’armée française, il fut versé dans une unité de la Force Locale, la 502e UFO (unité de la Force de l'Ordre locale, appelée communément Force localel. On l’envoya à Oran. Il y fut accueilli et installé avec ses hommes au Groupe Scolaire de Médioni par Rabah Khellif lui-même. (Lequel appartenait à la 430e UFO).

Le 5 juillet au matin, Ramdane Bechouche se trouvait avec plusieurs sections de sa compagnie à l’entrecroisement de la rue de Tlemçen et du boulevard de Mascara.

arrêter des voitures pour en libérer des Européens

À maintes reprises, il dut arrêter des voitures pour en libérer des Européens que leurs ravisseurs, souvent des ATO (auxilaires temporaires occasionnels), conduisaient en Ville Nouvelle où un sort peu amène les attendait. Le lieutenant abrita les Européens libérés dans des couloirs d’immeubles et sous des portes-cochères.

Toutefois, en début d’après-midi, un événement l’inquiéta. Une foule de Musulmans surexcités et armés de couteaux et de machettes se dirigeait droit sur lui et ses hommes. Leur intention était de prendre le Boulevard Joffre afin de gagner le Centre-Ville. Un second massacre eût alors succédé à celui du matin.

Ramdane Bechouche se demandait si sa troupe suffirait à contenir le flot qui avançait. Une main se posa alors sur son épaule : des gens du FLN, porteurs de treillis usagés et équipés de fusils et de mitraillettes se placèrent spontanément à ses côtés. Il leur procura un haut-parleur et les invita à se rapprocher de la foule menaçante pour les inciter à retourner en Ville Nouvelle. Faute de quoi, le lieutenant Bechouche n’avait pas caché qu’il ferait ouvrir le feu. La détermination de la Force Locale comme celle des gens qui l’assistaient dissuadèrent les manifestants d’avancer. Ils finirent par rebrousser chemin, ce qui évita très certainement une nouvelle tuerie.

Les pieds-noirs libérés furent protégés jusqu’au bout. Le courage et l’énergie de Ramdane Bechouche avaient permis d’éviter le pire. Rabah Khellif autre héros du 5 juillet n’est plus de ce monde mais Maître Bechouche est toujours parmi nous et il mérite, ô combien, notre reconnaissance.

Jean Monneret

 

Oran, rue de Tlemcen
Oran, la rue de Tlemcen

 

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12 septembre 2020

Critique de "L’impossible paix en Méditerranée" de Boualem Sansal et Boris Cyrulnik par Lounis Agggoun

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tribune libre

 

Critique de

L’impossible paix en Méditerranée

de Boualem Sansal et Boris Cyrulnik

par Lounis Agggoun

 

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Nous publions ce long et très argumenté texte article de Lounis Aggoun. C’est donc que nous le jugeons digne de figurer sur ce site. Nous ne sommes pas forcément d’accord avec tout. Mais, comme il est coutume de dire, la responsabilité des propos relève de l’auteur. Et les éventuels droits de réponses seront accueillis comme il se doit.

Études Coloniales

 

 

petite leçon de Grande Histoire
pour «intellectuels de la foutaise»

Lounis Aggoun

Kul lqern yurja lehna
Waqil abrid-is yenne
Tout le siècle attend la paix.
Son chemin semble escarpé.
Lounis Aït-Menguellat

 

Yemma hezmi-li serwali
Ch’hal seïba rrejlia
Maman, serre-moi la ceintured’être un homme me semble si dur.
Salah Sadaoui

«Je préférerais mille fois une domination de Juifs à celle que nous impose le régime algérien»
Imam islamiste,Diar el-Kef,
lors des inondations à Bal el-Oued en 2003.

 

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Lounis Aït Menguellet

 Il y a dans cette citation d’Aït-Menguellat plus de profondeur de vue qu’on cherchera en vain dans l’ouvrage, écrit à quatre mains par le tandem Boualem Sansal-Boris Cyrulnik, accouché au forceps par José Lenzini, directeur de collection des éditions de l’Aube.

Le bébé, né d’un accouplement contre-nature, est un objet difforme. Il est, sur un sujet aussi couru que la guerre et la paix, difficile de produire pensées plus arides. Mais, comme dans le chef-d’œuvre de Rachid Mimouni le monstrueux Tombeza profite d’un destin radieux dans un pays ravagé par ses élites, Sansal et Cyrulnik sont des penseurs indiscutés dans un monde qui marche sur la tête. L’on pourrait, à l’adresse de Sansal et de ses mandants, rajouter une autre citation du même chanteur kabyle : tenγid tamurt gi nemlal : «Tu as tué la terre qui nous a réunis.»

La Méditerranée est vaste. L’Algérie pourrait y occuper une place de choix ; elle y fait, au grand malheur de son peuple, œuvre empoisonnée. Ce ne sont pas les auteurs du cru qui manquent pour inspirer un écrivain ou un journaliste désireux de bien dire, de bien penser, pour bien agir : des artistes, des savants, des hommes de grand talent et d’une probité insoupçonnable ; des intellectuels vrais, dont l’œuvre devrait inciter Sansal et ses semblables à une grande humilité. Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, Mouloud Feraoun ont éclos et gardé leur tête haute dans les terribles temps coloniaux. C’est dire que la colonisation a eu, dans ce domaine au moins, plus «d’aspects positifs» que la période postérieure, à laquelle on se réfère un peu hâtivement comme celle de «l’Indépendance».

En matière littéraire seulement, l’Algérie française a engendré ces hommes-là, et d’autres, Jean Amrouche, Mohammed Dib, Assia Djebbar, Nabil Farès. L’Algérie algérienne a avorté de Boualem Sansal, Yasmina Khadra, Kamel Daoud et Mohammed Sifaoui. Ceux en revanche, tels Djillali Lyabès, Djillali Belkhenchir, M’Hamed Boukhobza, Tahar Djaout, Mahfoud Boucebsi, Youcef Fathallah, etc., ont préféré la dignité à la servitude l’ont payé de leur vie. Un autre, Saïd Mekbel, après avoir servi par inadvertance de caution aux poussées fascistes de la junte militaire, est allé au-devant de la mort en regagnant l’authenticité du journaliste vrai[1], pour laisser à sa progéniture le souvenir d’un père digne.

intellectuels algériens

Tout le reste, pourrait-on dire, n’est que littérature… Mais, comme l’Histoire, le territoire, les cultures, les richesses, etc., la littérature a été confisquée, livrée à une nuée de vautours d’autant plus féroces qu’ils sont incompétents, d’autant plus célébrés qu’ils font œuvre lamentable. Quid des citoyens ordinaires, de seconde zone en fait, qui méritent mieux que l’élite toxique qui sévit sur leur destin et sur leur image ? Les rêves même leur ont été soustraits. Soixante après, alors qu’ils abordent de nouveau pieds nus les chemins escarpés et piégés de leur liberté et de leur souveraineté, de leur renaissance peut-être, ils se retrouvent en plus mauvaise posture que ne le furent les militants des années 1940 qui conçurent de se soulever contre l’une des plus grandes puissances de la planète. Ils voudraient rêver de paix les Algériens. Boualem Sansal et Boris Cyrulnik leur assènent leur verdict, la peine capitale : L’Impossible paix en Méditerranée. Et les accusent d’être inaptes et indignes à la démocratie.

Tel est donc le titre d’un ouvrage que les compères carpe et lapin Boualem Sansal et Boris Cyrulnik ont entrepris d’infliger aux devantures des librairies. Ils auraient dû commencer par explorer l’impossible paix entre leurs propres idées. Laissons-leur le soin d’indiquer une citation phare, point d’entrée de leur réflexion tortueuse : «Georges Duby […] procédait de la même manière, en s’intéressant peu à l’histoire des batailles, des grandes familles, et beaucoup plus à l’histoire de la vie privée… Comme nous le faisons aujourd’hui en abordant, par exemple, la façon dont on lutte contre la canicule en sortant les chaises ou la manière dont on protège les personnes âgées de la déshydratation en leur distribuant de l’eau le soir. Auparavant, ces "anecdotes" ne faisaient pas l’histoire ; elles étaient considérées comme des épiphénomènes sans intérêt. Maintenant on en fait de l’histoire […].» L’Histoire serait donc tombée si bas ? Mais faut-il donner foi à cette assertion ? Que gagne Georges Duby à être mêlé bien malgré lui à cette insondable poussée pseudo-intellectuelle au cœur de l’incongru ?

D’accord sur tout,
et surtout sur son non négligeable contraire

On ne sait si ces épiphénomènes sont aujourd’hui plus capitaux que jadis ; et, le cas échant, on ignore s’il faut se réjouir que, dans un monde profondément tourmenté, l’anecdotique soit devenu matériau pour l’Histoire. L’intérêt de cette pensée de courte volée de Cyrulnik, sur la façon de lutter contre la canicule en allant prendre l’air au dehors, rebondit d’une étrange façon chez Boualem Sansal, trahissant au passage tout le mépris que celui-ci nourrit à l’égard des peuples méditerranéens qu’il s’apprête à tailler en pièces : «Cette analyse me convient parfaitement. Pour moi, la Méditerranée ne serait qu’un territoire somme toute banal, une petite mare bordée de territoires plutôt arides, où vivent les cigales et où, comme le dit joliment Boris Cyrulnik, les hommes ont la drôle d’habitude de sortir les chaises à la moindre alerte caniculaire, plutôt que les parasols. Voilà ce coin de monde à la besace pleine de magnifiques légendes ; il vit de légendes, il en produit, s’en nourrit, au point qu’il est lui-même une légende, que dis-je, il est La Légende tout entière.»

L’on pourrait commencer par proposer à nos deux compères d’apprendre à lire, avant de s’aventurer à écrire. Mais ce serait dommage de s’arrêter de façon si prématurée…

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Sortir les chaises dans l’idée de Cyrulnik apparaît, après analyse syntaxico-sémantique, comme un geste salvateur, tandis que son alter ego suggère – du moment que l’alternative aurait dû être «les parasols» – un acte inconsidéré. Ils sont si bêtes, ces Méditerranées, qui en pleine canicule vont s’exposer au soleil ardent. Un dialogue de sourds donc. L’incongruité n’a pas échappé à José Lenzini ; il l’attribue avec beaucoup de bienveillance à une approche contradictoire, qui fait la «richesse» de l’échange, la complémentarité, la convergence, une certaine proximité des deux orateurs, qui traduirait en conclusion globale une vision hautement «optimiste» puisque, selon lui, le livre « est bien le témoin qu’un dialogue reste possible entre les deux rives de la Méditerranée ». Si c’est pour asséner des conclusions telles que , on eût préféré, entre les deux, une grande discorde et, du moins, de bénéficier d’un pessimiste relatif.

Les deux hommes se diront ainsi continument en phase l’un avec l’autre, en déclarant parfois l’exact contraire de ce sur quoi ils sont d’accord, comme deux envinés du petit matin bruyant sans s’écouter, tirant parti du laps de temps pendant lequel l’autre expulse un remugle de mauvaise cuisine pour improviser son propre délire éthéré… Dans quelles annales trouve-t-on pareilles mœurs suicidaires de s’exposer aux affres d’un soleil de plomb un jour de canicule ?

Puisqu’il ne reste dans ce monde d’images que le témoignage happé du passé par des caméras de plus en plus équivoques, Pagnol pourrait être une bonne source de ces scènes d’été sous l’ombre d’un arbre épais sur la place publique, pour profiter des brises rafraîchissantes que canalisent les aléas du relief. Une fable donc, à laquelle Sansal donne une épaisseur supplémentaire en offrant aux cigales le mérite de «vivre» et aux hommes l’horizon d’y mourir. Les peuples Méditerranéens seraient «La légende tout entière» ; et on sait ce qu’il faut faire des légendes : la canicule présente un bon procédé pour leur urgente crémation.

Entendons-nous tout de suite : l’ouvrage entier est un concentré de vide, quand il ne verse tout simplement pas dans le ridicule et la culture – au sens biologique – du faux ; et nous allons le monter au-delà de toute incertitude. Il est cependant, bien malgré ses auteurs, d’un apport précieux. Non qu’il nous apprenne quoi que ce soit sur le sujet qu’ils prétendent subsumer de leur esprit supposément vaporeux, mais sur ce qu’il révèle sur eux-mêmes : prétentieux, mégalomanes, médiocres, incohérents, ignorants, faussaires et, surtout, dangereux ; comme le sont tous ces médicaments tels que le Médiator qui prétendent soigner et qui empoisonnent, mutilent, tuent. Des intellectuels toxiques. Leur ouvrage en apporte la preuve indiscutable. Commençons par le plus véniel, la médiocrité.

La guerre, une norme

L’impossible paix en Méditerranée. Le titre sonne comme une condamnation, assortie d’un verdict irrévocable. La Méditerranée mérite de meilleurs auteurs, tels les Fous d’Afrique[2], en bien ou en mal, mais qui l’aiment vraiment. Ils dessinent, à l’instar de Béatrice Patrie et Emmanuel Espaňol[3], de plus réjouissantes perspectives, servies par une qualité de plume autrement plus soignée. Quant à la paix… Dans Le Bel venir de la guerre, Philippe Delmas aborde – avec profondeur – tous les sujets connexes, laissant toujours la place à l’espoir. La guerre y a la faveur des pronostics mais les portes ne sont pas définitivement fermées pour le sursaut. Pour lui, «les guerres peuvent obéir à deux logiques possibles. Les logiques de puissance, qui engendrent des conflits de souveraineté, et les logiques de sens, qui engendrent des logiques de légitimité. […] Les secondes reflètent l’impossibilité pour certaines populations de vivre ensemble ou sous une certaine autorité. La guerre du Cachemire entre l’Inde et le Pakistan, celle de Bosnie en sont des exemples[4]» récents. Il ajoute que «la guerre ne naît plus de la puissance des États mais de leur faiblesse. La première question de sécurité aujourd’hui ce ne sont pas les ambitions de puissance, c’est la panne des États.»

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L’exposé est d’autant plus pertinent qu’il date de 1995, les vingt-cinq années passées depuis ont démontré toute la justesse de l’analyse et de ses projections. Il est aisé de comprendre sur ces deux registres que les peuples sont les victimes de leurs élites. De part et d’autre des lignes de démarcation, les élites conjuguent leurs efforts pour instaurer les conditions de la discorde ; puis elles expriment leur puissance aux fins d’un grand racket. Il y a matière à investigation et à engagement intellectuel. Sansal et Cyrulnik examinent des événements passés et ils en extraient une réflexion d’une vacuité sidérante, au service des racketteurs.

Si l’on fait abstraction – pour y revenir longuement plus loin – du conflit israélo-palestinien, la guerre en Méditerranée durant les quarante dernières années recense celles qu’ont menées les USA et la France contre la Libye, d’abord dans les années 1980 puis au cours de la décennie qui vient de se terminer. Il y a bien eu des escarmouches de l’armée algérienne contre le Maroc à la fin des années 1970 ; elles ont définitivement convaincu les militaires algériens de ne pas se frotter à un ennemi qui ne soit pas leur propre peuple désarmé ; ils se replieront dans l’univers glauque des barbouzeries, là où ils peuvent, en toute quiétude, poignarder dans le dos leurs citoyens esseulés.

La guerre étrange que mène au Sahel la France aujourd’hui – secondée par les USA qu’elle espère, paradoxalement, éjecter de la région pour s’adonner seule, quoique la Chine s’en mêle désormais, au pillage des ressources naturelles – mériterait d’épais ouvrages, hors des sentiers éculés d’un terrorisme islamiste érigé en force irréductible. Ce sont là des guerres d’Occidentaux davantage que de «Méditerranées» au sens entendu par Sansal et Cyrulnik. On pourrait ajouter la guerre en Syrie où des coalitions opaques rivalisent de férocité contre des civils, toujours. Il y a les guerres par procuration, où les innocents offrent leur existence comme support aux déchirements étrangers. Bref, il y a la guerre, qui unit tous les conflits, que mènent des dictatures féroces, lourdement armées par l’Occident, contre des populations innocentes, dans un jeu immonde, dans un choc de civilisations : celle des élites, où l’humanité est en passe de disparaître, contre celle, à réhabiliter, des peuples. Nous sommes loin de l’univers tel que s’apprêtent à le dépeindre les deux auteurs, une Méditerranée enracinée dans l’obscurantisme, qui éclabousse de ses fléaux moyenâgeux la paisible, la généreuse et si démocratique Europe…

Le prédicat incontournable de la guerre

La fiction envoûtante veut que l’Europe ait conjuré ses démons et que l’union politique de ses pays ait eu raison des pulsions belliqueuses de ses peuples. Rien n’est plus faux. A-t-on jamais vu un peuple souverain appeler ses dirigeants à mener une guerre contre un voisin pacifique ? La guerre ne concerne les peuples que dans la mesure où ils offrent leur chair aux canons. Ils ne s’y rendent, sinon manipulés, que contraints et forcés. Ce qui a permis de maintenir la paix en Europe et entre puissances mondiales, explique Philippe Delmas, ce n’est pas que des peuples furieux aient été soudainement saisis par la raison ; ce n’est pas davantage la conséquence pragmatique d’un marché « libre » qui exige une circulation sans entrave des marchandises. Ce qui a rendu ce petit miracle possible, c’est le spectre de l’holocauste nucléaire, la certitude que personne ne sortirait indemne d’un conflit où les belligérants disposent de suffisamment d’énergie pour anéantir mille fois toute vie sur terre ; et qu’il suffirait d’appuyer, fût-ce par inadvertance, sur un bouton pour que la mécanique s’emballe, que l’apocalypse survienne.

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La capacité de destruction détenue par les USA et l’URSS était si phénoménale que les armes nucléaires s’étaient d’elles seules neutralisées. Elles étaient dès lors devenues un potentiel énorme d’accidents pour le pays détenteur[5] davantage qu’une arme à mettre en œuvre contre l’ennemi, dont la réplique eût pris l’allure d’un Armageddon. 50 missiles nucléaires suffisaient pour détruire l’intégralité de l’URSS. Les USA en détenaient 70 000, qui donnaient lieu quotidiennement à des centaines d’incidents qui frisaient l’horreur ; pour ses propres personnels bien entendu, sur le sol américain même. L’arsenal nucléaire était devenu bêtement inutilisable. La raison qui a prévalu, c’est celle «de mort assurée» pour tous si l’une ou l’autre des deux puissances s’avisait d’enclencher l’engrenage. La paix était-elle pour autant assurée ? Loin s’en fallait. La guerre, si lucrative, devait perdurer ; elle serait menée sur des territoires tiers, pour le sacrifice de peuples alternatifs. Il n’y a plus guerre mondiale, mais mondialisation de la guerre. «Toutes ces petites guerres acharnées et sans enjeu bien clair nous paraissent relever de la maladie mentale.

Que n’a-t-on dit de Saddam Hussein et de Slobodan Milosevic ! Qu’une telle répression soit possible nous semble inconcevable et ne pouvoir s’expliquer que par la pathologie de quelques fous dangereux dont le Dr. Kouchner, médecin de la grande famille humanitaire, appelle l’ablation urgente.[6]» Et ablation il y eut ; à la manière du docteur Hyde, en Serbie, en Afghanistan, en Irak, puis en Libye. L’Iran attend son tour, pour un destin que le même Dr. Hyde-Kouchner devenu ministre des Affaires étrangères, «pilier du système qu’il critique», formulera sans ambages, faisant écho à Benyamin Netanyahou : contre l’Iran, il faut en venir au « pire : la guerre ».

Mais cette ère d’une non-paix assurée par l’équilibre de la terreur est arrivée à son terme. Chine, Inde, Brésil, sortent leurs griffes après une léthargie millénaire. Les USA et la Russie ne sont plus que des géants aux pieds d’argile. Le piège de Thucydide est en train de refermer ses mâchoires, et le seul pays qui – quoique souvent à mauvais escient – assurait bon an mal an une certaine stabilité, les USA, est dirigé par un président ouvertement détraqué. «Pourquoi la guerre qui nous fut quotidienne nous serait soudain étrangère ? Parce que 10 % de l’humanité l’ont évitée pendant deux générations ? La belle affaire !

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Louis XIV, 1672, guerre de Hollande

Cette même Europe dont nous promouvons le modèle pacifique est cimentée par la guerre jusqu’à la dernière pierre. Au XVIe siècle, l’Europe n’a connu que dix ans de paix, au XVIIe, quatre ans seulement, et seize au XVIIIe. De 1500 à 1800, […] l’Europe a connu deux cent soixante-dix ans de guerre, avec une nouvelle […] tous les trois ans. L’Autriche et la Suède, modèles pacifiques, ont connu, pendant ces trois siècles, une guerre tous les trois ans, l’Espagne tous les quatre ans, la Pologne et la Russie tous les cinq ans. Tout cela est trop loin peut-être. Les deux guerres mondiales, nos proches voisines, ont causé cent millions de morts dont soixante millions de civils. Les révolutions russes et chinoises en ont ajouté au bas mot cinquante millions, et nombre croissant d’historiens estiment que c’est plutôt le double.

Quant aux 146 petites guerres qui ont sévi depuis 1945, elles ont exterminé avec discrétion environs trente millions d’individus, civils pour les trois quarts, et essentiellement pour le compte des grandes puissances. Les plus lointaines de celles-ci n’ont pas d’histoire différente des nôtres : au cours des six premiers siècles, la Chine n’a connu que dix-sept années sans guerre. Au cours de son dernier siècle, entre la colonisation occidentale, l’invasion japonaise, la libération et les révolutions maoïstes successives, elle a perdu entre trente et soixante millions de morts selon les estimations.

Un étonnant article du Wall Street Journal faisait remarquer que traiter Deng Xiao Ping de "Boucher de Tien An Men" était méconnaître l’histoire. Le millier de morts innocents de 1989 est en deçà de la moyenne quotidienne qu’aura connue la Chine depuis soixante ans de vie publique du vieux dirigeant. L’article ne plaidait pas l’absolution mais la différence de regards.[7]»

Ce décompte effectué avant les guerres du Golfe et d’Afghanistan fait l’économie de quelque 4 millions de victimes de la «lutte antiterroriste». En divisant par deux pour assurer ses chiffres, cela ferait 2 millions de morts. Et au moins trois pays démolis : l’Irak, la Syrie et la Libye.

Dans tout ce décompte macabre, cette anthologie de la terreur, les peuples en général, les peuples méditerranéens du Sud plus spécialement encore, n’ont eu à connaître les affres de la guerre qu’en les subissant. Il paraît dès lors pour le moins injuste de les accabler de tares qui rendent «la paix impossible». La paix les sauverait ; la guerre qu’ils subissent les maintient depuis des siècles soumis, captifs, irresponsables de leurs devenir et des actes qu’on leur impute. De toutes les accusations que l’on peut formuler à l’encontre de celui que l’on s’apprête à pendre, il y en a une à laquelle personne, y compris son bourreau, ne songe : celle de ne pas vouloir se délivrer assez. Et c’est celle-là qu’invoque, de façon insidieuse, Sansal et Cyrulnik pour les peuples méditerranéens : leur refus de la démocratie, leur attachement à leurs chaînes.

L’exposé d’un ignare. Voilà le résumé du livre que nous allons passer au tamis ; et si ce que nous désirons récolter c’est un peu de connaissance, l’on aura beau brasser, rien ne passera au travers des mailles.

Les Ténèbres qui viennent…

Si vous voulez en revanche un ouvrage dégoulinant de prétention à l’érudition, de vanité et de fatuité intellectuelle et qui, dans les faits, est un concentré de superficialité de vue et de vacuité d’analyse, celui de Boris Cyrulnik et de Boualem Sansal vous comblera de bonheur. Le sujet n’est pas d’une grande originalité ; il est aussi vieux que la vie sur terre ; la compétition intra-spécifique, la lutte au sein d’une même espèce animale ou végétale pour s’approprier une ressource vitale rare ; chez les humains, on l’appelle la guerre : elle consiste à faire fi des manières «humaines» et de la bienséance «sociale» pour parvenir à ses fins. Ce pourrait être l’apanage des bêtes féroces, régies par la loi de la jungle ; mais c’est devenu, au pinacle de la civilisation, le modèle dominant dans le monde des hommes ; celui dans lequel se sont épanouis ces deux auteurs : la «loi du marché». À cette nuance près que la jungle est hautement mieux régulée que «le marché» conçu pour une seule espèce : les vautours…

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la guerre

L’exploration des arcanes de la guerre – résurgence de l’instinct sauvage – et de la paix – contribution de l’homme à sa propre civilisation –, peut être passionnante : à condition de ne pas être révulsé par l’odeur du sang versé des innocents. Autant dire, d’autres avant eux ont abordé la question ; avec plus de profondeur. L’écriture ayant permis d’épaissir la chronique de plus de deux mille ans de mémoire belliqueuse, dans un monde où la guerre est devenue le mode d’interaction privilégié entre humains, on imagine leur travail épais, documenté et débouchant sur des perspectives éclairantes. Las. Il fait moins de 100 pages, sur une demi-largeur.

En ôtant l’introduction, les questions et les généreux espaces entre les paragraphes, il resterait de l’ouvrage une cinquantaine de pages ordinaires au grand maximum, laborieusement noircies ; redondantes puisqu’ils s’amusent l’un et l’autre à se proclamer en total concordance de vue, ce qui leur donne à chacun l’occasion de réitérer la même idée éculée énoncée par l’autre. Pour une conclusion tout en désespoir : «l’impossible paix en Méditerranée». Il est des jugements définitifs que les faits démentent très vite. Mais au moins s’attend-on à trouver les raisons qui poussent les deux auteurs à un pessimisme si terminal… Rien ! Pas la plus petite once de fait solide qu’un lecteur avisé puisse souligner, ou un autre, désireux d’apprendre, retenir. Qu’à cela ne tienne ! l’interviewer l’annonce en quatrième de couverture comme un modèle d’optimisme, comme prélude à la seule information tangible que recèle l’ouvrage : il coûte 15 euros.

N’est-ce pas cela le privilège du prince, éditeur en l’occasion, que de contraindre les faits à ses desirata ? L’optimisme du désespoir des damnés. Pour une somme rondelette : 1 € les trois pages, qui auraient – nous l’allons montrer tout à l’heure – gagné à rester blanches. L’ouvrage se termine par une annexe qui reproduit une lettre de Boualem Sansal, une sorte de complainte contre X, adressée à d’inidentifiables «amis», pour rétablir le «vrai» dans une aventure personnelle, pour justifier un voyage en Israël qu’il avait parfaitement le droit d’accomplir mais que, pour des raisons douteuses, il pensait pouvoir effectuer à l’insu des «amis» en question, et, surtout, de ses ennemis. Ce qui lui donne l’occasion de broyer du «Hamas» coupable à ses yeux d’avoir vendu la mèche ; de sacrées balances, les radicaux islamistes. Le capitalisme sauvage assassine ses consommateurs en leur faisant payer cher les poisons et autres tabacs qu’il leur fait ingurgiter ; Sansal fait mieux : il vend ses tracts. Mais au moins les auteurs sont-ils cohérents avec leur analyse ? La paix est impossible ? Soit ! Mais qu’est-ce donc la paix ?

Le bonheur des «idiots à fond la caisse»

«Je sais pas ce qu’est la paix, ne l’ayant jamais connue», glisse doucereusement Sansal. Est-il alors bien placé pour en discourir, pour la décréter impossible ? Ignorons que l’idée sous-jacente est d’attirer l’empathie du lecteur pour le malheureux et écorché Sansal qui n’a jamais connu la paix ; le poète maudit «accompagné à la fosse commune par un chien, et des fantômes», dirait Léo Ferré. Il ne sait pas ce qu’est la paix ; cela ne l’empêche pas d’en proposer une définition : « Je peux dire que je me sens en paix chaque fois que je suis en cohérence avec moi-même, chaque fois que je vois autour de moi des gens simplement aller et venir sans avoir peur d’eux-mêmes et de leurs semblables. Si ce n’est pas le bonheur, c’est du moins son image. Ce qui viendrait en plus serait du luxe, et c’est vrai que le bonheur est un luxe ; on se pâme à voir un oiseau chanter dans les arbres, des bébés gazouiller aux anges, des filles rire à gorge déployée, des garçons faire les idiots à fond la caisse, des abeilles butiner au soleil, des vieux balader leurs vieux chiens dans les jardins publics. » L’ange de Verlaine, ou bien est-ce celui d’Hugo, passe, dépité de ne pouvoir poser réclamation auprès du Commissariat des Belles lettres, et va se réfugier dans sa tombe, rassuré de se savoir dans son tombeau, plus vivant que ceux qui se repaissent de la «paix», synonyme de « bonheur » tout en «luxe» de Sansal tandis qu’ils vouent leurs congénères à la damnation éternelle.

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Boualem Sansal

Anticipons un peu, pour les besoins de la «littérature». Après avoir décrété la paix, qu’il assure ne pas connaître, impossible, il termine l’ouvrage – un peu en queue de poisson – par l’annonce d’un mouvement qu’il copréside avec un intellectuel – un vrai, pour le coup, au point de se taper la tête contre le mur pour comprendre ce que David Grossman a trouvé de si attrayant dans les idées de Sansal qu’il veuille partager une phrase avec lui. Une association, cela ne s’invente pas, «pour la paix».

Écoutons Sansal décrire la chose : «Notre ambition est simple : parler de la paix, écrire sur la paix, mais aussi, parce que cela va ensemble, dénoncer la guerre et ses promoteurs, et de la manière la plus claire et la plus simple possible. Je dois dire que dans ce cadre, nous avons bien mouillé la chemise, nous faisons activement notre boulot de VRP de la paix.» Convenons que, même si mal vendue, la marchandise donne énormément envie : la paix… Mais Sansal sait-il qu’il vient de présenter la quintessence même du capitalisme sauvage mal habillé de démocratie ? L’impuissance volontaire.

Les gardiens de la pensée inique

Le totalitarisme est accompli quand ceux qui ont les fonds, l’argent, les armes, le pouvoir, l’exercice de la violence légitime, s’approprient aussi la forme, les canaux médiatiques, le privilège de définir pour la collectivité ce qui est le Bien et ce qui est le Mal. Et quand on parle d’argent, d’influence, de violence, de puissance médiatique, l’on ne peut faire l’économie de penser à ceux, réels ou fantasmés, dont disposent les Juifs. Dans ce monde où des forces belliqueuses s’emploient systématiquement à placer Israël et son peuple là où partent et se croisent les tirs, l’on espérerait que, dans un ouvrage parlant de paix, l’on se simplifie la donne, pour s’épargner l’intrusion d’une problématique dont on ne sait pas trop si elle relève de millénaires ou de quelques décennies, si elle tire son essence de Dieu ou des armes, si elle relève de la justice humaniste ou de la cruauté sublimée. Bref, l’on a envie qu’on laisse un peu les Juifs tranquilles ; ils ont bien des chats à fouetter.

Dans l’ouvrage de Sansal et de Cyrulnik, cela est simplement impossible. Au point qu’on se prend, en tournant les pages, à se demander si l’imprimeur n’a pas mis une mauvaise couverture sur un mauvais livre. Car, au sortir de sa lecture, l’on est certain qu’un titre plus approprié aurait été : «J’aime les Juifs ; et Israël, c’est tellement bon !» En quoi les uns et l’autre en tirent avantage ; la question est contingente ; des auteurs plus intègres, qui cumulent leurs nombreuses qualités avec celle d’être juifs, nous permettront plus loin d’y voir bien plus clair que ce que proposent ces deux littérateurs étriqués.

Le montage paraît bancal d’emblée, l’alliage du bric avec le broc. Les deux hommes ne se connaissaient pas et leurs sujets de prédilection n’ont rien de commun. L’on pourrait leur faire la charité de dire que, pour l’un, en tant que psychiatre, les pensées intimes des hommes n’ont plus de secret ; l’autre prétend même sonder les âmes des Maghrébins, non pour exorciser un mal intrinsèque que, selon lui, ils portent en eux – un «antisémitisme viscéral» – mais pour donner à leurs ennemis des raisons de les «éradiquer». À titre d’écrivains installés, l’un et l’autre devraient savoir que les mots ont un sens ; les leurs sont une enfilade de lieux communs auxquels l’annexion de la mémoire de quelques grands hommes disparus offre un semblant de dimension. C’est le propre d’un nain que de se revendiquer de géants disparus, des géants qui, croient-ils, ne peuvent plus se défendre.

Sansal privatise Albert Camus, cet homme du peuple, qui a vécu pour le peuple. Il le dilapide, pour les besoins de sa croisade contre les innocents, les impuissants, dans une étrange quête pour sauver les conglomérats les mieux dotés de la planète… Les Blancs, les Occidentaux, les Européens, et, bien sûr, les Juifs. Imagine-t-on simplement Camus, après s’être rendu en Kabylie en 1937, commettre un livre qui signerait la perspective honteuse d’une «impossible paix avec les Kabyles» ? Qui légitimerait donc de les éradiquer ?

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Passer l’ouvrage de Sansal et Cyrulnik au crible bute contre une difficulté. Il y a tant à corriger qu’il faudrait commenter chacune de leurs phrases et leur donner une réplique documentée, référencée, taillée dans le marbre de la logique et de la raison, pour démolir leur œuvre qui prend l’allure d’une coquille vide ; et c’est là le moindre de ses défauts. Mais répondre sur tout pourrait emplir un ouvrage de taille normale qui, pour accablant qu’il serait sur l’indigence intellectuelle de ces deux larrons, tomberait sous le coup de deux travers : primo, il ne trouverait aucun éditeur, pour les mêmes raisons qui font que ces deux individus en ont beaucoup ; secundo, au-delà des horizons désespérants que rencontre quiconque se donne la vérité comme objectif, on ne peut légalement citer au-delà de 10 % du texte initial. Et 10 % de quasi rien que constitue l’ouvrage pourrait ne laisser que peu de matière à se mettre sous la dent. Mais qu’on se rassure, cela fait déjà énormément… Passons à la prétention des auteurs.

Les théoriciens de la foutaise

«Quand j’écris, je m’adresse au lecteur parfait, à l’ami invisible qui comprendra tout ce que j’écris, se pâme Cyrulnik. Parfois, je me laisse aller à mettre la barre un peu trop haut ; ce n’est pas que je pense être plus performant que les autres, mais quand on suit son chemin, on finit par avoir des idées que n’ont pas eu le temps d’avoir les autres, on se coupe un peu des autres.» La prétention à l’excellence n’exonère pas de l’obligation de se faire comprendre. Tentons cependant de nous hisser vers cette exigence du lecteur admissible…

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Joseph Lenzini

Sansal ne s’encombre pas davantage de «modestie» mielleuse. Lorsque José Lenzini lui demande s’il faut du «courage» pour être ce qu’il est – forcément l’incarnation de la noblesse humaine –, il se braque : «Courage ? Non, surtout pas ! Le courage est une flamme qui peut pâlir et s’éteindre et vous manquer au moment le plus crucial. C’est même une folie, une exaltation passagère.» Sous-entendu qu’il en a à revendre, mais que ce qui le meut est d’un fer plus trempé. Qu’il s’empresse de nous détailler. «Non, c’est quelque chose de plus fort, de plus vrai, c’est la vie menacée par la ruine, la haine et la souillure qui va puiser dans les profondeurs de l’âme ce qui est sa substance même : la dignité. Un jour, j’ai pris un crayon…»

L’abaissement de son pays quarante ans durant, ponctué par l’assassinat sauvage de 250 000 de ses compatriotes, a de quoi ébranler toute âme sensible, et pousser à se soulever contre «la souillure». Sansal n’a commencé à s’attaquer aux islamistes que quand les militaires les ont éradiqués, salariés, ou chassés hors du territoire ; et il ne s’est faussement démarqué des «dictateurs» que quand la nature crapuleuse du régime est devenue si patente que mêmes ses cercles intimes s’en sont démarqués. Cela fait, pour qui est né en 1949, au moins trente ans de retard à l’allumage (ayant soustrait les temps de l’adolescence où l’erreur et la lâcheté sont, à la rigueur, permises). Ce n’est qu’en 2003 qu’il démissionne d’un poste de haut fonctionnaire au sein du ministère de l’Industrie. Il a donc eu quarante ans pour réfléchir sur la qualité de son environnement et une bonne partie à un poste de si haute responsabilité que la vue de la souillure à l’œuvre n’a pas pu lui échapper. Il a donc dû serrer très fort les narines quatre décennies durant ; cela fait long pour «la dignité» écrasée.

L’on se demande alors ce qu’il s’est produit de si ruineux de l’âme en 2003 qui le conduisit à franchir le pas supra-courageux, pour culminer dans «quelque chose de plus fort, de plus vrai». On désespérera en vain qu’il nous éclaire là-dessus ; l’on ne peut s’empêcher tout même de se dire que cela intervient quatre ans après 1999. Pourquoi cette date ? Elle correspond à la parution de sa première littérature de «la ruine, de la haine et de la souillure» des siens, Le Serment des barbares, qui lui a rapporté assez gros pour se garantir les coudées franches et se chercher des milieux mieux malodorants. Quatre ans, ça laisse le temps au chaland de mordre.

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L’«épée» de la haine sans espoir de rédemption

«Je me suis mis à écrire, poursuit-il, avec un immense souci de vérité, de justesse, de précision. La littérature a été pour moi une planche de salut, une épée, une armure, une espérance, tout à la fois.» Ayant lu ses ouvrage, entendu ses discours, subi ses imprécations, l’on chercherait en vain son épée ailleurs que dans le dos des Algériens en particulier, des musulmans en général, emballés dans le qualificatif expéditif de «barbares[8]». Mais, dans ce qu’il perçoit comme un magma intouchable, une populace percluse de haine, y en avait-il qui eussent pu trouver grâce à ses yeux ?

Que pense-t-il de ceux qui, bien avant lui, ont démissionné et fui la souillure de l’âme ? Les exilés, les déracinés, qui ont pu de la sorte échapper à une mort certaine. «Émigrer est une solution, recherchée par beaucoup, les plus dynamiques sans doute, mais à laquelle je me suis toujours refusé. "Rester, c’est mourir, partir, c’est mourir deux fois", me disais-je chaque fois que je me sentais faiblir [sic] devant l’attrait et la facilité [sic] de l’ailleurs. […] Pris entre les islamistes et les dictateurs […], décidés à liquider tous ceux qui ne sont pas avec eux, il n’y a qu’une seule solution, elle s’impose dans l’urgence et la fièvre : relever la tête, résister, s’affirmer.» Une fois l’anacoluthe surmontée, l’on retrouve du Sansal tout craché, selon une déontologie méthodique : concéder cinq mots mi charitables mi sarcastiques, «les plus dynamiques sans doute», avant de déverser ses ignominies, des accusations de vénalité, de soumission, de collaboration, de défaut de personnalité, de lâcheté ou, pour reprendre un mot dont raffole la presse privée – synonyme d’appartenance à un général de connivence – et la presse officielle algériennes : de « félonie».

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Pour ces intellectuels corrompus jusqu’à la moelle – en matériel et, surtout, en âme –, ceux qui sont restés en Algérie étaient bons à éradiquer ; ils déplorent seulement que les généraux n’aient pas accompli la besogne de façon plus radicale, terminale ; la faute aux «droits-de-l’hommistes» qui ont crié au scandale trop vite (après dix ans de massacres). Ceux qui ont pu échapper au meurtre à huis clos sont quant à eux des lâches, des traîtres, des fuyards. Doublement coupables, d’être Algériens et, pour les miraculés, d’avoir fui les sabres de leurs bourreaux ; mais qui n’esquiveront pas «l’épée dans la plaie» des écrivains de deux sérails, algérien et français… Bons à haïr.

À l’étranger, un peu moins exposés aux assauts des escadrons de la mort du DRS, la maison mère du terrorisme maghrébin, voilà ces exilés réduits par la littérature des intellectuels faussaires au statut de nuisance pour la France de souche. Y en a-t-il à épargner de ce peuple algérien, étranger en France et étranger en Algérie ? Pour Boualem Sansal : Ceux qui se sont toujours refusés à la souillure, tête haute, résistants, affirmatifs. Et de cette veine il n’y en a qu’un : Boualem Sansal. Mais, nous le verrons, la France qui l’a distingué élite parmi les plus hautes élites, est vite devenue étroite pour son ambition sans mesure. «Bel ami» Boualem ne se sert d’une amitié que comme tremplin à piétiner pour accéder à une amitié de niveau supérieur.

En tyrannie, le condamné subit sa sentence, mais ses juges unilatéraux lui exposent leurs griefs falsifiés. Le monde de Sansal se passe de justifications, fussent-elles fabriquées : là, il n’y a de Transcendance que Sansal et Boualem est son Exécuteur. Mais, le lecteur, qui s’est fendu de 15 euros pour toucher à cette quintessence, brûle d’envie de savoir devant qui précisément notre héros autoproclamé a relevé la tête, contre qui il a résisté, quels brimades il a subies, quelles persécutions il a endurées, auprès de qui il s’est dressé comme un lion, connaître l’identité de ses tourmenteurs ; avoir un nom à se mettre sous les synapses, de sorte que les à-plat-ventrés qu’il condamne puissent recevoir les châtiments qu’il leur inflige avec le sentiment minime de la justice unilatérale accomplie… Il préfère radoter. « Je me sens tout fier de moi quand, oubliant la modestie, je me dis que mes livres ont pu aider certains de mes compatriotes à relever la tête, à résister, à refuser la fatalité de l’échec et de la soumission. »

Sansal aurait donc permis à quelques-uns d’échapper au néant de l’âme et de l’esprit, parmi la multitude des félons potentiels… Comme nous tenons de ces livres dont il est «tout fier», nous allons pouvoir y cueillir les recettes du destin apprivoisé, pour « résister, refuser la soumission ». L’espoir est vite refroidi : «Que décide-t-on au juste dans la vie ? […] Prenons un exemple : celui du passager d’un avion. Que va-t-il faire pendant la durée du voyage ? À l’intérieur de l’avion, on peut décider de ce que l’on va faire pour passer le temps : lire, dormir, faire des mots croisés, ennuyer un voisin. Mais l’avion est entre les mains du pilote, et ce dernier comme son passager sont tous deux soumis aux mêmes aléas de la mécanique et de la météo…» Tout le monde sait : s’il est un endroit où il faut se soumettre, ne pas résister, c’est bien dans un avion où les parachutes sont rares. Existe-t-il des êtres qui, outre les hommes, dominent les mécaniques volantes ? Les volants et les voleurs d’un système abominable qui s’appelle régime algérien et dont Boualem Sansal et tant d’autres, Kamel Daoud, Yasmina Khadra, Mohammed Sifaoui, Omar Belhouchet, etc., sont les briques médiatiques élémentaires…

journalistes et écrivains algériensKamel Daoud, Yasmina Khadra, Mohammed Sifaoui, Omar Belhouchet

Toutes ces considérations hautement sophistes passant par-dessus la barre posée par Cyrulnik, et, a fortiori, par-dessus nos têtes, quelque peu désappointés par l’entrée en matière en eau de boudin, nous sommes ravis d’entrer enfin dans le vif du sujet : La Paix impossible…, et donc la guerre assurée. Las ! notre intelligence sommaire ne fait toujours pas la maille. Car, partant du slogan «la paix, c’est la guerre» avancée par George Orwell (un de ces géants prostitués dans l’ouvrage), les deux auteurs ont concocté leur propre adage, plus corrosif : la guerre, c’est mieux que la paix. Car, confie Cyrulnik, «en période de paix, on souffre. […] Je pense que l’on ne peut prendre conscience de la paix et en jouir que si l’on a été en guerre, et que, de nos jours, il n’existe plus de procédure pour arrêter la guerre et faire la paix.»

Mais pourquoi arrêter la guerre et faire la paix si c’est pour souffrir de la paix ? Syllogisme pour lequel le psychiatre sans frontières trouve un exemple des plus inattendus : la Suisse, une jungle urbaine inexplorée, qui aurait connu la paix « grâce aux banques » mais qu’il promet à des lendemains tourmentés. Pourquoi ? En Suisse, répond-il, «les employés souffrent, et les banques commencent à souffrir ; donc [non souligné dans le texte], en période de paix on souffre. […] Les Suisses, ajoute-t-il, qui sont en paix sont en guerre intestine, en guerre contre eux-mêmes. Et actuellement, il y a énormément de dépression, de drogue, dans les grandes institutions internationales.» Vite ! une ONG charitable pour secourir les drogués des institutions internationales et des banques suisses…

Dans ce monde filant à toute allure sous la conduite d’un pilote livré aux même aléas que ses passagers, aider son prochain, adoucir le quotidien des autres, tout cela peut être tout de même l’ultime bonheur spirituel dans un monde de gadgets et de «mots croisés». Mais pas du tout, rétorque Cyrulnik : car «nous [sic] sommes incapables de donner sens à notre vie par le bonheur. Le seul bonheur que l’on éprouve, c’est celui de lutter contre le malheur, donc [souligné ici] il faut du malheur. […] La violence est donc [idem] une forme de socialisation.» Oubliés «les bébés qui gazouillent au anges», «les abeilles qui butinent au soleil», les filles aux mauvaises manières, les idiots déconneurs et les «vieux» que ne supportent que les «vieux chiens», qui sont les marques du «bonheur» selon Sansal ; vive le malheur ! vive la violence !

Pour faire court, disons qu’il ne reste à l’homme qu’un dernier espoir, une grâce providentielle, l’entrechat de la dernière chance, pour le salut de son âme, pour échapper au mauvais sort auquel les deux auteurs vouent le monde : se déclarer «étrange » au «nous » auquel ils appartiennent. Adopter la posture de «la rupture». Se déclarer dissident à leur monde effrayant. Inventer l’espace d’une civilisation alternative, fût-ce sur les marécages qu’ils ont abandonnés après saccage, où l’on caserait les valeurs dédaignées par ces élites méprisantes ; une civilisation qui ferait place à l’humanité, où la «paix» en impose à chacun de façon naturelle, où la socialisation ne serait pas synonyme de «violence», où le «bonheur» ne se trouve pas dans la souffrance, où le «luxe» consisterait à panser les plaies de son prochain. Et leur laisser, à eux et à leurs compagnons et commanditaires, le monopole de la barbarie à se partager entre «amis». Mais restons patients, le livre de Sansal et Cyrulnik recèle des « trésors » de matériaux écœurants à passer à la broyeuse…

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Plus que la guerre, «la paix c’est la mort…»

«La paix et le bonheur sont dans la guerre» pourrait paraître pour le commun des humains – le «nous» dont nous venons d’esquisser quelques prédicats – comme l’adage d’un psychopathe déchaîné, en proie à une poussée délirante. Si ce n’était que ça ! Sansal enchaîne en étant « d’accord avec Boris Cyrulnik» ; avant de surenchérir, citant en vrac des auteurs célèbres, exhumés de leur sommeil du juste pour être souillés ; et, histoire de placer la barre hors de « notre » portée, invoque des abstractions mathématiques de haute volée, des orées scientifiques explosives auxquelles il semble rien comprendre, et à la maîtrise desquelles il n’est nullement tenu d’apporter la moindre preuve : «Ce constat, dit-il, qui a également quelque chose d’orwellien, mais aussi de camusien, est plus que troublant, il nous amène presque à penser que la paix est le contraire de la vie, un arrêt provisoire dans un état de sidération ou, au mieux, de pauvre béatitude. […] Les mathématiques du chaos, les théories quantiques ou relativistes, nous amènent à penser la violence et la paix, et tout le reste, le temps, l’espace et l’identité, sur des plans infiniment différents du plancher des vaches qui est notre plan de vie.»

Après belles lettres barbouillées «à fond la caisse», Sansal «mouille la chemise» et devient «VRP» de la mort, «contraire de la vie», pour avoir la «paix» ; non sans prostituer au passage Orwell, Camus, Einstein, Lorentz aussi : ces grands hommes auraient selon Sansal laissé comme legs de leur passage sur «le plancher des vaches» que «la paix est le contraire de la vie» ! L’on connaissait la rhétorique des fauteurs de guerres qui prêchent auprès de leurs victimes la paix impossible dans le chaos qu’ils ont provoqué ; nous avons là le degré au-dessus de «la barre».

Un être raisonnable qui découvre cette littérature éprouve le sentiment d’une philosophie ratatouille, méli-mélo pour candidat au rattrapage de bac, qui a ingurgité à la hâte des notions éparses durant le week-end et qui les débite en vrac en espérant que l’examinateur s’y laisserait prendre. Fort heureusement, les deux hommes, sans doute soucieux de ménager des lecteurs « imparfaits », ne tirent un sujet par les cheveux que pour aller en saccager un autre, sans accorder la miséricorde de la moindre transition… Car après la prétention pour eux, le mépris pour les autres…

Sansal note que «c’est de là [de Méditerranée] que la vie est partie chercher ailleurs ce que les barbares [souligné ici] ont inventé chez eux sans en comprendre la signification profonde et sans deviner l’usage véritable qui pouvait en être fait.» Ils n’ont donc que ce qu’ils méritent, ces ignares Africains-Méditerranéens ! Leurs plaies ouvertes savent encaisser les coups d’épée ; nul tribunal n’existe qui puisse enregistrer les plaintes, ou écouter les complaintes. Sansal et ses maîtres dominent les agoras publiques où l’on se plaint et les tribunaux où l’on tranche ; et ils trouvent même le moyen de se poster comment des dissidents.

Mais il faut en convenir : Boualem a une maîtrise certaine de la redondance raciste volontaire, pour caser dans une unique phrase «barbares», leur ignorance de «la signification» et une incapacité à l’abstraction qui les empêche de «deviner» un quelconque usage «utile » à leurs «invention» ; des inventions qui n’en sont donc pas, puisque leur fonction est de promouvoir le progrès, quand les «barbares» sont inaptes à l’évolution : en effet, conclut-il, «en Méditerranée, le temps est si long qu’il en est figé, c’est dire si la modernité compte peu dans la vision des choses de l’indigène méditerranéen.» Il manquait le mot  indigène» et l’incapacité congénitale à «la modernité» pour ajouter la touche de mépris qui fait le tout ; les voilà prononcés.

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"indigènes"

Dès lors, l’Afrique, ce monde méconnu, docile, malléable à souhait, se laisse féconder par l’«épée» de Cyrulnik. Il subodore que «la société [y] était facile à organiser. Cependant, remarque-t-il, j’imagine qu’on ne faisait pas trop de social ! Les gens devaient marcher avec le groupe, ramasser des champignons, des fruits et manger des petits animaux et des insectes. […] Dès l’instant où leur nombre a augmenté, il y a eu des frontières, des conceptions de la vie différentes selon les groupes humains – même en France [ouf !], il y a beaucoup de conceptions différentes de la vie… –, l’existence et les comportements se sont modifiés. Pour vivre ensemble, il ne suffisait plus de ramasser des fruits et de manger des vers ou de petits animaux, il fallait cultiver. C’est de la Méditerranée qu’est partie la technologie du Néolithique. La philosophie, le comment vivre ensemble, l’organisation sociale… et la violence sont apparus à ce moment-là.»

On se surprend à déplorer que la technologie soit «partie», qu’elle ne soit pas restée ; car son départ a dû se faire accompagner des ressources minières qui lui sont indispensables ; et l’on éprouve un sentiment de compassion pour ces malheureux Africains tiraillés entre leur «asociabilité» intrinsèque et l’obligation de «marcher en groupe» ; l’on salue aussi l’abnégation de ces «savants» qui s’échinent à hisser leur lecteur au-dessus du «plancher des vaches», hasardant de brasser des idées crypto-racistes qui flattent l’«animal» en le décrétant inventeur de technologie – fût-ce de la pierre taillée. Le savoir dans les entrelacs sémantiques de Sansal et de Cyrulnik est un peu comme la bombe atomique, bourrée de haute technicité, confiée à un dégénéré mental qui trépigne de marquer l’histoire et à qui il suffit, pour concrétiser son rêve, d’appuyer sur le bouton rouge.

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Docteur Folamour, de Stanley Kubrick (1964)

 On remarquera encore cette technique, la redondance volontaire, comme l’acharnement du sadique sur sa victime impuissante, par matraquage : «Ramasser des champignons, des fruits et manger des petits animaux et des insectes […]» aussitôt suivi d’un «il ne suffisait plus de ramasser des fruits et de manger des vers ou de petits animaux […].» Deux coups d’épée portés sur un sauvage achèvent mieux qu’un… Notons aussi que ces deux hommes ont le don de sillonner les contrées africaines, pour gratifier leurs lecteurs de leur dense savoir, sans quitter le confort de leur salon cossu. Les nouveaux colons ne sont plus de grands aventuriers.

À ce stade de la lecture de ces explorateurs paresseux, l’on a le choix de les abandonner à leurs élucubrations pseudo-intellectuelles, ou tenter de savoir où leurs analyses les conduiront ; histoire de rire un peu. Où veulent-ils en venir, au juste ? Ainsi, ces êtres mangeurs «de vers et de petits animaux» qu’ils suivent à distance respectable sont-ils à leurs yeux dignes d’être des hommes ? «Quand la disputation de Valladolid leur a attribué une âme [ils n’en avaient donc vraiment pas], il a fallu [sic] les baptiser, et non plus les atteler et les dépecer [un moindre mal au final]. Plus tard, on devait pourtant reconnaître le même débat à propos de l’esclavage noir africain. Ce fut une catastrophe [de quel point de vue ?] ! Voilà ce qui illustre [souligné ici] ce que je vous proposais, c’est-à-dire que l’actuelle tragédie du Proche-Orient va répandre sur l’ensemble de la planète et va nous [sic] imposer, après beaucoup de malheurs, une aspiration à… un nouveau malheur. Mais avant d’y parvenir, nous [sic] allons payer le prix fort».

Saperlipopette !

Sansal le démocrate

Récapitulons : le bonheur, c’est dans la guerre, qui apporte le malheur ; et les Arabes vont répandre sur «nous» leur aspiration au malheur, qui nous ouvrira de belles perspectives de bonheur que l’on atteindra à plus ou moins longue échéance, après islamisation ; bonheur dans le malheur pour lequel il faudra d’abord payer le prix fort. En espérant que lesdits Arabes vendeurs de «malheur» ne sont pas trop durs en affaires et qu’ils fixeront un prix modique pour leurs exportations…

Et l’on se surprend à réfréner des idées noires des nostalgiques du temps passé qui déplorent que l’esclavage et les massacres coloniaux n’aient pas eu le bon goût de l’extermination, qui aurait brisé le nœud gordien du malheur et enrayé les fléaux qui se répandent sur «nous». Monsieur Cyrulnik nous avait prévenus : sa barre est placée très haut ; et Sansal a fixé les vaches (nous) au plancher, vouées à ne jamais voler ; clouées au sol, les vaches sont en revanche très disposées à se laisser voler leur lait, leur corps, pour le bien du mauvais esprit…

Si l’on persiste à considérer Sansal comme un Méditerranéen, le sentiment qui prédomine chez lui est une profonde et incorrigible haine des siens. La haine, pleine, entière, dévorante, débordante, viscérale… En doute-t-on un peu ? Hé bien, sur la haine aussi, il s’apprête à nous instruire… «S’il est une chose durable dans les relations entre les peuples, c’est bien la haine.»

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de l'homme à la haine

Existe-t-il des statistiques éprouvées attestant le postulat ? On ne le saura pas ! Il faut croire Sansal sur parole. L’homme sait mettre sur le dos des autres les affections dont il est lui-même gravement atteint. De bout en bout, l’ouvrage dégouline de haine envers les petites gens ; mais les évocations de ramasseurs de baies et de mangeurs d’insectes risquent de laisser penser que cette haine vise exclusivement les Africains-Méditerranéens. Très vite Sansal comble le hiatus, toujours avec cette technique «scientifique» qui consiste à sonder les âmes.

«Ce sentiment, explique-t-il, est au cœur [sic] des réflexions [sic] des jeunes Européens issus de l’émigration africaine. Faute de traitement [sic] adéquat, les politiques mises en place pour faire d’eux [sic] des Français de droit et de cœur [sic] […] ont été regardées comme des ruses de marché visant à se constituer à bon compte [sic] une réserve captive [sic] de main-d’œuvre sans véritable qualification [sic] pour occuper les emplois que les Européens de souche [sic] refusent [sic]. La haine déforme tout, les images comme la pensée, mais en même temps, parfois, elle aide à comprendre ce que les mots cachent.» Quand s’exprime la haine, les mots «crachent» plus qu’ils ne cachent.

Mais où finit l’Afrique, où commence l’Europe ? Quid des élus même, les Blancs de col, qui voguent d’ordinaire au-dessus de la barre des lecteurs parfaits ?

«Il faut soumettre les Méditerranéens à des analyses approfondies et des médications sérieuses [sic] avant de les laisser s’asseoir autour d’une table de négociation. […] Ces gens [sic] ne sont jamais aussi dangereux que quand ils siègent à la table des négociations ; il leur vient alors des idées de ruses faisant que la guerre qui sortira des pourparlers sera longue et sanglante. Pour parler de ce que je sais, les négociations gouvernementales entre Algériens et Français ont toujours débouché sur des euphories bruyantes suivies d’une reprise des hostilités à un niveau plus élevé, comme si on s’en voulait de s’être laissé à la naïveté. […] Il faut presque les pousser à se faire une vraie guerre : là, comme dit Cyrulnik, ils rêveraient de paix et s’aimeraient un peu.» On souffle que Sansal ne parle que «de ce qu’il sait» : Français de souche, blanches élites, tremblez aussi ! Vous serez la prochaine pelure à laquelle Sansal administrera en temps opportun ses stupéfiantes «médications sérieuses».

D’où parlent vraiment Sansal et Cyrulnik ? Au-dessus des hommes, lévitant dans les espaces réservés aux divinités grecques, romaines, égyptiennes, ou simplement à Dieu, le vrai, si tant qu’il est de cet univers… Et quand on se prend pour Dieu, l’Histoire et la Science disqualifiées, l’on peut se donner toutes les libertés du monde en matière de cartographie.

 

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Lexique de la haine pour Méditerranéens du Qatar et d’ailleurs…

Pourquoi Sansal et Cyrulnik se permettent-ils de tenir des propos aussi éloignés de la réalité ? Le sentiment d’impunité ; cette toute puissance que confère la certitude que nul ne sera mis en capacité de les confronter à leurs contradictions. Et ce pouvoir immense leur permet de parler de peuples entiers comme un entomologiste d’une colonie de petites bêtes. Le lexique avec lequel ils font le portrait des Africains et des Arabes, «les indigènes méditerranéens» ? «Mangeurs de petits animaux», «mangeurs d’insectes», «barbares , «porteurs de «malheurs», «antisémites chroniques», «souillure», «ordure», «poubelle», «violence», «haine». Ils portent ces accusations directement quand ils le peuvent, par incidence quand une bouffée de mansuétude les saisit. Pour suivre leur raisonnement, il faut localiser les particules de leurs enchaînements qui feraient le bonheur d’un chasseur de paralogismes. «Donc», «voilà pourquoi », «ce qui illustre », etc. Mais ils disposent de toute la palette du parfait illusionniste.

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Arabes israéliens vivant dans la seule démocratie du Moyen-Orient : Israël

«On en parle beaucoup, mais sur les 2 millions de musulmans qui habitent en Israël, il y a 5 % d’opposants à Israël, les autres musulmans sont heureux de vivre dans le pays». Remarquons que Cyrulnik ne parle pas de «musulmans israéliens», mais de musulmans «qui habitent» (en attendant leur arrêté d’expulsion) en Israël. Notons aussi que nul n’a jamais dit que les musulmans étaient malheureux d’« habiter en Israël », ils militent même pour le retour au pays de millions de leurs compatriotes chassés naguère de leurs terres. Mais être heureux dans un pays qui s’appelle Israël ne réduit pas les opposants à Israël et à sa politique d’apartheid à la portion négligeable de 5 % ; et on ne saura pas d’où sortent ces statistiques rondelettes et ahurissantes. Il y a en Israël 100 % de Juifs «heureux de vivre dans le pays» ; il y a plus de 5 % d’opposants à la colonisation des territoires par leur État. L’entourloupe tient du paralogisme.

«En revanche, ajoute-t-il, les Palestiniens fuient la bande de Gaza parce qu’ils ne supportent pas la dictature religieuse qui s’y impose.» Un menteur ne ment pas par utilité ; c’est sa nature de mentir : la vérité lui fait horreur. Les Palestiniens ne fuient pas les bombes au phosphore, l’apartheid, une vie de reclus, des check-points à n’en plus finir, l’humiliation permanente, le déficit d’eau, les coupures d’électricité, les hôpitaux détruits, la peur, une déshumanisation et des abus d’autorité qui n’ont pas d’égal dans le monde, mais « la dictature religieuse » ; ils fuient l’Islam. Une « dictature » qu’ils portent au pouvoir par les urnes, depuis des décennies, de façon plus démocratique que ne peut le revendiquer nul autre pays arabe.

Car, outre que les Palestiniens ont autant de latitudes pour «fuir la bande de Gaza» qu’un détenu dans un quartier de haute sécurité, voici un témoignage parmi légion, d’Ygal Sarna, un écrivain juif, qui offre de plus plausibles explication à leur désir d’évasion : « Disons-le pour la millième fois : Gaza, c’est l’enfer. Pendant les quarante ans que la bande de Gaza a été entre nos mains – et elle est toujours entre nos mains, malgré notre départ, grâce à nos avions espions, nos incursions, nos collaborateurs, les clôtures –, on n’y a pas construit une chambre d’hôpital ni un puits d’eau potable. Gaza est un enfer à côté de chez nous ? Et tant qu’elle ne sera qu’un punching-ball pour nos soldats, tant qu’il n’y aura ni aide, ni véritables pourparlers diplomatiques, Gaza nous empoisonnera comme un abcès. Elle sera toujours là, à côté de nous. Et comme tous les lieux en feu, elle continuera de cracher des éclats brûlants tant qu’elle brûlera.[9] »

Ayant achevé de nous convaincre sur les nuisances africaines et leurs retombées européennes, Sansal s’en va chercher la paix impossible sur des méridiens écartés… «Et le petit Qatar voit grand, il fait la guerre au monde entier sans imaginer une seconde qu’il pourrait la perdre, sachant qu’il a du pétrole plein son bac à sable [sic] et la patience d’une armée de chameaux [sic].» Au fil des pages, l’émulation vers le caniveau s’opère.

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Telle Ariane avec son fil qui a permis à Thésée de sortir du dédale, Sansal et Cyrulnik sèment des mots à l’adresse du lecteur «parfait», qui pourra suivre les pointillés de leurs affinités – vers des racistes mais qui ont au moins la noblesse de l’assumer –, Michel Houellebecq ou Oriana Fallaci, qui voient dans l’Arabe l’incorrigible «enculeur de chameau» et l’arriéré bédouin des «sables». Qui donc est le minotaure de Sansal ? Une hydre à sept têtes, les barbares africains-méditerranéens, leurs rejetons des banlieues, les islamistes, ceux qui le sont moins mais qui, Français ou Algériens, s’assoient à la table des négociations, etc. À vouer aux enfers de la guerre, histoire de leur apprendre à s’aimer un peu…

Mais n’oublions pas que le livre doit être rentable ; il doit séduire des acheteurs « imparfaits » qui sont les plus nombreux ; il faut donc leur mâcher le travail, leur fournir des recette explicites que de simples «vaches» peuvent ruminer en longueur… Et offrir le relief et le contraste qui permettra d’apprécier à sa juste dimension toutes les nuisances que concentrent les populations de cette région «musulmane» du monde. Des fois que l’heure sonne de pourvoir à leur nécessaire éradication.

Sansal nourrit des haines trempées pour son prochain. Si l’on s’autorisait à user de son style, l’on dirait de lui qu’«il vit de mensonges, il en produit, s’en nourrit, au point qu’il est lui-même [un mensonge], que dis-je, il est [Le Mensonge] tout entier.» Un cercle vicieux fait homme. Un cercle vicieux alimenté par ses victimes qu’il exècre, qu’il flatte d’un mot pour les pousser à acheter sa prose, et qu’il assassine sitôt après de vingt coups d’«épée», pour «faire de la place».

Méprisant, médiocre, raciste. Il est inutile de creuser beaucoup pour trouver le faussaire qui vit en Boualem Sansal…

Le faux de A à Z

Sansal : «J’ai vécu ainsi : j’ai fait une carrière comme enseignant dans un pays gouverné par de sombres dictateurs incultes et incompétents qui n’ont trouvé que la matraque pour faire marcher le pays. […] Pris entre les islamistes et les dictateurs […] décidés à liquider tous ceux qui ne sont pas avec eux, il n’y a qu’une solution, elle s’impose dans l’urgence et la fièvre : relever la tête, résister, s’affirmer […].» Telle est la donc fiche tout en engagement intellectuel volontairement sommaire que Sansal établit de lui-même. Une déclaration en deux volets : l’un pour présenter de lui des faits apparemment anodins, neutres, sans conséquence, l’autre pour affirmer une identité de résistant. Un petit problème ; les deux sont des concentrés de faux.

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Commençons par le syllogisme : comment quelqu’un qui est pris en étau entre deux liquidateurs peut-il relever la tête, résister, s’affirmer, et s’en sortir indemne ? D’autres ont essayé et ont eu la tête tranchée. Mais, à vouloir creuser profond, nous risquons de rater l’essentiel. Car même dans son aspect le plus superficiel, anodin (que métier il a occupé), cette biographie est affreusement tronquée, et donc truquée, fausse.

Par son premier aspect, elle recèle un mensonge ; qui en induit un autre, portant sur le second volet de sa présentation, pour faire resquiller une personnalité de grand opportuniste dans l’enveloppe d’un dissident à qui le lecteur doit tout pardonner ; et tout acheter. En effet, s’il a exercé en tant qu’enseignant et ingénieur (passons que nul métier n’existe en Algérie qui permette à un ingénieur de déployer son génie) dans un monde d’obscurantistes, il a occupé des postes bien moins avouables. Sa fiche signalétique fournie par sa principale source d’information, Wikipédia (nous le verrons plus loin), indique qu’«il a été enseignant, consultant, chef d’entreprise et haut fonctionnaire.» Il aurait donc été «haut fonctionnaire» ! à une époque où l’accès à tout poste supérieur ou égal à «chef de Département», dans quelque structure que ce soit, exige la signature auprès des services de renseignement, la sombre SM puis le plus sinistre encore DRS, d’un document, nommé «fiche bleue», qui engage l’intéressé à être agent informateur auprès desdits Services. Sansal est donc un honorable correspondant de l’une des polices politiques les plus brutales de la planète. Cela place l’homme non pas « entre » les dictateurs et les islamistes, mais aux côtés des premiers. Et la SM ne badine pas avec les infidélités de ceux qu’elle considère comme ses rejetons ; en échange d’une prospérité garantie, elle exige une fidélité et un zèle absolus[10].

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Un examen superficiel montre ainsi un membre à part entière du sérail politico-administratif qui a ravagé le pays. On pourrait à la rigueur admettre que, comme en Union soviétique, on entrait dans le système par nécessité, sans adhérer à ses idées ; mais quarante ans à se faire violence, c’est long, et des dizaines de millions d’Algériens ont surmonté cette avilissante tentation à la facilité ; sans se croire autorisés à aller pérorer sur leur qualité de «résistants» sur tous les plateaux de télévision de France et de Navarre.

Le mensonge se présente sous de multiples formes et, pris par le plus véniel aspect, l’omission, il démystifie la fable monocorde de Boualem Sansal. Durant toute l’époque où il était vital de résister et dangereux de le faire, Sansal était un planqué, dans un confortable poste de haut fonctionnaire d’une administration «dirigée par de sombres dictateurs incultes». Au sortir d’une décennie de violence inouïe, en 1999, tous les Algériens rescapés, quelque trente millions d’âmes de tous âges et genres, étaient des opposants ; y compris parfois dans les cercles intimes du sérail politico-militaro-mafieux.

ue fait alors Sansal, une fois devenu écrivain «iconoclaste» ? Il met sa plume au service des puissants, pour accabler un peuple «barbare». Faussaire donc dans sa biographie en tant que «résistant» face à la dictature. Tort pardonnable dans un monde de Désordre du sens ; si seulement, par équité déontologique minimale, il pouvait l’être de la même manière à l’égard des « islamistes ».

Allons au-delà de Wikipédia et voyons ce que dit de lui, tout en flatterie, le site de la Fnac, qui distribue ses livres et qui semble plus avisé, sans doute dûment informé par l’auteur : «Né en 1949, Boualem Sansal a une formation d’ingénieur (École Nationale Polytechnique d’Alger, École Nationale Supérieure des Télécommunications de Paris) et un doctorat d’économie. Il a été enseignant, consultant, chef d’entreprise et haut fonctionnaire au ministère de l’Industrie algérien. Il est limogé en 2003 pour ses prises de positions critiques contre le pouvoir en place particulièrement contre l’arabisation de l’enseignement.»

Un grand homme, assurément. Bardé de prestigieux diplômes (abstenons-nous de creuser, sans quoi nous viendrait à l’esprit qu’ils ont peut-être la profondeur de ceux, naguère, d’Helena Ceausescu !) dans un pays où il n’y a pas de boulot. Grandeur à relativiser si l’on tient compte du fait que Boualem Sansal ne se soit avisé qu’en 2003 que la «politique d’arabisation» était à la source de bien des malheurs. Soit 35 ans en retard par rapport aux enseignants, étudiants, lycéens et collégiens, citoyens ordinaires, qui, en 1968, se sont soulevés contre les premières «réformes» d’arabisation de l’enseignement. Conduite qui leur a valu matraquages en règle, arrestations, peines de prison, liquidations sommaires et carrières brisées. Des résistants plus précoces que Sansal d’un tiers de siècle, qui ne se servent pas de leur engagement comme visa pour déverser l’anathème sur leurs concitoyens.

Était-il dans le coma jusque-là, au point d’avoir laissé «des brutes ignares» diriger le pays sans qu’il eût maille à partir avec elles ? Il n’a de preuve à présenter de son « plus que courage » qu’un passé discret, attendant, tapis dans l’ombre comme font les fauves, que l’heure sonne de fondre sur leur proie. En 1968, il avait 19 ans, l’âge de la fougue, l’élan de la révolte. Les trublions (démocrates, modernistes, universalistes, berbéristes, communistes, etc., toute l’élite qui aurait dû conduire le pays hors des pistes de l’obscurantisme) étaient à l’époque repérés, fichés et dûment «traités».

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Boualem Sansal

Pour les dissidents, le choix était alors simple : ou ils se ralliaient à la dictature, et ils étaient récompensés d’un avenir prometteur, d’un poste de ministre, de haut fonctionnaire, de directeur de société nationale, de chef d’établissement, d’ambassadeur, doté de formations de villégiature, de soins à l’étranger, de logement et de véhicule, de ravitaillement dans des coopératives ravitaillées de l’étranger, etc. ; ou ils décidaient de «relever la tête, résister, s’affirmer» et ils étaient promis à un destin brisé. Dans ce contexte, un pays où il manquait de tout – on ne le rappellera jamais assez à la décharge de ce peuple malmené –, il est extraordinaire que l’écrasante majorité des citoyens ait préféré leur dignité plutôt que les facilités qu’offrait l’adhésion au parti du FLN et au système policier qui contrôlait tout. À quoi s’est occupé Sansal à l’époque, outre de cumuler des diplômes ? On ne peut que le supputer. En tout état de cause, s’il pouvait présenter le plus petit élément susceptible de le marquer comme résistant, imagine-t-on qu’il nous le cacherait ?

Douze ans passent. L’actualité donne alors aux Algériens l’occasion de se positionner dans le duel entre les menées rétrogrades de la dictature et les balbutiements de la démocratie, de la culture, de la liberté, de la science, de l’appel à la justice sociale. Nous sommes en 1980. Sansal a alors 31 ans, soit la force de l’âge, loin des temps où on soupèse le pour et le contre, entre la soumission à la dictature et la résistance. 31 ans, c’est l’âge de l’identité affirmée : on sait si on est démocrate, adepte de la liberté, avec leur charge d’ennuis, ou plus enclin aux assurances et aux postes de haut fonctionnaire qu’offrent les militaires, les services secrets, le clan de la tyrannie, les tortionnaires. Cette année-là, il y eut les événements du «Printemps kabyle».

On chercherait en vain la trace du crayon de Sansal pour, aux côtés des persécutés, «relever la tête, résister, s’affirmer». Il avait alors suffi de quelques mois pour que la population algérienne dans son intégralité revienne de la propagande du pouvoir qui faisait des Kabyles des «profanateurs de Coran», des «brûleurs de drapeau», des sauvages qui ont lancé des pogroms contre les nombreux arabophones vivant dans la région. Un an plus tard, le temps de vérifier, et un peuple entier s’est mis à entonner quasi en chœur : «Les Kabyles ont raison». L’info n’a en revanche pas dû percer jusqu’aux oreilles de Boualem Sansal car l’adorateur de Camus n’a toujours pas jugé l’heure venue de «relever la tête» et de procéder, de visu, à une réactualisation de Jours de Kabylie. Les Kabyles étaient des pestiférés et un haut fonctionnaire, ça sait faire le calcul de ses intérêts, des dividendes de la soumission.

De 1980 à 1988, pas une année ne s’est écoulée sans qu’une grande ville et ses environs ne se soient soulevés contre une dictature qui ne tient déjà plus – en interne – qu’à un dispositif policier brutal et – en externe – au noyautage des institutions internationales par une armée de hauts fonctionnaires zélés ; des hauts fonctionnaires qui peuvent jouir à volonté de bourses généreuse, pour des formations longues, dans les universités où l’on dispense des diplômes mérités ou de complaisance. Manifestations citoyennes répétées qui ont été accueillies par une répression sauvage ; et toujours le silence de Boualem Sansal.

Journalistes tués

Arrive octobre 1988. Sansal a 39 ans, l’âge des convictions bien chevillées. C’est sous sa fenêtre que l’armée du général Nezzar et autres Larbi Belkheir ont tiré à la mitrailleuse lourde sur des jeunes algérois qui se soulevaient contre les « sombres dictateurs incultes et incompétents ». Les témoignages et les preuves d’un régime tortionnaire, massacreur, étaient massifs. Les preuves étaient là, sous sa fenêtre. Quand on toise les «barbares» de haut, on a nécessairement l’échine baissée ; l’heure n’avait toujours pas sonné pour Sansal de la relever.

Commence alors la décennie noire. 1990. L’apocalypse. Dix ans durant, l’Algérie, son peuple, sont martyrisés : 250 000 morts innocents, un pays ravagé, une société méthodiquement démantelée. Mutisme total de Sansal. La campagne de meurtres à grande échelle a commencé par l’élimination par les escadrons de la mort du DRS – auprès de qui tout haut fonctionnaire a montré patte blanche et signé «fiche bleue» – de nombreux intellectuels vrais qui ont considéré que l’heure était venue de «lever la tête, résister, s’affirmer» : Djillali Lyabès, Djillali Belhenchir, M’Hamed Boukhobza, Mahfoud Boucebsi, Tahar Djaout, Youcef Fathallah, etc. Toujours pas de signe de vie de Boualem Sansal… Électro-résistogramme plat. Dix ans c’est long, long, long. Mais ils passent.

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Nous sommes en 1999 ; il a 50 ans. Apeurés par la perspective d’être livrés au TPI de la Haie, les généraux décident de cesser le massacre systématique de civils, vieux, enfants, femmes ; et, moyennant impunité internationale, d’offrir la présidence à celui qui, quarante ans plus tôt, avait conspiré pour priver les Algériens de l’indépendance : Abdelaziz Bouteflika. Lequel enclenche le second volet de sa forfaiture : offrir le pays qui échoue entre ses mains aux vautours sans frontières. C’est là que Boualem Sansal publie son premier livre qui le propulse intellectuel de premier rang : Le Serment des barbares. Barbares les Algériens ?

Une chose est sûre : la haine des siens est un sauf-conduit efficace, un sésame pour tous les plateaux de télévision de France. Pourquoi le monde entier déciderait de s’allier avec l’une des dictatures les plus affreuses de la planète pour maintenir un peuple innocent sous un joug implacable ? La question méritait d’être explorée ; ce n’est pas l’angle d’attaque que choisit Sansal ; il a préféré la posture lucrative aux côtés de ceux qui accablent le siens. Il en avait le droit ; mais cela ne correspond pas à la définition usuelle du mot «résister».

Il faudra pourtant encore 4 ans pour que murisse enfin en lui l’idée de «résister à la politique d’arabisation». En 2003, l’arabisation n’est plus qu’un lointain souvenir ; l’affaire est entendue, vieille de 35 ans et les stigmates de son irréparable échec sont visibles sur le visage, le corps, l’âme, de tout le pays.

Dans l’intervalle, les Algériens ont vu leur pouvoir d’achat divisé par 20. Le chômage s’est emparé du destin de millions de jeunes qui n’aspirent qu’à braver les flots de la Méditerranée pour échapper à un horizon nihiliste. Les plus hautes institutions nationales sont vassales des puissances étrangères croisées. Le système de santé s’est écroulé. Le système éducatif a sombré dans un profond coma. L’édifice économique est ravagé. L’image du pays est irrémédiablement souillée. La corruption atteint des sommets sans équivalent à l’échelle du monde. La Justice s’est muée en rouage parmi d’autres d’un appareil répressif qui a phagocyté l’ensemble des administrations.

Par monts et par vaux, croyant naïvement qu’en établissant la vérité sur les réalités du régime mafieux et criminel qui les dirige ils obtiendraient enfin un soutien international, des citoyens tentent de briser la carapace médiatique verrouillée autour du principe qu’il n’y a de terrorisme que le terrorisme islamiste. En vain. Sansal est à cet instant dans la maison Médias, sur tous les plateaux, et tous les journaux lui sont ouverts. Aux côtés de qui celui qui veut «relever la tête, résister, s’affirmer» va-t-il se ranger ? Toujours du bon côté du manche, aux côtés des bourreaux.

Boualem Sansal ment en se présentant ; c’est mal élevé. Il falsifie sa biographie mais c’est dans l’ordre des choses d’un faussaire ; celle-ci pourrait se décliner ainsi : Planqué de 1962 à 1999. Publie un livre en 1999 et temporise quatre ans durant, histoire de vérifier que sa carrière d’écrivain lui assurera des revenus confortables. Quitte ses fonctions au sein du pouvoir algérien pour se consacrer à un nouveau sacerdoce : se mettre au service des propagandes ennemies de son peuple et accabler les siens, en les accusant d’être porteurs de tous les maux qui empoisonnent le monde. Ou, plus brièvement, colonisé de 1949 à 1962 ; colonisateur depuis.

Écrivain de fictions, il serait plus que qualifié pour présenter de lui-même une biographie romancée, autour de l’idée d’un traître à la cause des siens pour se sauver à titre personnel : Le Serment [du] barbare en serait un titre idéal. Un seul coup c’est promis, après, on ne l’y reprendrait plus. Mais le traître s’aperçoit vite qu’il est sous le coup d’une double peine : le regard haineux de ceux qu’il a trahis, et celui chargé de mépris de ceux auprès de qui il l’a fait. L’engrenage est enclenché. Une seule issue se dessine, la fuite en avant ; la trahison démultipliée : dépeindre un monde sans rédemption, où les faibles méritent leur sort, où nul ne doit en réchapper. Mais surtout ne pas rester seul, trouver un havre de repli, de préférence très puissant, un cocon où la littérature de la haine de soi est considérée comme la quintessence de l’engagement intellectuel. Un cocon qui commence à trouver la promiscuité des gueux par trop envahissante. Chez qui un «antisémite viscéral» repère-t-il la fortune et la gloire ? Chez les Juifs. Mais patientons encore un peu… L’amour est un sentiment relatif ; celui qu’il va manifester pour les Juifs sera mesurable à la haine qu’il nourrit pour les damnés…

Le génocide en pointillés

La Méditerranée ? «Trop de pays, trop de peuples, de tribus, de particularismes, de dieux, trop de soleil, trop de tout, autour d’une mer minuscule. Gare à la promiscuité. On voit cela dans les banlieues, dans ces grandes barres Babel […] La bonne mesure a été de dynamiter ces barres et de disperser leurs populations, avec l’idée de constituer des ensembles humains gérables et d’empêcher que des bisbilles entre voisins ne dégénèrent en guerre raciales, ethniques, religieuses.» Dynamiter, disperser, (in)humains, gérer des dégénérés… Cela constituerait un titre sur mesures pour un second volet d’une saga d’Olivier le Cour Grandmaison : après Coloniser. Exterminer, «Dynamiter»… Admettons que la dynamite, c’est plus civilisé que le génocide, que les fours crématoires…

Que vient faire la banlieue dans un exposé sur la Méditerranée ? Une incise passerelle, qui offre la recette pour deux coups d’une seule pierre. Et c’est à regret que Sansal concède : «Évidemment, on ne peut rien dynamiter en Méditerranée, ce qui viendrait ainsi aérer la maison et favoriser des visions plus larges des choses».

A-t-il à l’esprit cette demi-mesure que pratiquèrent les coloniaux conquéreurs de l’Algérie, la «compression» ? On peut le supposer en lisant la suite, exégèse géostratégique pour pilier de bar à trois heures du matin. Une vision qui rendrait la compression insuffisante et l’extermination inéluctable, sans laisser au lecteur le loisir d’une larme versée aux victimes transformées d’un tour de phrase en coupables : «La destruction de la Libye et celle de la Syrie, censées [sic] faire de la place, ont au contraire [sic] transformé des problèmes locaux en conflit international, que l’on peut presque qualifier de Troisième guerre mondiale. Puisque vous parlez de flux et de reflux, il faut remarquer que tous les peuples de Méditerranéens ont tour à tour dominé la Méditerranée, les Grecs, les Romains, les Byzantins, les Arabes, les Ottomans, puis les Français.

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Ce premier tour qui a duré deux mille cinq cents ans s’est achevé dans les années 1950-1960 avec les indépendances des pays du Sud. Et voilà un nouveau cycle qui commence : les Arabo-musulmans ont pris l’initiative et partent à la conquête de la Méditerranée, considérée aujourd’hui, dans une dimension plus vaste, comme englobant toute l’Europe et tout le Sahel.» Qui donc a eu la coupable idée de leur octroyer des «indépendances» ? Comment arrêter le «nouveau cycle» ?

 

Dynamiter les méditerranéens, ce pourrait être une solution (théorique) à explorer. Ce ne serait après tout qu’un mauvais moment à passer pour débarrasser la planète de ses encombrants barbares, pour «faire de la place» aux peuple civilisés (les auteurs en dresseront le portrait plus loin). Pour empêcher la gangrène, une petite guerre mondiale bien maîtrisée, sous la conduite cette fois, non pas d’un dégénéré comme Hitler mais, d’une portion méritante, «parfaite», de la population mondiale ; à condition de bien la délimiter avant de procéder à l’ablation. Supprimer les membres gangrenés, les Africains, les Méditerranéens, etc. Une gageure, car c’est là tout le berceau de l’Humanité. Leur sacrifice prendrait l’allure d’un parricide absolu.

Qu’à cela ne tienne ; Sansal offre une issue honorable au dilemme : «Si l’on devait tenir compte d’une certaine réalité, de plus en plus réelle de nos jours, on parlerait de Méditerranée au pluriel.» Et de les citer : «la Méditerranée des Olympes […], la Méditerranée occidentale […], la Méditerranée orientale, la Méditerranée centrale […] la Méditerranée cimetière, où viennent mourir les pauvres du continent oublié : la Méditerranée poubelle, où s’amoncellent les ordures d’hier et d’aujourd’hui.» Sansal, c’est un peu ça ; c’est plus fort que lui, il ne peut pas s’empêcher de conclure ses envolées prometteuses par des chutes fracassantes : Parvenir à caser «pauvres  africains et «poubelle» dans une même envolée, Oriana Fallaci aura sans doute apprécié. Et que fait-on des poubelles d’ordinaire ? Destination finale : l’incinérateur… Mais soyons clairs, tout cela est théorique, vague reflet d’une « certaine réalité, de plus en plus réelle de nos jours. »

Il n’aura pas échappé au lecteur sourcilleux que cette histoire qui fait de Boualem Sansal un ex-haut fonctionnaire (et donc un membre à part entière de la junte militaro-politico-administrative) ne repose à ce stade que sur des biographies sommaires produites par des sites tiers – même si l’on peut considérer qu’il n’est pas totalement étranger à leur rédaction. Existe-t-il un indice direct que cet homme a exercé comme haut fonctionnaire au sein d’une «dictature de sombres brutes» ? Il y en a un et, par chance, c’est lui qui le fournit. La garantie de l’impunité additionnée à une dévorante volonté exhibitionniste, en marge d’une question expédiée en hâte dans l’ouvrage, le conduit à commettre un lapsus de vanité.

Le processus de Barcelone vu par Wikipédia

Reprenons son exposé complotiste là où nous l’avions abandonné, avec des Arabo-musulmans prêts à submerger le monde de leur «malheur» : «Et voilà un nouveau cycle qui commence : les Arabo-musulmans ont pris l’initiative et partent à la conquête de […] toute l’Europe […]. S’ils réussissent jusque-là, il n’y a pas de raison qu’ils s’arrêtent cette fois-ci à Vienne ; ils viseront plus loin, la Russie, l’Asie, l’Afrique… Les cavaliers d’Allah en rêvent depuis longtemps.»

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Sansal accorde aux Arabo-musulmans des initiatives que deux cents ans d’histoire moderne ont réfutées. Leurs dirigeants n’ont jamais su s’accorder sur rien d’autre que laisser des puissances étrangères piller les ressources de leurs peuples en échange d’un soutien à leurs croisades tyranniques. Les présenter comme capables de se coaliser et de se coordonner pour conquérir le monde est proprement sidérant. Au mieux de leurs intentions, au cours de la décennie 1920 où tous les malheurs se sont noués, ils ont été les objets dociles de toutes les manipulations des Turcs, des Britanniques, des Français et des Sionistes (nous y reviendrons). Pourtant, comme dirait Galilée, «elle tourne» la mécanique terroriste et islamo-envahissante ! Et c’est là qu’aurait dû commencer le vrai travail de Sansal et Cyrulnik, pour comprendre cette sorte de machine infernale, travail qui aurait bien valu 15 euros. Mais il leur aurait fallu pour cela consacrer un temps long à des lectures hors Wikipédia plutôt qu’à consommer les rentes de leurs forfaitures et à rédiger des sommes pseudo-journalistiques soustractives de peuples.

Sansal préconise d’«arrêter les Musulmans» totalement, et non qu’«à moitié» ; et ne pas attendre qu’ils soient parvenus à Vienne, ou «à Poitiers». Toute bonne stratégie imposant d’anticiper et non de guérir, il faudrait donc les stopper à la source ; tuer l’embryon à la gestation. Et, dans cette optique, la destruction de Libye est de la Syrie avait, suggère-t-il, une vocation vertueuse : «faire de la place ». Hélas, «au contraire», cela s’est mal goupillé. Les problèmes locaux des «barbares» ont dégénéré en conflit international ; les géostratégies à la petite semaine du duo Nicolas Sarkozy-BHL n’y sont pour rien. On imaginait «les Arabo-musulmans» dindons de la farce néoconservatrice d’une domination pour un siècle (PNAC, ou Plan for a New American Century) du complexe militaro-industriel ; on se trompait : Satan, le Mal, la barbarie, ce sont «les Arabes». A-t-on épuisé toutes les recettes pour faire de cette région un bassin de paix ? Les institutions internationales au service des oligarchies n’ont pas été avares d’initiatives vouées à l’échec, de campagnes mort-nées, de commissions de bonne volonté sans lendemain, de «coopération» pour le développement qui ont accouché de grandes corruptions, de financements occultes, etc. Les Européens n’ont-ils pas tenté, au registre des approches charitables, le processus dit « de Barcelone » ? Sansal nous explique d’abord ce que c’est, après quoi il détaille pourquoi cela n’a pas marché… Une opportunité pour lui d’étaler – ou d’infliger à ses lecteur l’offrande de – son érudition :

«Ce processus, également connu sous le nom de Partenariat Euromed, visait à favoriser la paix et rapprocher les deux rives de la Méditerranée. […] Nous pensions qu’il fallait mettre de la coopération, du partenariat, du développement durable, du transfert de technologie, de la mise à niveau, de la mobilité, des échanges dynamiques.» Quelques passages d’histoire objective…, pompés quasi in extenso dans Wikipédia : «Le Partenariat Euromed, dit aussi Processus de Barcelone […]», etc. S’ensuit une liste d’objectifs, comique de répétition des trois volets de la déclaration officielle : de «politique» et de «sécurité», «culturel» et «humain», avec la définition « d’un espace commun de paix et de stabilité, économique et financier, pour permettre la construction d’une zone de prospérité partagée […] afin de développer les ressources humaines, favoriser la compréhension entre les cultures et les échanges entre les sociétés civiles ». Dans tous les articles, le même encart de public-relations ; suivi d’un même développement où reviennent comme un mantra «pannes», «fragilités», insuffisances», «échecs», «contraintes», «freins», euphémismes pour le détournement de milliards d’euros des contribuables européens pour financer des partenariats affairistes sans lendemain pour les peuples et lourds de rétro-commissions pour les hauts fonctionnaires «donateurs».

Le sujet mérite examen et un survol superficiel suffit pour localiser le ver du fruit : «L’objectif final est de créer une zone de "prospérité partagée"». Partager ? On pourrait citer mille raisons qui expliquent pourquoi des pays du Nord – qui rivalisent d’ardeur pour piller les ressources de l’Afrique et de l’Orient et qui ont le mot «partage» en horreur à l’égard de leurs propres peuples – n’ont aucunement l’intention de se montrer charitables envers les pauvres étrangers. L’on ne comprend pas davantage ce qui motiverait un dictateur du Sud, dont le régime repose sur le rapt, la torture, la corruption exacerbée, l’abus d’autorité, à favoriser l’émergence d’une société civile à la répression et à l’étouffement de laquelle il déploie des efforts insensés.

Sansal aurait pu mener une réflexion sur la cohérence d’une démarche qui reposait sur la bonne volonté du régime algérien de coopérer en matière de paix et de sécurité quand il est le principal terreau et le plus grand pourvoyeur de terroristes de ces trente (sinon soixante) dernières années. Il y aurait tout cela et un nombre considérable de raisons de comprendre pourquoi le « Processus de Barcelone » était vicié et l’on aurait tant aimé entendre Sansal les développer ; car un problème bien diagnostiqué a, si telle est la volonté, de bonne chances d’être résolu.

Mais son exposé se termine là, dans un périmètre sub-wikipédien. S’ensuit une logorrhée «bordélisant» Braudel, imputant à des «pulsions mystérieuses» décrétant un tropisme définitif «de l’indigène méditerranéen» pour lequel «la modernité compte peu». Pour Sansal, l’erreur était d’avoir «pensé à l’économie, au commerce, à la sécurité, mais pas à la vraie [sic] nature des Méditerranéens : le sentimentalisme et le symbolisme complexe mêlant identité, religion, mémoire, et tous les vieux ressentiments que le Méditerranéen adore ressasser, comme il adore s’agacer les dents [sic].» Bref, le Méditerranéen du Sud, l’Algérien plus que tout autre, est un ruminant irréparable, un inconsolable homo-écorché-vifus. Un barbare, une tare, bon à l’équarrissage… À l’éradication.

Le «printemps» maudit

Mais lorsqu’on veut on peut, dit l’adage ; la contraposée vaut-elle en matière de politique ? Peut-on conclure que n’ayant pu faire aboutir le «processus de Barcelone», c’est donc que personne n’a voulu ? Sous diverses appellations, les initiatives foisonnent et remontent au moins aux années 1980 ; rien n’y a fait. Que manquait-il donc pour réussir ? Et là, la pensée de Sansal est soit proprement ahurissante, soit une pièce de plus à mettre au registre des haines recuites qu’il nourrit à l’égard des peuples du Sud : «L’échec, dit-il, vient en fait du surgissement (attendu, pas attendu ? provoqué, pas provoqué ?) du "printemps arabe" qui a chassé les dictatures arabes […] sans faire entrer la démocratie et fait apparaître ce qui était à peine soupçonné [sic] : la profonde et irrésistible réislamisation des peuple arabes et l’inclination de nombre d’entre eux  (chez les jeunes, les commerçants, les professions libérales) vers des courants radicaux (salafisme, wahhabisme, takfirisme, djihadisme…) […]. L’idée que la paix est possible si l’Europe fait une large place à l’Islam, lequel fait son chemin en Europe dans les milieux les plus divers, s’impose à gauche, et de plus en plus à droite. La couverture en mosquées du territoire (déjà 2500 mosquées de recensées – NDLR), le halal qui pèse de plus en plus lourd dans le marché et le nombre croissant des conversions à l’islam [aucune statistique proposée par une NDLR] en témoignent, mais l’islamisation n’est pas assez rapide [sic] pour envisager la paix dans un avenir proche.» Il est vrai que les Méditerranées sont intrinsèquement lents.

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L’échec du processus de Barcelone viendrait ainsi de ce que les Arabes ont voulu explorer les verdures du «Printemps» et d’avoir «chassé les dictatures ». La meilleure initiative de ces peuples pour se soustraire au joug de toutes les aliénations, internes et externes, est, selon Sansal, la cause rétrospective de tous les malheurs. Et en vrac la « ré-islamisation des peuples » ; leur « inclination » au radicalisme ; la gangrène qui gagne les peuples d’Europe (gauche et droite confondues) ; la « couverture en mosquées » ; le « hallal » ; bref, en lieu et place de la démocratisation du Sud qui n’en veut pas, l’islamisation du Nord qui en redemande mais que l’on ne satisfait pas de façon « assez rapide ».

On ne sait s’il faut déplorer l’islamisation rampante ou au contraire espérer un rapide « grand remplacement » pour mieux « envisager la paix», via le «malheur» qui engendre le «luxe» du «bonheur». On comprend cependant que Sansal, d’abord pris au dépourvu par la question du Processus de Barcelone, retombe au fil des arguments éculés sur ses pattes, poussant la perversion jusqu’à envisager avec hauteur les vertus d’une paix retrouvée dans le cadre d’une Europe islamique. Il conclut ensuite, tout en lapalissade, pour le cas où le lecteur serait un idiot impénétrable, qu’«il est bon de savoir que, selon l’orthodoxie, la loi islamique prend la main dès lors que les musulmans sont majoritaires dans un endroit donné». Le problème n’est donc pas l’Islam, ou le Coran, mais une «loi islamique» indéfinie, portée par «les musulmans» ; et la démocratie qui se conforme à son étymologie. Resterait l’option d’une démocratie sans la volonté de la majorité, d’un Islam sans musulmans, d’un Coran sans lois coraniques et le bonheur et la paix seraient définitivement assurés dans les prés islamiques européens.

Mais si cela illustre bien pour qui roule Sansal, contre qui il «résist»e, un détail essentiel nous a échappé : la trace de l’endroit d’où il s’exprime, son sérail, son identité, l’empreinte digitale de sa compromission. C’était au tout début de sa déclaration : « […] Nous [sic] pensions qu’il fallait mettre de la coopération, du partenariat, du développement durable, du transfert de technologie, de la mise à niveau, de la mobilité, des échanges dynamiques. » Le tout était dans le «Nous». C’était plus fort que lui. Il n’a pas pu s’empêcher de se donner l’importance d’avoir participé à un processus officiel, regroupant des «hauts fonctionnaires» d’Europe et de Méditerranée ; d’avoir contribué à une initiative louable, torpillée par l’irresponsabilité de la plèbe tunisienne, égyptienne, syrienne, libyenne, etc., qui avait la prétention à regagner dignité et liberté et qui a échoué à installer la démocratie. Tant qu’il s’agissait de sites épars affirmant le titre de Sansal comme haut fonctionnaire de la plus tordue des dictatures de la planète, on ne pouvait rien conclure. Accordons à Sansal, sinon d’avoir joué un rôle participatif dans le processus sans lendemain de Barcelone, d’avoir été parmi ces envoyés algériens dans des sommets internationaux, dans le seul but de leur offrir des vacances tous frais payés, et des défraiements en devises étrangères équivalents aux émoluments des dignitaires européens.

Faisons comme Sansal et répétons-le : à moins de développer une nouvelle grammaire des langues où «nous» exclut l’orateur, Sansal a participé au Processus de Barcelone en tant que haut fonctionnaire. Et s’il a échoué, c’est la faute aux prétentions du Printemps arabe à la liberté. Ce «nous» vaniteux pourrait n’être que cela, l’expression d’un arriviste qui veut prouver qu’il a toujours été quelqu’un d’important ; cela peut également être mis sur le compte d’une inadvertance, un lapsus, un fourchement d’« épée ». Mais les occurrences de la fourberie des deux auteurs sont si nombreuses – et nous allons en examiner nombre d’entre elles dans la limites des stocks autorisés – dans leur ouvrage pourtant famélique que cela reviendrait à considérer une goutte d’eau particulière au cours d’un typhon comme la conséquence d’une formation aqueuse purement accidentelle, sans rapport avec les trombes de l’averse ; ce n’est pas totalement impossible, mais…

Pilleurs de mémoire, profanateurs de sépultures

Bien installé dans sa propre littérature comme «résistant», Sansal affine, un coup d’«épée» après l’autre, la fresque d’un itinéraire fabuleux. Mais si, pour un fourbe, être adoubé par des fourbes est aisé, pratique, rien ne vaut l’appui d’un vrai «résistant» comme témoin de moralité, pour donner une assise plus solide à son invention ; un homme de qualité, datant son témoignage à l’époque où, en Algérie, les balles sifflaient et la gégène faisait rage. Quelqu’un de sûr, à «prostituer» ; un homme qui ne peut rien démentir, parce que mort et enterré : «Son ami Rachid Mimouni (1945-1995), l’encourage à écrire», annonce sa biographie pour le moins bidonnée. Si Sansal est l’héritier spirituel de Mimouni, qui sommes- «nous» pour retrousser les lèvres ?

C’est l’un des traits de l’élite algérienne que de faire parler les morts, tel Tahar Djaout qui ne s’est jamais autant exprimé – surtout pour disculper ses meurtriers – que depuis qu’il a été assassiné, par un commando du DRS. Voilà en tout cas Sansal ami de Mimouni par contumace ; ce n’est pas une première : après que, ne pouvant tordre les décennies pour prétendre avoir été ami de Camus, il a virtuellement coulé Camus dans sa peau : N’ont-ils pas respiré le même air ? «N’est pas Camus qui veut, mais quand je me souviens que nous étions voisins, sa famille et la mienne, dans cette cour des miracles qu’était Belcourt, un quartier hyperpopulaire d’Alger, et que je me suis continûment abreuvé de sa littérature et de sa pensée, je suis obligé de reconnaître que quelque part, il y a du Camus en moi. Des "Grands frères" comme ça, c’est autre chose que ces "Grands frères" à qui on a livré les banlieues communautarisées de France.»

Sansal, organisme génétiquement modifié donc, à base de graine de Camus. Et, surtout, admirons la chute qui, en une tournure de phrase, réactualise Camus pour en faire un pourfendeur des banlieues françaises et de leur «communautarisme» viscéral.

Camus est mort en 1961 ; mais l’humanité n’a pas tout perdu car son âme s’est insufflée dans le corps de Sansal, attendant avec la patience de Pénélope quarante ans durant avant de produire son souffle -générateur. Comme on aurait quelque mal à imaginer «l’indigène» Sansal à dix ans dissertant, dans la cour de Belcourt, sur les heurts et les malheurs de l’époque avec le génie Camus, qui en avait plus de quarante et qui venait d’être couronné du prix Nobel, il fourgue l’imposture intellectuelle en passant par leurs « familles » partageant un certain espace géographique. Famille de Camus qui était réduite à une portion congrue : sa mère.

Camus

Kamel Daoud se sert du même filon, en exhibant une parenté avec Camus par personnage oranais de L’Étranger interposé, pour lui infliger une sévère et lucrative correction via un Meursault, Contre-enquête censé rendre justice à l’Arabe ; arabe qu’il se donne en revanche le droit de rouler dans la boue en toute occasion. Mohammed Sifaoui est plus contorsionniste encore ; il nous fait l’offrande d’un aveu : «Alors oui, je le dis, sans me prétendre expert en littérature ou spécialiste de l’œuvre d’Albert Camus, ni par posture ou preuve de snobisme, les mots ont, comme pour lui, toujours représenté chez moi quelque chose d’important. Et les principes, "les grands principes", je les ai réellement et sincèrement chevillés au corps.» Des chevilles quelque peu flottantes tout de même puisque, dit-il, «je vois déjà certains monter sur leurs grands chevaux et réclamer pour la période actuelle l’adoption d’une attitude camusienne. Mais mon admiration ne vaut pas imitation, et les temps et contextes ont changé. »

Camus, «oui», pas trop s’en faut, cependant ; convenons néanmoins que les mots, c’est important, ne serait-ce que pour faire des phrases mensongères. Quant à Yasmina Khadra, quand il flatte, c’est lui aussi pour mieux poignarder dans le dos (n’était-il pas officier des forces spéciales au moment où elles en étaient au plus fort de leur campagne d’éradication ?) : « Ce livre [L’Attentat], je le porte en moi depuis 1982. Ce n’est pas seulement une histoire de l’Algérie coloniale, c’est aussi une réplique aux travaux de mon idole, Albert Camus. Il n’a traité que de son Algérie à lui, son jouet d’enfant, de petit pied noir. Il n’est jamais allé de l’autre côté. C’est ce côté-là que j’ai raconté, celui des pieds noirs, des racistes, des gens bien, l’Algérie dans sa globalité. » Les coups de pied de l’âne ne se font jamais, mais alors jamais, face à face. C’est toujours par derrière, sournoisement.

Cyrulnik-Sansal, le retour

Dans le second volet de sa fiction biographique avec Cyrulnik, Sansal cueillera avec cette même désinvolture Mouloud Féraoun, Albert Memmi, Aimé Césaire, Edouard Saïd, etc., se contentant en guise d’évocation à l’énonciation de leur nom. France-Algérie, Résilience et réconciliation en Méditerranée sonne comme un repentir à L’impossible Paix en Méditerranée ; nous savons que les deux auteurs ne concèdent un mot gentil en entrée en matière que pour mieux déverser un tombereau d’injures en sortie. Mais comme pourrait dire Lenzini, la contradiction ne tue les contrefacteurs que si l’on parvient à s’en servir contre eux ; or, les plateaux de télévision sont média-« ethniquement » purifiés. Et éthiquement épurés.

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Mouloud Feraoun

Comment est né ce second opuscule maigrichon ? Ce sont les manifestations de millions d’Algériens – cinglant démenti à la description que Sansal en fait depuis vingt ans – qui le poussent à rectifier le tir ; non pour les glorifier ou déplorer qu’elles contribuent de façon anachronique à l’échec du Processus de Barcelone, mais pour les récupérer. D’un seul coup, Cyrulnik et Sansal ne voient plus un peuple de «barbares», animé d’un « antisémitisme chronique » (l’organique adjectif de «viscéral» qu’affectionne Sansal pour décrire un supposé antisémitisme des Algériens laisse place à la guérison, quand «chronique» les voue à une damnation perpétuelle), mais des hommes et des femmes ayant provisoirement reconquis le statut «d’hommes et de femmes».

Après le racisme primaire, l’amour fou. On peut supputer que la rechute les guette. D’autres «élites» ont attendu que le peuple qu’ils honnissent en prétendant le guider se soulève pour se mettre à sa remorque.

Kamel Daoud s’est assuré que les marches étaient bien stabilisées dans la durée avant d’arriver essoufflé sur les plateaux parisiens, armé de photographies où il se montre au cœur de manifestations oranaises lourdes de millions de citoyens… plus spontanés. Yasmina Khadra et Mohammed Sifaoui – qui n’ont pas eu à voyager depuis Oran ou Belcourt – ont attendu que les médias français invoquent de mauvaise grâce le mouvement pour apparaître sur les mêmes plateaux, autopropulsés « pionniers » de la révolte populaire. Curieusement, Sansal semblait avoir fait profil bas. L’on pouvait penser que c’était de gêne, face à ces événements qui démentaient de façon magistrale tout ce qu’il raconte depuis des lustres. Eh bien non ! L’idée pour lui était de faire d’une pierre deux coups : montrer son esprit prompt à « résister » avec soixante ans de retard, mais gagner de l’argent en plus. Les Algériens manifestent à Alger, les opportunistes pondent des livres pour se faire des œufs d’or sur leur dos… ; c’est cela l’élite algérienne : les locomotives se font tracter, tout en se déclarant à l’avant-garde, motrices de ceux qui les tirent. Et en cette matière, les pseudo-«dissidents», les «intellectuels» alternatifs, adoptent la même conduite que l’élite «institutionnelle», officielle : le rapt.

Bref, sur la brique élémentaire de son œuvre, se présenter, Sansal commence par l’occultation et le faux : revendiquer avoir été haut fonctionnaire aurait écorné le principe du résistant ; le nier lui aurait ôté la potentialité de la preuve de son importance. Alors il flotte entre deux eaux, comme font les crocodiles, émergeant promptement à la surface quand il faut et s’enfonçant opportunément dans les profondeurs de l’oubli quand l’évocation de toute proximité avec le sérail politico-économique lui serait nuisible. Un faussaire dans toute sa splendeur. De quelle façon va-t-il décliner le reste ? Les mensonges de Sansal seront-ils tempérés par Cyrulnik, et vice versa, ou bien l’émulation vers le pire va-t-elle se poursuivre jusqu’au bout ? La réponse est facile à deviner…

Les intellectuels négatifs gagnent des renforts

Chercher la vérité dans un univers d’opacité congelée nécessite chaleur, temps, moyens et quelque audace. C’est pour cela que les journalistes d’investigation sont rares et que l’on ne saluera jamais assez les mérites des lanceurs d’alertes. Ce sont là des options à très haut risque. Mais, qu’on ne se méprenne pas ! Sur les sujets que l’on va aborder, il est plus aisé de trouver la vérité que d’élaborer un mensonge. La source favorite de Sansal, dans son nouveau filon du document-lucratif-assisté-par-Wikipédia, suffirait pour réunir les éléments essentiels, ébauche à enrichir d’une plus-value justifiant les 15 euros du prix de vente.

Quelques mots clés tapés dans n’importe quel moteur de recherche produisent des milliers de résultats ; un peu de recul et de discernement suffisent ensuite à un individu honnête pour faire le tri et choisir auprès de qui se « ravitailler ». Or, même sur des sujets de notoriété publique, Sansal et Cyrulnik trouvent le moyen de construire des faux ; cousus de grosse ficelle blanche. Leurs mensonges sont donc voulus, calculés, machiavéliques ; qu’ils soient médiocres est accessoire. Qu’ils parviennent à suborner des dizaines de milliers d’acheteurs dénote un savoir-faire certain dans l’art de la manipulation des cancres. On comprend moins qu’ils aient aliéné de grands hommes, au premier rang desquels David Grossman. Est-ce l’effet de l’âge, qui dicte l’urgence et qui pousse à accepter des mains tendues sans les soupeser pour être certain qu’elles ne sont pas de plomb ? Même à cheval donné, il est prudent de regarder la dentition. Les Troyens ont pâti d’avoir mésestimé l’énergie de la haine, le poids de la cupidité, la force de la duplicité, la puissance de la fourberie.

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Boris Cyrulnik

Nous avons cité quelques exemples de déductions à l’emporte-pièce de Cyrulnik. Mais il en a à revendre. « Rappelons que les Juifs ont été chassés du Yémen dans les années trente, alors qu’Israël n’existait pas. On peut en déduire [souligné ici] qu’il y a un antisémitisme européen et un antisémitisme arabe qui sont responsables de la création d’Israël. Et actuellement, l’un de ceux qui provoquent en France le plus d’Alya… c’est Dieudonné. » Un vrai IIIe Reich à lui seul Dieudonné.

Ce à quoi renchérit Sansal : «Réglons vite le cas Dieudonné : on a tellement parlé de lui qu’on en a fait un porte-drapeau, une sorte de Che Guevara pour banlieusards qui ont mal aux dents [sic] ou un Don Quichotte qui vient libérer esclaves et émigrés des mains crochues du complexe impérialo-sioniste-mondialiste-maçonnique-capitaliste néocolonial, selon les formules en tire-bouchon qu’affectionne son maître à penser Alain Soral.» Ouf ! On est passé à un poil d’évoquer Dieudonné sans mentionner Soral. Après les Méditerranéens qui « adorent s’agacer les dents », les banlieusards « qui ont mal aux dents ». Mais laissons… Profitons donc pour conclure, à la manière de nos deux compères, par double induction-négation-complémentation, que les impérialistes, les sionistes, les mondialistes, les maçonniques, des capitalistes et les néocoloniaux sont les amis de Sansal. On s’en doutait un petit peu.

On notera aussi quelques autres ficelles du faussaire : d’abord les deux auteurs parlent des trublions Dieudonné et Soral pour ne rien leur reprocher sur le fonds ; sinon qu’on en parle trop. Cela correspond peu ou prou aux débats en vogue à la télé où on parle de violence, des islamistes, du terrorisme, des voyous, des «fake news» pour déplorer qu’on accorde trop de publicité gratuite aux violents, aux islamistes, aux terroristes, et aux diffuseurs de désinformation. Remarquons encore le saut de puce du Yémen plus-antisémite-que-les-nazis à Dieudonné, une autre pratique populiste en vogue : elle consiste à juxtaposer plusieurs affirmations fausses avec une dernière tout aussi fausse mais susceptible d’obtenir l’assentiment du public, par adhésion idéologique, pour les rendre artificiellement toutes vraies[11].

C’est de même une pratique du milieu – au sens mafieux du terme – que de proférer un propos équivoque et de laisser un protagoniste ami le reprendre, laissant inférer qu’il est une vérité indiscutable. Le premier faux qui documente un autre faux devient en bout de course vrai ; et vérifie le second. On ignorait naguère combien de fois il fallait répéter un mensonge pour en faire une vérité officielle ; la réponse est désormais connue : deux fois. «Rappelons» : le préfixe «re» ou la clé à mollettes du contrefacteur. Rappeler veut dire que c’est nécessairement vrai et que ceux qui ne le savent pas devraient en rougir de honte. Quand on est adoubé par le microcosme médiatique, on dispose d’un sauf-conduit qui nous exonère d’apporter la preuve de ce qu’on avance. Il suffit de le dire pour que cela soit vrai. Si on le répète, c’est que c’est deux fois plus vrai. Outre de dire deux fois la même chose, de répéter ce que l’autre a dit, d’insister sur le fait qu’ils sont d’accord l’un avec l’autre, Sansal et Cyrulnik réitèrent eux-mêmes leurs propos en insistant sur le fait qu’ils les «redisent», qu’ils les «rappellent». Dans un livre de si peu de lignes, ça permet de faire couler plus d’encre. Et cette redondance est si enracinée dans leur approche que quand Sansal évoque Camus, au lieu simplement d’énoncer entre guillemets ce que dans la pensée de Camus est essentiel, nous enjoint de «relire Camus». Sans indiquer ce qui, pour qui a déjà lu Camus, a pu lui échapper d’essentiel.

 

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Vivre au Yémen et mourir

Ainsi va l’œuvre falsificatrice, coup de pinceau après coup de pinceau, substituer un mensonge à la vérité, encore et encore, de sorte qu’à terme tout repérage dans le continuum historique devienne impossible. Pousser de plus en plus de monde, par défiance, à préférer les théories les plus abracadabrantesques à la vérité officielle, ce qui place l’ordre établi à une posture de vertu, de rectitude ; de seule information crédible ; un peu comme ces forces spéciales qui créent des groupes terroristes pour se légitimer à les combattre, arguant de protéger le citoyen d’un fléau dont elles sont la seule véritable source. Un grand intellectuel avait décrit le processus, George Orwell ; on ne s’étonnera donc pas que Sansal ait décidé de réécrire son œuvre ; de la souiller en quelque sorte. L’on pourrait reprendre les mots de Sansal : «il faudrait des milliers d’ouvrages pour» rendre la connaissance collective totalement impropre ; mais dit-il « à ce jour, je n’ai réussi, pour ma part, à n’en écrire qu’une petite dizaine. » Il ne faut pas désespérer : avec cette saga méditerranéenne, cela fait déjà douze. On peut parier que plein d’éditeurs lui en ont commandé de pleins rayons.

Mais revenons à la déclaration sibylline de Cyrulnik qui, comme toujours, recelait un loup. Et, à moins d’être un spécialiste de toutes les généralités ou vérificateur compulsif de tout ce qu’on lit, on ne peut que rater le mensonge grossier qu’elle aide à resquiller. La mention de Dieudonné permet à ceux qui haïssent Dieudonné de tenir ce que dit Cyrulnik pour vrai ; ceux qui l’aiment s’époumoneront à le défendre et passent à côté de l’essentiel : «Rappelons [donc] disait-il que les Juifs ont été chassés du Yémen dans les années trente.» Un mensonge haut comme l’Everest.

Un faux que la seule lecture de Wikipédia aurait suffi à éviter. Un faux islamophobe, arabophobe, orientalophobe ; de petite facture, mais à l’efficacité aussi redoutable que Le Protocole des Sages de Sion pour un antisémite primaire : de savoir que les Arabes du Yémen n’ont jamais été des chasseurs de Juifs compte peu ; il n’y a plus de faits objectifs ; «Si l’on devait tenir compte d’une certaine réalité, de plus en plus réelle de nos jours, on parlerait de» vérités ajustables aux discours, malléables selon les exigences «pragmatiques» du moment. Cela suggère encore que, outre que ce qu’ils racontent est faux, Sansal et Cyrulnik savent que c’est faux.

Mais vrai, faux, ce ne sont là que considérations anecdotiques, «des épiphénomènes sans intérêt [dont on] fait de l’histoire». Ce qui importe, c’est que la télé, la radio, les journaux, présentent ce qu’ils disent comme la vérité et ces médias savent reconnaître les leurs. Ils leur ont fait acte d’allégeance, pour devenir les rentiers d’une situation, les opportunistes d’un contexte. D’ailleurs, ils ne peuvent même pas se targuer d’être des pionniers ; ils ne sont que les tout derniers arrivés dans le cercle des pillards, dans un nouveau registre : accentuer l’effondrement des repères.

Et, pour empêcher le lecteur de s’écarter des sentiers balisés, Sansal et Cyrulnik leur rappellent les consignes. «Quand le Président Sissi a interdit les Frères musulmans, et saisi leurs biens, il a été salué par les Égyptiens mais critiqué comme dictateur partout ailleurs dans le monde.»

Le Bien, ce sont les USA porte-flambeau de la démocratie dans le monde, le général al-Sissi paravent des libertés, le PS dans les habits flottants de la gauche, BHL dans celui du philosophe, un monde sens dessus dessous. Empruntons la description de Pierre-André Taguieff de ces élites qui se disent l’incarnation du Bien du moment qu’ils se disent opposés au mouvement lepéniste. Le contexte, c’est «la forme mixte ou hésitante prise par le discours néo-fasciste des "intellectuels" (définis autoréférentiellement, à savoir : "Ceux qui se désignent en tant qu’‘intellectuels’") […]. L’anathème, par criminalisation ou bestialisation de l’adversaire, est un acte auto-suffisant […]. Par la montée aux extrêmes qu’il engendre, le maximalisme est une méthode de guerre civile, il relève du discours de propagande. Il faut choisir entre l’analyse et l’anathème, entre l’argumentation et l’injure.»

Et il est, bien sûr, plus payant d’opter pour l’anathème, l’injure, «la violence polémique». Le tournant de l’intellectuel de l’ancienne veine, rangé aux côtés du faible vers le «crépuscule des intellectuels» s’est opéré vers la fin de la décennie 1980 ; avec la pipolisation du journalisme et de la vie politique, la bascule de la civilisation de la connaissance vers la société du spectacle. « Plus significative encore quoique moins visible, la généralisation quotidienne des faits, rapportés avant d’être véritablement recoupés, impose par sa précipitation une règle, celle du scoop approximatif. À elle seule, tautologique, mais incontestable. Comment CNN, CBS, NHK, BBC, TF1, France 2, France 3, la RAI et les autres pourraient-elles se tromper toutes ensemble ?

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De toute façon, mieux avoir tort en chœur que raison tout seul. Un journaliste de feu la Cinq, présent dès le début des événements roumains à Timisoara, en fit l’amère expérience lorsque, téléphonant à sa rédaction pour minimiser les commentaires en cours, il entendit son rédacteur en chef lui rétorquer qu’il n’avait rien compris puisqu’il se trouvait être le seul de son avis. Sans s’interroger un instant sur le fait que ce témoin était effectivement «l’unique Occidental sur les lieux.[12]»

Le faux, c’est le vrai, l’ordre, c’est le Désordre du sens et quiconque l’accentue gagne son ticket d’intégration dans le cercle très sélect des intellectuels adoubés, «faussaires[13]», pour qui tout est admis. Toutes les chaînes de télévision du monde ne peuvent pas se tromper sur le compte de Sansal et de Cyrulnik ! Les promouvoir, les célébrer, vendre leurs livres, vrais, faux, équivoques, honteux, médiocres, tronqués, éculés, dangereux, tout cela contribue à la bonne tenue du marché, à l’essor « du complexe impérialo-sioniste-mondialiste-maçonnique-capitaliste néocolonial. » Et ça, c’est le Bien.

Fort heureusement, dans le monde rêvé de ces élites faussaires, tout n’est pas à jeter. Après avoir balayé de quelques coups d’épée les Arabes, Sansal et Cyrulnik s’attachent à décrire le versant lumineux de l’humanité, réunissant ceux qui à leurs yeux sont dignes d’être rescapés.

Une société mono-monothéiste, mono-ethnique, mono-culturelle :
le Graal de Sansal et de Cyrulnik

Après avoir rabaissé avec méthode tous les peuples faillis de Méditerranée, du Sud ou du Nord, les deux auteurs en arrivent enfin au volet en « positif» de leur démonstration. Ils n’ont pas de mots assez doux pour décrire ce peuple élu des dieux, la crème de l’humanité ; les Juifs, que les Arabes empêchent d’exprimer toute l’étendue de leur grandeur et de leur bonté. Il fallait simplement attendre le signal de départ de l’interviewer pour que la digue cède.

José Lenzini aurait-il pu éviter la question ? Impossible, tant les deux auteurs se sont escrimés à ponctuer leurs commentaires sur des sujets les plus anodins d’une référence à «Israël», à «Jérusalem», aux «nazis», à l’«antisémitisme», aux «Juifs», aux «Hébreux», aux Ashkénazes et, mieux que les Ashkénazes, les Sépharades («il serait long d’en parler ici, explique Sansal, mais on peut penser que le problème aurait été d’une tout autre manière si la question juive avait été traitée par des Sépharades»), à la Judée et à la Samarie, à Hébron, à la Shoah, etc. Il ne pouvait donc pas, dans ce corps malade de la Méditerranée, faire l’économie de la mention de « l’écharde israélo-palestinienne ». Et, autant le dire tout de suite, des trois intervenants, José Lenzini est celui qui s’efforcera le plus de retenir ses coups.

«Le 26 février 1930, commence ce dernier, Sigmund Freud écrivait à Chaim Koffler, membre de la Fondation pour la réinstallation des Juifs en Palestine […] pour lui dire notamment : "… Je ne crois pas que la Palestine puisse jamais devenir un État juif, ni que le monde chrétien comme le monde islamique puissent un jour être prêts à confier les lieux saints à la garde des juifs. Il m’aurait semblé plus avisé de fonder une patrie juive sur un sol historiquement moins chargé".»

Bien évidemment, les deux auteurs ne sont pas, mais alors pas du tout d’accord avec Freud. À partir de là, c’est l’avalanche. En 18 pages, 94 mentions de «Juif» et d’«Israël», sans compter les innombrables «Jérusalem», «sionistes», «antisémitisme», «Shoah», « Nazis », « Hitler », les 29 « Palestine » et bien d’autres « judaïsme ». Il y aura en tout plus de 160 occurrences de «Juif» dans tout l’ouvrage (soit en moyenne 3 par page normale), sans qu’à aucun moment les Juifs en question aient eu droit à la plus petite critique. L’ouvrage se clôt par une lettre de Sansal à ses amis (réels ou imaginaires) pour s’expliquer – un comble pour qui dit n’avoir de compte à rendre à personne – de sa visite subreptice en Israël : « Le fait est, dit-il, que dans ce monde-ci il n’y a pas un autre pays et un autre peuple comme eux. […] Jérusalem est une vraie capitale avec des rues propres, des trottoirs pavés, des maisons solides, des voitures dynamiques, des hôtels et des restaurants attirants, des arbres bien coiffés, et tellement de touristes de tous pays… sauf des pays arabes […]. » Est-ce cette dernière qualité qui contribue à la beauté des lieux ?

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Une fois que l’on a surmonté la forme qui augure d’une inspiration famélique, l’impression qui s’impose en parcourant les pages – qui prennent l’allure d’une approche épistolaire pour mariage arrangé – de ce duo inouï, c’est que le fonds a été puisé à « bonne » source, assorti tout de même du style laborieux de leur cru. Avant de retrouver son « peuple élu », « i l’on met de côté, écrit-il, l’aspect religieux de l’affaire, la Palestine a vécu ce que beaucoup – sinon toutes les régions du bassin méditerranéen – ont vécu : elle est continument passée d’une domination à l’autre. Depuis la naissance du christianisme, elle a tour à tour été romaine (-Ier siècle au IIIe siècle), byzantine (IVe-VIIe siècles), musulmane (VIIe-XIe siècles), musulmane et chrétienne au gré des croisades (XIe-XIIIe siècles), musulmane (XIIIe-XVe siècles), puis ottomane (XVIe-XXe siècles).[14]»

Rendons grâce à Wikipédia qui, outre ce bref exposé, offre des éclaircissement annexes. Pour Sansal, il faudra se contenter de ces cinq lignes, qui en font dix dans son texte (sur une demi-largeur de page). Investigations à haut risque dans Wikipédia donc. Mais qu’à cela ne tienne ! Si l’on fait abstraction «de l’aspect religieux», la Palestine aurait été selon Sansal affaire religieuse depuis le VIIe, soit peu ou prou depuis l’avènement de l’Islam dans le secteur. L’on se demande parfois des hommes politiques et médiatiques s’ils sont pervers ou simplement incompétents. On néglige souvent qu’ils peuvent être l’un et l’autre à la fois ; que la combinaison de deux produit des effets voulus plus ravageurs que la somme de leurs influences séparées.

Mais les dominations sont passées. Cette terre a enfin retrouvé ses légitimes propriétaires. Voilà donc le Graal pour Sansal : Israël, et sa capitale, Jérusalem, et son peuple, les Juifs. Mais le nettoyage ethnique n’est pas encore total ; il y a encore des empêcheurs de tourner en rond. Tous leurs déboires, les Juifs les devraient aux Arabes, et à ceux qui les défendent : Cyrulnik se plaint qu’on soit «en train de falsifier l’histoire, en la justifiant par la propagande. Face à ce conflit historique, on est en train de falsifier l’histoire : c’est une arme de guerre, et je pense même que l’islamisme modéré est une ruse de guerre.»

  • Les Algériens, les Maghrébins, les Banlieusards, les Arabes, les Musulmans, les islamistes, les terroristes, tout ceux-là forment une sorte de magma humain indissociable pour lequel les deux auteurs ne conçoivent que des «solutions» expéditives. Écoutons encore Pierre-André Taguieff : «Telle est […] la vision pathologisante des néo-antifascistes "radicaux" qui prônent la méthode chirurgicale, l’ablation des "membres gangrenés" ou des "tumeurs malignes".» Assimiler les Arabo-musulmans «à un groupe néo-nazi, c’est […] opérer l’amalgame grossier fournissant un semblant de justification à une mesure d’interdiction, "totale et définitive", unique objet du désir fou des éradicateurs idéologiques.[15]»

(Taguieff parlait alors de la diabolisation du Front national comme moyen de mettre fin au racisme ; l’argument vaut à l’identique, sinon dans une grande mesure, pour l’éradication des islamistes, des musulmans pour assainir l’Europe.)

Pour éviter la «contamination», le lecteur scrupuleux serait tenté de rejeter d’emblée l’œuvre sans ouvrir l’emballage. C’est un des torts des élites arabophones : ne pas lire assez en général, et s’interdire de lire leurs ennemis surtout. Or, c’est là que se trouvent les preuves des impostures qu’ils veulent dénoncer, et ils se privent ainsi de les démasquer preuves à l’appui. Nous allons donc accompagner Sansal et Cyrulnik auprès de ceux qui resteront debout une fois que les Arabes auront été dûment traités pour «faire de la place» ; pour voir dans quels marécages ils auront entraîné ceux qui à leurs yeux incarnent la vertu, la grandeur, la bonté, la qualité, faites chair : les Juifs.

Mais, auparavant, un autre son de cloche sur cette vision idyllique de la Jérusalem juive.

Le dernier combat : exterminer l’impur

Ce sont les partis religieux qui ont offert à Sharon et à Netanyahou la majorité nécessaire pour diriger le pays, pesant lourdement dans son programme. Pour un gouvernement alliant des sionistes forcenés avec des adeptes d’une vision apocalyptique du monde… Qu’adviendrait-il si les ultra-orthodoxes parvenaient à s’assurer d’une majorité à la Knesset ? Imagine-t-on les laïcs se convertissant aux rigueurs de la piété rigoureuse ? Pour comprendre à quel point cela est impossible, cette scène saisie dans les transports en commun… «Des maisons basses et lépreuses, des cours pavés, traversées de cordes sur lesquelles sèche du linge, le quartier de Me’a She’arim de Jérusalem, qui défile derrière la vitre de l’autobus, évoque inévitablement un ghetto d’Europe Centrale du XIXe siècle.

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Les rares passants, tous des hommes vêtus de noir, des papillotes encadrant leur visage barré de lunettes épaisses, avancent rapidement. À l’arrêt de la rue Hayyé-Adam, un hassidim monte dans le véhicule presque vide. Il se dirige droit vers le seul goy présent, assis sur une banquette pour deux personnes, derrière la porte centrale. D’un ton froid, appuyé d’un regard noir et d’un geste de la main qui se veut autoritaire, l’homme exige que l’étranger cède sa place. Devant l’incompréhension, puis le refus du goy, le religieux marmonne des propos sans doute peu aimables, déplie un journal qu’il dépose contre son épaule, et s’assoit lourdement sans plus se préoccuper de son voisin.

Aucune insulte dans l’attitude du juif orthodoxe. Simplement une grande indifférence quelque peu méprisante et un souci : se protéger de l’impur. […] Cette séparation du pur et de l’impur est une notion absolue, consignée dans le Lévitique, le troisième des cinq livres de la Torah. […] Impur, le juif ne peut participer au culte. […] La Toumah (impureté) désigne non seulement la septicité qui se transmet par le contact avec l’objet souillé, le fait de porter l’objet souillé, ou même l’aire de la pièce où se trouve l’objet souillé […] mais également l’impureté orale. Les pensées malsaines souillent autant que les objets. […] Pourquoi s’isoler des gens atteints de maladies infectieuses et non de ceux qui communiquent aux autres les maladies intellectuelles et morales."[16]» Mais qu’importe, du moment que les arbres de Jérusalem sont «bien coiffés» ?

Depuis plus de vingt ans, le personnel politique n’hésite pas à instrumentaliser le peuple, sa sécurité, la mémoire de la Shoah, le devenir à long terme du pays, l’image qu’il renvoie au reste du monde, pour se mettre à titre individuel à l’abri de poursuites judiciaires. La chronique à cet égard est édifiante : «Moshé Katsav [… a] terminé son mandat en lambeaux, dans l’opprobre et sous les quolibets communs de la presse et de l’opinion […]. Le patron de la police israélienne annonçait, après plusieurs mois d’enquêtes et cinq interrogatoires de l’intéressé, qu’il avait réuni des preuves accablantes contre le président et qu’il allait recommander au conseiller juridique du gouvernement (sorte de procureur général) Menahem Mazouz de l’inculper pour "viol, harcèlement sexuel, écoutes illicites, subornation de témoin, obstruction à la justice et prévarication".» Un homme horrible à la tête de l’État hébreu, qui conduit Ilan Greilsammer à soulever « une question qui est restée enfouie pendant tout le mandat de Moshé Katsav : "Comment se fait-il que les médias n’ont pas osé révéler ce que tout le monde politique et journalistique, apparemment, connaissait depuis longtemps ?". […] Les scandales sexuels ou financiers ont nourri la chronique politique des années 2000.

L’affaire Katsav a été la partie la plus visible d’un iceberg israélien entaché. En 2001, le général Yitzhak Mordechaï, ancien ministre de la Défense, avait été condamné à dix-huit mois de prison avec sursis pour agression sexuelle contre une employée de son ministère. La même année, à l’issue d’un procès interminable, Arié Déri, ancien leader du parti religieux orthodoxe Shas, écopait de trois ans de prison ferme pour corruption et abus de confiance. […] Plus récemment, le président de la commission des Affaires étrangères et de la Défense à la Knesset, Tsahi Hanegbi, a été accusé de corruption, fraude, abus de confiance et parjure, délits qu’il aurait commis entre 1999 et 2003 lorsqu’il était ministre de l’environnement. Faut-il rappeler le cas d’Omri Sharon, député du Likoud et fils du Premier ministre, condamné à neuf mois de prison […] pour "faux témoignages" sous serment, "faux et usage de faux" dans l’affaire du financement du parti de son père, pour les primaires du Likoud ? Ehoud Olmert et certains de ses ministres ne sont pas en reste. [Il] a été soupçonné de transactions immobilières frauduleuses […]. Quant à son ancien ministre de la Justice Haïm Ramon, il a dû démissionner de ses fonctions en août 2006 pour cause de "harcèlement sexuel". […] Que dire de l’affaire Dan Halutz ? […]

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Dan Halutz

Il semble qu’à l’heure où les dirigeants de l’État hébreu étaient en réunion de crise, le chef d’état-major de Tsahal lui s’inquiétait du niveau de ses pertes boursières. Dan Halutz ne démissionnera que six mois plus tard, laissant entendre qu’il préfère assumer ses responsabilités dans la gestion de la guerre "alors que d’autres" semblent vouloir fuir. […] Devant la publication des scandales, Zeev Sternhell dresse un premier constat : "La qualité de la vie politique et sociale s’est nettement détériorée." Une détérioration que le célèbre historien attribue notamment à une baisse de qualité du personnel politique israélien : "Les hommes politiques du début de l’État n’étaient pas des minables alors qu’aujourd’hui, c’est la médiocrité au pouvoir, c’est pire que la IVe  République au creux de la vague […] Pour [Denis Charbit] professeur de sciences politiques à l’université ouverte de Tel Aviv […], "à n’en pas douter, la crise est profonde. Tout le monde en prend pour son grade : la Knesset, le gouvernement, la Justice, la presse, et même la présidence de l’État. Tous les pouvoirs sont ébranlés.[17]»

Il semble qu’à mesure que l’idéal qui a animé les pionniers s’éloigne, les leaders recentrent leurs ambitions autour de leurs intérêts propres et de leur libido. Le plus spectaculaire exemple de cette prévarication morale qui frappe les élites est donné par Benyamin Netanyahou, qui parvient à prostituer le parti travailliste de Benny Gantz pour former un gouvernement de coalition qui, sous des dehors de fuite en avant et de politique de la terre brûlée, ne vise qu’à lui offrir l’immunité dans une avalanche de prévarications. Mais qu’importe, du moment que les arbres de Jérusalem sont «bien coiffés» ?

Nous pourrions rallonger à l’envi la liste des faits de sociétés qui gangrènent la société israélienne. Pour ne citer qu’un cas parmi légion, L’Histoire de M. C’est dans la bulle moderne de Tel-Aviv que Menahem Lang a réussi à se reconstituer une vie brisée par une enfance où le viol a succédé au viol. Ses agresseurs, des rabbins, avec la bénédiction de son père. Revenu à Jérusalem pour exorciser le mal, il découvre qu’un grand nombre d’enfants dans les milieux ultrareligieux subissent le même sort. La loi du silence est évidemment la norme. La victime se renferme sur elle-même, et subit l’emprise du galgal. « En hébreu : la roue. On pourrait dire le cercle vicieux par lequel l’agresseur inocule sa perversion à l’agressé. À Bneï Brak, il suffit de prononcer le mot, tout le monde comprend de quoi vous parlez, la roue sinistre qui transforme des violés en violeurs. Ici comme partout, l’abus sexuel est une maladie transmissible.[18] »

  • À Bneï Brak, de «nombreuses organisations plus ou moins clandestines, […] sous différentes appellations (Comité pour la Pureté ; Police de la pudeur, Comité de vigilances  et autres Escadrons de la modestie), se posent en gardiennes de la vertu. Plus ou moins agréées par les rabbins, ces organisations sévissent contre les femmes "impudiques", poussent à la séparation des sexes (par exemple dans les bus), mettent à l’amende les commerçants ne disposant pas d’entrées séparées pour les hommes et les femmes, combattent les "mœurs dissolues" et poursuivent les individus qualifiés de "dangereux" : homosexuels, délinquants et pédophiles.[19]» Un peu comme les unités spéciales algériennes protègent du terrorisme ; au bout d’un certain temps, on ne sait plus s’il faut redouter le terrorisme ou les unités spéciales, deux revers d’une même médaille.

M. parle… « D’une voix d’outre-tombe, comme au ralenti, il dit qu’il n’a pas divorcé à cause de ses violeurs, il n’a pas échoué dans son travail parce qu’on l’a violé, il ne s’est pas transformé en provocateur parce qu’on a abusé de lui, non… Il s’interrompt, se paupières retombent, le temps s’étire. Ses lèvres recommencent à bouger au bout de quelques minutes, il faut se pencher vers lui et approcher le micro de sa bouche pour pouvoir l’entendre : – … Mais quand le violeur m’a violé, murmure-t-il, le regard des autres sur moi a changé… […] Et c’est ce regard […] qui m’a brûlé ! […] Tu as trois masques sur le visage, reprend-il, et personne ne te voit comme tu es. Mon père, je lui ai dit ce que j’ai vécu et j’ai ôté mes masques… Mais c’est lui, alors, qui en a mis un. À ses yeux, je n’étais plus un garçon cacher !... Je lui ai dit : "Papa, je n’ai rien fait de mal !" Il a répondu : "Oui, bien sûr, je sais ! On t’a attrapé, et tout…" Mais deux jours plus tard, on devait porter chez le rabbin un ustensile à purifier. Je dis à mon père : "Papa, laisse-moi le porter, je vais le purifier, je fais toujours ça pour le rabbin." Il a sèchement répondu : "Non, pas toi !" J’ai crié : "Pourquoi, pourquoi pas moi ?" J’ai senti qu’il ne me voulait plus. […] Il m’a alors dit, et c’est comme une sentence qui tombe : "Parce que tu es impur !" Et depuis ce mot, "impur", je suis entièrement devenu un autre.[20] » Mais qu’importe tout cela dans le regard de Boualem Sansal, du moment que les «arbres sont bien coiffés» à Jérusalem !

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Martine Gozlan aborde elle aussi ce douloureux problème d’une société entrée en névrose. «Le premier roman de Naomi [Ragen], Fille de Jephté, repose sur une histoire vraie. Une jeune femme de vingt et un ans se jette dans le vide avec son enfant. Le mari violait sa femme et son fils. […] Violence cachée. Pathologique. Car des pans entiers de la communauté ultra-orthodoxe sont saisis par une démence qui n’a plus rien à voir avec les comportements habituels des juifs religieux. […] Dès que le comportement déviant d’un ultrareligieux est connu, la communauté rejette […] la faute sur sa descendance. Ses enfants, marqués du sceau de l’infamie, auront d’énorme difficultés à se marier.[21]»

Le péché originel : le pacte de David Ben Gourion avec la secte ultra-orthodoxe du Rabbin Ravi Kook, pour assurer obtenir l’adhésion de tous les Juifs au projet sioniste en Palestine. La facture arrive maintenant à échéance. Le ghetto se referme.

  • «Rien à voir avec la situation dans le ghetto ou le village juif d’Europe centrale, le Shetl, où tous les hommes travaillaient sauf quelques sages. On allait à la yeshiva, mais on avait un métier. Sauf les personnalités exceptionnelles, de très grand talent. L’idée selon laquelle la communauté doit vous faire vivre est complètement étrangère à la Torah, qui a toujours insisté sur la dignité du travail. La femme, dans ce système aberrant, doit non seulement s’occuper de ses dix enfants, du ménage et du mari, mais, en plus, trouver un petit travail décent pour améliorer le triste ordinaire de son foyer. Si on va à la yeshiva, on ne va pas à l’armée. Il y avait quinze mille étudiants au début, et Ben Gourion pensait que le nombre n’augmenterait pas. Grave erreur. Ils se comptent aujourd’hui par centaines de milliers.[22]» Mais qu’importe, du moment que les arbres de Jérusalem sont «bien coiffés» ?

Les pieds bien accrochés sur terre, certains tentent de faire éclater les bulles. «À l’été 2011, en particulier […] les premières manifestations des classes moyennes israéliennes […] protestaient contre le coût de vie trop élevé et s’insurgeaient contre ces étudiants ultra-orthodoxes qui vivent de subsides de l’État. Amos Oz, dans une lettre de soutien aux protestataires, n’a pas hésité à attribuer une grande partie du déficit budgétaire du pays à ces "générations de clochards ignorants, remplis de dédain pour l’État, sa population, et la réalité du siècle."[23]» Mais les religions n’ont cure des mécréants. Ils sont persuadés que le temps et leur nombre jouent pour eux. Mais qu’importe, du moment que les arbres de Jérusalem sont «bien coiffés» ?

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Ben Gourion

«Ben Gourion leur a offert, dans un document appelé "La lettre du statu quo" un certain nombre de privilèges, le premier concernant en particulier le service militaire. Il confiait aussi aux tribunaux rabbiniques orthodoxes l’exclusivité en matière de statut personnel. Alors que le mariage, le divorce, la paternité, etc., sont en principe du ressort de l’État, ces compétences ont donc été livrées aux seules mains des rabbins et soumises de ce fait à la Halakha, la loi religieuse. […] Dès l’origine, Israël s’est ainsi doté d’un dispositif schizophrénique – obéir à la loi (démocratique), de la terre en même temps qu’à celle (divine) du ciel. Le système électoral israélien fondé sur la représentation proportionnelle intégrale a placé les partis religieux en position d’arbitre chaque fois qu’il s’est agi de former un gouvernement ou de prendre des décisions importantes.

Ainsi, en 1993, pour gagner leur ralliement au accords d’Oslo avec les Palestiniens, le gouvernement de Rabin a tout simplement autorisé les ultra-orthodoxes à prendre contrôle du grand rabbinat d’Israël. Immergés dans la bulle de Bneï Brak, on a parfois l’impression de ne plus tout à fait être en Israël. Sans télé, sans journaux, sans Internet, on n’entend plus parler ni de politique, ni des Palestiniens, ni d’occupation, ni des affaires du monde, ni même de crise gouvernementale.[24]»

Israël tout entier est une mosaïque de bulles, coupées les unes des autres, braquées les unes contre les autres. Celle dans laquelle vit Boualem Sansal d’un Jérusalem pays de cocagne, que seule perturbe la présence des Palestiniens, empêcheurs impénitents de réaliser le rêve éveillé de «l’âme juiv», est peut-être plus éloignée que toute autre « des réalités bien réelles » de la vie en Israël.

Le Yémen et les Juifs : version pile avec le faussaire Cyrulnik, et version face telle que racontée par un intellectuel juif du «vrai»

Affabulateurs, calculateurs, les deux auteurs ne reculent pas devant le ridicule. Ainsi, Boris Cyrulnik ne se contente pas de lire dans le passé et dans les pensées rusées de forces occultes se passant pour des islamistes modérés ; il psychanalyse aussi le futur : «Quand la tragédie du Proche-Orient sera terminée [autant dire pas demain], il faudra refaire de nouvelles frontières, et les gens qui en auront la responsabilité mettront en place des frontières abusives [personne n’en sait fichtrement rien]. Des chiites vont [ou pas], par exemple, se retrouver dans un clan sunnite, ce qui va [ou pas] créer un germe de guerre religieuse. Il paraît qu’il ne faut pas le dire [qui l’interdit ?], mais j’ai du mal à en être convaincu du contraire !»

Quand on a mal, faut se soigner, pourrait-on dire, et la vérité est le meilleur des remèdes à ces maux. «Quand la Seconde Guerre mondiale s’est terminée, poursuit-il, en Europe comme au Proche-Orient, il y a eu également des frontières abusives. Des Allemands se sont retrouvés en Roumanie, où ils étaient mal vus : un million d’Allemands ont été chassés de chez eux, et personne n’a protesté. Un million et demi de Juifs ont été chassés des pays arabes, il n’y a pas eu, non plus, de protestation. […] Je le redis, un million et demi de juifs ont été chassés des pays arabes. Où sont-ils ? […] Rappelons-nous également que les Juifs ont été chassés du Yémen, dans les années trente, alors qu’Israël n’existait pas. On peut en déduire qu’il y a eu un antisémitisme européen et un antisémitisme arabe qui sont responsables de la création d’Israël.»

«Où sont-ils ?» Un génocide arabe des Juifs aurait-il échappé à la sagacité de ses journalistes ? La réponse est prosaïque : une grande majorité, les Sépharades du Maghreb, se sont établis en France. Une minorité s’est installée en Israël. Certains ont préféré les États-Unis. Aucun génocide arabe. On peut évoquer le massacre du 5 juillet 1962 à Oran[25], et il y avait parmi les victimes des Juifs ; mais c’est moins ce caractère qui a guidé les massacreurs que la taxe d’Européen ; massacres et enlèvements qui se sont déroulés sous l’œil bienveillant de l’armée française du général Katz. Tant de confusion mentale, de désordre cognitif, de distorsions historiques, de la part de Cyrulnik, à peine passables dans un oral du bac, est presque… attendrissant. Des raccourcis et des approximations que ne se permettraient même pas les sites conspirationnistes les plus caricaturaux.

Peut-on «déduire» que «chasser un million et demi de Juifs des pays arabes» est à mettre sur un pied d’égalité avec la Shoah et ses six millions d’exterminés ? Mais, à trop baigner dans les condensés de faux de Cyrulnik et Sansal, on perd un peu la hiérarchie des normes. Il faut se remettre les idées d’aplomb, auprès de sources plus fiables. Car, quatre-vingts ans après les faits, la vérité a eu le temps de faire son petit bonhomme de chemin. On peut considérer qu’elle se trouve notamment dans cet article intitulé : «La Seconde Guerre mondiale et les Juifs du Yémen», de Menashé Anzi, paru dans la Revue d’Histoire de la Shoah. Une publication qui, au vu des idées du couple Sansal-Cyrulnik, prend l’allure d’un nid d’islamistes radicaux, animés par un incurable «antisémitisme chronique».

  • «Au cours de la première moitié du XXe siècle, vivaient au Yémen environ soixante-dix mille Juifs. Quelques milliers de Juifs étaient installés à Aden, ville toujours sous domination britannique. L’imam Yahya imposait le respect des lois de l’islam et exigeait que les relations entre Juifs et musulmans soient régies par les principes de la charia. En fait, l’imam rétablit le pacte d’Omar, acte juridique traditionnel réglementant les relations entre les dhimmis – protégés croyants dans le Dieu unique et dans le Livre, c’est-à-dire les Juifs et les chrétiens – et les autorités musulmanes […]. Ainsi, en dépit de la liberté religieuse dont ils bénéficiaient et du strict maintien de leur sécurité, les Juifs du Yémen étaient soumis à de nombreuses restrictions. Ces restrictions encouragèrent les Juifs à quitter le Yémen, la grande majorité pour Eretz Israël, et une minorité d’entre eux pour les pays bordant la mer Rouge ou l’océan Indien. Le regain de tension entre Juifs et Arabes en Palestine conduisit l’imam Yahya, dès les années 1920, à intensifier sa politique de repli sur soi et à interdire aux Juifs de quitter le Yémen. À partir de l’année 1934, le mufti de Palestine Hadj Amin al Husseini (1895-1974) se rendit au Yémen et exhorta l’imam à durcir cette interdiction. Néanmoins, de nombreux Juifs gagnèrent clandestinement la frontière vers des territoires du protectorat britannique où ils attendirent des visas leur permettant d’immigrer en Eretz Israël. […]»

Les Juifs n’étaient pas «chassés» du Yémen ; au pire, étaient-ils empêchés de le quitter. Avec une vigueur toute relative d’ailleurs, car «l’imam Yahya, qui ne parvenait plus à assurer la subsistance de son peuple, ferma les yeux sur l’émigration des Juifs et des musulmans vers Aden. L’Agence juive envoya même Yossef Ben David au Yémen et ce dernier encouragea nombre de jeunes à immigrer en Eretz Israël. En conséquence, de 1943 à 1945, plus de cinq mille Juifs immigrèrent en Eretz Israël, et environ autant partirent pour Aden et s’y installèrent. Ils exercèrent des métiers qui existaient dans cette ville, à l’instar de milliers d’immigrants musulmans du Yémen employés à des travaux d’intérêt public dans la ville. La fin de la guerre mondiale interrompit l’émigration en Palestine. Les réfugiés juifs demeurèrent au Yémen au cours des années suivantes et n’immigrèrent en Israël qu’après l’indépendance de l’État. […]»

  • Nous sommes loin du pogrom. Pour autant, le Yémen était-il un eldorado pour les Juifs ? Ni plus ni moins que pour les autres Yéménites. (Le principe qui consiste à considérer les «restrictions» qui frappent les Musulmans dans les dictatures arabes comme plus tolérables, plus admissibles, plus normales, que celles dont sont victimes les autres confessions mériterait psychanalyse, mais Freud est, hélas, mort.) « L’éloignement du Yémen des principales zones belligérantes, ainsi que la neutralité affichée par l’imam Yahya dès l’ouverture des hostilités, aboutirent au fait que l’influence directe de la guerre sur le Yémen fut des plus limitées. Mais, du fait de la guerre, la situation économique et physique au Yémen se détériora considérablement, et plusieurs centaines de milliers de personnes périrent entre 1941 et 1943. La plupart s’enfuirent vers la zone britannique et dans la ville d’Aden. La conjonction de ces circonstances et de la situation en Europe permit à des milliers de Juifs du Yémen d’émigrer à Aden, puis en Eretz Israël.[26] »

L’article est long et riche. Ceux qui veulent en savoir plus sur ces Juifs du Yémen (dont un descendant, Ygal Amir, tua l’un des plus grands hommes de paix qu’Israël a enfantés, Yitshak Rabin) pourront le consulter sur le site Cairn.info[27]. Au pire de la répression, les dirigeants du Yémen empêchèrent sans zèle excessif les Juifs de s’en aller. Cela se transforme dans la glose de Cyrulnik en croisade pour les « chasser ». Si ce psychiatre lisait dans la tête de ses patients aussi bien qu’il interprète une documentation écrite et foisonnante, il serait prudent de vérifier la santé de ceux qui sont passés par son cabinet. Cyrulnik ment ; et il sait qu’il ment. Ses mensonges ne portent pas sur une menue question. Il vise à montrer que les Palestiniens et les musulmans de la région sont responsables de tout ce qu’il leur arrive. Pour preuve, disent-ils, n’ont-ils pas été les inspirateurs de la solution finale ?

Le nazi en maître : le Mufti de Jérusalem

Parfois, «relire» et «rappeler» deviennent superflus, tant la vérité semble s’imposer d’elle-même : «On ne va pas, explique Sansal, rappeler les liens entre le régime nazi et l’association des Frères musulmans, et au-delà avec l’ensemble du mouvement islamiste à travers le monde dirigé en ces temps-là par le Grand Mufti de Jérusalem. Entre nazisme et islamisme, il y a donc une proximité idéologique et un fondement historique. Aujourd’hui encore, chez les islamistes, on évoque avec sympathie Hitler et sa légendaire haine de la démocratie, du Juif, du faible, du cosmopolite

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Benyamin Netanyahou a frayé dans les mêmes eaux. Il avait expliqué, dans un discours mémorable, que si Hitler a entrepris d’exterminer les Juifs, c’est un peu de mauvaise grâce, simplement parce que le Mufti de Jérusalem le lui demandait. C’est cela le propre des idéologues forcenés. Quand la vérité dérange, il faut l’ignorer et lui substituer un mensonge commode, à répéter un nombre de fois suffisant pour qu’il soit pris pour la vérité. Concernant Netanyahou, ce sont ses compatriotes qui l’ont rappelé à l’ordre, scandalisés qu’on fasse si peu cas de la mémoire des six millions de Juifs exterminés et des monuments mémoriaux que ses propos voueraient à la démolition, fondés qu’ils seraient sur un substrat erroné. Qui se soucie de faire ravaler ses mensonges à Sansal ?

Personne. Pas même David Grossman avec qui il préside une association «pour la paix» impossible ; Grossman qui découvrira peut-être s’être engagé avec un encombrant partenaire, dans une dynamique qu’il lui sera difficile de stopper sans écrouler sa propre crédibilité. «Les mots ont un sens» proclamait Sansal sans en être convaincu ; oui…, et « les faits sont têtus ». Sansal ne peut en aucun cas contribuer à la paix. Dans une paix – sinon des cimetières –, il y a deux protagonistes. Sansal serait parfaitement indiqué pour servir de passerelle entre les ultra-sionistes et les ultrareligieux dont il partage les idées, les idéaux et les objectifs et les pacifistes tels que David Grossman ; il ne l’est pas du tout pour restaurer les liens entre des Palestiniens qu’il tient en horreur et les Juifs. Il est parfait pour dynamiter les ponts et ériger des murs ; inadapté pour toute entreprise de paix avec les Arabes, les Musulmans, les Palestiniens, les Méditerranées, les « cueilleurs-chasseurs », les mangeurs d’insectes, etc.

  • La collusion arabo-nazie. Les Arabes responsables de la Shoah. Le Mufti de Jérusalem qui hérite rétrospectivement d’un pouvoir incroyable sur le Führer ! C’est commode par les temps qui courent ! La France avec Daladier, Pétain, Laval et Vichy, l’Angleterre avec Chamberlain, les russes avec Staline et ses charniers, les Italiens avec Mussolini, les Espagnols avec Franco, le Vatican avec Pie XII, les Suisses avec leurs banquiers, les Croates avec les Oustachis, les Ukrainiens avec leurs miliciens, etc. ; le monde entier conspirait à qui mieux mieux avec Hitler. Dans de nombreuses capitales, on espérait secrètement que les Nazis mèneraient à bien leur projet d’extermination des Juifs. Le Mufti de Jérusalem devrait-il être le seul à s’interdire le «pragmatisme» qui s’est emparé de toutes les nations du monde ? D’autant que les dirigeants des capitales occidentales ne concevaient la Palestine comme destination de choix pour les Juifs que parce qu’ils n’en voulaient strictement pas chez eux[28]. Mais, au fait, quelle était l’attitude des Juifs même, qui permettrait de mesurer par comparaison l’inconséquence du Mufti de Jérusalem ?

«C’est […] l’une des pages les plus ambiguës de l’histoire d’Israël avant Israël. En juin 1933, Ben Gourion envoie en effet à Berlin Victor Haïm Arlozorov, trente-cinq ans, chef du département politique de l’Agence juive, une des figures centrales du Yishouv. Un leader brillant, séduisant, que Ben Gourion apprécie tout particulièrement. Objectif : négocier avec le régime nazi le transfert vers la Palestine des Juifs allemands et de leurs biens. Le mot "négociation" semble parfaitement fou entre les représentants d’un peuple qu’Hitler, chancelier depuis quelques mois, destine alors secrètement à la mort et ses futurs bourreaux. Néanmoins, c’est bien de cela qu’il s’agit : l’opération Ha’avara ("transfert" en hébreu). Certains officiels nazis y sont favorables. Un accord est signé, qui sera abrogé par Hitler en 1937. Pourtant, quelques milliers de juifs allemands parviendront à gagner la Palestine, moyennant ce que Tom Segev appelle un "marché avec le diable".

Le journaliste Marius Shattner, auteur d’une Histoire de la droite israélienne, résume le dilemme : "L’accord aillait permettre le transfert de capitaux juifs allemands d’un montant de 40 millions de dollars, en échange de l’achat d’équipements agricoles et industriels allemands. Sur les quarante-cinq mille juifs allemands qui immigrèrent en Palestine entre 1933 et 1939, vingt mille bénéficièrent directement de la Ha’avara, qui contribua de façon substantielle au développement du Yishouv. L’organisation sioniste devenait ainsi la première à ouvrir une brèche dans le boycott des produits allemands, décrété en réaction à l’antisémitisme du nouveau régime nazi par différentes associations juives. Jabotinsky avait été l’un des seuls dirigeants sionistes à soutenir le boycott". En effet, dès que le leader de la droite révisionniste apprend les rumeurs sur la Ha’avara, il s’y oppose de toutes ses forces, au nom de la dignité juive. Le journal du groupuscule d’Abba Ahiméir se déchaîne contre Arlozorov, le "diplomate rouge qui se roule aux pieds des nazis". Le 16 juin 1933, quarante-huit heures après son retour de Berlin, Haïm Arlozorov est assassiné alors qu’il se promenait, vers 22 h 30, sur la plage de Tel-Aviv avec son épouse Sima. […] Le meurtre de Haïm Arlozorov restera le premier assassinat dans l’histoire politique du sionisme.[29] » Contre les siens, bien entendu.

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Mais peut-être que les leaders juifs ignoraient quels étaient les projets d’Hitler à leur égard. Peut-être n’ont-ils simplement pas lu Mein Kampf où ce qui les attendait était écrit noir sur blanc. Ils auraient à leur décharge que Wikipédia n’existait pas encore… Ils mettront du bout des lèvres le meurtre d’Arlozorov sur le dos large des Arabes. Lorsque Yitshak Rabin est assassiné, son épouse Léa dira que ce meurtre est le second du genre ; le premier : celui d’Haïm Arlozorov.

  • La première organisation terroriste dans la région, coupable de tant d’attentats et d’exécutions sommaires, avait pour nom Irgoun. Son chef, Menahem Begin, deviendra le Premier ministre d’Israël qui dédaignera la main tendue d’Anouar el-Sadate ; il freinera des quatre fers les pourparlers qui pouvaient alors déboucher sur la paix. «Différents groupes s’agglutinent autour de l’Irgoun : celui d’Abraham Stern, abattu par un policier anglais en 1942, et celui des combattants de la Liberté d’Israël, le Lehi, autour d’Itzhak Shamir, futur Premier ministre de l’État d’Israël. Le groupe Stern considère qu’il faut se battre contre les Britanniques, même s’ils sont les adversaires des nazis. Abraham Stern ira jusqu’à tenter une démarche auprès d’émissaires du Reich à Beyrouth pour proposer un engagement aux côtés de l’Allemagne, pourvu qu’on l’aide à créer un État juif en Palestine.» Chaïm Weizmann occupera les plus hautes fonctions en Israël. En 1947, il dit « au journaliste C.-L. Silzberger qu’il regrette le terrorisme juif, que le Stern se compose "d’idéalistes dévoyés" mais l’Irgoun de "bandits ordinaires", et que Ben Gourion est un "damné fasciste".[30] »

Le terrorisme est aujourd’hui devenu si quotidien que l’on oublie comment il fut introduit dans cette région. L’administration britannique en Palestine avait un parti-pris flagrant pour les Juifs. Pourtant, « cette coopération cesse le 21 juillet 1946 quand l’aile gouvernementale de l’Hôtel King David est soufflée par une gigantesque explosion. Des décombres, on retire 99 morts et 50 blessés. La Haganah, qui a participé à la préparation de l’attentat, dégage ses responsabilités en accusant l’Irgoun, maître d’œuvre de l’exécution de l’opération, de n’avoir pas prévenu en temps voulu, comme cela était prévu. […] L’Irgoun applique en effet la logique implacable du terrorisme, reprise plus tard par les résistants palestiniens. Un attentat doit frapper l’opinion publique par son horreur même.[31] »

Les lectures a posteriori sont dangereuses ; entre les mains d’un faussaire, elles provoquent souvent des dégâts plus importants que ceux qu’elles prétendent prévenir. Il y a ainsi le passé sans cesse ré-écrit par Sansal et Cyrulnik, à la mode orwellienne, pour coller aux conjonctures biaisées du manipulateur ; et il y a le présent plus malléable encore…

La Judée, la Samarie, Hébron, sites juifs en danger selon Cyrulnik

« […] Ce qui m’amène à penser que l’ONU n’est pas fiable, et l’Unesco non plus. Ce sont des institutions internationales complètement noyautées, qui prennent des décisions invraisemblables, trafiquant l’histoire… Dans ce domaine, je rappellerai une décision récente consistant à affirmer qu’il n’y a jamais eu de Juifs au Proche-Orient avant Israël, alors qu’un million et demi de Juifs ont été chassés des pays arabes sur ordre de Nasser tandis qu’ils se croyaient égyptiens. […] » C’est Boris Cyrulnik qui s’exprime ainsi ; déclaration au vu de laquelle les institutions internationales seraient devenues des nids antisémites et négationnistes. L’ONU et l’Unesco auraient affirmé « qu’il n’y a jamais eu des Juifs au Proche-Orient avant Israël » ! C’est aussi sidérant qu’invraisemblable. C’est bien évidemment faux. Et deux ou trois clics suffisent pour connaître l’intégrale vérité, y compris, si l’on franchit le désormais « obstacle » Wikipédia pour écrivain paresseux, en consultant par exemple les sites du Point ou du Figaro, qui ne sont pas de farouches pro-palestiniens…

  • Avant de remettre les pendules à l’heure, on peut tenter de comprendre comment fonctionne la Science selon Cyrulnik. Car sa saillie survient quelques pages après que Sansal a souligné l’incongruité de voir la présidence de la commission des Droits de l’homme de l’ONU accordée à l’Arabie saoudite, pour disqualifier l’ensemble de l’œuvre de l’organisation internationale dont les résolutions condamnent la politique israélienne de colonisation des «Territoires» palestiniens. Des résolutions signées par l’écrasante majorité des pays, mais qui butent systématiquement contre le veto US. La conception de l’objectivité selon Cyrulnik consiste à donner foi aveugle (au sens religieux du terme) à la partie vers laquelle son cœur balance, y compris dans les déclarations les plus iniques. Voici l’information factuelle : «L’Unesco a déclaré vendredi la vieille ville d’Hébron, en Cisjordanie occupée, "zone protégée" du patrimoine mondial en tant que site "d’une valeur universelle exceptionnelle en danger". L’agence onusienne s’est aussitôt attiré les foudres d’Israël.»

Puis la réaction sans nuance de Benyamin Netanyahou : «Cette fois-ci, ils ont estimé que le tombeau des Patriarches à Hébron est un site palestinien, ce qui veut dire non juif, et que c’est un site en danger». Et voici enfin le commentaire d’un journaliste neutre : «Hébron abrite une population de 200 000 Palestiniens et de quelques centaines de colons israéliens, retranchés dans une enclave protégée par des soldats près du lieu saint que les juifs appellent Tombeau des Patriarches et les musulmans Mosquée d’Ibrahim. Les Palestiniens estiment que le site est menacé en raison d’une montée "alarmante" du vandalisme contre des propriétés palestiniennes dans la vieille ville. Ils l’attribuent aux colons israéliens. Un vote favorable de l’Unesco "aiderait à soutenir le tourisme" et "les efforts des Palestiniens à empêcher toute tentative de destruction", avait estimé avant le vote de vendredi Alaa Shahin, membre de la municipalité d’Hébron. En un demi-siècle d’occupation israélienne, Hébron est devenu un lieu de conflit permanent. Quelques centaines de colons protégés par des centaines d’autres soldats vivent dans un réduit au centre-ville qui est partiellement interdit d’accès pour les Palestiniens. »

Rappelons a minima que Hébron se situe en Cisjordanie, territoire revenu à la Palestine lors du partage qui a donné lieu en 1948 à la création d’Israël. Disons aussi que c’est le seul endroit au monde où la colonisation qui fleure bon l’apartheid se déroule à visage découvert, justifiée par cette unique et étrange raison pour qui se prétend laïc : c’est Dieu qui a dit aux Juifs que cette terre, extensible à l’infini, est la leur. Pour y assurer la sécurité des colons, l’armée israélienne ferme des quartiers entiers, après en avoir expulsé ses habitants palestiniens ou simplement en leur coupant le passage. Sous les effets d’une loi naturelle qui s’appelle « entropie », les lieux se dégradent ; ce qui justifie aux yeux des colons de se les approprier, puisqu’inhabités ; de les réhabiliter, après les avoir annexés.

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Sauve-toi, la vie t'appelle

Même le plus acharné des sionistes qu’est Benyamin Netanyahou se montre plus modéré que Cyrulnik. Cyrulnik, plus indécrottable royaliste que le roi ; et plus menteur qu’un arracheur de dents. Pour expliquer que la paix est impossible en Méditerranée. Au même moment où sort le livre du duo Cyrulnik-Sansal, un autre de ces adeptes de la « résistance» contre les impuissants, Mohammed Sifaoui, publie un ouvrage de même veine. Peu avare en philosémitisme appuyé, Sifaoui n’en prétend pas moins se méfier «toujours lorsque l’"amour" s’exprime de façon ostentatoire et dégoulinante. "Le m’as-tu vu comme je t’aime !" cache souvent des failles psychologiques liées à des pères ou des aïeux ayant torturé (des Algériens) ou déporté (des Juifs).[32]»

L’amour pour Israël selon Sifaoui se doit d’être relativement discret quand Sansal en rajoute dans le « m’as-tu vu ! ». Sur cette « terre promise » au « peuple élu », les Arabes semblent relever d’entités abstraites, en attendant qu’une solution plus expéditive à leur égard soit élaborée pour permettre aux injonctions divines de se concrétiser. Les pogroms et les génocides n’attendent que les circonstances…

  • La guerre de 1948 en Palestine a jeté hors des frontières plus d’un million d’âmes. Il restait quelque 150 000 Arabes en Israël. Un numéro des Temps Modernes de Jean-Paul Sartre donne sur 992 pages la parole à des personnalités arabes et israéliennes. En voici un : «Je ressens parfois une gêne à écouter les Juifs parler dans la rue. "Que font donc les Arabes dans ce pays ? disent-ils. Ce sont tous des espions", et mille autres choses de ce genre. Je dois faire un effort pour ne pas abonder dans leur sens, parce que c’est dans cet esprit que j’ai été élevé, et cette réaction m’est naturelle.

Pourtant, ces mêmes Juifs, que n’ont-ils souffert lorsqu’ils vivaient au sein de la diaspora ? Qui ne se souvient des calomnies raciales ? Si un Juif de Damas commettait un délit, les Juifs du monde entier en étaient les complices. Aujourd’hui, lorsqu’un Arabe saute clandestinement d’un train, le lendemain, tous les Arabes sont coupables, tous sont des espions. Autrement dit, le citoyen arabe en Israël est victime, aujourd’hui, des mêmes préjugés et des mêmes généralisations que le peuple juif autrefois." […] On trouve aujourd’hui une loi qui n’a pas d’équivalent dans aucun autre pays – pas même en Afrique du Sud et en Rhodésie – c’est la loi de l’absent-présent. Aux termes de cette législation, toute personne ne pouvant faire la preuve de sa présence physique en Israël à la date du 29 novembre 1947 (jour de l’approbation du plan de partage de la Palestine par l’Assemblée générale des Nations unies) doit être considéré comme absente. Ce qui signifie que les Arabes ayant quitté, pour des raisons contraignantes, leur résidence habituelle, sont catalogués comme des "présents-absents". […] Les Arabes étaient donc tenus de prévoir, dès avant le 29 novembre 1947, qu’ils seraient déchus au rang de "citoyens fantômes" par le caprice d’un texte rétroactif qui viendrait sanctionner, avec trois ans de retard, des déplacements dont ils n’avaient à rendre compte qu’à eux-mêmes.

À ce sujet, voici l’opinion du Dr. Amnon Rosenstein, juriste israélien, telle qu’il l’exprime dans le quotidien Haaretz (La Terre) du 3 septembre 1965 : "Arrêtez dix passants dans la rue de Tel-Aviv et demandez-leur : qui sont ces… absents ? Neuf d’entre eux hausseront les épaules et vous regarderont comme un fou. La grande majorité de la population israélienne croit que les ‘réfugiés arabes’ sont des gens qui ont quitté Israël pour les territoires arabes avoisinants, au cours de la guerre de Libération. Rares sont ceux qui connaissent l’existence, parmi nous, d’une catégorie de réfugiés ‘absents’, bien qu’ils n’aient jamais franchi les frontières d’Israël. […] Les absents ont le droit de posséder un passeport, ils payent leurs impôts, ils sont astreints à l’obligation de loyauté envers l’État d’Israël, mais ils vivent néanmoins dans un vacuum juridique. Il y a même des députés arabes au Parlement, qui participent à la préparation et au vote des lois, et qui sont considérés comme ‘absents’ d’après ces mêmes lois à l’élaboration desquelles ils contribuent."[33] »

Les contraintes de la paix israélo-palestinienne sont soumises à la même tension qu’une ligne de haut voltage par rapport à la terre qu’elle franchit sans encombre à condition de garder ses distances avec elle. Le tout tient à cette bande d’isolation… Il y a d’une part les nécessités de la colonisation, qui riment avec apartheid, massacre, expropriation, un racisme anti-arabe sans équivalent. Et il y a – si tant est qu’il existe une mission divine allouée aux Juifs – la mission de paix, de Lumière, de justice sociale. Une injonction qui dit : «Tu n’opprimeras point l’étranger ; vous savez ce qu’éprouve l’étranger, car vous avez été étranger dans le pays d’Égypte.» (Exode 23, 9.)

Sous quelque angle que l’on examine la question, Israël est le fruit d’un péché originel.

Un péché à trois volets, la décision d’octroyer aux Juifs persécutés en Europe une terre d’asile sur le territoire d’un autre peuple était le moindre. La manière dont cette implantation se déroula en fut un autre. Le troisième constitue le poison qui, une fois que les Palestiniens se sont fait une raison de la scission du pays, empêche Israël de devenir un pays normal. Un pays où le peuple peut vivre en paix ; avec ses voisins certes mais, surtout, avec lui-même. L’engrenage s’est enclenché dès le départ : pour assurer la viabilité de l’entreprise, il fallait coaliser des tendances qui nourrissent les unes aux autres une hostilité séculaire. Les laïcs et les religieux ; et dans chacune des tendances, les modérés et les radicaux. Avec à terme le triomphe du paradigme religieux au détriment du politique, l’ascendant des belliqueux sur les pacifiques : le seul registre qui permette aux leaders de justifier la poursuite du conflit, découlant de ce péché originel, consiste à mettre leur aventure collective sur le compte de la volonté divine. Et, en cela, la classe politique israélienne a fait siens les méthodes de leurs homologues arabo-islamistes les plus radicaux. À un point tel, explique Martine Gozlan,  que « le sacré des ultra-orthodoxes, en Israël, oscillerait entre le mimétisme chrétien et le mimétisme islamique des Juifs orientaux et du Shass, le parti séfarade […] à l’obscurantisme crypto-iranien.[34] »

  • La bascule s’est opérée en 1967. «Depuis cette victoire "trop facile", due à de bons soldats ou à de très mauvais ennemis, mais due surtout au fait qu’Israël n’a d’autre alternative que de vaincre ou de mourir, les Israéliens ont appris à leurs dépens que les retournements de tendance se font toujours en faveur de l’humilié. Ainsi, à l’isolement politique et géographique, s’est ajouté l’isolement psychologique. La nouveauté politique qui a découlé de ce troisième affrontement entre Juifs et Arabes fait qu’Israël – qui pourtant en a les moyens – ne peut aller au-delà de ce que cette victoire de juin 1967 lui a permis d’acquérir sur le terrain. Occuper Amman ou Damas, voire Le Caire, ne serait pas impossible, quand bien même les Arabes auraient reconstitué, avec l’aide des Russes, des Américains ou des Français, leur potentiel militaire d’avant juin 1967. Mais ce serait pour un Israël isolé et déjà condamné par l’ONU courir le risque d’un véritable suicide.[35]»

Pour éviter un «véritable suicide», les leaders israéliens s’engagent dans un suicide à petit feu. Ils iront bien au-delà des territoires conquis en 1967, mais par expansion aussi lente qu’inexorable. Nous sommes en 2020 au stade de l’annexion de la Judée et de la Samarie, de la vallée du Jourdain dans son intégralité. Avec, au terme de chaque victoire-annexion, une excroissance qui grossit au sein de la «pureté juive» : une population arabe israélienne que l’on ne veut pas intégrer mais que l’on ne peut chasser sans atteindre le dernier degré du suicide : un suicide analogue à la solution finale préconisée par les Nazis pour exterminer les juifs mais qui fut la goutte qui déversa le vase de l’alliance pour leur propre destruction.

La pomme croquée contenait un «ver»

Après la défaite de 1967, les leaders palestiniens mettront deux décennies pour se résoudre à partager cette terre ; les Israéliens n’ont pas attendu si longtemps pour reconsidérer leur position ; mais en sens inverse : ils veulent maintenant le gâteau entier. La victoire de Tsahal sur une large coalition arabe était miraculeuse ; pourquoi s’arrêter à si bon chemin ? Mais «l’inclusion d’un grand nombre d’Arabes dans l’État d’Israël, après la guerre de juin 1967, constitue une réelle menace pour l’avenir de notre pays[36]», prévient d’emblée Moshe Dayan. Ils étaient 150 000 en 1948 qui ont échappé aux pogromes ; ils sont déjà 300 000 avant la guerre de Six jours ; l’annexion des territoires palestiniens a porté leur nombre à plus de 1,3 million. Des arabes avec un taux de fécondité de plus de 5, parmi une population juive qui peine par la sienne à maintenir ses effectifs constants. Une victoire à la Pyrrhus ? Les élites civiles juives ont cela de particulier que leurs résistants ont droit à la parole ; et ceux-ci plaident pour la paix. Mais ce sont les politiques et les militaires (les premiers étant les seconds) qui décident ; et eux poussent pour une colonisation à outrance. La fracture entre les intérêts du peuple et ceux des élites vient d’apparaître. Elle ira s’élargissant.

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Moshe Dayan

Les réalités objectives et les arguments rationnels sont impuissants face à ceux que meuvent les élans messianiques ; quand Dieu est à la manœuvre, que peut redouter l’homme pieux ? Quarante ans après, les craintes de Moshe Dayan ont débouché sur des perspectives cauchemaresques. «Si rien ne se passe dans dix ans, prévient Daniel Bensimon, Israël cessera d’être un pays juif ! Les Arabes sont cinq millions, nous sept millions. Sans solution politique, en 2035, les Palestiniens seront cinquante-cinq pour cent et nous quarante-cinq. Le rêve sioniste sera anéanti. Est-ce que je suis venu ici pour vivre comme au Maroc ? Ce n’est pas pour ça qu’on a fait la révolution sioniste ! La politique, c’est le compromis. Si on ne sépare pas cette terre avant 2030, c’est fini ! Il y aura un Premier ministre palestinien et une majorité palestinienne à la Knesset ! Ce serait une insulte à Herzl et aux vingt mille soldats tombés pour l’État juif ! Pour garder le caractère juif de l’État, je répète qu’il faut une solution politique.[37]» La Politique, c’est le compromis. Quand la paix est impossible, la politique cède le pas à la guerre inévitable. Les Juifs seront alors réduits à fonder leur existence sur la capacité des monarques du Golfe passés dans leur camp à résister à la vague populaire, islamiste ou révolutionnaire, qui menace de les submerger. Ils devront surtout compter sur un soutien indéfectible d’une puissance US devenue un géant aux pieds d’argile.

L’Histoire récente a montré aux Israéliens que les USA n’étaient pas un allié des plus fiables. Ce qui les motive, ce qui meut l’oligarchie qui les commande, c’est l’intérêt pragmatique. Les USA ne sont plus qu’une armée mercenaire[38] au service du commanditaire le plus solvable. Ils ont compris que la bipolarisation entre deux blocs surpuissants qui se neutralisent n’est plus lucrative ; ils préfèrent désormais s’attaquer aux plus faibles[39]. Il serait injuste de mettre sur les temps présents les torts qui furent ceux du passé ; mais le racisme est un mal insidieux ; il s’efface quand il faut, pour rejaillir plus virulent encore au moment opportun ; le racisme a besoin de boucs émissaires ; une bonne campagne de relations publique et le tour sera joué : le bouc émissaire d’hier peut vite devenir le bouc émissaire de demain. Ce sont quelques images de massacres qui n’ont jamais eu lieu, avec des cadavres réels mais exhumés des cimetières pour les besoins de la manipulation, qui ont permis aux dirigeants roumains à Timisoara[40] de berner l’opinion mondiale et de consolider un régime seulement délesté de ses encombrants Ceausescu. Ce sont les larmes de crocodile d’une fausse « infirmière » mais vraie nièce d’un dignitaire de l’ambassade du Koweït à Washington, relatant la façon dont les soldats irakiens ont extrait de leurs couveuses des nourrissons pour les jeter à terre, qui ont ébranlé le Sénat américain au point de le pousser à donner son vert à une guerre du Golfe dont il ne voulait pas.

  • Les soldats irakiens n’ont jamais jeté le moindre bébé à terre mais la guerre du Golfe a bel et bien eu lieu. Les Irakiens ont même eu droit à un deuxième round, encore plus meurtrier, fondé sur des armes de destruction massive inexistantes[41] ; Colin Powell, le chef d’état-major US, en a pourtant apporté la « preuve » devant l’instance internationale la plus sublime, en brandissant une fiole censée suffire pour provoquer l’hécatombe. La fiole ne contenait qu’un liquide coloré inoffensif mais la guerre qu’elle documentait n’a pas fini d’allonger la litanie de ses millions de victimes. Si une vague barbare devait fondre sur Israël, dont il doive absolument se prémunir, pourra-t-il compter longtemps sur un soutien indéfectible des USA ? La combinaison d’une force ultrareligieuse et d’une autre, mue par un sionisme exacerbé, pour sauver un peuple poussé dans ses derniers retranchements, la Bible et la mémoire de la Shoah réunies, les haines recuites, le souvenir de massacres dont les charniers exhalent encore les tourmentes, tout cela est en passe d’ouvrir la boite de Pandore de tous les holocaustes. Et dans cette région du monde, c’est le fonds et les technologies qui manquent le moins.

1947 : voilà les Juifs installés de jure par les Nations unies, selon la décision du prince. 1967 : les voilà devenus une puissance militaire implacable. « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît », telle était la ligne de conduite initiale. Elle s’est transformée en ceci : invoque une loi qui arrange les tiens, et la loi contraire pour tes ennemis. Ou encore : Justifie la création d’Israël, renforcée par une alya incessante, par « la loi du retour » ; et interdis à ceux que tu expulses de leurs maisons de se faire prévaloir d’un droit équivalent. La contradiction n’échappa pas aux pères fondateurs de l’État hébreu. Elle rendait impossible l’élaboration d’un Constitution claire sur la base de laquelle ses citoyens peuvent trouver des repères légaux. Israël avance donc comme un éléphant dans un magasin de porcelaine sur la « foi » d’une simple « déclaration d’Indépendance », floue et modelable à souhait, sans frontières ; qui se donne le monde entier comme possible horizon.

Si Dieu a prescrit cette terre pour les Juifs, l’humanité n’exonère pas de quelque miséricorde pour les « étrangers » qui y vivent. La raison du plus fort est toujours la meilleure, et Israël est sans conteste le plus fort. Militairement, politiquement, médiatiquement… Comment justifier le mauvais sort réservé à une population dont on ne veut pas ? Il suffit de la dire barbare… Au mépris des réalités.

Géostratégie du condamné

Voici un épisode relaté par David Ben Gourion lui-même, qui témoigne mieux que tout du degré de « férocité » des Arabes au moment même où se déroulait la campagne de leur expulsion sauvage : «À 11 heures du matin nous avions reçu la nouvelle que quatre de nos colonies de goush Etzion avaient été occupées par les Arabes. Les femmes, les blessés et les non-combattants avaient été libérés puis renvoyés dans les quartiers juifs de Jérusalem et les hommes faits prisonniers.[42] » De quoi relativiser lourdement la barbarie des Arabes.

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Goush Etzion

Les banlieues de France, dans la glose de Sansal, sont des nids d’antisémites, grouillant de fanatiques islamistes désireux d’exterminer les Juifs. Il faut à ces derniers une terre l’élection et l’alya présente le double avantage : un havre en Israël pour les Juifs persécutés et des Juifs en nombre pour renforcer les effectifs d’Israël : un pari gagnant-gagnant, pour contrecarrer la tendance qui fait des Juifs une petite minorité dans un océan d’Arabes. Il y a ensuite la natalité. Le taux de fécondité des juifs orthodoxes, qui enfantent de 6 à 12 enfants par couple, en fait depuis des décennies les arbitres dans la formation des gouvernements. Ils pourront à terme accéder eux-mêmes aux commandes. Seule la natalité des Arabes israéliens rivalise avec la leur.

La démocratie présente ainsi un double danger : si les Arabes disposent de la pleine citoyenneté – en admettant le présupposé que les élections se règlent sur des critères ethniques –, ils pourront dans quelques décennies acquérir la majorité des suffrages ; dans le cas d’un double collège d’électeurs, ce sont les Juifs orthodoxes qui l’emporteront. La composante sur laquelle repose l’État aujourd’hui, avec une natalité de 2, peine à renouveler ses effectifs ; on sait ce que vaut sa « pureté » dans l’esprit de ultrareligieux. Le salut viendrait d’un État où les critères religieux et ethniques sont négligés au profit de l’intérêt bien entendu de citoyens égaux et libres, dans une démocratie véritable ; ce n’est pas la trajectoire que dessinent Sansal et Cyrulnik.

Il reste, pour peupler le pays, le réservoir sur le point de se tarir de la diaspora. Et chaque vague d’immigration qui arrive est confrontée à l’exiguïté des lieux ; pour installer les nouveaux venus, il faut ouvrir de nouvelles colonies, annexer plus de territoires, enfermant plus d’Arabes. La dynamique statistique défavorable se poursuit, inexorable, pour laquelle il faut plus d’alya, plus d’annexions, plus de colonies, plus d’occupation ; l’alya appelle l’alya, pour une ligne de fuite qui ne désigne pas la paix au terme de la politique de la terre brûlée. Il est suicidaire pour la Méditerranée de suivre les segmentations, prescrites par Sansal et Cyrulnik, qui la réduisent à Israël. Il l’est tout autant pour les horizons d’Israël dans leur optique arabophobe calquée sur les Juifs ultra-orthodoxes. Et si la paix y est effectivement impossible, ce n’est pas la faute des peuples Musulmans. On ne génère pas un environnement de paix en accumulant sur une petite terre tous les antagonismes du monde…

L’alya. Prenons la projection optimiste que tous les Juifs du monde se donnent la main pour migrer vers Israël. Avec quinze millions de soldats bien armés, rien ne les effraiera plus. Il y a ceux qui proviendraient d’Europe occidentale, de France justement, où des campagnes d’incitation sont régulièrement menées[43].

  • Peut-être se souvient-on de la crise diplomatique provoquée par Ariel Sharon qui invitait les Juifs de France à fuir « l’insécurité des banlieues » pour trouver une terre sûre, en adéquation avec «leur âme». «Un soir de juillet 2004, raconte Emmanuel Faux, nous fûmes conviés sur le tarmac de l’aéroport Ben Gourion de Tel Aviv. […] Il y avait là quelques correspondants français et un bon bouquet de journalistes israéliens […] Il faut dire que les personnalités annoncées étaient rien de moins que le Premier ministre de l’époque, Ariel Sharon, et l’un de ses prédécesseurs (et vieil ami) Shimon Peres […] L’événement qui réunissait les deux hommes […] l’arrivée d’un avion spécial de Paris, avec à son bord deux cents passagers, candidats à l’alya. […] Interrogés sur les motivations de leur émigration vers Israël, tous les passagers du vol spécial – absolument tous – expliquaient qu’ils n’avaient en aucun cas cherché à fuir un quelconque climat d’antisémitisme en France et que les raisons de leur alya étaient bien plus personnelles, religieuses souvent. […] On connaissait le chiffre des arrivées, impossible d’avoir ceux des départs. […] D’après les chiffres que nous avons, confie la responsable de l’opération, "il y a 37 % des familles qui repartent dans les trois premières années. – Plus d’un tiers restent moins de trois ans ? – Oui, c’est à peu près mais, attention, ce n’est pas du tout officiel, je ne vous ai rien dit […]. – En plus, j’imagine que toutes les familles qui rentrent en France ne le font pas forcément savoir, donc c’est peut-être plus. Approbation silencieuse.[44] » En 2007, le taux d’échec est passé à 43 %.  L’ouvrage d’Erik H. Cohen propose une étude exhaustive de ces nouveaux pèlerins dont on disait qu’ils étaient Heureux comme Juifs en France[45].

Il y a ceux qui repartent, mais il y a ceux qui restent ; et ces derniers ne se soumettent pas à une aventure aussi lourde pour supporter en Israël le voisinage des Arabes qu’ils ont fui en France. « Pour la majorité des citoyens juifs, il ne fait désormais aucun doute que c’est le "caractère juif" de l’État qui est essentiel, et non son caractère démocratique. » Mais, sans Constitution, il revient à chacun de voir le midi de l’identité juive à sa porte.

« On emporte un peu sa ville, aux talons de ses souliers »

« Mon vœu le plus cher est de voir, un jour, Israël peuplé de trois millions de Juifs » disait David Ben Gourion au pied du Mur des Lamentations en juin 1967. « Quand Israël comptera quatre à cinq millions de Juifs, rien ne pourra l’atteindre ou menacer la réalité de son existence », renchérit le général Yitshak Rabbin la même année. « Ce dont Israël a le plus grand besoin, c’est une immigration massive de Juifs. Nous devons doubler notre nombre avant la fin du siècle », estimait de son côté Lévy Eshkol, Premier ministre au moment des faits. « Si Israël avait compté un million de Juifs de plus, la campagne du Sinaï et la guerre des Six jours auraient certainement pu être évitées », notera quant à elle Golda Meir en juin 1968.

L’ex-URSS a longtemps constitué un vivier immense pour combler le vide d’Israël. L’effondrement du mur de Berlin ouvrira la porte à qui veut partir et les Juifs se ruèrent sur les frontières. « Le flot de ces immigrants – pour beaucoup économiques – des années 1990 s’emble s’être pratiquement tari aujourd’hui avec la stabilisation, voire le renouveau économique en Russie. Mais, qualitativement, ils ont apporté plus de problèmes que de solutions. Tout d’abord, près de 40 % d’entre eux ne se définissent pas comme juifs. Nombreux sont profondément laïques, voire athées et peu empressés d’apprendre l’hébreu. Ils ont conservé leur mode de vie social et culturel avec leurs chaînes de télévision, leurs radios et leurs journaux en russe. Ils constituent, de fait, une nouvelle communauté distincte des Juifs et des Arabes. Certains de ces immigrants étaient des gens hautement qualifiés – des informaticiens, des ingénieurs, des médecins, des monteurs vidéo. Cependant, la majorité ne possédaient pas de telles qualifications. Ils appartiennent à la "racaille blanche", pour reprendre l’expression israélienne. La mafia russe, très active en Israël depuis leur arrivée, est soupçonnée de fournir des armes aux Palestiniens.[46] » Il manquait un problème à la société israélienne déjà bien embarrassée ; l’immigration russe venait de l’importer : la mafia.

Ils sont ainsi quelque 1,2 millions d’immigrants russes en 2007. «Dans l’ensemble, les Russes et les Ukrainiens ont très bien intégré le marché du travail israélien. Mieux que d’autres communautés, venues d’Afrique du Nord notamment. En même temps, les immigrants russes ont cherché à se protéger, en cultivant un fort communautarisme et en refusant d’apprendre l’hébreu. Très vite s’est développé un important réseau médiatique russophone, avec des radios émettant toute la journée et une cinquantaine de journaux dont certains ont atteint le million d’exemplaires vendus dans les années les plus fastes. […] Promenez-vous dans certaines rues d’Ashkod ou d’Ashkelon et, si vous oubliez le métro, vous pourrez parfois vous demander si vous n’êtes pas en Russie. Cela est si vrai à Ashkod qu’un quartier est connu sous le nom de Little Russia. Non seulement tous les commerçants sont originaires des anciennes républiques de l’ex-URSS, mais surtout, sur les enseignes, les vitrines, les vêtements, les portes de magasins, tout est écrit en alphabet cyrillique. Et, souvent, l’hébreu a complètement disparu.[47]»

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fraternisation entre soldats israéliens et égyptiens

En scrutant une photographie de l’ouvrage de Patrick Mercillon, fixant pour l’éternité un instantané de «fraternisation entre soldats israéliens et égyptiens» au lendemain de la guerre de Six jours, l’on peut se demander si la distance qui les sépare n’est pas plus mince que celle qui existe entre les immigrants venus de Russie et ceux qui les ont accueillis au pied de l’avion à Tel-Aviv. Il y a certes la bonne santé physique de l’un et son treillis impeccable, qui contrastent avec la maigreur et la tenue quelque peu débraillée de l’autre[48] ; mais rien, vraiment rien de si rédhibitoire qu’il faille vouer des dizaines de millions d’êtres à un destin inhumain.

Quand l’être vaut plus par le décompte statistique de sa personne, la société qu’il compose peut vite perdre la «pureté» qu’elle cherche désespérément. La plupart des Juifs de la diaspora vivent dans des pays dont les conditions économiques sont meilleures que celles qu’ils trouveraient en Israël. Quel désespoir frappe celui à qui s’ouvrent les portes de ce pays parce que sa venue ramène un Juif de plus ? Quel accueil ce pays doit-il offrir à ces individus qui lui font le don de leur unité de personne ? Les incidents sont légion qui attestent que l’horloge de la « pureté » ne tourne pas si rond.

L’épisode qui suit ne se passe pas dans les Années 1957 où Dwight Eisenhower doit faire accompagner par l’armée neuf étudiants dans leur classe d’une école de Little Rock en Arkansas au milieu d’une foule hostile. Pas davantage dans celle de 1962 où J.F. Kennedy fait appel à la garde républicaine pour faire admettre James Meredith dans l’université du Mississipi.

L’affaire est autre et « lle a fait grand bruit en Israël. Elle est remontée jusqu’à la ministre de l’Éducation. En pleine année scolaire, quatre nouvelles élèves rejoignent l’école élémentaire Lamerchav de Petah Tikva où la famille vient d’aménager, après avoir vécu dans la région d’Haïfa. Mais quatre jours après leur arrivée dans l’école, les petites filles sont retirées de la classe où on les avait placées, et se sont retrouvent isolées, avec un instituteur à part, dans une salle à part, au fond du couloir, comme mises en quarantaine. Précisons que ces quatre élèves ne ressemblent pas aux autres, elles sont enfants d’immigrés éthiopiens. "Qu’avons-nous fait de mal ? Quels crimes avons-nous commis ?", demandent les parents qui protestent évidemment contre ces discriminations. "On nous traite ainsi parce que nous sommes Noirs et Sans-pouvoir", tonne le père qui s’entend répondre par la direction de l’école que les fillettes ont été séparées des autres élèves car elles n’étaient "pas assez observantes" de la religion et qu’elles ne pouvaient donc "pas s’intégrer pleinement à la communauté scolaire". Dixit le principal Yishayahou Granwich. Pour faire bonne mesure, ce dernier a même imposé aux jeunes éthiopiennes des récréations décalées par rapport à ceux des autres enfants et il a demandé qu’un les fasse raccompagner chez elles en taxi, pour éviter qu’elles puissent se faire des copines dans le bus.[49]»

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école primaire de Tel-Aviv, avril 2020

Jadis les lépreux portaient des clochettes. Dans un pays sans repères stables, les scandales sont courants. Comme lorsque les mêmes éthiopiens déferlent dans les rues en apprenant que leurs dons sanguins sont systématiquement jetés. Leurs corps pour gonfler les statistiques, oui ; leur sang, non ! fût-ce pour sauver la vie des patients juifs dont le corps «pur» ne doit pas être profané. Si, du fait de pluralité de la presse, ces questions trouvent un espace au sein de la société, plus que tout autre peuple au monde, les Juifs devraient savoir que les yeux vite détournés sur une horreur n’atténuent pas la douleur infligée aux victimes. Mais les Éthiopiens d’Israël ont aussi leur propre Boualem Sansal. «À plusieurs reprises, le journaliste Dani Adino Abbeba fustige "le comportement inadmissible" de ses compatriotes. Un jour, il n’hésite pas à écrire : "Au lieu de manifester, vous feriez mieux de commencer à utiliser le préservatif et à vous faire soigner."[50]» Il faut dire que le ministre de la Santé a justifié ce refus des dons sanguins éthiopiens par le fait que les populations concernées venaient de régions à «risque». Potentiellement porteuses de Sida s’entend.

«Israël beytenou», disent les uns ; «Falestin beytena» rétorquent les autres. Beytena, beytenou… À une lettre près, cela veut dire que cette terre est «notremaison à nous». Mais quelle est donc cette terre ? Ou commence-t-elle et ou finit-elle ? Quelles sont ses règles, celles de la Bible, celle de la Torah, celle du Talmud, celles de «Moshe Halbertal, professeur d’éthique et de droit internationale de la guerre à la fois à l’université hébraïque de Jérusalem et à l’université de New York. Il joue un rôle capital dans le renouveau de la pensée orthodoxe. Dans ses discours au nom de la paix et d’un État palestiniens aux côtés d’Israël, comme dans ses écrits académiques, il s’évertue à défendre une éthique et une morale juive contre les "idolâtres" juifs qui placent la vénération de la terre biblique au-dessus des intérêts du peuple, réinventant ainsi un nouveau "veau d’or".[51] » On ne saurait, hors yeshiva et autres sectes ultrareligieuses, trouver plus grande « idolâtrie » des Juifs, plus grande vénération de la terre biblique que chez Boualem Sansal.

Israël prend l’allure d’un patchwork instable. Fort heureusement, loin du tumulte, des intellectuels de l’ombre travaillent à baliser les pistes que des hommes de bonne volonté pourront un jour emprunter. Jusqu’en 1947, la population autochtone a été tour à tour athée, païenne, juive, chrétienne, musulmane, sans que des invasions massives et des exils forcés aient conduit un « peuple » particulier à en remplacer un autre. C’est ce que s’est efforcé de montrer Shlomo Sand dans son ouvrage au titre provocateur : Comment le peuple juif fut inventé[52].

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L’aventure israélienne court tête baissée vers le précipice. Sans Constitution, quand on est juge et partie, on choisit les jurisprudences qu’on veut… Ni la natalité ni l’alya ne pouvant déboucher sur des horizons certains, il reste la fuite en avant. Et une stratégie coloniale efficace : quand elles prescrivent des dispositions qui arrangent les Juifs, les résolutions des institutions internationales, les déclarations officielles (celle de Lord Balfour), sont considérées par les leaders israéliens comme des documents impératifs, auxquels les Palestiniens ne peuvent se soustraire. Elles deviennent illégitimes, nulles et non avenues lorsqu’elles ne correspondent pas à leurs visées évasives et fluctuantes.

Comme sur une route de montagne, entre Israël et la Palestine, une double ligne ; l’une du côté israélien, continue, ferme, jaune, rouge même, infranchissable, hérissée de baïonnettes, de barbelés, de mines et de soldats zélés et de propagandistes acharnés (Boualem Sansal en fait partie) ; l’autre discontinue, friable, poreuse, du côté palestinien, que les Juifs peuvent piétiner à leur guise, repousser plus loin, encore et encore, effacée, retracée, remplacée par des barbelés, des murs, des routes interdites aux Arabes, des colonies à protéger par des zones tampon qui deviennent de facto interdites à leurs propriétaires, etc. Les frontières sont étanches dans un sens, évanescentes dans l’autre.

La Science, l’Histoire, les fouilles archéologiques, leurs conclusions, valent textes sacrés quand elles vont dans le sens des colons ; elles sont inaudibles, balayées d’un revers de coude, quand elles les contrarient.

Les Arabes palestiniens ont leurs torts ; des torts qui sont ceux des faibles. Les Juifs ont la puissance des armes, de la stratégie, des technologies, de la diplomatie, de la politique, de l’argent, de la communication. Face à une telle situation, auprès de quelle partie se rangent les intellectuels ? Sansal et Cyrulnik quant à eux n’ont aucune hésitation. L’Histoire est écrite par les vainqueurs, les conquérants, les colons, les envahisseurs ; et leurs collaborateurs, les opportunistes, ceux qui ne répugnent pas à vivre en parasites, pourvu que cela soit vivre bien. Mais Israël est, de fait, un pays singulier. Il réunit mille factions belliqueuses ; il recèle aussi autant de pendants lumineux, animés par les descendants de ce peuple qui ouvrit jadis, comme le dit si joliment Martine Gozlan, «la boite de Pandore de la raison».

Quid des autres, légitimes et plusieurs fois millénaires, résidents de cette terre ?

 

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"Armée de libération arabe" 1948

Crimes contre l’humanité : Imprescriptibles

«La création de l’État d’Israël a débuté par une épuration ethnique. L’ouverture des archives israéliennes et britanniques publiques et privées a permis l’éclosion de "nouveaux historiens" israéliens tels que Simha Flapan, Tom Segev, Avi Schlaïm, Ilan Pappé et Benny Morris. […]

Par-delà leurs différences de sujets d’études, de méthodes de travail et d’opinion, le dénominateur commun entre ces chercheurs a été de lever le voile sur les mythes de l’histoire d’Israël, et en particulier sur le déroulement de la première guerre israélo-arabe, contribuant ainsi, au moins partiellement, à rétablir la vérité sur l’exode des Palestiniens. Ils ont été suivis par des historiens arabes qui estiment que l’immense majorité des réfugiés palestiniens ont été contraints au départ au cours des affrontements israélo-palestiniens puis de la guerre israélo-arabe, dans le cadre d’un plan politico-militaire d’expulsions jalonnées de massacres. […]

En avril-mai 1948, les unités de l’Haganah [organisation paramilitaire modérée par rapport à l’Irgoun aux méthodes terroristes assumées] reçurent l’ordre précis d’expulser les villageois palestiniens et de détruire leurs maisons. Vingt-quatre massacres, dont la moitié dans le cadre de l’opération Hiram en Galilée, auraient eu lieu selon l’historien Benny Morris. […] Benny Morris évalue l’influence des différents facteurs qui expliquent le départ des Palestiniens : "Au moins 55 % du total de l’exode ont été causés par nos opérations", reconnaissent les experts militaires israéliens, qui ajoutent à ce pourcentage les opérations des dissidents de l’Irgoun et du Lekhi "qui sont responsables de 1 % de l’émigration". Si l’on ajoute les 2 % attribués aux ordres d’expulsion explicites donnés par les soldats juifs et le 1 % dû à la guerre psychologique, c’est donc un total de 73 % de départs qui ont été directement provoqués par les Israéliens, la peur expliquant les autres cas. […] Une escarmouche, avec des blindés transjordaniens servit de prétexte à une violente répression qui fit deux cents morts, dont des prisonniers désarmés. Igal Allon et Yitshak Rabin, qui commandaient les opérations militaires, interrogèrent David Ben Gourion sur le sort des civils palestiniens prisonniers. "Expulsez-les !" répondit-il. […]

Cette réponse fut suivie de l’évacuation forcée, accompagnée d’exécutions sommaires et de pillages de quelque soixante-dix mille civils palestiniens. Benny Morris affirme que des scénarios similaires furent mis en œuvre en Galilée centrale et du nord, dans le Néguev, sans oublier l’expulsion, postérieure à la guerre, des Palestiniens du port d’Al-Madjal, qui deviendra Ashkelon.

Autant d’opérations souvent ponctuées – sauf la dernière – d’atrocités. L’histoire du village de Deir Yassine est connue : 250 hommes, femmes et enfants, furent massacrés, en avril 1948, par un commando de l’Irgoun. Publiquement accusé d’avoir été l’instigateur de ce carnage, au début des années 1950, Menahem Begin, ancien chef de l’Irgoun, n’avança pour sa défense que deux arguments : premièrement, dit-il, le massacre de Deir Yassine a semé la panique et la terreur dans le cœur des Arabes et a, ainsi, provoqué l’exode de 100 000 d’entre eux de la région de Jérusalem ; deuxièmement, la Haganah, qui avait elle-même un plan pour vider la terre d’Israël de ses habitants arabes, n’a pas de leçons à donner, ayant commis elle-même, au cours de la guerre, de très nombreux massacres de population civile. Le ministre de l’Agriculture Aharon Zisling déclara, au conseil du 17 novembre 1948 : "Je n’ai pu dormir de la nuit. Ce qui est en cours blesse mon âme, celle de ma famille, celle de nous tous. Maintenant, les Juifs aussi se conduisent comme les nazis, et mon être entier en est ébranlé."[53]»

 

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départ de population du village de Deir Yassine

Comment concilier la science à la mystique de la Bible ? Comment concilier le principe d’une terre promise d’où les Juifs auraient été expulsés avec des découvertes archéologiques qui en contestent les conclusions ? L’Histoire éclaire les hommes de bonne volonté ; elle est hélas impuissante face aux fondamentalistes qui, confrontés à une vérité dérangeante, pourront toujours chercher la plus « vraie » dans des temps plus lointains ; et, en Histoire, plus on explore, plus on s’enfonce vers des orées équivoques, des terres inconnues, qui obligent à explorer plus et à cheminer dans des territoires encore plus énigmatiques ; où les principes de la science se perdent et s’étiolent. Mais, indubitablement, les historiens défrichent des domaines qui ébranlent sérieusement les fondements sur lesquels les leaders israéliens ont construit l’identité de leur pays et justifié les méthodes avec lesquelles ils sont parvenus à conquérir des territoires. Le mythe de la «terre promise» que les Juifs seraient légitimés à reconquérir s’effondre aussi peu à peu.

La disparition des Juifs de Palestine n’aurait essentiellement à voir ni à des exils forcés ni à des massacres, mais à des raisons prosaïques : La conversion des Juifs au Christianisme d’abord, à l’Islam ensuite, aux préoccupations temporelle de tout temps. « Aucune politique concertée des conquérants [arabes] n’entraîna l’expulsion et l’exil des paysans judéens attachés à leurs terres – ni de ceux qui croyaient en Yahvé, ne de ceux qui commençaient à obéir aux commandements de Jésus-Christ et au Saint-Esprit. L’armée musulmane, surgie des déserts arabes en un typhon tourbillonnant, qui conquit la région entre 638 et 643 de notre ère, était de taille relativement réduite : selon les évaluations maximales, elle comptait quarante-six mille soldats au plus. Une partie importante de cette force militaire fut transférée par la suite pour combattre sur d’autres fronts, aux frontières de l’empire byzantin.

L’assignation sur place d’une garnison de quelques milliers de soldats entraîna évidemment le transfert ultérieur de leurs familles, et les conquérants accaparèrent sans doute des terres confisquées, mais cela ne pouvait en aucun cas causer le remaniement en profondeur de la composition démographique locale – si ce n’est, peut-être, en transformant un petit nombre de vaincus en métayers. De plus, la conquête arabe fut bien à l’origine d’une interruption décisive du commerce florissant qui s’était développé auparavant autour du littoral méditerranéen, et il s’ensuivit une lente baisse démographique qui affecta toute la région, mais aucune indication ne vient confirmer que cette réduction de population eut pour résultat un changement de "peuple".

L’un des secrets de la force armée musulmane résidait dans son "libéralisme" et sa modération à l’égard des croyances des peuples assujettis, bien entendu uniquement dans le cas où celles-ci étaient monothéistes. Les instructions de Mahomet reconnaissaient les Juifs et les Chrétiens comme des "Gens du Livre" et leur accordaient un statut protégé reconnu par la loi.

Une fameuse lettre adressée par le prophète de l’Islam aux chefs militaires en opération dans le sud de l’Arabie précisait : "Tout converti à l’islam, qu’il soit juif ou chrétien, doit être accepté comme un fidèle – ses droits autant que ses devoirs sont égaux aux siens. Et celui qui veut conserver son judaïsme ou son christianisme ne doit pas être converti, il doit payer la capitation imposée à chaque adulte, homme ou femme, libre ou esclave." Ainsi, ne faut-il pas s’étonner si, face aux persécutions sévères subies sous l’empire byzantin, les juifs accueillirent les conquérants arabes favorablement, et même avec enthousiasme. Les témoignages juifs aussi bien que les sources musulmanes mentionnent l’aide que les juifs apportèrent à l’armée arabe victorieuse.[54]»

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Boualem Sansal et Boris Cyrulnik

Bref, il n’y a pas les bons d’un côté et les mauvais de l’autre ; il n’y a pas les démocrates et les barbares. Il y a un peuple, que ses élites empêchent de chercher les voies de la paix. Quant à Sansal et Cyrulnik, qui ont apporté la preuve de leur insondable ignorance, que leur recommander sinon de lire. Non pas Camus qu’ils ne semblent pas en mesure de comprendre en dépit de leurs nombreuses relectures, mais toute la littérature mondiale d’actualité brûlante, pour tenter de comprendre un monde complexe dont la subtilité leur échappe. Lire au lieu d’infliger à des lecteurs non avertis une littérature dégoulinant de haine de soi, et de haine pour son prochain. De s’octroyer une longue halte pour apprendre. De suspendre l’écriture de leur littérature niaise que des lecteurs innocents paies de leurs deniers si durement gagnés, et qui méritent meilleurs conseilleurs que des ignares patentés.

Nous avons vu que ces deux hommes sont mégalos et narcissiques. Nous avons vu aussi qu’ils étaient des faussaires. Nous avons de même compris qu’ils étaient médiocres. Et enfin qu’ils étaient dangereux. Autant de pathologies qui sont d’ordinaire le propre des tyrans. Il en est une qui les définit encore davantage : celle de grands usurpateurs.

Lapins charognards, et crème des usurpateurs

Les lapins aiment tant la lumière qu’ils dorment les yeux ouverts. La facilité avec laquelle les élites algériennes trouvent des plateaux pour s’exprimer, des journaux pour écrire, des éditeurs pour se faire publier est inversement proportionnelle à leur qualité morale et à la probité intellectuelle. Leur credo : se planquer quand les balles sifflent et jaillir pour cueillir les lauriers quand les soldats éreintés pansent leurs blessures. On ne peut pas être fourbe sans quelque talent à usurper les qualités de «résistant , d’«engagé» ; mieux, de « anceur d’alerte». Que des millions d’Algériens, las d’attendre des guides, prennent l’initiative de lancer un mouvement de résistance, et les voilà qui s’en proclament l’avant-garde.

Qu’un journaliste se fasse incarcérer et les voilà exigeant à blanc sa libération, pour ajouter une ligne à leur pedigree de «révolutionnaire », tribune à leur propre gloire. Qu’un intellectuel meure sous la torture en prison et c’est l’occasion rêvée de déplorer sa disparition pour usurper le statut de héros que le vrai héros mort ne peut plus revendiquer. Que, lasse de s’en remettre à ses élites, la population batte le pavé, et les voilà dégainant des livres rédigés en quelques semaines pour s’installer aux avant-postes de la lutte avec soixante ans de retard.

  • Quant aux vrais résistants, aux opposants historiques, ils doivent s’effacer. Au résistant qui tombe mal, «une fois la porte au nez, il tombe dans l’escalier. Et l’autre passe dessus à grande enjambées. Quand il regagne la rue, après s’être relevé, il passe inaperçu. La pluie tombe sur lui, et tombe aussi la nuit» Mais les fables de Prévert sont ainsi… Ses hommes « tombent, tombent. Ils tombent comme la nuit et se lèvent… comme le jour. » Ils se lèvent, car si les édens florissants où les usurpateurs cueillent les lauriers immérités sont réservés, les terrains de guerre sont nombreux, dans un monde où l’imposture crasse détient le monopole de la culture, de l’information, de la communication ; les élites ne sont plus affectées pour élever la société, épanouir les esprits, développer la connaissance, libérer les prisonniers, soigner les blessés, désaltérer des assoiffés, mettre un peu de nourriture dans l’écuelle des démunis ; rien de tout cela, seulement gagner un pécule usurpé au moyen d’une littérature fétide, et décréter que « la paix [est] impossible » ; que la guerre est garantie.

Il est rare qu’un seul ouvrage, maigrelet de surcroît, soit si prolifique en matériau établissant autant de faits accablants sur ses auteurs. Nous avons tenté, en nous appuyant sur de nombreux auteurs à l’éthique bien forgée, de rétablir un peu de vrai là où ils se sont échinés à déverser des flots de faux ; à instiller le désordre du sens. Des auteurs bien souvent Juifs, pour désamorcer le soupçon d’antisémitisme qui permet de balayer d’un revers de clignement d’œil les innombrables griefs qu’il suffit de se pencher pour jeter à la figure d’.

Juifs aussi parce que c’est là que l’on trouve les meilleurs arguments pour réfuter la propagande en vogue, qui passe pour la quintessence de l’engagement intellectuel tout simplement parce qu’elle vocifère plus que les autres contre les démunis. Juifs encore parce que leur peuple est au cœur d’un conflit réunissant tous les ingrédients d’une crise mondiale profonde qui risque d’entraîner l’humanité vers le néant. Une crise qui peut vraiment se passer de philosophes ignorants ; une crise que des écrivains n’ont choisie comme thème de prédilection, aux côté des vainqueurs, des puissants, des riches, des initiés, toujours, que pour «parvenir» ; parvenus en empruntant des raccourcis, escamotant les dangereux parcours du combattant que doit franchir un intellectuel, un vrai pour le coup, pour faire avancer une cause d’un petit souffle d’espoir, de justice, de vérité. Il est ainsi des métiers dont les rendements sont exceptionnels ; le trafic d’armes, la récolte de diamants, le vol, le rapt, l’extorsion. Il y a dans une société saine des lois pour les mettre hors d’état de nuire. Ils sont dans le monde présent aux commandes de tous les pouvoirs de tous les pays du monde. Sansal et Cyrulnik, et tant d’autres hélas, sont les rentiers de ces commanditaires affreux. On ne peut que constater qu’ils gagnent tout, sans courir le moindre risque… Une morale glauque, des idées lugubres, des desseins abominables, et ils prétendent être les héritiers des Lumières. Il était urgent de réagir.

Outre les Juifs, les Occidentaux comme panacée

On a vu des Juifs (Yitshak Rabin) participer à l’aventure sioniste, parvenir à de hautes fonctions, et reposer leurs pieds sur terre. Elie Barnavi, ex-ambassadeur d’Israël en France, en est également un. Mais on mesure toute la difficulté qu’il y a à garder la tête froide quand tout autour de soi il n’y a que des hommes qui vous chauffent. Les mémoires de Yehuda Lancry en témoignent : Lorsqu’il rencontre Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur de Jacques Chirac, celui-ci lui confie que son empathie pour Israël a pris corps à l’occasion de l’épisode Sabra et Chatilla ; cela n’incite pas à la modération. « Pour un ambassadeur d’Israël à Paris, la communauté juive de France représente un véritable enjeu. Première au sein de l’Union européenne par son importance démographique avec plus de six cent mille membres, elle se signale aussi par une élite intellectuelle hors pair dans la diaspora juive.»

  • Notons au passage que si les Juifs sont plus nombreux en France que n’importe où ailleurs en Europe, c’est qu’ils s’y sentent chez eux plus que nulle part ailleurs. Ils auraient pu être plus nombreuse encore si, au sortir de la Seconde guerre mondiale, il n’y avait pour les Juifs beaucoup à craindre d’un pays qui s’est vautré dans la compromission avec le régime nazi. Les Pieds noirs et les Juifs d’Algérie ont quant à eux préféré la France aux USA et à Israël, ce qui explique que la communauté sépharade est une minorité en Israël.

«Si le primat du judaïsme américain réside essentiellement dans son énorme pouvoir financier, poursuit Lancry, celui de France s’illustre, surtout, par son assise intellectuelle prédominante. Certes, on trouvera au sein du judaïsme américain pléthore de brillant universitaires, dont certains prix Nobel, ainsi que des écrivains de renommée internationale – Philip Roth ou Paul Auster –, mais peu d’intellectuels engagés à la française. Exception faite de Noam Chomsky et d’Elie Wiesel, aux antipodes l’un de l’autre idéologiquement, mais fortement engagés dans leur siècle, l’élite américaine agissante et influente s’exprime dans la politique par sa puissance financière. […] Dans son écrasante majorité, la communauté juive française manifeste un soutien permanent à Israël. Même son élite intellectuelle, ou du moins l’essentiel, [traditionnellement] en retrait, voire critique par rapport à la politique israélienne, finira par basculer, lors des années dures de la seconde Intifada, dans le camp du soutien. Le soulèvement palestinien orchestré par Arafat, générateur d’une vague de violence islamiste dans les franges de la communauté musulmane de France contre leurs concitoyens juifs et leurs institutions, marquera un tournant parmi les intellectuels.

À cette onde de choc bouleversante qui semble pulvériser les repères et balises du juif français en terre de France, les intellectuels naguère distants comme Alain Finkielkraut, Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann, ou ceux plus proches, à l’instar de Daniel Sibony, Alexandre Adler ou Shmouel Trigan, opposent une défense et illustration d’Israël retentissante[55].» On reconnaît là quelques-uns des «intellectuels faussaires» et «négatifs» qui ont pignon sur rue dans les médias français…

L’ambivalence des Juifs aux USA à l’égard de la politique israélienne est expliquée longuement par un auteur juif, J. J. Goldberg[56], dans un ouvrage remarquable de rigueur intellectuelle. Une longue dynamique qui a conduit l’écrasante majorité des Juifs américains, tout en tenant à la sécurité d’Israël, à s’éloigner du noyau dur des lobbys qui les représentaient. L’«engagement à la française» que célèbre Yehuda Lancry est le ver dans le fruit d’une cause israélo-palestinienne qui mérite de meilleurs ambassadeurs que Bernard-Henri Lévy et autres Alexandre Adler. Mais, outre leurs coreligionnaires qui basculent dans le «soutien inconditionnel» à Israël, Bernard-Henri Lévy et les institutions juives de France ont obtenu le renfort de bien des opportunistes, attirés par «l’élite […] agissante et influente [qui] s’exprime dans la politique par sa puissance financière» ; Boualem Sansal, Mohammed Sifaoui, etc. Faire la part des choses dans un tel environnement expose au bannissement médiatique. Une élite épurée dépeint un monde binaire : le Bien et le Mal. On sait qui incarne le Mal à leurs yeux. Mais qui n’excluent-ils pas du Bien ?

Tout sauf l’Islam ; cela laisse un milliard et demi d’humains hors champ médiatique, et dans le champ de tir

«Permettez-moi une petite digression avant d’en revenir au sujet qui nous occupe», demande Cyrulnik ; approche de pure forme, mais qui gagne deux lignes d’un ouvrage à épaissir au possible : «Je pense que l’Amérique du Sud a une typologie : l’amour de la couleur, l’amour de la musique. Ses populations gèrent ça plus ou moins bien, mais elles ont des valeurs communes qui caractérisent et font le ciment des sociétés de ce continent – y compris au Chili et en Argentine, qui sont très occidentaux. On peut quasiment tenir le même raisonnement pour les pays d’Europe du Nord ; même s’ils sont différents, on reconnaît une typologie spécifique de l’Europe du Nord – le goût de l’éducation, la lutte et la résistance au climat […]» Bref, au contraire des Arabes et des Africains, les Latino-américains et les Européens du Nord sont méritants, à épargner donc ; car ils sont «amour», «musique », «couleurs», «valeurs», «éducation», «résistance», etc. La qualité des Occidentaux se passe bien sûr de commentaire, puisque, comme les Argentins et les Chiliens, ils sont eux aussi «très occidentaux». Qui reste-t-il après avoir enduit les Africains et les Arabes de toutes les salissures ? Les Asiatiques, loin de la Méditerranée, échappent au dépouillement, et laissent la place à une potentielle «impossible paix dans le Pacifique Nord».

Toute règle a cependant son exception. Si Sansal méprise les Arabes en général, les banlieusards en particulier, les islamistes plus que tout au monde, y en a-t-il parmi eux qui trouvent grâce à ses yeux ? Nous l’avons entendu dire : «Quand le Président Sissi a interdit les Frères musulmans, et saisi leurs biens, il a été salué par les Égyptiens mais critiqué comme dictateur partout ailleurs dans le monde.» Interdire les Frères musulmans, les éradiquer au besoin, dans la rhétorique des élites médiatiques algérienne, c’est la quintessence même du Bien ; et le Bien, ça se passe de commentaire. L’on ignore comment les Égyptiens lui ont ainsi communiqué leurs pensées intimes ; des pensées sanctificatrices de la politique de celui qui leur a confisqué leur révolution et reporté sine die leurs rêves d’émancipation. Notons qu’au regard du «nous» de la civilisation que nous avons esquissée, le général al-Sissi est un tyran ; et la tyrannie y est l’œuvre de psychopathes.

Est-ce cela que Sansal apprécie chez les dirigeants Arabes, remparts contre l’islamisme ? Pas que… Il semble éprouver une prédilection pour les puissants et se montre disposé à fermer les yeux sur toutes leurs «bavures», prendraient-elles l’allure de massacres de masse, de crimes contre l’humanité : «Ce n’est pas par la guerre que les USA ont abattu l’empire soviétique, dit-il, c’est par la culture, instrument de paix par excellence, c’est en exaltant les valeurs de la liberté, de la démocratie, c’est en donnant de l’American way of life une image idyllique, c’est en accueillant royalement les dissidents de l’Est. Les armes de la paix ont gagné sur les armes de la guerre.» Les USA porte-flambeaux de la paix ; faut bien écarquiller les yeux pour le voir. Pour ceux qui veulent connaître quelques traités de paix à la mode CIA, il y a bien, pour qui veut sortir de son salon pour constater, le spectacle vivant de continents ravagés… ; il y a aussi quelques ouvrages, dont ceux de Howard Zinn, de Noam Chomsky et William Blum, ou encore de Gordon Thomas, et pléthore d’écrits de Juifs qui semble avoir échappé à la sagacité de Yehuda Lancry.

Pour avoir un regard par-dessous des réalités qu’occultent les fictions énoncées par Sansal, il y aurait l’ouvrage d’Alvin Snyder, l’un des ex-directeurs de l’agence de propagande USIA (United States Information Agency). Son titre suffit : Warriors of Disinformation. How lies, Videotape, and the USIA won the Cold War. Ou « Les guerriers de la désinformation. Comment mensonges, enregistrements vidéo et agence USIA ont permis de gagner la Guerre froide ». Quant à la propagande telle qu’elle se développe dans les médias aujourd’hui et à laquelle Sansal se donne corps et âme, il y a tant d’antidotes, dont quelques petits bijoux et indispensables lectures : Information War, de Nancy Snow[57], Blur, de Bill Kovach et Tom Rosenstiel[58] (par ailleurs auteurs de The Elements of Journalism qui pourrait instruire plus d’un éditorialiste), et tant d’autres travaux de journalistes de haute voltige ; des auteurs engagés, juifs ou non juifs, dûment censurés et placardisés, dont on peut trouver quelques articles dans des ouvrages collectifs publiés par la revue Project Censored[59] aux USA, qui trouvent quelque écho chez les éditions des Arènes[60] en France. Autant de lectures à dégoûter définitivement le plus grand épicurien de l’American way of life.

Rien de tout cela chez nos deux auteurs, qui assurent préférer l’efficacité des «coquins».

La galerie des grands hommes, selon Sansal

À la remarque de Cyrulnik sur Donald Trump, supputant sa capacité à «changer les choses», et les nécessités conjoncturelles qui font que « les coquins sont plus efficaces que les penseurs », Sansal place la barre plus haut que «l’Amérique et la Russie». Juxtaposant tautologies et anachronismes comme on enfile des perles synthétiques, il annonce : «L’Amérique est toujours l’Amérique, après un Reagan qui a libéré la monnaie de tout garde-fou et lancé la guerre des étoiles […]. La Russie est toujours la Russie, après tous les soubresauts qu’elle a connus après sa sortie de l’URSS. Le souci, c’est l’Europe ; elle n’est plus l’Europe. […] La maison Terre est mal assurée, mal gardée, voilà ce qui inquiète. Ceux qui ont l’influence, c’est le minuscule Qatar, c’est l’Arabie saoudite.»

De la «haute» irrévérence, mais tout en prudence tout de même ; sait-on jamais ! On cherchera en vain un petit détail, un nom de prince, une filiation certaine avec un événement terroriste concret, qui justifie cette hantise obsessionnelle des monarchies du Golfe. Il n’en manque pourtant pas. La dictature, c’est critiquable ; les dictateurs non ! Mais reprenons la déclaration et observons à quel point elle ruisselle d’incorrections, servies avec la désinvolture de celui qui énonce des évidences.

Primo : La Russie n’est pas sortie de l’URSS ; c’est elle qui a accordé une indépendance frelatée aux autres républiques, dont la plupart sont restées dans sa sphère d’influence ; la Russie de Vladimir Poutine a gardé le contrôle sur leurs dirigeants, leur territoire, leurs ressources, tout en se débarrassant de toute responsabilité vis-à-vis des peuples. Du grand art mais l’on ne peut pas qualifier cela de «sortie».

Secundo : On ne peut pas dire de «L’Europe qu’elle n’est plus ce qu’elle était» puisqu’elle était inexistante avant. Après, ses institutions ne sont que les balbutiements d’une Union de pays qui se sont toujours fait la guerre, sans pouvoir d’aucune sorte sinon pour servir d’écran de fumée et de bouc émissaire aux faillites et aux prévarications de leurs dirigeants.

Tertio : Le Qatar et l’Arabie saoudite ne sont dans l’échiquier mondial que des enfants gâtés à qui la mère CIA accorde des jouets fabuleux (missiles, drones, avions de chasse, technologies de surveillance, moyennant des centaines de milliards de dollars) et un terrain pour s’amuser : des populations civiles libyennes, yéménites – en attendant celles d’Iran – sur lesquelles ils peuvent déchaîner toute la sauvagerie du monde. Leur influence ne dépasse pas celle que le Pentagone leur autorise, dans la limite de ses stocks de matériel militaire autorisés.

Quarto : Reagan n’a pas libéré la monnaie : la monnaie est une matière inerte ; il a libéré les vautours, autorisés à en accumuler sans limite, et privatisé la sphère publique pour la livrer à leurs rapacités[61]. Mais si aligner des contresens peut être mis sur le compte de stratégies des auteurs en manque d’inspiration pour conduire l’acheteur à la dernière page, l’affaire de «la guerre des étoiles» est révélatrice d’une ignorance autrement plus insondable. Sansal révèle là une autre facette de son «savoir», acquis par recyclage du discours de café de commerce.

Reagan aurait donc selon lui «lancé la guerre des étoiles». Celle-ci n’a tout simplement jamais eu lieu. Entre le zéro et l’infini de la guerre des étoiles, on ne peut concevoir plus grande fumisterie. Les seuls rayons envoyés par les satellites US sur le territoire russe, et ailleurs, sont des programmes de radio et de télévision[62]. Une connaissance sommaire de l’histoire du monde suffit pour savoir qu’il s’agissait, au mieux, d’une propagande du Pentagone déclamée par l’ex-acteur Ronald Reagan pour pousser les dirigeants de l’Union soviétique à la surenchère et la ruine ; la seule réalité opérationnelle de cette guerre des étoiles qui fait fantasmer Sansal tient à une conséquence sans cause réelle : des tiraillements au sein du Kremlin qui ont précipité l’effondrement de l’URSS, rendant au final service à sa Nomenklatura qui pourra s’adonner aux délices de l’oligarchie déchaînée. C’est cela, le but d’une propagande… Mais qu’est-ce au juste que la «Guerre des étoiles» ?

SDI, pour Strategic Defense Initiative, tel est le nom officiel du programme en question. C’est la presse qui lui donna le sobriquet de «Star Wars», soit Guerre des Étoiles, signifiant clairement qu’elle lui accordait autant de crédit qu’aux œuvres de science-fiction de George Lucas. Un grand numéro de gesticulation. Reagan était un ignorant, au grand talent orateur et aux convictions religieuses bien trempées, qui croyait à la vocation messianique des USA ; en entamant son mandat, il était déjà au bord de la sénilité mentale et son corps était en pleine décrépitude ; autant dire une proie idéale pour des vautours qui ne manquaient pas à Washington. Il était entouré des néoconservateurs qui s’apprêtaient à entrer en action, d’abord lorsque George Bush père lui succédera, et de façon plus explosive encore en 2000 avec George Bush fils.

Et eux avaient un vrai programme dans leurs tablettes (dont deux déclinaisons en Irak). Reagan ne comprenait rien à la politique. Lorsqu’il évoque la SDI, la plus grande préoccupation de son cabinet était de stopper son délire avec délicatesse, comme on fait avec un patriarche gâteux. Voici le témoignage d’un insider : «Bush ne partageait pas la ferveur de Reagan pour la SDI. En mars 1983, le directeur de cabinet du vice-président, l’Amiral Daniel Murphy, a fait irruption dans son bureau avec une copie du discours du Président où il comptait annoncer le programme. Murphy dit : "Nous devons absolument supprimer ça ! Si nous mettons un pied là-dedans, nous allons provoquer la plus grande course à l’armement que le monde ait jamais vue."[63]» Car si la course à l’armement minait l’URSS, elle ruinait de la même façon les États-Unis.

Si l’entourage de Reagan freinait des quatre fers, au moins ses ennemis soviétiques ont-ils mordu à l’hameçon ? Même pas. « Les conseillers de Gorbatchev comprirent que Bush ne partageait pas la passion de Reagan pour le Guerre des Étoiles ; ils doutaient que l’administration Bush fût encline à poursuivre le programme. » Pour cause, les intéressés eux-mêmes ne faisaient pas secret de la nature chimérique du projet. « À titre d’exemple […], le premier secrétaire à la Défense nommé par George Bush, John Tower, balaya de la main comme "non réaliste" le rêve de Reagan d’un système de défense intégral et imprenable basé dans l’espace. Dick Cheney répéta à maintes reprises que le programme SDI a été "survendu" et, deux jours après sa prise de fonction, Ben Scowcroft, qui a ouvertement critiqué le SDI à titre privé, affirma dans l’émission "This Week with David Brinckley" sur ABC qu’il refusait de s’engager "dans ce programme massif tant que nous ne comprendrons pas comment il s’intégrerait dans ce que nous essayons de faire." Dans sa conférence de presse, Bush déclara que le SDI ne fournirait pas un "bouclier si impénétrable" qu’il se passerait "du besoin de toute autre défense". Avec cette déclaration prudente, Bush répudia l’essence même de ce qui avait attiré Reagan dans le SDI. » La foi de Reagan en ce programme tenait à une philosophie qui veut que « la défense, c’est "moral", l’attaque c’est "immoral".[64] » Outre le caractère irréaliste du dispositif – couvrir l’espace de lanceurs de missiles antimissiles exposés à d’irréparables pannes et à tous les piratages à distance –, les faucons néoconservateurs qui s’installaient aux plus hautes fonctions de l’État fédéral préparaient une Amérique de « l’attaque préventive ». Aux antipodes de la philosophie de la défense, une Amérique impériale. Pour financer ce SDI, il fallait de surcroît obtenir l’aval du Congrès, question qu’il n’a tout simplement jamais eu à débattre ; le projet est resté au stade du vœu pieu d’un homme en plein délire mental. La Guerre des Étoiles a pourtant bien existé ; mais c’était dans les salles de cinéma où, nous le savons, l’aventure était promise à un inégalable succès. Avant de s’aventurer à écrire l’Histoire, Boualem Sansal aurait été bien avisé de la lire d’abord.

Tant d’ignorance en un si petit passage qui se veut grande hauteur de vue relève de l’exploit. S’il se trompe à ce point sur une époque récente, révolue et documentée, peut-être que le présent l’inspirera davantage ! Imperturbable, Sansal ne redoute pas les extravagances du rutilant Donald Trump devenu Président ; il déplore simplement qu’il ne parvienne à les accomplir : Il « est élu pour quatre ans, ce n’est pas assez pour lui pour comprendre le monde, encore moins ce monde ancien et poussiéreux qu’est la Méditerranée. Je pense qu’il va vite se fatiguer les méninges avec la politique étrangère. Il va se replier sur les problèmes internes, l’Amérique profonde va le requérir. » On a entendu des «philosophes» envinés au petit matin produire des analyses plus convaincantes. Sansal eût aimé que Trump disposât de temps pour « dépoussiérer la Méditerranée » et la mettre à la page ; celui-ci devra se contenter d’exprimer ses talents au service de « l’Amérique profonde »… Nous connaissons la suite.

On ne s’étonne en tout cas plus que Boris Cyrulnik trouve de nouveau que «Boualem Sansal a parfaitement raison». Lequel en rajoute une couche dans l’apologie du capitalisme des «coquin» : «Quand on voit ce que le protectionnisme a commis comme perversions, on en viendrait presque à accepter une certaine dose de guerre pour tenir la société éveillée. Le principe de précaution érigé en loi est l’ennemi absolu [sic] de la paix. Plusieurs pays européens l’ont pourtant adopté. La trop grande protection dont jouit légalement la société européenne est débilitante et castratrice. Nous devrions avoir de la paix et de la sécurité une vision virile, aventureuse, philosophique, sinon comment quitterions-nous notre berceau mité pour nous aventurer dans le étoiles puisque là est notre futur, la Terre que nous avons épuisée ne pouvant plus nous supporter pour longtemps ». Cyrulnik ne peut qu’acquiescer : «C’est avec la guerre qu’on arrive à résoudre les problèmes en détruisant l’autre. […] En fait on ne peut rêver de paix que si l’on est en guerre. Et à la fin du processus, on se suicide»

Sansal et Cyrulnik sont un peu les gourous d’une secte apocalyptique, qui vouent l’univers à la damnation ; par le suicide ou le Suisse-ide, mais à la mort ; sauf les plus détraqués des Américains comme Trump et les généraux arabes « virils » comme Sissi. Pour un monde de guerre pour permettre aux gueux d’apprécier la paix. Un monde dominé par le « cosmopolitisme ». Extrapolation hasardeuse ? Absolument pas. « Aujourd’hui encore, dit-il, chez les islamistes, on évoque avec sympathie Hitler et sa légendaire haine de la démocratie, du Juif, du faible, du cosmopolite.» La laborieuse et décousue démonstration ne sert que de mise en condition avant d’en venir à ceux que les deux auteurs apprécient par-dessus tout : « le Juif, le faible, le cosmopolite ». Nous sommes au cœur du sujet. L’Histoire, vue à travers les loupes déformantes de nos aventuriers documentalistes instructeurs d’un dimanche après-midi de déprime. Se contentent-ils de remplir à demi des livres ? Non ! Sansal a une vocation universelle à accomplir…

Sansal copréside une association pour un but auquel il ne croit pas

Dans ce livre de moins de 140 demi-pages émaillées de vides, Sansal et Cyrulnik en consacrent 20 pour un chapitre imprudemment intitulé  La Solution des coquins», où ils exposent les leurs. Sansal y joue le rôle du proscrit modeste qui « profite du micro qui lui est tendu » pour annoncer la création de l’organisation « pour la paix » ; puis il racole l’adhésion de Cyrulnik (qui explique que « Boualem Sansal est un homme de bonne volonté, donc il risque sa vie simplement en disant qu’il veut la paix », s’envase dans un méli-mélo pseudo-historique où se télescopent «Valmy», «la bataille de Montenotte de 1796 en Italie », le Diable au corps de Radiguet, « le régiment des cocus », «la Guerre mondiale», « les militaires français avec qui [il] travaille à Toulon, etc.) ; l’obtient : «Je rejoins Sansal et les écrivains pour la paix, aujourd’hui, car je crois également que son Rassemblement est un frein au système totalitaire. […] C’est pour ça que je rejoins dès aujourd’hui Sansal, pour ne pas avoir honte et pour freiner un peu.
Des gens comme Sansal freinent.» ; s’en félicite : « Ce que dit Boris Cyrulnik de notre mouvement me touche beaucoup. Il est lui-même une personne engagée, forte en parole […]. Ce n’est pas sans raison que ses livres sont des best-sellers. […] À lui seul Boris est un rassemblement de penseurs. » L’ouvrage se clôt avec l’amputation-épaississement de 20 autres pages pour diffuser deux tracts : l’un est la transcription intégrale de « l’appel pour la paix » ; l’autre est un peu une réplique « du micro qui est tendu » à Sansal pour s’expliquer de son voyage en Israël. Il faut un aplomb certain pour faire la promotion d’une «Association pour la Paix» dans un ouvrage qui porte le titre L’Impossible paix en Méditerranée ; mais, de l’aplomb, Sansal en a à vendre, et à revendre !

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Voici un extrait de la proclamation de l’association qu’il préside avec David Grossman : «Il est urgent que la communauté internationale intervienne fermement pour mettre sous contrôle le programme nucléaire iranien et s’engage résolument dans le règlement du conflit israélo-palestinien, en poussant les parties à ouvrir immédiatement un vrai dialogue direct devant aboutir à la création d’un État palestinien à côté de l’État d’Israël, les deux dans des frontières sûres, sur la base de compromis douloureux pour les deux parties mais nécessaires à la paix, comme l’abandon des colonies ou leur échange contre des terres, l’abandon du droit de retour des réfugiés de 1948, le partage de Jérusalem. C’est une solution possible, et des deux côtés, il existe des hommes et des femmes capables de la réaliser. Aidons-les à le faire.»

Laissons de côté l’Iran et sa bombe : subordonner le règlement du conflit israélo-palestinien aux bonnes volontés de l’Iran, ou la paix à la capacité de la communauté internationale à y ouvrir un nouveau front de guerre après l’Irak, l’Afghanistan, la Syrie et la Libye, c’est se tirer une balle dans le pied en s’apprêtant à disputer un marathon. Il paraît plus sérieusement évident que Sansal n’a pas pu être associé à la rédaction de cette déclaration ; pour une raison simple : elle plaide pour une cause qui est l’antithèse de tout ce pour quoi il milite. Ce passage, qui transpire le vœu pieux – mais ne sommes-nous pas au carrefour de toutes les fois ? – fait suite à un long développement qui met en exergue l’inexistence d’une « communauté internationale » susceptible de s’engager, de peser, de décider. Des femmes et des hommes, il y en a, et ils sont majoritaires, qui aspirent à la paix et qui sont « capables de le faire » ; Boualem Sansal n’en fait pas partie. Un, pour lui, «la Palestine, la Judée et la Samarie» sont l’âme des Juifs et la Judée et la Samarie sont en Cisjordanie, là où David Grossman espère voir naître un «État palestinien viable», condition impérative pour un État hébreu libéré de ses peurs. Deux, pour Sansal, Jérusalem (et bien au-delà) est terre juive et David Grossman espère y instaurer le partage. Trois, comment cet homme qui use de termes comme « poubelle », « indigènes », etc., à l’égard de son propre peuple, peut-il contribuer à régler  avec objectivité» le problème le plus complexe du monde, entre deux entités séculairement adverses, quand son cœur saigne unilatéralement pour l’une d’elles ? Comment quelqu’un qui respire le mépris de soi peut-il plaider pour l’amour de son prochain ? 

C’est Ibn-Khaldoun, inventeur de la sociologie, qui souligna l’une des plus grandes pathologies des élites politiques arabes depuis des siècles : Attafaqa el-arabou en la yettafiqu. Les Arabes se sont mis d’accord pour ne jamais se mettre d’accord. Il semble que les Juifs souffrent de cette même propension à poser les problèmes de sorte que tous les pourparlers du monde échouent à les résoudre. L’objectivité repose sur un souci de vérité à toute épreuve. Nous avons montré sur quelques-unes des questions soulevées par Sansal dans son ouvrage avec Cyrulnik qu’il prend sans nuance le parti-pris des puissants et, de préférence, celui du mensonge. Boualem Sansal est un intellectuel faussaire et David Grossman compte sur lui pour faire jaillir la lumière et la paix dans une région que les plus grandes puissances de la planète s’acharnent à plonger dans les ténèbres et la guerre ? Il y a comme qui dirait maldonne…

Si Grossman plaide pour le jour, Sansal appelle la nuit…

Quand les renards flattent, les fromages tombent. Il est aisé de comprendre pourquoi Sansal s’est associé à David Grossman. David Grossman est un Juif ; et un ambitieux sait s’allier à partie puissante, influente et fortunée ; c’est le fil avec lequel se tisse l’antisémitisme, mais – nous allons le voir plus loin – l’antisémitisme est une géométrie fluctuante. David Grossman est, surtout, un intellectuel de grande probité, un journaliste de grande valeur et, last but not least, un homme d’une grande humanité. Du fait de cette coprésidence, Sansal hérite gratis de toutes ces qualités, par osmose, et profite de tous les dividendes d’une entreprise à qui on « tend des micros » : un homme aussi avisé que Grossman pouvait-il s’associer à lui s’il le savait piètre individu ?

Plus contingente est la question de savoir pourquoi Grossman s’est acoquiné avec Sansal. La viabilité de leur projet commun tient dans l’intitulé de l’ouvrage de Sansal : L’Impossible paix en Méditerranée. Faisons abstraction qu’un rassemblement d’« écrivains », si ça permet de rencontrer des gens célèbres, influents, dans des assemblées fastueuses, tous frais payés, ça n’a pas le plus petit soupçon d’embryon de chance d’engendrer la paix dans un monde dominé par les belliqueux. Ceux qui la veulent, les peuples, ne sont pas conviés aux banquets, et ceux qui décident, les oligarchies politico-militaires, n’ont que faire des conseilleurs de paix. Mais, avant de reprendre le cours tortueux du savoir selon Sansal, arrêtons-nous un instant sur son imprudent partenaire d’aventure… dans la futilité.

  • Ils sont nombreux, en Israël, dans la diaspora, dont le cœur bat pour la paix, la fraternité, l’amitié ; nous en entendrons quelques-uns. Dans son ouvrage sur Le Nouvel Israël, Emmanuel Faux recense quelques initiatives de Juifs, en Israël même ou s’aventurant sur les sentiers piégés des « territoires occupés », qui réconcilient l’homme avec son humanité. Quelques-uns sont journalistes – la face noble de ce métier dénaturé bien évidemment ; certains écrivent dans Haaretz, un quotidien injustement qualifié de «gauche », celle-ci ayant perverti partout dans le monde les valeurs dont elle se revendique. Parmi eux, Gideon Lévy, David Grossman, Amos Oz. Il y a Yeshayahou Leibowitz, Avraham Yehushua, « ces romanciers qui sont l’honneur d’Israël[65]». Il y a aussi Shlomi Eldar, le «premier correspondant de la télévision d’État dans la bande de Gaza. Ce sont ses reportages qui ont apporté au public israélien les premières preuves par l’image des actions menées dans les territoires palestiniens. […] La caméra se posait enfin au cœur de la rue palestinienne. Et les habitants de Gaza qui n’avaient de l’Israélien que l’image du soldat, généralement hostile, découvraient soudain, à travers Shlomi Eldar, un nouveau spécimen en provenance de l’État hébreu.[66] » Il a apporté images à l’appui les preuves d’opérations de l’armée israéliennes qui confinent au crime contre l’humanité. Daniele Kriegel a rédigé un reportage, à arracher des larmes aux pierres, sur ce que le mot check-point plein de désinvolture recouvre comme terrible réalité pour une population palestinienne réduite à vivre «pignon sur mur.[67]» Il y a Michel Warschawski, «écrivain et musicien de talent». Il a créé le Centre alternatif à Jérusalem, qui propose des visites un peu particulières :  Plusieurs fois par mois, il remplit des cars entiers de visiteurs étrangers, de chercheurs ou d’Israéliens "en révolte" qui veulent voir de près cet objet si terriblement symbolique à leurs yeux d’un "apartheid moderne"[68]» : Le Mur. Il existe une autre initiative de même veine, celle de « Yehuda Saul, un jeune homme en colère qui organise dans la ville un tourisme singulier : ses "Hebron tours" ont pour but de faire découvrir aux Juifs, Israéliens ou non, comme aux non-Juifs, l’envers du décor. Témoignages et explications dénoncent les certitudes des huit cent colons, leurs exactions et celles de l’armée israélienne contrainte de couvrir leurs débordements. C’est suffisant pour que David Wilder, président de la communauté juive de Hébron, surnomme Yehuda Shaul le "Hamas en kippa".[69] » Un antisémite en quelque sorte…

Comment oublier ces Médecins pour les Droits de l’Homme, autour du docteur Raphaël Walden ? Ils sacrifient leur jour de repos hebdomadaire pour aller soigner bénévolement dans les villages des territoires occupés et, surtout, coupés par la colonisation du plus petit système sanitaire possible. Il y a ces « rabbins au pied des oliviers » de l’association Rabbins pour les Droits de l’Homme, parmi lesquels le rabbin Yehiel Grenimann : «Fin 2006, un groupe de volontaires mandatés par l’organisation avait reconstruit à mains nues une maison palestinienne détruite par l’armée israélienne en Cisjordanie. En parallèle, les rabbins avaient engagé une action en justice pour contester la légalité de ces "démolitions" décidées en conclave ministériel ou lors de réunions de responsables militaires. Sans attendre la décision des juges, la maison reconstruire fut, une nouvelle fois, réduite à néant par les bulldozers israéliens.[70]» Un pays sans Constitution autorise qui veut à édicter des « lois » à sa convenance ; au grand malheur des victimes palestiniennes, qui n’ont nulle juridiction à qui s’en remettre ; au grand dam des humanistes israéliens, qui n’ont que leurs petites mains pour soulager les plaies provoquées par de grands engins.

Ils sont nombreux les Juifs pour qui «le concept même de colonie est discriminatoire. Il mine le caractère d’Israël, mon pays, […] répétait Dror, dans un café de Jérusalem, à deux pas de l’association La Paix maintenant que dirige Hagit Ofran, la propre petite fille du philosophe Yeshayahou Leibowitz[71]».

Le nom du mouvement suffit parfois : «Yesh Din ("Il y a une loi")», signifiant qu’Israël ne la respecte pas. Autant d’initiatives qui offrent une lueur d’espoir de paix aux plus damnés de tous les damnés. «Des mains "amies", les Palestiniens de Cisjordanie en voient régulièrement se tendre vers eux, comme celles des "femmes en noir" qui se sont baptisées ainsi en référence aux veuves argentines manifestant sur la place de Mai, à Buenos Aires. Depuis des années, ces militantes israéliennes se rassemblent le vendredi à Jérusalem et Tel-Aviv en brandissant une grande "main noire" sur laquelle sont écrits trois mots : "HALTE À L’OCCUPATION". Mais les plus persévérantes sont sans aucun doute les femmes qui viennent régulièrement sur les barrages de l’armée israélienne. Regroupées au sein de Marsom Watch, elles surveillent attentivement le comportement des soldats vis-à-vis des Palestiniens qui se présentent pour entrer sur le sol israélien ou, dans l’autre sens […].[72]» Il y a encore l’association Women Wage for peace, et ses marches rassemblant israéliennes et palestiniennes pour demander la paix. Il n’y a pas que des soldats fanatisés qui tirent à l’obus sur des enfants qui s’amusent sur la plage, provoquant un carnage, qui sont la honte de l’humanité ; il y a des Juifs israéliens qui la réhabilitent… Mais il est dans la nature des propagandes de profiter des amalgames ; il y a le peuple et il y a les élites théologico-militarisées ; dans les médias, tout cela devient une entité : Israël ; une vitrine qui n’a pas vocation à exposer ses défauts. Il y a un conflit israélo-palestinien rendu volontairement inextricable et que Boualem Sansal simplifie pour un public prêt à tout gober dès lors qu’on lui dit : «Les islamistes» sont dangereux.

L’amalgame est une stratégie de guerre

Revenons à David Grossman ! Il a perdu un fils dans la guerre israélo-palestinienne. Il a donc le profit idéal de celui qui veut se venger. Rien de cela. Ce drame ne l’a convaincu que davantage de la nécessité de la paix. Il avait contribué au discours d’Yitshak Rabin le soir où celui-ci a été assassiné et il était à ses côtés pour le voir pousser son dernier souffle. Dans une allocution prononcée sur la place même où son ami est mort, il dit : «Yitshak Rabin a pris le chemin de la paix avec les Palestiniens non par amour pour eux ou pour leur dirigeant. Il avait compris, avec une grande intelligence et bien avant beaucoup d’autres, que vivre dans un climat de violence, d’occupation, de terreur, de crainte et de désespoir exige davantage que ce qu’Israël était capable de supporter. […] Par le glaive nous vivrons, par le glaive nous mourrons et le glaive nous dévorera pour toujours.[73]»

Puis il s’adresse à Ehud Barak : «Arrêtez-vous un moment et jetez un coup d’œil à l’abîme. Pensez à combien nous sommes près de perdre tout ce que nous avons créé ici.» David Grossman ne dit pas « La paix et impossible ». Sansal si ! Alors que peuvent-ils bien faire ensemble de viable ? David Grossman veut préserver Israël du pire et il est persuadé que cela passe indiscutablement par un État et un peuple palestiniens libres, souverains, vivant en sécurité, sur un territoire viable. Boualem Sansal ne voit dans les Palestiniens que des nuisances, les mêmes qu’il décèle chez les « jeunes des banlieues », chez les Maghrébins, les « Méditerranéens » indignes de « paix ».

Les Arabes n’ont pas eu leur mot à dire sur la décision des nations Unies d’implanter un État juif en Palestine. Mais, à l’image du rassemblement entre Sansal est Grossman, parler des «Arabes »est la fondation d’un édifice voué au naufrage. Car il y a les peuples arabes, et il y a les dirigeants arabes. Deux entités on ne peut plus ennemies ; que séparent de plus grande fractures encore que celles qui les opposent, chacune seule, aux Juifs. Au lendemain de la déconfiture des leaders arabes face à Israël, ils ont opposé à l’État hébreu un refus de négocier d’autant plus radical qu’ils se savaient illégitimes à diriger leurs peuples, incompétents à les élever et incapables de les entraîner, au moins, vers la victoire militaire. La surenchère dans la rigidité de façade est la posture des faibles sur les questions de fonds. Là réside le problème principal. Des dirigeants arabes démystifiés aux yeux de leurs peuples ; une élite qui ne tire son pouvoir que des soutiens occultes fournis par des puissances occidentales trop heureuses des opportunités qu’elle leur offre de piller les ressources de son peuple ; des leaders appelés à traiter avec Israël qui les a maintes fois humiliés militairement, qui se refusent à se présenter à la table des négociations en vaincus ; mais qui se bousculent auprès de lui dans les coulisses pour rivaliser de marques d’allégeance et de servilité. Stratégie qui garantit une double défaite : celle de la paix et celle de la guerre. Conséquence : au lendemain de 1967, les Israéliens ont été « contraints de prendre des décisions unilatérales. […] De fait, la résolution 242 du Conseil de sécurité de l’ONU, votée le 22 novembre 1967, reconnaît à l’État juif "le droit de vivre en paix avec des frontières sûres et reconnues qui ne soient pas sujettes à des menaces ou à des actes de violence". Et le président américain de l’époque, Lyndon Johnson, a confirmé aux dirigeants israéliens que ce texte, "volontairement ambigu, ouvre la possibilité à des ‘corrections’ par rapport aux lignes de démarcation antérieures. […]" Le ministre des Affaires étrangères Yigal Allon publie en 1969 un plan qui distingue entre des "frontières de sécurité" situées le plus loin possible (le Jourdain, le Golan, Charm-el-Cheikh, les hauteurs du Golan) et des "frontières politiques" plus rapprochées, calculées de manière à laisser en dehors d’Israël les régions à forte population arabe.[74]»

Amérique mercenaire
Alain Joxe : L'Amérique mercenaire, 1992

 

Les Palestiniens situent la naqba, « la catastrophe », en 1947. La vraie aura lieu vingt ans plus tard.

1967, année de la naqba, naissance d’une stratégie

1967. Défaite humiliante pour les Arabes. Une victoire au goût amer pour les Juifs. Une catastrophe pour les peuples arabes ; une catastrophe pour le peuple juif. Le ferment du chaos pour l’humanité.

Les négociations que mènent les dirigeants israéliens reposent sur un paradoxe : mettre leur pays à l’abri de la disparition quand ils viennent d’apporter la preuve de leur écrasante supériorité militaire. Position de force et posture de faiblesse ; singularité qui nourrira une politique duale, schizophrène ; expansive comme peut l’être la grenouille de la Fontaine qui « enfla tant qu’elle creva ». Vont-ils reculer juste au moment où ils découvrent l’euphorie de leur puissance ? Avancer mais jusqu’où ? Où se trouvent les frontières de la victoire suicidaire ? Jusqu’où s’étendent les terres de leur « âme » ?

Deux visions de l’avenir d’Israël se confrontent alors au sein des élites juives : «L’establishment a tendance à prôner l’abandon le plus rapide possible de la plus grande partie des "territoires", l’opposition à réclamer au contraire leur annexion. Les uns et les autres avancent des arguments stratégiques. Mais les "représentations", la symbolique, ne sont pas moins importantes. Rejeter les "territoires", c’est prendre ses distances avec la Bible, la Torah, le judaïsme traditionnel, toute forme de populisme, s’orienter vers une plus grande laïcité ; inversement, militer pour leur rattachement à Israël, c’est revenir aux sources nationales et religieuses, réaffirmer la singularité d’un destin collectif. Les "colombes", favorables à un retrait se définissent comme des "israéliens d’abord", "juifs" ensuite ; les "faucons", à l’inverse comme "juifs" et ensuite – ou donc – "israéliens".[75]» To be or not to be « normal » : telle était la question ; la politique depuis 1967 a consisté à ne pas trancher, tout en avançant dans le territoire en peau de chagrin des Palestiniens ; à annexer, coloniser, bombarder, exécuter, et à accuser les autorités palestiniennes de vouloir « rayer Israël de la carte », comme si ceux-ci avaient le plus petit soupçon de capacité à y parvenir. Pour pouvoir concilier tout et son contraire, Israël devait s’abstenir de se doter d’une Constitution, et avancer sur fond de désordre législatif propice à tous les rapts, à toutes les impunités.

L’on retrouve là les deux visions portées par les deux pères fondateurs du sionisme, celle de gauche de Théodore Herzl et de David Ben Gourion ; celle de droite, radicale, de Zeev Vladimir Jabotinsky, qui énonça la stratégie machiavélique qu’ont adoptée depuis tous les extrémistes : « On fait la paix avec celui qui est prêt à se battre pour sa terre. On fait la guerre à celui veut céder sa terre. » Guerre et paix entre Juifs s’entend, c’est-à-dire une guerre civile permanente ; qui ne peut se justifier que si la menace fantôme trône au-dessus de leur tête : celle de voir Israël disparaître. Et si ce péril cesse d’exister, il faut l’inventer. C’est de la sorte qu’est né le Djihad islamique de Cheikh Hussein, créé avec la bénédiction du Mossad pour neutraliser les initiatives de paix des laïcs de l’OLP. Le credo interne se double d’un autre en miroir, non dit : «Paix armée avec l’ennemi palestinien qui veut se battre pour sa terre. Guerre contre celui qui veut la paix.» Stratégie du chaos, de l’impossible paix, qui trouvera un grand écho dans un monde sortant de la bipolarité pour plonger dans celui, impérialiste, de la loi du plus fort : on la verra à l’œuvre dans de nombreux pays, avec l’Algérie comme laboratoire de l’islamisme radical, et, surtout, portée par l’Empire du chaos : les États-Unis d’Amérique.

Sommairement, au quotidien, une gauche qui s’effrite, une droite qui se radicalise… Deux tendances de moins en moins discernables, qu’arbitrent les religieux ultra-orthodoxes ; lesquels, chemin faisant, adoptent les pragmatismes terrestres des colons les plus zélés. Les colombes s’en vont vers d’autres cieux ; les laïcs stagnent ; les religieux prolifèrent en faisant des enfants éduqués selon les rites les plus rétrogrades. Le rapport de force démographique penche en faveur des « faucons », dans un environnement où les Arabes palestiniens, natalité galopante égale oblige, sont voués à devenir majoritaires. Tandis que la colonisation fait rage, le piège se referme sur Israël. Progressant inexorablement vers le fond du tunnel, comme dans une secte de plus en plus apocalyptique, les dirigeants israéliens entraînent leur pays vers l’impasse. La fuite en avant ; après, on verra.

Après, se situera dans un monde devenu fou, de guerre mondiale civile sur le point d’éclater, de climat sur le point de se détraquer, d’eau qui viendra à manquer, l’atmosphère qui sera devenue irrespirable, etc. Un contexte débarrassé du poids de la politique, des conventions, un contexte de guerre «mondiale», où les Israéliens disposent maintenant de sérieux atouts. Les autorités palestiniennes, acculées elles aussi, sans aucun allié arabe pour leur tendre la perche, s’enfoncent de la même manière. Leur planche de salut à eux, la démocratie ; qui leur redonnera l’ascendant eu égard à leur taux de fécondité à faire frémir un utérus dès sa propre gestation. Une « démogracie » en quelque sorte. Deux options, une issue identique : dans un seul État où ils domineraient par le nombre ; dans deux États où, débarrassé des démons arabes, Israël sera confronté aux siens. Dans un cas comme dans l’autre, les perspectives pour les Juifs sont sombres, au cœur d’un espace où les religieux ont pris le dessus. Mais il y aurait une option plus probable, qui laisserait l’ascendant aux Juifs, dans un Israël devenu une tyrannie militaro-religieuse affranchie des jalons de l’humanité. Sans doute est-ce le rêve secret de Sansal ; c’est le cauchemar de Grossman.

Le cauchemar des leaders israéliens : la paix

C’est Menahem Begin, père fondateur avec l’Irgoun du terrorisme en Palestine, qui, devenu Premier ministre, engage son pays dans le sillon du «Grand Israël» ; et donc vers une guerre sans fin. Yitshak Rabbin militera pour la paix. Il sera assassiné par un extrémiste religieux juif. Il ne reste alors sur le terrain politique que des «faucons» ; le peuple de gauche est resté orphelin, obligé de mener des actions symboliques pour maintenir le fil ténu de l’espérance. C’est cette tendance humaniste, laïque, démocratie, universelle qu’incarne le combat de David Grossman ; et il s’allie avec l’un des sionistes les plus forcenés que le « monde arabe » pouvait produire : Boualem Sansal… Tandis que les leaders israéliens élaborent des stratégies de guerre et de paix, leurs homologues arabes s’arment contre leurs propres peuples. Et les intellectuels algériens aiguisent leurs épées à tremper dans le sang des leurs, en empochant le salaire infâme de leurs trahisons. Nous allons examiner quelques autres domaines où les élites toxiques exposent leurs fumeuses théories pseudo-philosémites ; grâce à l’éclairage de quelques auteurs juifs à la probité indiscutable, que l’on peut à juste titre qualifier de Lumières, dans un monde taillé pour les faiseurs de ténèbres.

Le monde, et avec lui beaucoup de Juifs, vivait dans la certitude que les israéliens n’aspiraient qu’à vivre en paix et que les Arabes, déterminés à rayer Israël de la carte, étaient l’obstacle. La rhétorique voulait que les uns tendaient la main et que les autres s’obstinaient à la dédaigner. Et tout dans les airs soutenait ces apparences. Incapables de gagner une guerre contre Israël, inaptes à faire la paix avec les Juifs, de plus en plus honnis de leur propre peuple, les dirigeants arabes n’avaient plus qu’une posture de repli : se poser comme remparts contre un ennemi diabolique : le terrorisme islamique. Les pays arabes sont ce que sont leurs dirigeants ; ils sont incapables de s’unir ; ils forment donc une kyrielle de dynamiques politiques hétéroclites, mues – outre par une corruption fondamentale – de main de fer par des services de renseignements, qui ne répugnent pas à jouer de la gégène. Ils savent surtout enrayer à l’embryon toute dynamique libératrice et engendrer des groupes terroristes les plus invraisemblables. Peu importe puisqu’il se trouvera des Sansal bien dotés pour donner crédit aux plus incroyables impostures.

L’idée qu’Israël est devenu indestructible a fait son chemin dans l’esprit des dirigeants de l’OLP ; le partage équitable de cette terre entre les deux peuples s’est imposé à eux comme la seule solution humainement acceptable. Régler le conflit israélo-palestinien est dès lors devenu une affaire de techniciens et de diplomates au bon cœur. Mais… la paix advenant, les Israéliens perdraient le ciment de leur unité, le péril de l’extermination. Ils seraient «en danger de paix[76]». Et les Arabes n’auraient plus l’alibi de l’«écharde» juive dans l’œil de l’Islam. C’est le statu quo mondial qui s’en trouverait ébranlé. Sinon les peuples négligeables, la paix n’arrange personne.

L’ennemi objectif de tous ces pouvoirs épars : les peuples. Ne pouvant leur mener la guerre ouvertement, ceux-ci devaient trouver une cible sur laquelle tout le monde pourra s’accorder, qui neutralisera par ricochet toute perspective de paix. Et les dictateurs arabes – bien conseillés – ont compris que le seul biais pour se maintenir en place impose d’habiller cet ennemi des couleurs de l’Islam, fourre-tout indémêlable pour l’identité, la dignité, la langue, les us, la politique, la volonté d’en découdre, d’épancher sa haine, le désir de justice, d’équité, de respect, de se garantir les délices d’un Paradis gorgé de miel, de lait et de vierges soumises à n’en plus savoir laquelle dorloter, etc.

charte Hamas
Charte du Hamas

 

Être installés aux premières loges ? Les islamistes n’en demandaient pas tant. Ils seront l’ennemi d’Israël, à maintenir sous la menace d’un holocauste factice pour l’éternité ; ils seront l’ennemi des dictateurs arabes, qui hériteront du statut d’avant-postes de la lutte contre le terrorisme, pour préserver les Occidentaux en Occident, et « les petites filles qui veulent se mettre du vernis sur les doigts » en Orient. Prix à payer ? Minime : maintenir les peuples dans la crainte et la précarité permanentes, dans la pauvreté matérielle et intellectuelle, dans le désœuvrement mental, dans l’ignorance, pour rallier aux intégristes des troupes nombreuses ; et construire des mosquées, une par quartier au moins, où Dieu a enjoint d’aller se réunir tous les vendredis, sinon tous les jours, comme lieux de culture et d’agitation. Tout le reste est affaire de politique, de manipulation ; de « réformes », dirait-on aujourd’hui. Dans tout ce tumulte calculé, il y a une part négligeable de religion ; il suffit de la monter en épingle et d’en faire un tout. L’islamisme, la lutte antiterroriste, les attentats, la « guerre civile » simulée. Nous l’avons vu à l’œuvre en Algérie, en Irak, en Afghanistan, en Syrie, en Libye, au Sahel, en Turquie, en Égypte. La géostratégie des « dominos ». Et le Hamas, le Hezbollah, le Djihad islamique, etc., seront les forces religieuses qui rendront impossible la paix en Palestine. Les GIA ont été créés par les services secrets algériens pour offrir à leur armée le statut de rempart contre la « talibanisation » du pays ; Le Djihad islamique est né selon les mêmes procédés, pour les mêmes objectifs.

S’agit-il d’un complot ?

Les pentes douces de la décadence

Il n’y a pas besoin de complot pour que dix escrocs épars aient la même idée d’escroquer ; c’est dans leur nature. Les convergences et les synergies s’opèrent d’elles-mêmes. Surtout si un acteur majeur sert de catalyseur à toutes les forfaitures. Escroquer n’est alors plus un crime dont les acteurs se défendent : c’est un sésame qui ouvre toutes les portes. Cet acteur majeur, ce sont les États-Unis d’Amérique, l’« empire du chaos », que Sansal et Cyrulnik dépeignent comme l’incarnation du Bien, quoiqu’un tantinet « coquin ». Quand il y a un incendie, on peut l’étouffer en lui retirant son carburant ; ou l’attiser en y insufflant un accélérateur. Mais, comme l’explique Alain Joxe dans son Amérique mercenaire, il importe pour qui « n’accepte pas la domination d’une certaine Amérique, celle de Reagan et celle de Bush [celle d’Obama et celle de Trump], de bien comprendre qu’une Amérique en cache nécessairement plusieurs autres […]. » Là, ni plus ni moins qu’ailleurs, il y a les élites, et il y a le peuple. En guerre les unes contre l’autre. Les élites US avaient naguère un ennemi d’où procédait leur légitimité : le communisme ; sans lui, elles aussi devaient soit renoncer à leur prédominance et offrir à leur peuple la démocratie à laquelle il aspire, soit trouver un ennemi de substitution. L’Islam sera celui-là.

  • C’est ainsi que, du milieu des années 1960 à la fin des années 1980, le monde a basculé d’une bipolarité USA-URSS vers une géopolitique du chaos ; avec l’islamisme politique comme pôle d’attraction dans un monde de «mondialisation » débarrassé de la contrainte des frontières, de la souveraineté nationale. La qualité d’un ouvrage se mesure, nous l’avons vu avec Philippe Delmas, avec l’âge. Celui d’Alain Joxtats-Unis sont bien tête d’empire.[77]»

Au sortir de la guerre froide, l’URSS démantelée, les USA avaient compris qu’entre «affronter le fort» ou «attaquer le faible», il était plus aisé et plus rentable de concentrer les efforts «sur le monde musulman». Tête d’empire et pieds d’argile. «Trois facteurs permettent d’expliquer la fixation de l’Amérique sur cette religion qui est aussi une région. Chacun de ces facteurs renvoie à l’une des déficiences (idéologique, économique, militaire) de l’Amérique en termes de ressources impériales. – Le recul de l’universalisme idéologique conduit à une nouvelle intolérance concernant la question du statut de la femme dans le monde musulman ; – la chute de l’efficacité économique mène à une obsession du pétrole arabe ; – l’insuffisance militaire des États-Unis fait du monde musulman, dont la faiblesse en ce domaine est extrême, une cible préférentielle.[78]» C’est dans ce schéma que s’insère la proximité Israël-USA, l’un servant de « porte-avions » pour les buts néocolonialistes de l’autre.

Que l’on élargisse la focale ou qu’on la concentre, une évidence s’impose : la décadence est l’œuvre collective et délibérée des élites : arabes, juives, européennes, américaines ; les peuples qui en subissent les méfaits se réveillent ; et, partout dans le monde, s’élève le même péril islamiste qui paralyse leurs initiatives et renforce l’arsenal totalitaire au service des pouvoirs installés. Il n’y a pas besoin de se réunir dans des sites secrets pour définir une géostratégie commune pour débouter les peuples de leurs prétentions : celle-ci s’impose d’elle-même, comme par contagion, par osmose, par gangrène ; par gravitation.

Israël, soutenu par les USA, le «Satan  des peuples musulmans ; et, en miroir, le terrorisme islamiste comme empire du Mal en devenir. Le péril islamiste devient l’ennemi qui justifie la poursuite de l’occupation des terres palestiniennes pour Israël ; celui qui impose le maintien des dictatures militaires « stabilisatrices » pour les pays arabes ; celui qui légitime des guerres sur des théâtres lointains pour les puissances militaires occidentales, avec les USA comme gendarme de peu de moyens et d’engagement minimal. Au grand bonheur du complexe militaro-industriel américano-mondialisé.

L’émancipation des peuples ouvrirait la voie aux Juifs d’accéder à la «normalité», pour exprimer leur savoir-faire et leur esprit d’entreprise au profit des leurs et de leurs voisins, dans la paix et la sécurité ; l’émancipation des peuples abattrait en quelques mois les édifices corrompus et tortionnaires des pays arabes, pour offrir au citoyen le loisir de la liberté, de la dignité, de la prospérité ; l’émancipation mettrait fin au pillage des ressources pour les allouer à leurs légitimes propriétaires ; l’émancipation rendrait les arsenaux militaires obsolètes et ferait du complexe militaro-industriel une verrue dans la face de l’humanité ; l’émancipation rétablirait Sansal et autres imposteurs dans leur juste périmètre d’affreux opportunistes. Tout cela est possible et souhaitable. Mais les deux seuls protagonistes autorisés n’ont cure de la paix ; les uns fournissent les armes, reconstruisent les édifices qu’ils ont démolis, pillent le pétrole et tous les minerais disponibles ; les islamistes – par essence même de ce nouveau choc des civilisations simulé – étant les derniers invités à la table des négociations, il n’y a plus de paix envisageable. Et, bien sûr, pour lubrifier le tout, il y a des Sansal à la pelle, des Cyrulnik par brigades, qui pondent des coquilles vides et qui trouvent, dans un étrange univers, des lecteurs dociles pour acheter leurs œuvres corrompues.

  • Les quadratures sont impossibles à rationaliser… C’est cela qui les définit. Les islamistes terroristes ne sont que des épouvantails – parfois bien rémunérés pour agiter leurs bras : en Algérie, ils sont parlementaires – qui n’ont de pouvoir quasi nulle part au monde ; mais le statut leur convient à merveille, l’alternative étant leur relégation à un rang marginal, des étrangetés dans monde de joie, de paix, de justice, de liberté. Les élites médiatiques expliquent pourtant qu’ils sont sur le point de conquérir le monde, qu’ils sont en passe de réaliser « le grand remplacement » des peuples blancs d’Europe, grâce à leurs testicules féconds. Peut-on convaincre les islamistes que le salut de l’humanité passe par leur reddition au moment où tout annonce leur triomphe (inatteignable) imminent ? Comme pour Israël en 1967, la griserie de la victoire annoncée est mauvaise conseillère. Tout le reste n’est que filouteries politiques, géostratégies de petite mais efficace facture. La démocratie est le fléau ultime pour les islamistes radicaux, pour les tyrannies d’Orient, du Sud et de l’Est, pour les pouvoirs occidentaux, pour les oligarchies de tous ordres. Il suffit que les faux ennemis se coalisent pour maintenir en suspens ce faux péril, commun et réciproque ; et collaborent à l’élimination de toute dynamique œuvrant pour la démocratie, la libération, l’indépendance, la souveraineté, l’émancipation des peuples.

Les prophéties auto-réalisatrices ont hélas une tendance fâcheuse à déborder les périmètres prédits par leurs oracles. La solution radicale, spectaculaire, s’impose alors : l’assassinat pédagogique.

À la solution de la quadrature, les Arabes et les Juifs sont tenus ;
en attendant, ils se font la guerre

Au cours du dernier siècle, Anouar al-Sadate a été le premier leader arabe à avoir voulu couper le nœud gordien, en faisant le premier pas révolutionnaire vers la paix. À la surprise générale, il se rendit en Israël, sans « préalable » ni palabre. Il fut accueilli par Menahem Begin dans un silence glacé. Ce geste de bonne volonté contrariait toute la stratégie des sionistes déjà engagés dans un programme de colonisation sans frein. Sadate, l’empêcheur de mener une guerre sans fin en rond, devait disparaître ; et, comme il se doit, les Frères musulmans, étonnamment libres, feront le job ; dans un pays où les Moukhabarat contrôlent les moindres palpitations des Égyptiens, les islamistes trouveront les armes et les sauf-conduits, dans un défilé militaire, jusqu’au pied de l’estrade officielle. Une rafale et puis s’en va. Anouar al-Sadate est assassiné en direct. Houari Boumediene, revenu de ses délires despotiques, a voulu rendre le pouvoir au peuple : il a été empoisonné par ceux qui lui succéderont. Mohammed Boudiaf, qui voulait libérer les Algériens de leur joug militaire, sera exécuté devant les caméras ; « paix » était son dernier souffle ; Yitshak Rabin, qui voulait la paix pour les Israéliens et les Palestiniens, connaîtra le même sort. Yasser Arafat a, selon toute vraisemblance, été empoisonné. Autant de trajectoires vers la paix, stoppées par le venin, biologique ou religieux, par des mains mal inspirées, plus ou moins bien manipulées.

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Anouar al Sadate avec Jimmy Carter et Menahem Beghin

Sadate, vain pionnier de la paix. Devant un tel geste, l’Égypte devait être payée en retour des territoires du Sinaï perdus durant la guerre des Six jours ; puis la page est tournée. Hosni Moubarak, l’homme du Pentagone, est en place. Le ralliement des dirigeants arabes à ceux de l’État hébreu, navire amiral des USA, se déroule ensuite comme une indécelable lame de fond : Irak, Jordanie, Arabie saoudite, toutes les monarchies du Golfe, pays maghrébins. Il restait les impuissants Palestiniens, qui iront de concession en concession, sans jamais rien obtenir en retour. Yasser Arafat aura beau proclamer urbi et orbi que le projet de chasser les Juifs de Palestine était «caduque», la colonisation redouble d’ardeur, laissant aux Palestiniens l’impression d’être les dindons d’une immense farce. Qu’ils acceptent les plans qui leur sont proposés, et leurs concessions entrent immédiatement dans les faits, tandis que celles de leurs homologues israéliens restent lettre morte ; qu’ils les refusent et les voilà apportant la preuve de leur refus de la paix et de leur mortelle intransigeance.

Il y eut dans le ciel ténébreux une éclaircie. Sous le patronage de Bill Clinton, les pourparlers conduisirent Yasser Arafat et Yitshak Rabbin à la mémorable poignée de main sur le perron de la Maison Blanche. Avec l’assassinat du leader travailliste, c’est toute l’aile humaniste du pouvoir israélien qui est décapitée. Mais, dans l’ombre, des hommes de bonne volonté des deux côtés continuent à avancer sur le chemin de la concorde. L’accord dit d’Oslo est prêt ; il ne reste qu’à le faire adopter par le pouvoir politique : Ehud Barak et Yasser Arafat. Mais le monde a bien changé en peu de temps. Comme partout ailleurs, la gauche occupe désormais la place de la droite et cette dernière est devenue extrême. Tout travailliste qu’il se proclame, Ehud Barak est un «faucon» déterminé à pousser la colonisation plus loin que ce que ses homologues du Likoud ont déjà opéré de façon brutale.

Cette histoire complexe, où le machiavélisme et à l’arsenal de la terreur des uns répondent aux jets de cailloux des autres, Boualem Sansal et Boris Cyrulnik la réduisent à l’entêtement des Arabes à vouloir effacer les Juifs de la face de la terre ; lesquels Juifs sont par hypothèse placés dans des dispositions de bienveillante neutralité : «Quand Barack Obama et Yasser Arafat étaient à un cheveu de la paix, il ne restait plus qu’à régler le problème du Mont du Temple. Obama avait estimé, avec l’accord de l’NESCO, que la question ne serait réglée ni par les Juifs ni par les Palestiniens, du fait du caractère plurithéiste du lieu. Pour le président américain, c’est à l’UNESCO qu’il appartient de proposer une solution. Arafat a refusé en disant : "C’est à Dieu de décider ! "Voilà qui signifie clairement que personne ne veut la paix au Proche-Orient.» Personne à lire comme synonyme de Palestiniens. À ce raccourci de Cyrulnik, Sansal acquiesce et surenchérit : « On dirait que l’UNESCO n’est plus qu’une annexe de l’ALESCO – instance chargée de l’éducation, la culture et la science dépendant de la ligue arabe – : les pays arabes y font la pluie et le beau temps. » Pour Sansal, la « tare » palestinienne doit se propager au monde « arabe » comme l’huile sur un buvard. Sauf que…

  • À moins d’en passer par «les mathématiques du chaos, les théories quantiques et relativistes, [qui] nous amènent à penser la violence et la paix, et tout le reste, le temps, l’espace et l’identité, sur des plans infiniment différents du plancher des vaches qui est notre plan de vie», comme dirait Sansal, en ajoutant les effets spéciaux et les procédés d’incrustation virtuelle des studios hollywoodiens, toutes manipulations techniques auxquelles il faut conjuguer le concours de tous les prophètes du Mont du Temple, ce que vient d’énoncer Cyrulnik comme une évidence est tout bonnement impossible ! Impossible… et donc faux. Comment en effet distordre le continuum espace-temps et concrétiser une rencontre entre Yasser Arafat, mort en 2004, et Barack Obama, sorti du néant en 2008 pour devenir président en 2009 ? Une recherche documentaire sur le sujet, dans la littérature foisonnante sur le conflit israélo-palestinien, pour une occurrence de cette controverse ou simplement sur l’expression «c’est à Dieu de décider , fait chou blanc. Un seul résultat : le livre de Sansal et de Cyrulnik.

Ce serait une erreur, et peut-être même le piège tendu par les auteurs (les gesticulations et les écrans de fumée d’un illusionniste), de se concentrer sur cet inconcevable anachronisme. Car la réalité du conflit est indéniable et se contenter de le survoler est aussi grave que de s’aligner sur les tonalités des jusqu’au-boutistes. Et ce que tendent à démontrer ces deux auteurs faussaires, c’est qu’Arafat a torpillé les pourparlers, car il ne souhaite pas la paix. Cela correspond exactement à la propagande du Likoud et des lobbys extrémistes en Israël et dans la diaspora : mettre sur le dos des Palestiniens tous les blocages, tous les handicaps à la paix, et justifier mezza voce le traitement inhumain qui leur est réservé. Pour les auteurs, il s’agit de documenter la paix impossible en Méditerranée, ramenée à son périmètre congru : Israël. Mais pas l’Israël de 1948, qui était pourtant, au sortir de la Shoah, une bénédiction pour les Juifs de l’époque ; pas même celui de 1967, qui taillait dans le vif du territoire alloué aux Palestiniens ; pas davantage Israël tel qu’il s’est constitué en annexant à tout va an après an… Non, un Israël étendu à des frontières qu’il faudra chercher dans la Bible.

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Yasser Arafat et Uri Avnery

Avant d’examiner les initiatives des Juifs sincèrement dédiés à la paix, voyons quelle était la stratégie des élites politiques constituée d’un Likoud radicalisé et d’un parti travailliste devenu «une sorte de Likoud-bis», comme le décrit «Uri Avnery, ancien député et figure du Bloc de la paix (Goush Shalom) […]» pour qui «celui qui a le plus creusé [la] tombe [de la gauche] est Shimon Peres. Il en a été le principal représentant tout en se comportant comme le propagandiste en chef d’Ariel Sharon à travers le monde entier.[79]»

Pour d’autres, c’est Ehud Barak qui «a plongé la gauche israélienne dans les ténèbres» ; l’on peut dire qu’il s’agit là d’une œuvre collective d’une élite qui se défend tant de représenter un pays «normal» qu’elle l’a plongé dans une autre normalité : celle de la corruption, matérielle, religieuse, morale, éthique. «Les services de presse et de communication de l’État, dotés de moyens financiers énormes, n’avaient qu’une mission : faire croire que les Palestiniens ne jouaient pas le jeu. […] Ce groupe concevait le processus d’Oslo comme devant, à terme, mener à l’effondrement d’Arafat et de l’OLP. […] Les militaires israéliens, même d’obédience travailliste, ne demandaient qu’une chose : réoccuper les territoires. Officiellement "pour mieux les contrôler et assurer la sécurité d’Israël", en fait, avec pour objectif l’effondrement du pouvoir palestinien laïc. […] De surcroît, en cas de prise de pouvoir par les "Palestiniens religieux", il serait plus aisé de justifier les "actions militaires" si l’ennemi se présentait comme "une organisation islamiste fanatique."[80]» On reconnaît là la stratégie de l’ennemi terrorisme «islamiste» commode. Détruire toute formation laïque, démocrate, de justice sociale ; et faire émerger des extrémistes religieux s’il y a des candidats ; maquiller, s’il n’y en a pas, des militaires en salafistes apocalyptiques – Hijra wa Takfir –, pour ensuite les combattre, enregistrer des victoires et des revers, dans une guerre sans fin. Voilà l’empire du chaos qui « laisse » sa géostratégie morbide se dérouler au jour le jour, comme la gravitation retient les objets bien ancrés au sol…

Il n’est ainsi laissé aux peuples arabes ni le temps ni les latitudes de réfléchir à la démocratie ; ils s’efforcent de rester vivants, dans une «guerre civile» simulée qui masque la vraie guerre militaire que leurs mènent leurs élites. Les Palestiniens assistent impuissants au dépeçage de leur territoire. «Malgré les accords, Israël poursuivait imperturbablement la construction de nouvelles colonies sur des terres palestiniennes. Les Arabes hurlaient à la trahison et Yasser Arafat était obligé d’effectuer un grand écart politique, de plus en plus périlleux, face aux dirigeants de l’OLP. […] L’échec ne venait pas d’un irrédentisme palestinien, mais du fait que, malgré leur supériorité écrasante, les Israéliens violaient et remettaient systématiquement en cause les textes qu’ils avaient eux-mêmes conclus en les transformant, après signature, en accords conditionnels, et ce avec la bénédiction des Américains. […]

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  • C’est dans ce cadre qu’Israéliens et Palestiniens se retrouvèrent avec Bill Clinton, en juillet 2000, à Camp David. […] Les discussions furent très vite bloquées. Elles furent surtout révélatrices du gouffre qui existait dans les méthodes de travail des uns et des autres. Chaque membre de la délégation israélienne avait un ordinateur portable à sa disposition, relié, par réseau Internet, à des banques de données, et toute une pile de CD-Rom contenant des logiciels de simulation, cartographiques, de calcul, de projections et d’études psychologiques sur tous les membres de la délégation palestinienne. Ces derniers, pour leur part, notaient sur de petits carnets, au crayon noir, les détails des discussions. […] Barak, la veille de son départ, ordonna à Tel-Aviv de lancer une campagne médiatique mondiale – préparée avant le sommet – sur le thème : "Israël a tout donné, Arafat a refusé. Pire, il n’a fait aucune concession, adoptant une attitude sans compromis, révélatrice de son refus de vivre en paix avec l’État hébreu." […] Une alliance objective se dessina alors entre les propos d’Ehud Barak, Premier ministre travailliste, et les positions que prenait Ariel Sharon, le leader de l’opposition du Likoud […]. Leur objectif commun était de détruire totalement toute option politique à la problématique palestinienne. "Nous n’avons pas d’interlocuteur pour parler de paix." Ce slogan fut décliné sur tous les tons par les deux hommes. […] Le 28 septembre 2000, Ariel Sharon, "pour démontrer qu’il était partout chez lui en Israël", monta sur l’Ahram al-Sharif, l’esplanade de la Mosquée, protégé par des dizaines de soldats et de policiers. […] La seconde Intifada commençait.[81]» Les caméras du monde passent en boucle les bombardements, les scènes effroyables d’enfants gisant dans la douleur, agonisant sur des brancards de fortune, dans des hôpitaux éventrés. Autant de victoires de l’armée israélienne que l’opinion internationale commence à voir d’un œil mauvais. Et dans cette opinion, des Juifs, effondrés de l’image que donne d’eux une élite entrée en démence.

La réalité de l’intransigeance palestinienne ? «[…] L’histoire de l’échec de Camp David 2000 n’est pas tout à fait celle qu’Ehud Barak et ses conseillers ont racontée quelques jours plus tard. Plusieurs observateurs informés aux meilleures sources ont pu confirmer que l’"offre" israélienne prétendument "rejetée" par la partie palestinienne n’était pas si "généreuse" que cela. Qu’il n’avait ainsi jamais été proposé 91 % de la Cisjordanie pour établir le futur État palestiniens. Et que le chef du gouvernement travailliste avait fait le pari d’un non-accord pour préparer les élections législatives de janvier 2001 qu’il a finalement perdues, face au Likoud et à son patron Ariel Sharon. Dans Le Rêve brisé, Charles Enderlin révèle qu’Ehud Barak a téléphoné à Bill Clinton dans la nuit du 1er janvier 2001 : "Arafat veut conclure un accord avant que je quitte la Maison Blanche, il veut poursuivre la négociation", dit le président américain au Premier ministre israélien qui lui répond : "Arafat alimente la violence. Je dois dire la vérité à mon opinion publique, je n’ai pas l’intention de conclure un accord quelconque avant les élections".[82]» Mettre, comme Sansal, la faute sur Arafat est si pratique ; dans les médias, c’est un sauf-conduit. Auprès des éditeurs, c’est un sésame pour de solides à-valoir.

De si mauvaise volonté les Palestiniens ? Ce sommet n’est pas le début des pourparlers ; il est le couronnement d’un processus qui court depuis des années, mené par des hommes qui ne cherchent pas la lumière ; un processus qui devait être signé officiellement et donner le coup d’envoi d’une paix réelle. Et les Palestiniens ont plus que fait leur part du chemin. En 1997, «un "accord de sécurité" avait été signé entre Israël et l’Autorité palestinienne, sous les auspices du chef de l’antenne de la CIA à Tel-Aviv, Stan Muskovitz. Cet accord confiait à Arafat une participation active à la sécurité de l’Etat hébreu, pour combattre "les terroristes", les bases terroristes, et les conditions environnementales menant au "soutien au terrorisme", en coopération avec Israël, y compris sous la forme d’"échange mutuel d’informations, d’idées et de coopération militaire". Les services de sécurité de Arafat s’en étaient fidèlement acquittés, par l’assassinat de terroristes du Hamas (déguisés en "accidents"), et par l’arrestation de ses dirigeants politiques.[83]» Ils n’obtinrent en retour que colonisation exacerbée. L’OLP a accepté de se transformer en force supplétive de la sécurité d’Israël… et Arafat sera récompensé en étant bientôt emprisonné dans les ruines de son bureau, après avoir échappé à un bombardement de la Moukata, siège de son autorité. L’extrême droite israélienne exulte. Un désespoir plus profond que jamais s’empare des Palestiniens. Qu’ont gagné les Juifs dans cette fuite en avant ? Qu’est devenue « l’âme juive » maintenant qu’elle trône au sommet d’une puissance économique, militaire et sécuritaire incontestée ?

La prostitution des valeurs du judaïsme

«Le sionisme est mort, la nation israélienne n’est plus aujourd’hui qu’un amas informe de corruption, d’oppression et d’injustice […] cinglait en 2003 l’ancien président de la Knesset et de l’Agence juive Abraham Burg. L’opposition s’est évanouie, seuls nos échecs sont retentissants […] Il faut une alternative d’espérance à la mise en ruine du sionisme et de ses valeurs par ses démolisseurs muets, aveugles, et démunis de toute sensibilité.[84]»

Les voix juives pour dénoncer la décente aux enfers de ce pays, qu’ils y vivent ou qu’ils soient de la diaspora, sont nombreuses, mais noyées dans le vacarme des bombes, des surenchères et des propagandes. Le 3 mai 2010, un collectif de personnalités et d’associations de confession juive, réuni au sein d’un groupe appelé J Call, rédige un texte alarmiste : «[…] C’est pourquoi nous avons décidé de nous mobiliser autour des principes suivants : 1) L’avenir d’Israël passe nécessairement par l’établissement d’une paix avec le peuple palestinien selon le principe "deux peuples, deux États". Nous le savons tous, il y a urgence. Bientôt, Israël sera confronté à une alternative désastreuse : soit devenir un État où les Juifs seraient minoritaires dans leur propre pays ; soit mettre en place un régime qui déshonorerait Israël et le transformerait en une arène de guerre civile. […] 3) Si la décision ultime appartient au peuple souverain d’Israël, la solidarité des Juifs de la diaspora leur impose d’œuvrer pour que cette décision soit la bonne. L’alignement systématique sur la politique du gouvernement israélien est dangereux, car il va à l’encontre des intérêts véritables de l’État d’Israël.» L’alignement quasi obscène de Sansal et de Cyrulnik sur la politique du Likoud est «dangereux» pour Israël, et ce sont des Juifs qui le disent.

  • L’histoire de la diaspora juive dans le monde est tumultueuse. Face aux tiraillements et à des divergences inconciliables, les Juifs installés aux USA – le plus fort lobby pro-israélien du monde – abandonnent dans les années 1960 leurs rêves d’inspirer l’humanité par le bienfait, et s’accordent sur l’a minima d’un soutien à la sécurité d’Israël «à tout prix». Autour de ce dénominateur commun, s’enclenche une dynamique qui éloigne les meilleures volontés et réduit peu à peu les instances représentatives et à une concentration d’activistes radicaux[85]. Toute parole dissidente est accueillie par l’anathème et l’accusation d’antisémitisme. «À Brooklyn, à Dallas, à Paris, à Jérusalem, il suffit de dire "Judée et Samarie" pour frémir. Le Messie, symbole de l’espérance juive, n’est plus à venir : il vient !» déplore Martine Gozlan. Face à la passion, à la «volonté divin», que vaut la parole d’une humaniste attendrie par la douleur d’une famille palestinienne expulsée de sa maison, jetée à la rue par un commando surarmé ? Ceux qui, à l’instar de Boualem Sansal, savent entonner ces mots magiques : «Judée et Samarie». Ceux-là sont accueillis en stars et on leur propose de publier des livres quand bien même ils n’auraient rien à écrire ; de s’exprimer en tribune en dépit du fait qu’ils n’ont rien à dire ; de coprésider des rassemblements pour la paix alors qu’ils s’évertuent à proclamer être les tout derniers à y croire.

Martine Gozlan
Martine Gozlan

«Le messianisme, en ses contours imprécis, était une dynamique, le secret de l’énergie juive : dévoyé, déformé, il se transforme en dynamite, s’inquiète encore Martine Gozlan. L’arbre de vie devient un arbre de mort. Une mystique vénéneuse fond sur Israël à la vitesse de l’éclair. Elle relègue aux oubliettes de l’Histoire juive les éclaireurs d’hier, les libéraux, les universalistes, ceux pour qui le judaïsme était passage de l’esclavage à la liberté, refus radical de l’oppression pour soi comme pour les autres. Devant cette trahison, une part d’Israël a mal : "La prostitution des valeurs du judaïsme consiste à se servir d’elles comme couverture pour satisfaire des pulsions", rageait le philosophe Yeshayahou Leibowitz. Cet imprécateur magnifique, disparu en 1994, ardemment patriote et religieux, rejetait de toute son âme la colonisation. Il avait même refusé le prix Israël que voulait lui remettre Ytzhak Rabin pour l’ensemble de son œuvre. C’est qu’il ne pardonnait pas aux travaillistes d’avoir lancé la colonisation des territoires. […] "La reconstruction du Temple n’a aucun rapport avec la réalité de la religion juive ! disait-il. Tous ces fumistes qui étudient comment fabriquer les habits de grands prêtres, au lieu de consacrer leurs réflexions et leurs efforts à la place et à la condition de la femme dans notre monde, constituent un signe de la dégénérescence du judaïsme."[86]»

Le mot «prostitution» est fort et «dégénérescence» est une ruine de l’âme humaine, juive ou non. Ils commencent à devenir récurrents dans la bouche d’orateurs inquiets. «En Israël, il n’y a plus de débat d’idées… La politique s’est en quelque sorte prostituée, et en se prostituant, elle a perdu le respect des citoyens… Le danger que court la démocratie israélienne aujourd’hui est plus grave que jamais.[87]». Les mots sont durs et ils sont de l’historien Zeev Stemhell. Après de longues années de sidération face à l’intransigeance des leaders au sein de la diaspora, les initiatives pour ramener leurs coreligionnaires à plus de raison se sont multipliées. Mais – c’est le propre des nations sûres de leur force que de se passer de solidarités encombrantes –, entre les adeptes de la paix et les jusqu’au-boutistes de la trempe de Boualem Sansal, il ne peut sortir qu’un vainqueur. La sécurité d’Israël n’étant plus en jeu, le combat devient de basse politique et, entre deux bombardements, une guerre civile qui se cantonne pour l’instant à l’épée de la plume dans les plaies des proscrits. Dans ces circonstances, la raison et les arguments de la démocratie plient souvent sous les coups de boutoir des extrémistes, des fondamentalistes portant le masque qui, c’est un comble, des valeurs universelles, qui de la laïcité.

Boualem Sansal, membre de la Tente juive

En 2011, une conférence se tient pour débattre de la légitimité à critiquer Israël ; non pas comme se la pose le goy Pascal Boniface[88] dans son livre dédié à la question, mais entre Juifs militants. «D’un côté, Jeremy Ben-Ami, le fondateur aux États-Unis de "J Street" ("la rue juive"), le lobby juif récent qui se veut tout à la fois "pro-israélien", "pro-paix", et "pro-deux-États". J Street a été conçu comme l’alternative au puissant lobby conservateur AIPAC dont les valeurs sont proches de celles du Likoud. […]

De l’autre côté, l’organisation porte-parole des communautés implantées en "Judée et Samarie" […]. Yesha chapeaute tous ceux qui vivent de l’autre côté de la ligne verte […]. La Conférence du président se targue d’évoquer les sujets qui fâchent, tout au moins au niveau théorique. On pouvait donc s’attendre à ce qu’il y ait un vrai débat politique pour ou contre la politique du gouvernement à l’égard des Palestiniens. Il n’en fut rien […]. Le fondateur de J. Street évoqua l’iceberg contre lequel se dirigeait le Titanic israélien avec sa politique palestinienne, en réitérant le besoin vital d’Israël de créer deux États le plus rapidement possible. […] Ses mots tombèrent dans le vide. Le génie du représentant des habitants de "Judée et Samarie" fut de ne jamais répondre à cette problématique mais de se lancer dans une vaste et belle évocation de la tente juive. Une tente qui, souligna-t-il, pouvait accueillir même ceux qui critiquaient la politique du pays, s’ils possédaient cet "amour d’Israël" qui est le fondement même du peuple juif.

Sans cet amour d’Israël, point de salut. Il allait de soi, aux yeux du porte-parole de "Judée et de Samarie", que le juge Goldstone, qui avait dirigé l’enquête internationale sur l’opération "Plomb durci" de l’armée israélienne à Gaza, s’était de lui-même exclu de la tente, car son rapport avait aidé le Hamas. Le fondateur de J Street, en revanche, aux dires de M. Dayan, avait eu droit de cité dans la tente à ses débuts. Mais il était tombé en disgrâce quand il avait essayé de convaincre les membres du Congrès américain de ne pas suivre automatiquement les consignes du lobby AIPAC et de soutenir le projet de paix de la communauté internationale. […] Et c’est ainsi que Dayan, un juif d’origines argentines […], s’arrogeait le droit d’exclure Ben-Ami de la tente juive. […] Dorloté par la métaphore de la tente, le public composé d’Israéliens et de leaders juif venus de la diaspora se déchaîna contre Jeremy Ben-Ami avec la subtilité d’une foule dans un cirque romain. […] Soudain, la tente juive, au pedigree millénaire, avait pris les allures d’un club politique privé avec ses propres conditions d’admission. On ne pouvait plus dissocier "la Judée et la Samarie" de l’Israël historique sans tomber dans le piège attrape-tout de la haine contre Israël. […] Pendant l’été, trois événements complétèrent ce débat autour de la tente. Jeremy Ben-Ami publia un livre intitulé A New Voice of Israël […] pour plaider la cause de J Street et la nécessité de créer deux États. La réaction des juifs opposés à J Street […] fut violente. J Street et son créateur furent accusés d’être des menteurs et des traîtres à la cause israélienne.[89]»

Si le juge Goldstone et Jeremy Ben-Ami sont non grata au sein de la tente juive, l’on peut dire que Boualem Sansal présente de nombreux atouts qui le qualifient à en être un membre indiscutable : «Je ne le crois pas, l’État juif ne pouvait être créé qu’en Palestine, en Judée et en Samarie : là sont les racines de son âme.» Il n’est pas impossible que l’on soit rentrés dans une ère étrange où la quadrature du cercle s’est doublée d’un cercle vicieux. C’est une gageure et pourtant les Arabes y sont tenus : ils doivent impérativement tendre la main à des Juifs, en Israël et au sein de la diaspora juive, pour favoriser l’émergence de forces contre lesquelles ils pourront ensuite se mesurer pour construire une paix viable. Encore faut-il que ces Juifs de bonne volonté, comme David Grossman, cessent de s’appuyer sur des bouées lestées de plomb de la trempe de Boualem Sansal… Boualem Sansal pour qui il n’y a d’Israël qu’Israël, avec la Judée et la Samarie comme ses prophètes, et Jérusalem comme capitale «propre», «bien pavée», avec des «arbres bien coiffés».

  • Bien des ouvrages ont été écrits sur le rêve brisé des accords d’Oslo. La plupart par des juifs que l’on ne peut taxer de nourrir quelque haine envers leurs coreligionnaires. Ils attestent clairement que Yasser Arafat a été baladé de bout en bout, dans une stratégie qui ne s’infirme pas depuis 1967 : forcer les Palestiniens dans un retranchement, pour définir un état des lieux considéré comme définitif sur les conquêtes israéliennes, laissant la partie palestinienne désarmée, dans une zone abandonnée à la convoitise des colons ; lesquels élargissent poche par poche le territoire que les Juifs orthodoxes et la droite considèrent comme leur, parce que Dieu en a voulu ainsi.

L’on pourrait cyniquement dire que les Juifs ont raison de vouloir souscrire aux injonctions divines qui leur dictent d’étendre leur espace vital, récupérer la Cisjordanie, le plateau du Golan, leur terre promise, sainte. Ils ont les moyens et la force, les complicités internationales, des supplétifs tels que Boualem Sansal à la pelle, et les outils de propagande pour parvenir à leurs fins. Mais que l’on n’aille pas faire croire qu’en agissant ainsi ils sont dans le camp de la paix, que c’est pour la sécurité d’Israël qu’ils militent. Les Palestiniens sont-ils exempts de reproches ? Comme tous les Arabes, ils doivent découvrir les vertus de la destinée individuelle, et toutes les libertés qu’elle autorise ; des libertés qui doivent faire force de loi ; en matière de religion, de politique, de culture, de mœurs et de goûts. L’Islam a hérité de bien des pans des Livres qui l’ont précédé ; il aurait gagné à faire la part belle à l’altérité que ceux-ci professaient. Mais les peuples arabes n’ont jamais été en position de réfléchir ensemble ; ils ont commencé à subir le joug de la tyrannie exacerbée, de la part de leurs propres leaders et de leurs ennemis étrangers, à l’époque même où les autres continents ont commencé à se libérer de leurs chaînes. Lorsqu’on a l’ascendant, les négociations sont nettement plus aisées.

Au-delà de cela, les erreurs des Palestiniens, Arafat en tête, sont nombreuses et l’une d’elles a été, au bord du précipice, d’accepter la perche que lui a tendue Saddam Hussein après avoir fondé l’espoir sur le soutien de l’Arabie saoudite, de l’Égypte de Hosni Moubarak qui conspirait dans son dos. La donne est l’une des plus complexes au monde, tant il y a d’acteurs aux intérêts divergents, d’ennemis, de faux amis, de fourbes, de traîtres, à la table des négociations. Mais s’il faut relever une interprétation, une seule, qui tient de l’absurde, elle prendrait cette forme-ci : «Yasser Arafat a dit non» à la paix. Et c’est celle que nous proposent Boualem Sansal et Boris Cyrulnik. La connaissance demande patience et longueur de temps ; une éthique irréprochable. La désinformation se suffit quant à elle d’un slogan, qui se passe de justification.

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Mais suivons le diable jusqu’à sa porte ! Quelles seraient au juste les limites de la «Terre promise» ? Prudent, ou peut-être un brin machiavélique, Dieu ne l’a pas précisé. Il laisse donc à ses élus expansionnistes le soin de repousser ses frontières. Elles n’ont rien à voir avec le désir des Juifs ordinaires qui aspirent à vivre en paix et dans la tranquillité, à dormir du sommeil du juste ; elles sont tout aussi éloignées des projets initiaux des Pères fondateurs d’Israël, qui désiraient une terre d’accueil pour les leurs et non une feuille de nénuphar pour les projets impérialistes de quelques faucons de l’administration US, du Pentagone et de la CIA : Richard Perle, Armitage, Libby, et leur projet «Clean Break» qui est aussi éloigné de la théorie du complot que la Syrie et l’Irak de la souveraineté pour leurs peuples.

Mais l’on peut, sans trop forcer, parvenir à la conclusion que, de l’Égypte d’où le pharaon les a chassés jusqu’aux confins de la Babylone ancienne, soit peu ou prou la Jordanie, l’Irak et la Syrie, sans compter la corne de l’Afrique et son Éthiopie, remontant jusqu’au Maghreb et ses peuplades juives qui repoussèrent jadis les invasions arabes, tout cet immense territoire est la propriété légitime promise à «l’âme» juive. Comment contester aux Juifs d’Algérie le droit divin de revendiquer les terres et les biens que certains d’entre eux possédaient avant les foutouhates islamiques ? Il y a là motif objectif à étendre la « terre promise » jusqu’aux confins des îles Canaries. Voilà les raisons, éloignées de la raison, qui rendent impossible la paix. Impossible parce que le but est la guerre et que ceux qui ont les pouvoirs et les moyens seraient promis à de déplorables fatalités si la paix revenait. Et pour masquer cette réalité, des hommes comme Boualem Sansal, Kamel Daoud, Yasmina Khadra, Mohammed Sifaoui, etc., sont rémunérés, promus, édités, interviewés, célébrés, pour dire noir quand la réalité est blanche et blanc quand les évidences montrent noir. Sansal n’est pas le chaperon blanc de la paix, c’est le chevalier noir de l’apocalypse.

  • Plutôt que de militer pour des législations sur les mensonges prononcés par des anonymes sur un insaisissable Internet, on devrait se pencher sur ceux écrits et signés par des écrivains de «l’establishment» tels que Sansal et Cyrulnik et qui énoncent d’immenses bobards ; non pas pour les interdire dans un monde de marché libre, mais pour y apposer, comme sur des paquets de cigarettes, la mention salvatrice : «Nuit gravement à la santé» mentale des lecteurs.

 

Grande cause, petite conclusion

Tura mi tefhemđ żrit, iγis-is d keččini
Toi qui te proclames savant, observe bien ! La fêlure, c’est toi.
Aït-Menguellat

Réfuter, continuer à réfuter, encore et encore ; ce peut être usant et vain quand une armée de faussaires est mise dans des conditions idéales, missionnée pour fausser, désinformer, mentir, miner la connaissance, troubler le sens. La vérité a mauvaise presse ; elle relève, disent certains éditorialistes, de «la tyrannie de la transparence». Une légende kabyle raconte comment un homme bon, pêcheur de son métier, s’est vu offrir par un génie sorti du néant de satisfaire pour lui un souhait, quel qu’il soit. Les besoins d’un Kabyle étaient sommaires et ses ambitions raisonnables ; si bien qu’au lieu de réclamer une montagne d’or qui lui aurait permis de pourvoir à tous ses besoins, il réclama une denrée prosaïquement utile.

C’était l’époque des caravanes montant du désert, traversant des espaces hostiles pour rapporter une matière essentielle : le sel indispensable à la conservation des denrées alimentaires, parmi lesquelles le poisson dont il avait fait métier. Une machine à fabriquer du sel, sur place, voilà qui ferait le bonheur de notre homme ; il n’aurait plus à se ruiner pour en acquérir et pourrait même gagner davantage en vendant ses excédents autour de lui. Ce qui fut demandé fut fait. Dès que la machine se mit en marche, un fil ininterrompu de sel d’une pureté éclatante commença à se déverser sur le sol, formant un tas de cette précieuse marchandise. Puis l’homme fit un autre tas, puis un autre encore et, bientôt, tout autour de lui, il y avait assez de sel pour des années de ses propres besoins ; il laissa couler le bien en se disant que ce don des éléments allait lui assurer une immense richesse. La journée tirait à sa fin. Il ne lui restait plus qu’à tout arrêter. Il s’avisa soudain qu’il ignorait comment le génie lui avait montré comment mettre l’engin en marche ; il n’avait pas songé à lui demander de lui apprendre à l’éteindre. Imperturbablement, le sel se déversait, menaçant de submerger tout l’espace. Que faire ? La montagne de sel commençait à déborder hors de sa propriété. Pris de panique, il sortit sa chaloupe, embarqua la machine, se rendit en haute mer, et la jeta dans les flots. Depuis ce temps, celle-ci continue de produire du sel ; c’est cela qui aurait rendu impropre à la consommation l’eau jadis potable des océans.

  • C’est un peu cela, les élites négatives, faussaires, toxiques ; elles déversent du mensonge, encore et encore, irréparablement, comme sous l’empire d’un génie inaccessible ; et nul n’est en mesure de mettre fin à leur horrible besogne. L’océan de la connaissance collective est aujourd’hui saturé du sel fétide d’une mécanique infernale. L’eau est une denrée indispensable à la vie et l’information est l’élément fondamental de la civilisation. On sait que la machine à produire du sel est une légende ; les médias sont quant à eux vraiment d’inlassables boites à débiter le mensonge. Il reste encore des sources d’eau pour épancher la soif de l’humanité ; les glaciers qui les alimentent sont en passe de disparaître et les nappes souterraines sont attaquées à l’acide par des machines démoniaques de fracturation. Les technologies offrent des moyens de dessaler l’eau des mers ; mais pour une goutte qui étanche la soif, il y a de vastes marées saumâtres, empoisonnées, par la main d’hommes mus par une autre mécanique infernale : «le marché libre». Quant à la connaissance… Pour maintenir la viabilité de la société, de la civilisation, il faut aller puiser aux glaciers de plus en plus rares de l’information ; et inventer des machines Ce n'est là un travail d'intellectuelAlbert Camus, Albert Londres… La morale, la décence élémentaire, un soupçon d’éthique interdiraient à Sansal de se revendiquer de ces grands hommes. Après avoir suivi le Juif errant dans les abysses de l’humanité, le voyant traqué, assoiffé, affamé, torturé, humilié, assassiné, Albert Londres l’a accompagné de l’autre côté du miroir. Il a vu quand celui-ci est arrivé. Il l’a vu basculer du statut de proscrit à celui de futur persécuteur. Il l’a accompagné en Palestine et il a assisté à toutes les duplicités, à toutes les manipulations, toutes les trahisons qui firent passer le sionisme de chimère à la réalité. Revenu à Paris, il apprend que les massacres ont commencé en Palestine. Il abandonne tout et repart.

Comment résumer le passage de presque rien à presque tout pour un peuple ? Tout ce qu’on dit est un parti-pris, tout ce qu’on omet est suspect. Tout raccourci devient manipulation. Il faudrait lire toute la documentation de l’époque pour embrasser la situation. Il y a d’un côté le peuple juif avec lequel ses élites prennent fait et cause, ses milliardaires apportent les fonds, les diplomates les appuis, les militaires le savoir-faire de guerre et les politiques les stratégies. De l’autre, les paysans arabes qu’abandonnent les leurs. Entre les deux, «cent quarante soldats de sa Majesté» ; les milliards du Baron de Rothschild ; et un véreux Lord Balfour qui enflamme pour cent ans une région par une simple déclaration. D’un côté Le Juif errant arrivé ; de l’autre l’errance des Palestiniens a commencé.

Ce sont les siècles les plus ténébreux qui ont donné naissance aux grands hommes ; et c’est dans ces conditions affreuses que des éditeurs ont honoré leur métier en les publiant. Nous vivons dans un monde terrible ; et le pire n’est pas là où on l’imagine. Le pire dans une société qui doit échapper à un destin funeste, vient de ceux qui sont sur des tribunes usurpées, haranguant les foules pour les orienter vers le désordre du sens.

Et Camus, Londres, avaient cette aura pour sortir leurs congénères de l’obscurité. Seraient-ils de ce monde ? Albert Londres ne se lasserait de remettre le métier à l’ouvrage ; Albert Camus ne cesserait de remonter le Rocher de l’information ; car la cause est plus noble que jamais ; une cause indispensable : une cause pour les Méditerranéens. La cause primordiale, celle qui subsume toutes les autres : démasquer les imposteurs, les affreux imposteurs, qu’ils usent d’armes automatiques ou d’épées trempées dans la plaie des victimes ; mettre à nu leurs trahisons ; une cause pour les damnés aussi, afin de leur faire comprendre que l’heure est venue de se hausser à la mesure du défi, pour se débarrasser des tyrans qui leur barrent le chemin vers leurs richesses ; qui leur barrent le chemin vers la connaissance. Offrir prédominance à la connaissance ; car c’est elle qui élève et qui découvre les chemins de l’amitié, de la tolérance, de l’émancipation, tout en laissant la place à la piété individuelle ; la connaissance pour faire de ce bassin méditerranéen un havre de paix naturelle, quand Sansal et Cyrulnik entraînent tout le monde dans les pistes empoisonnées d’une paix impossible.

«Celui qui voudrait se nourrir de la guerre devra être rentable en retour», disait Bertolt Brecht. 15 euros les 45 pages, dont les plus vraies ont ét.é puisées sur Wikipédia, confortablememt assis ans un salon un Miidi de France ... 15 euros, c'est faire payer cher la foutaise

  • Monsieur SansalCyrulnik, la connaissance n’est pas une marchandise. On n’en fait pas commerce. La connaissance est un bien universel. Comme l’air et l’eau, elle doit être offerte. Pourtant, elle n’est pas donnée. Reporter de guerre est un métier à haut risque, enquêter sur les crimes des puissants se paie souvent de plusieurs balles dans la tête. Et ceux qui s’y résolvent ne sont pas suicidaires ; ils ne le font pas pour s’enrichir ; ils le font par devoir, par nécessité. C’est un engagement d’hommes et de femmes dévoués, au service de leurs semblables, des démunis ; pour contribuer à mettre fin à leur calvaire ; au service de tous les autres aussi, pour que nul n’ait à se promener à travers son existence en aveugle. Jeter une lumière crue sur la réalité, telle est la mission d’un journaliste. À cette aune, les faussaires sont des criminels contre l’humanité.

La connaissance est un bien universel. Comme l’air et l’eau, elle doit être offerte. Pourtant, elle n’est pas donnée. Reporter de guerre est un métier à haut risque, enquêter sur les crimes des puissants se paie souvent de plusieurs balles dans la tête.

Anthony Feinstein est un psychiatre. . Il a enseigné à l’université de Toronto, et dirigé un hôpital psychiatrique à Londres. Son travail l’a conduit à s’intéresser aux Reporters de guerre. Ils risquent leur vie pour l’Information. Nous avons vu que Sansal et Cyrulnik jouent la vie des autres, par la désinformation. Pour Janine Di Giovanni, il est absolument nécessaire d’avoir vu de ses propres yeux ce dont elle parle dans ses papiers. "Qu’est-ce que c’est que ce bazar sur la ligne de front ? Qu’est-ce qui s’est passé dans cette bataille ? Je sens que l’on ne peut rien écrire si on n’a pas vu. On ne peut tout simplement pas en parler. Je pense que c’est fondamentalement malhonnête de recueillir l’information auprès des autres journalistes et d’écrire sur cette base. […] Tout un tas de journaliste ont couvert la Tchétchénie à partir de Moscou. Le lecteur lambda qui vit à Londres ne le sait pas et il pourrait penser que les journalistes ont été plongés dans cette guerre. Mais ils n’y étaient pas. Ils étaient confortablement assis dans leurs fauteuils dans un hôtel confortable."» Quel degré de malhonnêteté peut-on atteindre si en plus on prend fait et cause pour celui qui bombarde ? En se donnant pour seule peine de son travail fétide un regard superficiel sur une fiche Wikipédia.

«Maggie O’Kane, du Guardian, a évoqué la même idée lorsqu’elle m’a expliqué que si les journalistes de guerre voulaient écrire sur la guerre ou sur les victimes, ils ne pouvaient pas leur tourner le dos dès que le danger se faisait trop pressant. : "C’est comme ça que j’ai vu ma mission à Bagdad dans les années 90, alors que la coalition s’apprêtait à bombarder la ville. Quinze d’entre nous ont décidé de rester sur place. Moi, je suis restée parce qu’un collègue m’a dit : ‘il y a vraiment peu d’occasions de se rendre un peu utile, et là, c’en est une’ […]. La même chose est arrivée en Bosnie, cette sensation que nous, la presse, devions y être. Nous avions à stopper cette folie. C’est pourquoi je fais ce travail. […]’".»

Stopper la folie, Monsieur Sansal, Monsieur Cyrulnik ; non contribuer à l’engendrer par la désinformation ; à raison d’1 euro les trois pages, soit une fois et demie le coût d’une photocopie.

Informer n’est pas une rente, mais un métier. «C’est risqué parce qu’il faut que le boulot soit fait» dit tranquillement James Nachtwey. «À travers vos photos. Voilà. Vous devez vous inscrire dans le même espace qu’eux, et, quand vous y êtes, vous courrez les mêmes risques qu’eux. Donc vous partagez ça avec ceux que vous photographiez. Mais ce n’est jamais par goût du risque.[90]»

Eux, ce sont les damnés de la terre, pas les lobbys les plus influents, les plus riches, les plus puissants ! Chris Hedges est revenu vivant mais anéanti des théâtres de guerre qu’il a couverts. Quand ils franchissent le pas de la grandeur, les lanceurs d’alerte ne présentent pas la facture aux bénéficiaires de leur courage ; ils savent d’emblée qu’ils s’apprêtent à tout perdre : leur travail, leur salaire, leur carrière, leur quiétude, parfois leur vie. Les États-Unis se sont honorés en créant un statut protecteur pour eux ; en France, ils sont livrés à une précarité qu’aucun être vivant ne devrait avoir à subir[91].

Jérusalem, vers 191
Jérusalem, vers 1910, "Mur des Lamentations"

 

Viendra peut-être le jour où, comme dans l’univers orwellien qu’instaurent des hommes tels que Boualem Sansal, nous serions réduits à lire clandestinement. Inconcevable dites-vous, dans le monde occidental tout au moins ? On aurait tort de penser que l’Holocauste est affaire du passé et que le Maccarthysme a vécu. Parfois, le passé ressurgit sans crier gare : comme «quand le FBI, par exemple, a rendu visite à un employé de la librairie d’Atlanta après qu’il ait été vu en train de lire un article intitulé "Armes de stupidité massive" et dénonçant la guerre en Irak, les motifs de son intervention semblaient bénins : un citoyen inquiet ou zélé avait remarqué les mots "armes" et "massive" et cru bon d’alerter le FBI pour activité suspecte ; les agents de base, déconsidérés depuis que le FBI a été accusé, par ses négligences, d’avoir contribué au 11 septembre, ont préféré prendre au sérieux l’information ; Marc Schultz s’est soudain trouvé contraint d’expliquer aux deux hommes du FBI pour quelles raisons il avait de telles lectures et de les laisser fouiller sa voiture, tout en se demandant comment il ferait à l’avenir pour échapper à une telle surveillance.[92]»

Toutes ces femmes, tous ces hommes qui sont la face noble du journalisme, qui auraient des choses à instruire à Boualem Sansal, pourraient fort bien devenir des lectures dangereuses.

Boualem Sansal, qui a eu au moins trente ans pour couvrir un théâtre de guerre, non sur un sol étranger, mais sur celui de son peuple martyrisé. Qu’a-t-il fait quand sévissaient manipulations policières, chefs religieux plus ou moins affiliés aux services de renseignement, hommes politiques corrompus jusqu’à la moelle, militaires remontés aux psychotropes, tout ce monde allié à des intérêts étrangers qui lorgnaient sur l’un des sous-sols les plus riches du monde ? À quoi s’occupait-il pendant ce temps ? Quand l’imbécilité est magnifique, elle baisse la garde. Elle fait étalage de sa propre bassesse… Il restait une qualité que nous n’avions pas explorée entièrement chez Boualem Sansal. «Quand j’ai pris la plume, disait-il, c’est tout naturellement que j’y suis allé, comme [camus] l’avait fait en son temps, la tremper dans la plaie, et à ce moment l’Algérie étaient une immense plaie. Je ne suis pas allé loin, j’ai ouvert ma fenêtre, le sang coulait sous nos pieds à gros bouillons et l’air était tout entier à la folie».

Qui, mieux qu’Albert Londres, peut lui donner la réplique cinglante qu’il mérite ? Mort, dites-vous, Albert Londres ! C’est cela qui distingue le géant du brimborion. Les grands hommes ne meurent jamais. Et si Albert Londres devait se trouver dans l’assistance que toise Sansal du haut des tribunes méprisantes ouvertes à lui, il lui dirait ceci : «L’insolence n’est pas toujours une mauvaise chose, encore faut-il qu’elle s’adresse aux grands ! […] Quand on a si longtemps inspiré la pitié, il est tentant de vouloir inspirer le respect. Mais à l’heure où on fait peau neuve, mon ami, on ne se met pas au balcon, autrement on attrape des maladies ![93]»

Lounis Aggoun



[1] Monika Borgmann, Une mort à la lettre, éditions L’Harmattan, 2013.

[2] Jean de la Guérivière, Les Fous d’Afrique. Histoire d’une passion française, éditions du Seuil, 2001.

[3] Béatrice Patrie, Emmanuel Espaňol, Méditerranée. Adresse au président de la République Nicolas Sarkozy, éditions Sindbad Actes Sud, 2008.

[4] Philippe Delmas, Le Bel avenir de la guerre, éditions Gallimard, 1995, p. 9.

[5] Voir le documentaire d’Eric Schlosser, « 1980, Accident nucléaire en Arkansas », diffusé sur Arte le 21 juillet 2010.

[6] Philippe Delmas, Le Bel avenir de la guerre, éditions Gallimard, 1995, pp. 179-180.

[7] Philippe Delmas, Le Bel avenir de la guerre, éditions Gallimard, 1995, pp. 180-181.

[8] Boualem Sansal Le Serment des Barbares, éditions Gallimard, 1999.

[9] Emmanuel Faux, Le nouvel Israël, édition du Seuil, 2008, p. 208.

[10] L’ouvrage de l’ex-agent du DRS, Abdelkader Tigha, retrace bien les périls mortels qui guettent ceux parmi ses agents qui sont simplement suspects de ne pas être engagés à fond dans la mécanique de mort. Contre-espionnage algérien : Notre guerre contre les islamistes, éditions Nouveau monde, 2008.

[11] Lire à cet égard le prophétique ouvrage de Jean-François Revel La Connaissance inutile, éditions Grasset, 1988.

[12] Patrick Lamarque, Le Désordre du sens. Alerte sur les médias, les entreprises, la vie publique, éditions ESF, p. 31, 1993.

[13] Voir Pascal Boniface, Les Intellectuels faussaires, éditions Jean-Claude Gawsewich, lire aussi le livre collectif Les éditocrates, aux éditions La Découverte, etc.

[14] Boris Cyrulnik, Boualem Sansal, L’Impossible paix en Méditerranée, édition de l’Aube, p. 52, 2017.

[15] Pierre-André Taguieff, La République menacée, éditions Textuel, p. 50, 1996.

[16] Alain Ménargues, Le Mur de Sharon, éditions Presses de la Renaissance, p. 52, 2004.

[17] Emmanuel Faux, Le Nouvel Israël. Un pays en quête de repères, éditions Seuil, pp. 215-217, 2008.

[18] Sélim Nassib, Yolande Zauberman, L’Histoire de M, éditions du Seuil, 2019, p. 94.

[19] Sélim Nassib, Yolande Zauberman, L’Histoire de M, éditions du Seuil, 2019, p. 54.

[20] Sélim Nassib, Yolande Zauberman, L’Histoire de M, éditions du Seuil, 2019, pp. 75-76.

[21] Martine Gozlan, Israël contre Israël, éditions de l’Archipel, 2012, pp. 197-198.

[22] Martine Gozlan, Israël contre Israël, éditions de l’Archipel, 2012, pp. 198.

[23] Diana Pinto, Israël a déménagé, éditions Stock, 2012, p. 59.

[24] Sélim Nassib, Yolande Zauberman, L’Histoire de M, éditions du Seuil, 2019, pp. 94-95.

[25] Lire à cet égard l’ouvrage de Jean Monneret, La Tragédie dissimulée. Oran, 5 juillet 1962, éditions Michalon, 2006.

[26] Les Juifs d’Orient face au nazisme et à la Shoah (1930-1945), Revue d’Histoire de la Shoah, n° 205, pp. pages 535-542, 2016/2.

[27] https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah-2016-2-page-535.htm

[28] Lire La Conférence de la Honte pour voir la façon ignoble dont les plénipotentiaires occidentaux évoquaient cette population juive ; Lire Ces Juifs dont l’Amérique ne voulait pas, pour mesurer l’antisémitisme galopant aux USA, surtout dans les hautes sphères politiques et militaires.

[29] Martine Gozlan, Israël contre Israël, éditions de l’Archipel, 2012, pp.38-39.

[30] Patrick H. Mercillon, Ismaël-Israël. 100 ans de guerre pour la Terra sainte, éditions EPA, 1979, p. 141.

[31] Patrick H. Mercillon, Ismaël-Israël. 100 ans de guerre pour la Terra sainte, éditions EPA, 1979, p. 140.

[32] Mohammed Sifaoui, Une Seule voie : l’Insoumission, éditions Plon, p. 247, 2017.

[33] Marc Hillel, Israël en danger de paix, éditions Fayard, 1968, pp. 227-228.

[34] Martine Gozlan, Israël contre Israël, éditions de l’Archipel, 2012, p. 205.

[35] Marc Hillel, dans Israël en danger de paix, 1968, p. 318.

[36] Moshe Dayan, au Magazine Look, cité par Marc Hillel, dans Israël en danger de paix, 1968.

[37] Martine Gozlan, Israël contre Israël, éditions de l’Archipel, 2012, p. 128

[38] Alain Joxe, L’Amérique mercenaire, éditions Stock, 1992.

[39] Emmanuel Todd, Après l’Empire, éditions Gallimard, 2003, p. 146-162.

[40] Michel Castex, Un mensonge gros comme le siècle, éditions Albin Michel, 1990.

[41] Scott Ritter, Les Mensonges de George W. Bush, éditions Le Serpent à plumes, 2004 ; Hans Blick, Irak. Les armes de destruction massive, éditions Fayard, 2004.

[42] David Ben Gourion Israël, années de lutte, éditions Flammarion, 1964, p. 50.

[43] Cécilia Gabizon, Johan Weisz, OPA sur les Juifs de France. Enquête sur un exode programmé 2000-2005, éditions Grasset, 2006.

[44] Emmanuel Faux, Le nouvel Israël, édition du Seuil, 2008, pp. 85-86.

[45] Erik H. Cohen Heureux comme Juifs en France – étude sociologique, éditions Elkanna et Akadem, 2007.

[46] Alain Ménargues, Le Mur de Sharon, éditions Presses de la Renaissance, 2004, 66.

[47] Emmanuel Faux, Le nouvel Israël, édition du Seuil, 2008, p. 97 ; 99.

[48] Patrick H. Mercillon, Ismaël-Israël. 100 ans de guerre pour la Terra sainte, éditions EPA, 1969, p. 417

[49] Emmanuel Faux, Le nouvel Israël, édition du Seuil, 2008, p. 89 90.

[50] Emmanuel Faux, Le nouvel Israël, édition du Seuil, 2008, p. 95.

[51] Diana Pinto, Israël a déménagé, éditions Stock, 2012, p. 99.

[52] Schlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé,éditions Fayard, 2009.

[53] Alain Ménargues, Le Mur de Sharon, éditions Presses de la Renaissance, 2004, 70-73.

[54] Schlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé,éditions Fayard, 2009, pp. 253-254.

[55] Yehuda Lancry, Le Messager meurtri. Mémoires d’un ambassadeur d’Israël, éditions Albin Michel, 2010, pp. 153-155.

[56] J. J. Goldberg, The Jewish Power, inside the American Jewish Establishment, Addison-Wesley publishing company, inc., 1997.

[57] Nancy Snow, Information War. American Propagande, Free speech and Opinion control since 9-11, Seven Stories Press, 2003.

[58] Bill Kovach, Tom Rosenstiel, Blur, How to know what’s true in the age of information overload, éditions Bloomsbury, 2010.

[59] À titre d’exemple, Censored 2009 - The top 25 stories censored of 2007-08, dirigé par Peter Philips et Andrew Roth, Seven Stories Press, 2008.

[60] Black List. Quinze grands journalistes brisent la loi du silence, ouvrage dirigé par Christina Borjesson, les Arènes 2003 ; Media Control – Huit grands journalistes américains résistent aux pressions de l’administration Bush, Les Arènes, 2006.

[61] Lire Le Pique-nique des vautours, de Greg Palast, éditions Denoël, 2013.

[62] Lire Warriors of Disinformation. How lies, Videotape, and the USIA won the Cold War, d’Alvin A. Snyder, Arcade Publishing (New York), 2012.

[63] Michael R. Beschloss et Strobe Talbott, At The Highest levels, the inside story of the end of the Cold War, éditions Little, Brown and Company, 1993, p. 114.

[64] Michael R. Beschloss et Strobe Talbott, At The Highest levels, the inside story of the end of the Cold War, éditions Little, Brown and Company, 1993, p. 117.

[65] Martine Gozlan, Israël contre Israël, éditions de l’Archipel, 2012, p. 87.

[66] Emmanuel Faux, Le nouvel Israël, édition du Seuil, 2008, p. 162.

[67] Emmanuel Faux, Le nouvel Israël, édition du Seuil, 2008, p. 155.

[68] Emmanuel Faux, Le nouvel Israël, édition du Seuil, 2008, p. 148

[69] Martine Gozlan, Israël contre Israël, éditions de l’Archipel, 2012, p. 130

[70] Emmanuel Faux, Le nouvel Israël, édition du Seuil, 2008, p. 190.

[71] Martine Gozlan, Israël contre Israël, éditions de l’Archipel, 2012, p. 81

[72] Emmanuel Faux, Le Nouvel Israël, éditions Seuil, 2008, p. 194

[73] Emmanuel Faux, Le Nouvel Israël, éditions Seuil, 2008, p. 204.

[74] XXX

[75] Michel Gurfinkiel, présenté par Vladimir Fédorovsky, Le Testament d’Ariel Sharon, éditions du Rocher, pp. 53-56, 2006.

[76] Marc Hillel, Israël en danger de paix, éditions Fayard, 1968.

[77] Alain Joxe, L’Amérique mercenaire, éditions Stock, pp. 119-120, 1992.

[78] Emmanuel Todd, Après l’Empire. Essai sur la décomposition du système américain, éditions Gallimard, 2002, p.158.

[79] Emmanuel Faux, Le Nouvel Israël, éditions Seuil, p. 238, 2008.

[80] Alain Ménargues, Le Mur de Sharon, éditions Presses de la Renaissance, 2004, p. 88.

[81] Alain Ménargues, Le Mur de Sharon, éditions Presses de la Renaissance, 2004, 88-94.

[82] Emmanuel Faux, Le Nouvel Israël, éditions Seuil, 2008, p. 235.

[83] Alain Ménargues, Le Mur de Sharon, éditions Presses de la Renaissance, 2004, p. 103.

[84] Emmanuel Faux, Le Nouvel Israël, éditions Seuil, 2008, p. 233.

[85] J. J. Goldberg, The Jewish Power, inside the American Jewish Establishment, Addison-Wesley publishing company, inc., 1997.

[86] Martine Gozlan, Israël contre Israël, éditions de l’Archipel, 2012, pp.75-76 ; 80.

[87] Emmanuel Faux, Le nouvel Israël, édition du Seuil, 2008, p. 209.

[88] Pascal Boniface, Est-il permis de critiquer Israël ?, éditions Robert Laffont, 2003.

[89] Diana Pinto, Israël a déménagé, éditions Stock, 2012, pp. 151-158.

[90] Anthony Feinstein, Reporter de guerre. Ils risquent leur vie pour l’information, éditions Altipresse, 2013, pp. 87-88.

[91] Florence Hartmann, Lanceurs d’Alerte. Les mauvaises consciences de nos démocraties, éditions Don Quichotte, 2014 ; François Bringer, Ils avaient donné l’alerte. Whistle-blowers, ces agents qu’on a fait taire, éditions du Toucan, 2011.

[92] Corey Robin, La Peur, Histoire d’une idée politique, éditons Armand Colin, 2004, p. 225.

[93] Albert Londres, Le Juif errant est arrivé, éditions Albin Michel, 1929, p. 282.

 

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28 juillet 2020

les accords d'Évian : un obstacle à la repentance, par Jean-François PAYA

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les accords d'Évian :

un obstacle à la repentance

Jean-François PAYA

 

Réflexion faite aucune des deux parties ne peut parler de “crimes”concernant la guerre d'Algérie . Ce que notre nouveau président et ses interlocuteurs semblent oublier c'est que pour l'Algérie il y a un texte Constitutionnel nommé "Les Accords d'Évian" entériné par référendum par les 2 parties.
La référence est l'intitulé “Texte original des Accords d'Évian ; vers la paix en Algérie".

seront amnistiées toutes infractions...

Dans les archives de la diplomatie Française relatives aux accords d'Évian (p. 407), il est dit : "Il a donc été tiré un trait sur les exactions réciproques de 1945 dans le Constantinois (jusqu'au jour de l'indépendance 3 juillet 62).

Ainsi tout semblait prévu pour régler réciproquement tout contentieux juridique entre la France et l'Algérie en le faisant valider par des consultations Populaires (mais qui avait lu les accords d'Évian ; surtout ces annexes ?).
Donc à notre avis si rien ne semble s'opposer à la citation et à l'étude des faits historiques ; il n'est formellement pas permis de les qualifier par une sentence "juridique" (crime etc ; surtout de la part des plus hauts représentants de l'État et a fortiori des Président de la République dans des rapports officiels en tout cas pour la France ; il en serait de même pour l'Algérie qui n'a pas de leçon à donner notamment à propos des actions terroristes des années 1990 et leur répression.

L'Algérie et la France doivent respecter l'application des accords d'Évian à la lettre !  Ce qui ne sempble pas cas à Alger...
Un décret présidentiel assure en Algérie, l'impunité aux responsables des exactions coté rébellion où forces de l'ordre pendant les années 1990.  En outre, comme le déclarent certaines organisations de défense des droits de l’Homme aujourd’hui, tout débat sur cette question sera désormais impossible, la discussion publique sur le conflit qui a déchiré le pays pendant plus d'une décennie étant explicitement prohibée par le texte .

la  «Charte pour la paix et la réconciliation nationale»
Le gouvernement Algérien a présenté cette loi comme «mettant en œuvre» la  «Charte pour la paix et la réconciliation nationale» charte que les électeurs algériens ont approuvé lors d’un référendum le 29 septembre 2005.
Donc on peut considérer qu'il en est de méme pour les amnisties réciproques adoptées dans "les accords d'Evian" en 1962 devenues la loi constitutionnelle y compris pour des présidents de la République non parjures des deux bords ! qui en principe ne peuvent parler de crimes et encore moins "de crime contre l'Humanité "jusqu'au 2 juillet 1962 dans les textes ; veille de l'indépendance au grand désespoir parfois des victimes de chaque bord à éventuellement indemniser par chacun *
Ainsi cette conclusion devrait apaiser une "chikaya" interminable relancée par les ultras de chaque bord et toute vélléité  de "repentance" réciproque permettant d'envisager un avenir constructif pour les nouvelles générations dans les deux Pays reliés par tant de liens indélébiles !

Jean-Fançois PAYA
26 juillet 2020

 

19mars1962

 

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13 septembre 2020

Quelques réflexions sur le terme : extrême-droite, par Jean Monneret

schema-decembre-2016
"l'extrême-droite" vue pr l'extrême gauche : un peu n'importe quoi...

 

Quelques réflexions sur le terme :
extrême-droite

par Jean Monneret

 

Un terme ou une expression peuvent être utilisés dans leur sens usuel, consacré par une longue histoire et répertorié dans les dictionnaires. Ils peuvent aussi être utilisés de façon artificieuse, fourbe, spécieuse. On est alors en face d’une opération de désinformation. Dans ce cas, un mot ou une expression d’apparence claire cachent, en fait, une réalité floue, obscure, équivoque. Ainsi en va-t-il du terme extrême-droite.

 C’est sans doute une des expressions les plus usitées dans la vie politique française. Très péjorative, elle désigne des gens déplorables, indignes de toute considération morale. Ils sont ce qu’il y a de pire dans l’univers politico-médiatique : des êtres dangereux, immoraux, infréquentables. Ils sont les parias de la République, qui s’affirme démocratique, sans pouvoir se passer de boucs-émissaires.

L’utilisation de ce terme agit comme un répulsif. Gare au politicien, à l’écrivain ou au journaliste qui en est affublé. Il sera stigmatisé. Comme les lépreux du Moyen-Age, il devra éviter les contacts. Il n’est pas accidentel que M. Macron ait, un jour, dénoncé la lèpre du populisme (synonyme pour lui d’extrême-droite). Autre métaphore à succès l’extrême-droite est «nauséabonde». Elle tient d’ailleurs des propos conformes. Bref, elle est à fuir. On parlera même de dresser, contre elle, un cordon sanitaire.

Mais une question se pose d’emblée : qu’est-ce au juste que l’extrême-droite ? Là, que de complications ! Questionnez votre entourage. Pas une définition ne correspondra à une autre. Comme disent les Anglais : sous chaque bonnet une opinion différente.

Faut-il s’en étonner ? Non, car, ce que l’on désigne par extrême-droite est une nébuleuse : elle peut désigner des nazillons, des monarchistes, des cathos tradis, des conservateurs, des patriotes, des anti-immigrationnistes, des nostalgiques du gaullisme, des laïques anti-islamistes, des écolos attachés au terroir. La liste n’est pas exhaustive.

Essayons d’y voir clair. Jadis, droite et gauche correspondaient à une position dans l’hémicycle parlementaire. Ultérieurement, l’habitude s’est enracinée de considérer la gauche comme plus  soucieuse de justice sociale et la droite comme plus portée au conservatisme. Avec, bien entendu, tout ce que ce clivage a d’irréel et de trompeur. Ajoutons qu’au fil du temps, sont apparues des gauches et des droites.

Or, s’il est admis que la gauche française est ramifiée et scindée en factions ; elle se félicite de sa diversité. Un Jospin a ainsi pu se dire «fier» d’avoir des communistes dans son gouvernement.

Plaignons ce malheureux !

En revanche, la droite officielle dite classique, républicaine ou modérée se veut ramassée et homogène. Elle a très peur d’être contaminée par «l’extrême-droite» Elle s’en méfie, s’en tient éloignée et, pour tout dire, ne recule devant aucune mesure prophylactique pour éviter la contagion.

La droite s’impose de n’être que légèrement teintée de conservatisme. Elle se doit d’être, ô oxymore, «fermement centriste» ou «modérée». Trop de traditionalisme ou de fierté patriotique sont mal vus de cette droite-là, car ils mènent à l’étiquette infâmante : «extrême-droite».

La droite officielle n’est ferme que sur un point : elle est attachée aux valeurs républicaines. Qu’est-ce au juste ? N’essayez pas de savoir : là encore, sous chaque bonnet un avis divergent. Néanmoins, il y a une grande césure : les valeurs républicaines, c’est le Bien emblématique, l’extrême-droite, c’est le mal absolu, l’antithèse même de ce qui est respectable. Cette considération, un peu floue, n’empêcha pas M. Gaudin de Marseille d’appeler à voter, localement, pour un communiste contre un « extrême-droite ».

Plaignons aussi ce malheureux.

Longtemps, le critère de l’appartenance à «l’extrême-droite» fut l’antisémitisme. Celui-ci a bien reculé en France, depuis la seconde guerre mondiale, jusqu’à une époque très récente où il a resurgi, porté cette fois par le djihadisme. Alors, patatras ! Il a fallu redistribuer les cartes, car, lier antisémitisme et djihadisme risquait de stigmatiser la communauté musulmane. Donc, l’on s’est contenté de lier antisémitisme et antisionisme. Le président de la République l’a fait officiellement.

L’extrême-droite a été,  de ce fait, rejetée dans les phobies : homophobie, islamophobie, xénophobie, europhobie[1]. En somme, toujours le vocabulaire médical. Mais le racisme est difficile à définir. Certains le distinguent mal de la simple fierté nationale, et tendent à le dénoncer dans toute manifestation d’opposition à la politique (certains diront la non-politique) d’accueil des immigrés légaux ou illégaux. Bref, le critère permettant d’identifier cette déplorable extrême-droite est très flou.

Toutefois, l’accusation de racisme n’est pas toujours brandie à tout va. Souvent, les media dominants qui sont, certes, massivement favorables à l’immigration, se contentent d’euphémismes ou d’allusions. Vous êtes opposé à l’accueil des étrangers, alors vous n’êtes pas «ouvert à l’autre». Vous êtes pour le rétablissement des frontières, alors vous êtes pour une France «frileuse». Attention aux rhumes ! Courez à votre actifed !

Mais l’accusation de relever de l’extrême-droite est bien plus infâmante que ces petites accusations euphémiques pourraient le laisser croire. Quelles que soient vos convictions réelles, seriez-vous un simple écolo, un simple laïque, un simple disciple de De Gaulle, un brave français de base râleur ou une victime d’agression n’ayant jamais fait de mal à personne, vous serez immédiatement assimilé à ce que le sigle extrême-droite couvre de plus ignominieux : le nazisme. Vous serez vu, au moins par ceux qui brandissent le sigle à tout va, comme un national-socialiste. Et alors, ceci marchera, le réflexe pavlovien de méfiance s’installera, car, en France, cette manipulation fonctionne.

Quelques déclarations absurdes, intempestives, de quelques nazillons eux-mêmes manipulés, ou de quelques personnages égarés ou ineptes, parachèveront la manœuvre. Pour reprendre une expression amusante : vous serez «adolphisé».

Dans les milieux de gauche dits «progressistes», le réflexe pavlovien est bien en place. L’extrême-droite a beau être une nébuleuse touffue, trouble, le terme a beau être fumeux, filandreux, vaseux à souhait, ou précisément à cause de cela, il fonctionne. L’expression désigne un empilement de gens n’ayant rien en commun, chacun, justement, croit savoir de quoi l’on parle. On amalgame sans état d’âme. Cette désinformation est loin d’être inefficace. Portée par les media conformistes dominants, elle influence bien des milieux et bien au-delà de la gauche[2]. Surtout en période électorale, ça marche et ça fait marcher. Suivez mon regard.

En résumé, si vous n’êtes ni communiste, ni socialiste, ni républicain modéré, ni conservateur centriste patenté, prenez garde : vous risquez la flétrissure. Vous vous retrouverez lépreux, contagieux, nauséabond et de plus moralement indigne. Car, la morale, il faut s’en persuader est à gauche, et un tout petit peu au centre sans plus. Le reste appartient aux démons.

 La désinformation est là. A qui profite-t-elle ?

Jean Monneret



[1] Attention ! L’Europhobie ne désigne pas l’aversion, teintée de racisme de certains envers les gens d’origine européenne. Elle désigne l’hostilité à la construction européenne concoctée par les Delors, Moscovici, Barnier et autres eurocrates.

[2] Voici une anecdote que tous devraient connaître. Avant la 2e Guerre mondiale, aux États-Unis, les cigarettiers désiraient stimuler leurs ventes. Ils se mirent en tête de faire fumer les femmes, lesquelles en ce temps-là, s’en abstenaient massivement. Publicitaires et désinformateurs organisèrent à New York une marche pour l’émancipation féminine. Les manifestantes furent invitées à fumer pour exprimer leur posture de femmes libérées. Ce soir-là, les cigarettes devinrent «les torches de la liberté».

Les newyorkaises marchèrent, les cigarettiers encaissèrent. Beaucoup de femmes ensuite se mirent à fumer. Présenter une dépendance comme une libération, c’est un tour de force. Gare aux manipulateurs !

 

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8 août 2020

hommage à Hélène d'Almeida-Topor, par Marc Michel

Hélène Almeida-Topor
Hélène d'Almeida-Topor

 

 hommage à Hélène d'Almeida-Topor

 

Comme Fabrice d'Almeida l'a déjà fait et m'a encouragé, je diffuse cet hommage privé à une grande historienne de l'Afrique et amie, Hélène d'Almeida-Topor.

Hélène,

Ton départ laisse un vide, un vide d’estime scientifique, d’amitié fraternelle. J’ai l’impression que nous nous sommes toujours connus, en tout cas depuis plus d’un demi-siècle, depuis le temps des indépendances en Afrique jusqu’à aujourd’hui où tu nous quittes.

Je n’insisterai pas sur l’autorité de la femme de science, sinon pour en souligner l’immense curiosité, la valeur et l’originalité. D’abord, tu as été une des meilleures spécialistes de l’histoire économique de l’Afrique contemporaine et je garde toujours de tes premiers travaux un tableau de calcul de ce que tu appelé « termes de l’échange social », un concept neuf dont j’ai admiré - et dont j’admire toujours-, la fécondité. Et puis, aussi, Hélène tu as été de toutes les avant-gardes, non celles qui font parler d’elles parce qu’elles partent à la guerre avec des slogans, mais de celles qui apportent du neuf, ouvrent des pistes.

Car, il ne faut pas s’y tromper ; tu étais, Hélène, historienne ; à cet égard, un de tes livres les plus connus, sur les Amazones du Dahomey n’est pas un hommage aux femmes en guerre et aux «guerrières» mais un démontage des images trop faciles ; tes guerrières «plus qu’aux héroïnes de l’Antiquité, c’est peut-être aux troupes féminines d’aujourd’hui, aux jeunes filles qui, dans plusieurs pays du monde, suivent une instruction militaire obligatoire, aux femmes gardes du corps, prêtes à tuer à la moindre alerte que s’apparentent les amazones du Danhomè (1). Et dès lors, peuvent-elles encore faire rêver ?», écrivais-tu en conclusion de son livre, en 1984.

De ton œuvre, je voudrais aussi extraire un des plus remarquables apports, le volume qu’elle tu as consacré aux « saveurs venues d’ailleurs depuis la fin du XVIIIème siècle » sous le joli titre Le goût des autres ; «la meilleure façon de découvrir un plat, la plus véridique, est sans doute celle que confectionne un hôte étranger pour ses invités.»

 

l'Afrique au cœur

Non seulement ce bel essai est, selon moi, un livre majeur, mais aussi un recueil de recettes étonnant pour tous ceux et celles qui croient que manger ensemble est le premier pas vers la reconnaissance de l’Autre.
À ce propos, là vraiment le privé et le public se sont rejoints ; je me souviendrai toujours et nos enfants je l’espère également d’un fameux repas dans l’appartement que tu avais boulevard Saint-Denis ; encombré des souvenirs africains, de livres et des tableaux de ton père et de ceux de ton frère. Tu n’avais peut-être pas encore rejoint l’Université Paris 1 et moi, celle d’Aix-en-Provence ; nous avions l’Afrique au cœur. Nous avions tous deux connus l’expérience exaltante, bien que parfois ingrate et frustrante de l’installation des premières Universités francophones en Afrique.

Nous avions des connaissances communes, de grands noms de l’anthropologie, Claude Tardits ou Philippe Laburthe-Tolra que tu avais connus au Dahomey et au Togo de l’époque, et moi au Cameroun. Nos domaines de recherches voisinaient ; j’appréciais ton franc-parler, ta chaleur, un rire, en tout cas une gaieté que tu partageais presque avec ton frère qu’hélas je n’ai pas rencontré. Plus tard, tu m’as témoigné ton amitié dans une lourde épreuve. Après ton passage à la Rue Malher, je suis allé te voir avenue de Tolbiac ; tu avais conservé ton franc-parler et ton optimisme.

Merci Hélène. Que tes enfants trouvent ici l’expression de ma fidèle amitié avec toi.

Marc MICHEL

 

1 - Danhomè :  orthographe traditionnelle ancienne (pays ou royaume du Dan). Dahomey : orthohgraohe coloniale. Bénin : nom actuel usurpé.

 

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