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études-coloniales
9 février 2012

La France coloniale, selon Jean-Pierre Rioux

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il n'y a jamais eu vraiment de France coloniale

à propos d'un livre de Jean-Pierre Rioux

Michel RENARD

 

L'été dernier (août 2011), Jean-Pierre Rioux a publié La France coloniale, sans fard ni déni (éd. André Versaille, 188 p.). Historien, ancien inspecteur général de l'Éducation nationale, J.-P. Rioux est familier du sujet pour avoir présidé à de multiples initiatives institutionnelles ou éditoriales s'y rapportant. Il est notamment le coordonnateur du Dictionnaire de la France coloniale (Flammarion, 2007).

Livrant le fruit de ses parcours intellectuels et de ces entreprises collectives, il rassemble plusieurs articles remaniés pour répondre aux "assauts des lois mémorielles et des interrogations sur l'identité nationale". On n'y apprend rien de nouveau puisque tout ce qui y figure est déjà écrit et professé ailleurs et avant. Mais on le comprend mieux.

Car J.-P. Rioux a le don de la synthèse et le sens de la formule ramassée et évocatrice. Et fait vite feu du bois plus ou moins sec des petits idéologues de "l'anti-colonialisme" de la vingt-cinquième heure ou des fanatiques du "post-colonialisme" : "il n'y eut pas alors de mise en œuvre d'un «système» colonial dont les méfaits auraient gangrené la République elle-même, mais plutôt cascade d'improvisations et de dissimulations politiques, d'inutiles démonstrations de force, de violences indignes, de lâches abandons et de pressions intéressées, sur fond d'expectative de l'opinion" (p. 11). Chacun reconnaîtra les phases politiques successives évoquées ici.

 

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"le tirailleur sénégélais"

Une France coloniale, vraiment ?

Jean-Pierre Rioux a intitulé son ouvrage La France coloniale… C'est bien le problème. Qu'appelle-t-on France ? Si l'on évoque la France métropolitaine, il n'y eut pas vraiment de France coloniale. Il a existé une France colonisatrice, une France colonisante, une France colonialiste, des lobbys coloniaux, une France présente aux colonies, une France en guerre dans des territoires pour les conquérir et pour les préserver une fois devenus colonies… Mais, dans l'ensemble "L'égoïsme national a primé" (p. 21). Ce qui invalide, au passage, la pertinence d'un ouvrage qu'il cite : La France conquise par son Empire de Pascal Blanchard et consorts (p. 68).

L'auteur ne cesse de le dire. La France "n'a pas eu de politique coloniale, de pensée colonisatrice ou impériale, coloniste ou impérialiste continues et cohérentes" (p. 20). Quand il examine la prégnance scolaire de l'univers colonial sur la mentalité des jeunes élèves – les fameuses tâches roses de l'Empire sur un planisphère et leur mention dans les manuels -, Jean-Pierre Rioux tire un bilan finalement succinct : "l'école semble n'avoir enseigné la «colo» qu'épisodiquement et comme du bout des lèvres. Et jamais elle n'a mis la colonisation au meilleur de ses analyses téléologiques sur la destinée manifeste de l'Hexagone qui est restée en classe presque exclusivement continentale" (p. 43).

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Il en va de même de la célèbre Exposition coloniale de Vincennes en 1931. Les visiteurs n'y ont pas vu l'œuvre économique et civilisatrice réalisée par la France dans son Empire colonial. Huit millions de billets vendus, trente-trois millions de visiteurs. Mais on préféra la fréquentation des cafés maures, les souks, la reconstitution du temple d'Angkor, celle de la mosquée de Djenné… Rioux relève "avec quelle indifférence la «leçon d'action réalisatrice» non seulement endoctrina peu mais fut vécue sans vergogne comme une fête foraine" (p. 59).

Il avoue que "la didactique qui tendait à prouver l'amélioration de la condition indigène, à vanter les grands travaux publics, l'équipement portuaire et ferroviaire des espaces colonisés, fit l'objet d'un intérêt poli. En revanche, les foules se précipitèrent sur les monuments reconstitués, les dépaysements en tous genres, les spectacles inouïs et les arts inédits, sur les masques et les gris-gris. La leçon de choses fut d'abord un énorme pique-nique culturel, une récréation dans les lointains, du rêve de toutes couleurs picoré sur tous les continents" (p. 61). Il rejoignait par là la conclusion de Charles-Robert Ageron dans les Lieux de mémoire : "l'exposition de 1931 a échoué à constituer une mentalité coloniale : elle n'a point imprégné durablement la mémoire collective ou l'imaginaire social des Français" (1984).

Il n'y a donc pas eu de France coloniale, de Français colonialistes… ou si peu. Comme il n'y eu guère de France anti-coloniale. Comme, enfin, il n'y eut quasiment pas de France pro-coloniale au moment de la guerre d'Indochine (1946-1954) : "le désintérêt de l'opinion publique pour les opérations militaires et pour le sort même de l'Indochine fut patent" (p. 80). De Gaulle n'a jamais été un colonial. Et a même été un assez mauvais décolonisateur.

 

la question

 

La "question" (torture)

Jean-Pierre Rioux évoque la terre d'Algérie (p. 111) et "l'usage généralisé qui y fut fait de la torture au nom de la République". Et deux pages plus loin, il note que "la tâche de «pacification» fut dès lors entièrement confiée à l'armée qui mena «sa» guerre comme elle l'entendait, torture comprise, sans que le pouvoir civil puisse infléchir le cours militaire des choses. C'est dire que l'armée fut et reste la première fautive de l'expansion de la torture, même si jamais elle n'en autorisa ni n'en généralisa ou n'en rendit systématique l'usage" (p. 113).

Il faut savoir. Usage généralisé ou non …? L'auteur se contredit à deux pages d'intervalle. Et il poursuit dans l'accablement des militaires : "(ils) usent et abusent des pouvoirs civils de police qui leur ont été délégués [alors ? qui est responsable à l'origine ? sinon les politiques ?] : ils se sont octroyés tout pouvoir de police et, pour obtenir du renseignement, piétinent les principes en broyant les corps" (p. 119).

Dans sa thèse sur la torture et l'armée (2000), Raphaëlle Branche se contredisait elle-même en affirmant à la fois : La torture n’était pas pratiquée systématiquement sur tous les suspects et tous les OR n’y avaient pas recours. De même bien sûr, tous les prisonniers ne la subissaient pas" (p. 750), alors qu'elle écrivait avant : "la torture a été pratiquée sur tout le territoire algérien pendant toute la guerre et dans tout type d’unité" (voir le compte rendu  très pertinent du général Maurice Faivre).

Ce ne sont pas quelques colonels qui ont importé la torture d'Indochine en Algérie. L'armée de ne s'est pas octroyée les pleins pouvoirs. Ceux-ci lui ont été confiés par l'Assemblée nationale ("pouvoirs spéciaux") le mars 1956, et le 20 juin 1956, Robert Lacoste donne à l'armée la responsabilité du maintien de l'ordre. L'armée est en aval du pouvoir politique. Pourquoi J.-P. Rioux omet-il cette chronologie ? On ne saurait donc souscrire à sa formule : "(l'armée) fut et reste la première fautive dans cette généralisation de la torture" (p. 156).

 

Une opinion lassée et pressée de passer à autre chose

Par contre, on acquiescera aux analyses de Jean-Pierre Rioux sur la base de masse dont disposait De Gaulle pour réduire la question algérienne et conduire à l'indépendance, quelles qu'en soient les conditions. Dès 1956, 45% des sondés sont favorables à une négociation avec les "chefs de la rébellion", 53% en 1957, 71% en mai 1959 avant même le discours sur "l'autodétermination". L'envoi du contingent a fait la différence avec l'Indochine. Et les Français redouteraient les effets d'une guerre civile en métropole. Ils aspirent à profiter de la paix et de la croissance qui montre ses premiers bienfaits.

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Pas de République coloniale

D'accord également avec J.-P. Rioux, qui s'inscrit dans l'historiographie d'Ageron et affirme, à l'encontre de Blanchard, Bancel et Vergès, que la "République coloniale" "n'a jamais eu de consistance" (p. 159). Déjà, en 1894, Doumergue avait remarqué que "toute sympathie prononcée" des Français pour l'outre-mer ne serait jamais que "bienveillante indifférence" (p. 161). L'opinion n'a guère été que "lassée".

 

Des mémoires qui ne se raccrochent pas à la mémoire collective

Les réflexions de J.-P. Rioux sont assez pessimistes – et nous les partageons – au sujet des expressions de mémoire. La guerre d'Algérie "est restée trop longtemps sans message, perdue et innommable, le rappel de son souvenir a été tenu pour impossible et inutile parce qu'il a paru incompatible avec ce qui avait constitué la mémoire nationale" (p. 174).

L'auteur a des formules heureuses pour mesurer cette impasse : "il faut convenir que la guerre d'Algérie a été un seuil historique, un point d'inflexion dans l'histoire de notre mémoire collective. Elle a en effet dénudé trop de contradictions politiques et morales, trop d'échecs de l'art de faire vivre ensemble en République l'Un avec l'Autre. Sans mémoire collective, sans héros ni hauts faits, sans début ni fin, sans foi ni loi pour tout dire, sans justification plausible en métropole, elle ne pouvait que vivoter à la périphérie ou l'entresol de la mémoire nationale" (p. 176).

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l'Assemblée en énonciatrice partielle et subjective de la vérité historique


En refusant d'instrumentaliser le passé, Jean-Pierre Rioux s'en prend à la loi Taubira "exigeant que non seulement la mémoire des esclaves mais «l'honneur de leurs descendants» soient défendus, ce qui légitime et légalise pour la première fois l'étrange principe du malheur héréditaire. Car, pas plus qu'en histoire il n'y a de culpabilité collective, rien ne justifie que les descendants d'aujourd'hui, et demain leurs enfants, des abominations esclavagistes et colonialistes aient à endosser collectivement la marque des humiliations, des sévices et des crimes qui ont meurtri, défait, nié et tué leurs ancêtres. Car le mal n'est pas une catégorie historique ou une maladie collectivement transmissible" (p. 179).

Et pour finir, d'accord avec Rioux qui écrit : "le passé colonial - le terme «mémoire», prudemment, est assez peu employé par ces minorités [pour ma part, je songe aux prétendus "Indigènes de la République"] – est un argument et un habillage pour mettre en cause le pays d'accueil ou sa nationalité" (p. 183). J'avais écrit des choses semblables (source).

 

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Clemenceau, pas vraiment opposant à Jules Ferry

Un chapitre du livre de Jean-Pierre Rioux me chagrine, celui relatif à Jules Ferry (p. 25-32). Il a raison de remarquer que dans son Rapport sur l'Algérie, de 1892, Ferry "fut donc souvent soucieux, in extremis, de réformes et de politique indigène" (p. 29).

Mais il accorde une plus-value morale à Clemenceau à propos de la formule "races inférieures". En réalité, les deux hommes partagent la même vision de l'humanité selon les paradigmes anthropologiques de l'époque. La rivalité n'est que tactique et politique. D'ailleurs, si on prend le soin de lire l'intégralité du discours de Clemenceau, on verra que sa protestation véhémente à l'évocation des "races supérieures" s'accommode chez lui-même d'un usage du mot "race". La "race jaune" est dite compétente en matière de diplomatie ; la "race française" est dite avoir du génie...

En réalité, le discours de Clemenceau du 30 juillet 1885 révèle des appréciations qui relativisent son "anticolonialisme" et la profondeur de son désaccord avec Ferry :

- certes, sa condamnation du distinguo "civilisations supérieures/civilisations inférieures" est nette ; mais s'adresse-t-elle vraiment à Jules Ferry ? Celui-ci utilise la distinction sans hétérophobie, sans penser qu'il y a, par essence, des peuples supérieures et d'autres, par essence, inaptes au progrès, voire même à éliminer pour cette raison ;

- le député républicain radical partage, avec Ferry et beaucoup d'autres, une vision du développement de la civilisation inévitablement inégalitaire, processus dont il faut tempérer les effets par l'action morale et politique : "il y a la lutte pour la vie qui est une nécessité fatale, qu'à mesure que nous nous élevons dans la civilisation, nous devons contenir dans les limites de la justice et du droit" ;

- dans sa critique de l'abus de la force, il établit lui-même une démarcation hiérarchique entre la "civilisation scientifique" et les "civilisations rudimentaires" ;

- enfin, on connaît sa réplique : "mon patriotisme est en France" ; ce qui autorise à penser son désaccord avec les républicains opportunistes (Ferry, Paul Bert...) en termes de conflit d'opportunité justement : "avant de me lancer dans des expéditions militaires, qui sont la caractéristique de votre politique, M. Jules Ferry, j'ai besoin de regarder autour de moi. (...) N'est-ce pas triste de penser que c'est en 1885, quinze ans après 1870, que nous sommes obligés de venir rappeler ces choses à la tribune française." Mais Ferry et Clemenceau ne sont ni racistes ni anti-racistes au sens du pathos qui domine la pensée française depuis plus de vingt ans.

Au final, Jean-Pierre Rioux reste accroché à la corde historienne même si l'on aurait pu souhaiter qu'il eut été un peu plus virulent avec ceux qui tentent de rabattre l'histoire sur une morale, sur une virulence mémorielle concurentielle et communautariste.

Michel Renard

 

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Jean-Pierre Rioux

 

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8 février 2012

8 février, répression de la manifestation au métro Charonne

Alain Dewerpe, Charonne, 8 février 1962 :

anthropologie historique d’un massacre d’État


Régis MEYRAN
 
Paris, Gallimard, 2006, 897 p., notes bibliogr., index, ill., plans (« Folio histoire » 141).
Régis Meyran
 
Nul n'ignore la définition de l’État selon Max Weber, presque devenue un lieu commun des sciences sociales. Le sociologue l’a résumée dans une conférence de 1919 (1); partant d’un aphorisme de Léon Trotski («Tout État est fondé sur la force»), il énonçait : «il faut concevoir l’État comme une communauté humaine qui […] revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime» (2). Or, quand on considère la notion de «crime d’État», on en vient à penser qu’une telle définition doit être complétée, car ce type de crime, si on en admet l’existence, suppose une opposition entre violence légitime et violence illégitime.
Pour dire les choses autrement, que se passe-t-il si des pratiques violentes commises par des agents de l’État ne sont pas acceptées par les citoyens ? Lorsque, pour reprendre une expression de Didier Fassin, un «seuil de l’intolérable  vient d’être dépassé (3) rendant cette violence illégitime ? De ce point de vue, le crime de Charonne, qui entre dans la catégorie des violences «extrêmes», constitue un cas d’école. L’historien Alain Dewerpe s’est livré à une étude érudite d’anthropologie historique sur ce sujet, qu’il a consignée dans un copieux ouvrage (presque 900 pages), résultat de longues années de recherche.

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Rappelons brièvement les faits. Le 8 février 1962, des syndicats ouvriers (CGT, CFTC), étudiants (UNEF) et enseignants (SGEN-CFTC, FEN) – auxquels s’étaient adjoints deux partis de gauche, le PSU et le PCF – appelèrent à manifester à Paris, entre 18 h 45 et 19 h 30. Il s’agissait de répondre aux attentats commis à l’explosif par l’OAS la veille, en même temps que de réclamer la paix en Algérie. Or, le préfet de police, Maurice Papon, avait proscrit tout rassemblement sur la voie publique. Pour faire respecter cette interdiction, la police donna la charge, ce qui coûta la vie à neuf manifestants à la station de métro Charonne.
 
Comment expliquer que des policiers aient eu droit de vie ou de mort sur des citoyens qui défilaient pacifiquement ? On a là quelque chose qui ressemble à un «fait social total», dans la mesure où cet événement – qui n’a pas duré plus de vingt minutes – renferme un ensemble de significations qui éclairent, sous un certain angle, les structures politiques de la société française du XXe siècle. Car, affirme Alain Dewerpe en introduction, un tel massacre ne relève en rien de «l’anecdote» ou du «dérapage» : il a sa logique propre, qui est le résultat de «pratiques sociales» comme de «logiques politiques» (p. 24). [mais tout est le résultat de "pratiques sociales" et de "logiques politiques"... note de Michel Renard]
 
L’auteur a construit son livre en trois parties : tout d’abord, il s’est focalisé sur les mécanismes de la violence policière ; puis, il a analysé le mensonge consistant à nier la responsabilité du gouvernement ; enfin, il a disséqué la façon dont l’appareil judiciaire a tout simplement évacué la responsabilité de l’État. Alain Dewerpe commence par brosser un tableau historique et sociologique de la manifestation de rue.
 
Le modèle qu’il étudie trouve ses origines dans les années 1920 ; il prend la forme de cortèges multiples se déplaçant au hasard, mais convergeant vers un rendez-vous fixé à l’avance. Cette pratique sociale comporte un «enjeu physique et symbolique», puisqu’il s’agit pour les manifestants de «posséder la rue», dans un face-à-face avec les policiers. Une «dramaturgie» se met en place : chaque individu se fond dans la foule en franchissant la barrière symbolique qui sépare le trottoir de la chaussée, et en passant du silence au slogan scandé. L’auteur rappelle qu’un tel exercice est le résultat d’un apprentissage : il existe des «postures [corporelles]» et des «mémoires manifestantes», ainsi qu’une théâtralité collective – même si celle de Charonne fut «modeste» et «retenue» (p. 46).

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Après la foule manifestante, c’est le dispositif policier mis en place ce 8 février qu’Alain Dewerpe a étudié très en détail. Celui-ci visait à reconquérir le territoire : à la façon des stratèges militaires, l’état-major policier, ne lésinant pas sur les moyens, a découpé l’espace urbain en secteurs, qu’il a fait quadriller par des compagnies d’intervention (4). Le nombre impressionnant de policiers mobilisés (3 000) créait une «saturation» numérique de l’espace, tout en formant des barrages fixes pour contenir la foule. Les policiers, équipés de casques, de gants de toile, d’une matraque (le «bidule», bâton long de 83 cm inventé dans les années 1950) et de grenades lacrymogènes, usaient d’une technique simple, mais terriblement efficace : ils refoulaient tout d’abord les manifestants, puis effectuaient la charge.
 
Cette technique comportait un gros risque de dérive vers le massacre, note Alain Dewerpe (p. 188), car les policiers arrivaient en courant, plus ou moins alignés et à «vitesse maximum», sur la foule afin de la «traverser». Le but de la manœuvre n’était certes pas la destruction, mais la «dispersion» ; or, pour que l’efficacité soit maximum, il était conseillé aux compagnies d’intervention d’agir « sans demi-mesure »…
 
Le résultat de la charge à Charonne fut accablant. S’appuyant sur l’accumulation et le croisement des témoignages de manifestants, Alain Dewerpe montre que, après la dispersion de la foule, les policiers ne s’arrêtèrent pas (p. 111) : ils pourchassèrent les manifestants même isolés, les attendirent cachés sous une porte cochère pour les matraquer, et continuèrent à les frapper, même à terre, même blessés. Leur violence fut aussi verbale, faite d’injonctions de tuer. Plus encore, ils violentèrent le moindre passant, fût-il une personne âgée ou une femme, et saccagèrent les immeubles et locaux traversés durant leur course-poursuite. Les policiers utilisèrent, outre leur bidule et des lacrymogènes, les projectiles les plus divers (tout ce qui passait à portée de main, semble-t-il) et notamment des grilles métalliques pour arbres qu’ils laissèrent tomber dans la bouche du métro Charonne, sur une foule entassée en bas des escaliers (p. 130).
 
Que s’est-il passé dans l’esprit de ces policiers pour qu’ils se laissent aller à de tels débordements de violence ? On ne peut s’empêcher de penser à ce phénomène de «basculement dans l’irrationnel», décrit par le politologue Jacques Sémelin (5), c’est-à-dire à un processus d’escalade dans la violence, partant de décisions rationnelles mais qui s’emballent et deviennent finalement incontrôlables. Et si le moment de violence extrême échappe en partie à l’analyse, on peut en tout cas reconstituer la succession des étapes qui y mènent. C’est ce qu’a fait Alain Dewerpe, en remontant à la genèse de cette violence policière.

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Dans un premier temps, il prouve, par une étude approfondie des archives de la police (6), que la charge meurtrière n’était nullement due à l’initiative personnelle d’un commissaire de police, comme l’affirma par la suite Maurice Papon (pp. 137-138), mais bien à un «ordre direct de l’état-major». Il ajoute que les policiers disposaient malgré tout d’une marge de manœuvre certes «limitée mais réelle» : pour un même ordre de charger, il semble y avoir eu, chez les chefs de section, des degrés divers d’administration de la violence, à l’image de ce commissaire qui alla jusqu’à refuser – «avec énergie» – de charger (mais fut muté à cause de ce choix).
 
Dans un deuxième temps, Alain Dewerpe entreprend d’établir l’existence de «cadres cognitifs» propres à certains secteurs de la police, et notamment aux compagnies d’intervention, parmi lesquelles s’est propagée une véritable «culture de la violence». Celle-ci était le résultat d’un processus historique, amorcé à la fin du XXe siècle avec la peur du «Rouge» (syndicalistes, anarchistes, socialistes, etc.). Cette peur se mua dans les années 1920 en un «anticommunisme» policier, qui perdura jusque sous l’Occupation.
 
Un tel imaginaire permit l’avènement, au moment de la guerre froide et de la ­décolonisation, d’un «habitus» et d’une «morale» de la violence (p. 181) articulés autour de nouvelles figures de l’ennemi (l’Algérien, l’étudiant, l’intellectuel, le communiste). Dans les représentations des policiers, les manifestants enfreignaient la loi puisque les rassemblements étaient interdits : ils devenaient alors les responsables de la violence qu’ils subissaient. Pire encore, les policiers croyaient user à leur égard d’une «légitime défense», car ils percevaient la foule comme dangereuse. Un tel renversement de perspective les aidait à justifier leurs actes : le manifestant devenait un Autre diabolisé, un étranger menaçant dont il fallait à tout prix se défendre. Il s’agit là d’une construction fantasmatique bien connue, notamment depuis les travaux d’Omer Bartov sur la violence des soldats allemands sur le front de l’Est, pendantla Seconde Guerre mondiale (7). Selon cette logique consistant à déshumaniser l’Autre, le policier avait le droit de se faire justice lui-même : il était à la fois juge et bourreau.
 
À un stade plus conjoncturel, il faut, pour comprendre cette violence, également tenir compte d’une culture d’extrême droite (p. 186), exacerbée par des sympathies avec l’OAS, notamment chez les chefs de compagnies. En outre, en cette période très tendue de la fin de la guerre d’Algérie, Charonne vient s’inscrire dans la droite ligne d’épisodes sanglants antérieurs, comme ceux du 17 octobre et du 19 décembre 1961. Selon cet enchaînement, un massacre en entraîne un autre, comme par habitude, pourrait-on dire…
 
Dans un troisième et dernier temps, Alain Dewerpe ajoute que cette logique de la violence résulte d’un choix politique : elle est la conséquence directe de la décision prise par le gouvernement, à partir de 1958, de réprimer les mouvements nationalistes algériens, surtout à Paris. C’est donc le cadre institutionnel qui a permis l’asymptote meurtrière… La violence extrême était à la fois enseignée, encadrée et légitimée, sans pour autant être parfaitement contrôlée. Passons à l’étape de la légitimation. Une fois le massacre perpétré, le gouvernement ne pouvait que dissimuler ou mentir (p. 287).
 
Ces seuls choix possibles sont la conséquence, écrit Alain Dewerpe, d’un processus de débrutalisation, grâce auquel a pu émerger la possibilité d’une indignation collective. Face au «scandale civique», le gouvernement a choisi le mensonge. Il y eut d’abord le mensonge tout de suite fabriqué par la police. On lit, dans les rapports de synthèse de la police, à la fois les faits bruts, mais aussi le «travail politique d’interprétation» qui fabrique le «récit légitime de la réalité» (p. 136).
 
L’idée développée dans ce récit était que les communistes avaient utilisé la bonne foi des manifestants honnêtes en fomentant une «émeute». Les policiers avaient alors été obligés de répliquer, et les morts étaient donc le résultat malheureux d’une contre-attaque. Par la suite, le gouvernement produisit une seconde interprétation, contradictoire avec la première, selon laquelle des activistes de l’OAS auraient déclenché la violence, soit en se mêlant aux manifestants, soit en infiltrant les rangs de la police pour accomplir la tuerie. Puis vint la seconde dimension du mensonge, liée cette fois au fonctionnement du droit et des institutions judiciaires. L’historien a accédé ici à un dossier complet, incluant l’enquête préliminaire, le jugement au pénal (qui prononça un non-lieu), une enquête de droit administratif (l’institution se déclarant finalement «incompétente» en la matière), puis un jugement d’ordre civil, qui débouche sur une «responsabilité sans faute»…
 
L’auteur en conclut que tous les ordres judiciaires ont été convoqués pour souffler au citoyen ce qu’il fallait penser du crime de Charonne et donner une décision justifiée par le droit. On ne pouvait se contenter d’une sorte de couverture illégale, dont le modèle serait l’affaire Dreyfus – où le Conseil de guerre s’était prononcé au vu de pièces «secrètes» –, il fallait plutôt une succession de procès légaux, par lesquels se mit en œuvre une façon de contourner le problème. Par exemple, dans le procès en pénal, le juge d’instruction a clos l’affaire et utilisé une amnistie pour signifier que les coupables n’avaient pas à être jugés ; dans le cas du civil, la responsabilité fut attribuée à la fois à la ville de Paris et aux victimes… Finalement, au bout de dix ans de procédure, personne ne fut ni jugé ni condamné, et l’État se déclara incompétent pour juger de cette affaire. De plus, on attribua aux victimes une responsabilité dans la tuerie dont ils avaient été la cible.
 
Alain Dewerpe termine par l’étude de la mémoire de ce 8 février 1962. Il note qu’à partir des années 1980, le massacre du 17 octobre n’est plus occulté, mais que sa réapparition sur la scène publique a pour effet de déprécier l’événement du 8 février (pp. 663 sq.). Aujourd’hui, en revanche, les deux massacres apparaîtraient de plus en plus liés dans la mémoire collective nationale.
 
Au total, l’historien nous livre une recherche magistrale à bien des égards : à la fois étude sur la bureaucratisation de l’État – déjà bien effectuée par Max Weber, mais réalisée ici dans le détail, à la façon de la micro-histoire – et analyse des effets de cette bureaucratie quand elle rend possibles la violence et les mensonges en contexte de crise. Par ailleurs, on y lit comment l’exigence de la mémoire peut servir à rétablir des vérités.
 
Tout cela fournit également des pistes sérieuses pour comprendre les conditions d’existence de la démocratie, dont une partie se joue sur la scène publique, dans les confrontations et négociations entre l’État, les médias et les citoyens. C’est dire l’actualité d’un tel sujet, car si les violences policières sont peut-être moins extrêmes qu’hier, les questions de «mémoire» réinvestissent en force l’espace public. Or, pour comprendre les enjeux des débats sur les mémoires par exemple «noires» ou sur la fracture dite «coloniale», on ne saurait que trop recommander d’en faire l’étude à la fois historique et anthropologique.

Régis Meyran

notes
 
1 - «Le métier et la vocation d’homme politique (Politik als Beruf)», in Max Weber, Le Savant et le Politique, Paris, Plon, 1963 [1959] (« 10/18 ») : 123-222.
2 -  Ibid. : 125.
3 - Cf. Didier Fassin & Patrice Bourdelais, Les Constructions de l’intolérable : études d’anthropologie et d’histoire sur les frontières de l’espace moral, Paris, La Découverte, 2005 («Recherches»).
4 -Les compagnies d’intervention, faites de policiers non permanents, étaient à distinguer des compagnies républicaines de sécurité et des gendarmes mobiles. Bien que non clandestines, l’État rechignait à reconnaître leur existence (p. 178).
5 - Jacques Sémelin, Purifier et détruire : usages politiques des massacres et génocides, Paris, Le Seuil, 2005 («La couleur des idées»).
6 - Ces archives ont, note Dewerpe, un caractère extrêmement bureaucratisé. Tous les dossiers sont faits de la même manière : 1) brouillons, mémos ; 2) feuilles de minutage tenues en temps réel par chaque unité de police, et feuilles de trafic radio ; 3) après coup, comptes rendus des commissaires ; 4) enfin, rapport de main courante établi par l’état-major qui produit la «synthèse autorisée» de l’événement.
7 - Omer Bartov, L’Armée d’Hitler : la Wehrmacht, les nazis et la guerre, Paris, Hachette, 1999 [1990] (« Littératures »).Régis Meyran, «Alain Dewerpe, Charonne, 8 février 1962 : anthropologie historique d’un massacre d’État», L’Homme, 182 | avril-juin 2007, mis en ligne le 16 mai 2007. URL : http://lhomme.revues.org/index4286.html. Consulté le 07 février 2012 - EHESS, Paris.

 

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7 février 2012

Marie-Étienne Péroz, un officier des troupes coloniales

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d'Afrique au Tonkin, en passant par

la Guadeloupe et la Guyane, un officier

des troupes coloniales

un livre publié par Jean-Pierre RENAUD

 

Enfant de Franche Comté, le soldat Péroz a manifesté très tôt son patriotisme. Il n’avait que 13 ans, lorsqu’il prit les armes contre les Prussiens, à Vesoul, pendant la guerre de 1870. Avant de s’engager dans l’infanterie de marine, le jeune Péroz participa à la guerre carliste, en Espagne, à la tête d’un peloton de cavalerie.(1875)

Une fois engagé, Péroz prit part aux grandes aventures coloniales de son époque, alors que les gouvernements de la Troisième République avaient engagé leur politique de conquêtes coloniales sur tous les continents.
Le soldat s’illustra notamment sur le Niger, avec ou contre Samory (1885-1892), et au Tonkin (1906-1908), contre le grand rebelle que fut le Dé-Tham.

Mais il fit également un séjour en Guadeloupe et en Guyane, où il croisa la route du capitaine Dreyfus, et, en sa qualité d’officier d’ordonnance des ministres de la Marine et des Colonies, dans les années 1888-1891, il fut aux premières loges des manifestations qui accompagnèrent l’élection du général Boulanger.
Il termina sa carrière dans des conditions énigmatiques alors qu’il mettait sur pied la nouveau territoire Niger-Tchad.

ils ne furent pas tous "traineurs de sabre"

Tout au long de sa longue carrière, Péroz a donné son témoignage de soldat et de citoyen, sur l’ensemble de ses expériences métropolitaines ou coloniales, car il a écrit des milliers de pages, et publié plusieurs livres, tout au long de sa vie. Son témoignage est précieux, notamment sur l’armée, les troupes coloniales, les opérations coloniales contre Samory, au Soudan, ou le Dé-Tham, au Tonkin, car dans beaucoup de cas et de circonstances, ce témoignage constitue une quasi-confession, d’homme et de soldat.

Ce livre est donc mis au service de ces confessions, avec des commentaires appropriés. Le lecteur pourra constater qu’il y avait un regard Péroz qui n’était, ni celui d’un colonialiste, ni celui d’un «traîneur de sabre», mais un regard d’honnête homme.

 

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505_001

 

notice Péroz dans le répertoire des photographes, Archives d'Outre-Mer

Bibliographie :

- "Le Soudan français et son avenir commercial", par E. Peroz, dans Bulletin de la Société normande de géographie, 1890.

- "La tactique dans le Soudan français. Quelques combats et épisodes de guerre remarquables", par E. Peroz, dans Revue maritime et coloniale, 1890

- Au Niger. Récits de campagne, 1891-1892, par E. Peroz, Paris, Calmann-Lévy, 1894.

- Au Soudan français, souvenirs de guerre et de mission, par E. Peroz, Paris, Calmann-Lévy, 1899.

- Hors des chemins battus, 1896-1899, par E. Peroz, Paris, Calmann-Lévy, 1900

- Le Niger, voie ouverte à notre empire africain, par E. Peroz, en collaboration avec le capitaine Lenfant, Paris, Hachette 1903.

- Projet d'organisation définitive du Territoire de Zinder, par E. Peroz, Congrès colonial français de 1904.

- Vie et aventures d’un soldat de fortune, par E. Peroz, Paris, Calmann-Lévy, 1906.

- France et Japon en Indochine, par E. Peroz, Paris, Chapelot, 1906.

 

Né à Montbozon (Haute-Saône), le 12 août 1857, Peroz fait la guerre de 1870 dans les Francs-tireurs, puis en 1875 part en Espagne combattre auprès du prétendant au trône Carlos. Engagé dans l’infanterie de Marine (1880), il est envoyé au Soudan, et participe à la première campagne contre Samory (1885).

Remarqué par Gallieni, il est chargé d’une première mission auprès de Samory (1886), qui lui vaut sa promotion comme capitaine. À nouveau en mission à partir de Kayes en 1887, il gagne à la France toute la rive gauche du Niger, c’est à dire le Royaume Ouassoulou, expédition que raconte Gallieni dans Deux campagnes au Soudan français. Il participe à une nouvelle campagne, cette fois sous les ordres d’Archinard.

Capitaine d'Infanterie de Marine, il est ensuite en poste au ministère de la Marine (1890-1891), comme officier d'ordonnance du chef d'état-major de la Marine, et est déjà décoré de la Légion d'honneur et des Palmes académiques. En 1894 il est commandant supérieur des troupes en Guyane. Envoyé en Indochine en 1896, il est commandant du cercle de Yen-Thé où il lutte contre les pirates du De Tham qu’il soumet par la persuasion.

Devenu résident à Nha-Nam, il fait arrêter Ky-Dong à la veille d’une insurrection. Promu lieutenant-colonel, il rentre en France en 1899. Puis il revient en Afrique, d’abord à Djibouti. Le colonel Peroz commande en 1901 le 3e territoire militaire, à Zinder, territoires du Haut-sénégal et du Moyen-Niger (futur Soudan français). Il parcourt le Soudan jusqu’au Lac Tchad.

Usé par les maladies, il demande sa retraite. Il meurt à Paris en 1910. Il a publié ses mémoires sous le pseudonyme d'Esteban de Guzman. Il a également été un collaborateur de La Dépêche coloniale, et de la Revue de Paris, et a écrit de nombreux ouvrages de 1890 à 1908. Il a participé en 1904 au Congrès colonial français.

Marie-Hélène Degroise

Péroz couv anc 

 

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6 février 2012

Vietnam de 1938 à 1955, par François Guillemot

9782846542807FS

 

Dai Viêt, indépendance et révolution

au Viêt-Nam

L’échec de la troisième voie (1938–1955)

un livre de François GUILLEMOT

Présentation de l’éditeur

En étudiant l’évolution du Parti National du Grand Viêt-Nam (Dai Viêt Quôc Dân Dàng) au sein du mouvement nationaliste vietnamien, ce livre permet de poser un regard neuf sur le processus de la révolution nationale et de la lutte pour l’indépendance dans le Viêt-Nam de la première moitié du XXe siècle.

Par le biais d’événements méconnus, d’acteurs négligés par l’historiographie d’État, le rôle politique, la logique et la dynamique du mouvement Dai Viêt sont restitués dans le contexte de la période 1945-1954 (guerre néo-coloniale, lutte contre le communisme et front chaud de la guerre froide). Concurrent du Viêt Minh pendant la période révolutionnaire, le Dai Viêt manqua sa révolution et fut l’une des cibles principales de la répression organisée par le Viet Minh de Hô Chi Minh contre l’opposition nationaliste révolutionnaire en 1946.

De son exil en Chine, il parvint à se reconstituer pour porter l’Empereur Bào Dai à la tête d’un État national en 1949. Cependant, sa conquête du pouvoir pour asseoir une «solution Dai Viêt» contre une «solution Bào Dai», jugée pro-française, fut brisée à la fois par le Chef de l’État vietnamien, par les autorités françaises et par le terrorisme communiste. À travers l’histoire de ce mouvement, la logique de la guerre civile dans laquelle se débattit le Viêt-Nam pendant plus de trente ans apparaît plus clairement.

Cette contribution majeure à l’histoire du nationalisme vietnamien au XXe siècle offre ainsi une nouvelle grille de lecture de la fameuse «Révolution d’août» de 1945 et du conflit franco-vietnamien.

 

 - lien vers le site des Indes Savantes

- lien vers la page de François Guillemot

- François Guillemot, co-organisateur du colloque "les identités corporelles au Vietnam" (2007)

François Guillemot
François Guillemot

 

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5 février 2012

Algérie coloniale : génocide culturel, économique et civique ?

 mosquée Relizane 

 

Génocide culturel en Algérie coloniale ?

Ce que nous apprend l'historiographie

Michel RENARD

 

Dans plusieurs commentaires sur le blog Études Coloniales, Michel Mathiot a réfuté, comme d'autres, la réalité d'un génocide en Algérie durant la période française. Mais il avance une notion qui mérite un examen, celle de "génocide des âmes" ou de "génocide culturel".

Il écrit, par exemple, à la date du 30 décembre 2011, sur ce même blog: "Le «génocide» fut culturel, économique et citoyen, il suffit de lire Jean Amrouche et d’autres pour le comprendre (cf André Mandouze à l’honneur aujourd’hui). Un «génocide» consenti par des «petits Pieds-Noirs», inconscients et menés à la baguette depuis des générations par des possédants et potentats élus, à qui ils faisaient confiance. Là est le «génocide moral», car il y eut volonté politique des élus européens d’Algérie de refuser tout cadre pour le bien commun de tous les enfants de ce pays, de prendre en main le destin de l’Algérie".

Cette présentation reste confuse, englobant trop de paramètres. Examinons-les les uns après les autres.

 

 marchands d'alfa
l'alfa, graminée à la tige creuse qui sert à la fabrication du papier

 

1) Génocide économique ?

Un génocide économique ? Non. Il y eut dépossession foncière, c'est connu. Elle débuta vraiment après 1871 quand les républicains décidèrent de passer de la colonisation d'encadrement à la colonisation de peuplement – malgré les  essais infructueux de Bugeaud. Les modalités furent diverses : colonisation officielle à destination des familles aidées matériellement et financièrement, grande colonisation capitaliste, colonisation privée par francisation de la terre due à la loi Warnier de 1873.

Cette disposition permit de "casser" l'indivision des terres algériennes. La colonisation rurale fut le fruit d'une domination politique et de l'imposition d'une législation à la population indigène. C'est évident. Le résultat n'est pas toujours aisé à formuler. Mais on estime qu'à la veille de 1914, les Algériens indigènes ont été dépossédés de 2millions d'ha (Gilbert Meynier, p. 162). La conséquence en fut une "détérioration de la situation économique des populations musulmanes au cours des années 1870 à 1914" (Ch.-R. Ageron, p. 201).

Les investigations de ce dernier ont fourni des ordres de grandeur du phénomène foncier sous la colonisation :

- "Au total, de 1877 à 1917, les Musulmans avaient dû abandonner dans leurs transactions avec les colons 843 922 ha (…). Par ailleurs ils avaient perdu les quelques 897 000 ha livrés à la colonisation officielle de 1871 à 1920. Enfin et surtout le service des Domaines, qui détenait en 1895 2 700 000 ha de forêts et 800 000 ha de terrains, put grâce au petit senatus-consulte mettre la main de 1887 à 1921 sur 1 179 664 ha de forêts et 1 935 128 ha de terrains.

Algérie la forêt
Hammam R'Hira, la forêt (à l'est de Miliana)

Des chiffres contradictoires entre les différentes enquêtes ne permettent pas de conclusions chiffrées sûres, mais on pense qu'entre 1880 et 1920, les Musulmans ont perdu la propriété de quelque 4 150 000 ha, auxquels il faut ajouter les pertes importantes de la décennie 1870-1880 et naturellement celles des années antérieures. En 1895, l'enquête de Peyerimhoff estimait que les Musulmans avaient perdu la jouissance depuis la conquête de 5 056 000 ha. Ils perdirent encore la propriété et partiellement la jouissance d'environ 2,5 millions d'ha jusqu'en 1920.

femme arabe trainant la charrue
labourage avec une femme traînant la charrue

En 1914 – dit Charles-Robert Ageron, la propriété musulmane francisée ou recensée comme melk ou ‘arch atteignait 9 226 470 ha, soit 44,33% de la superficie des Territoires du Nord et la propriété privée des colons 2 317 447 ha, soit 11,13%. Sans doute les communautés musulmanes disposaient-elles encore en principe de quelque millions d'hectares de communaux, mais tous les douars n'en possédaient pas et une partie d'entre eux était louée à des exploitants européens ou musulmans.
Les terres communales ne pouvaient donc fournir des réserves bien importantes pour l'avenir. Jusqu'en 1914 elles ont en partie permis à la paysannerie algérienne de subsister malgré l'énorme dépossession de terres dont elle avait été victime" (Ageron, p. 203-204).

 

violence économique mais pas génocide

On perçoit bien la violence d'une domination coloniale de peuplement et la victimisation des indigènes qui n'ont pas les moyens de résister. Mais l'imposition de ce rapport de forces ne saurait être qualifié de génocide (la "population algérienne a subsisté"). La population rurale indigène n'a pas été l'objet d'une tentative d'extermination en tant que telle, ni en tant qu'élément ethnique ni en tant que groupe social. Deux systèmes de propriété et de fiscalité se sont affrontés et l'un a vaincu, des spoliations ont été habilement menées mais l'objectif ne fut jamais l'extirpation ni l'anéantissement du ruralisme algérien.

 

cave vinification Arena Oran
cave de vinification, Arena à Oran

D'autant que des redistributions de puissance économique ont œuvré au sein même du paysannat algérien. Un ensemble de petits propriétaires se maintenait tout en subissant une paupérisation (due en partie à la croissance démographique). Et de grands propriétaires algériens détenaient des domaines.
Ils provenaient des "grandes seigneuries de jadis" mais surtout de "familles d'enrichis qui avaient réussi par de multiples achats de terre musulmanes ou coloniales, à agrandir leur propriété familiale (…) Le processus de cette concentration tenait au fait que la propriété ‘arch inaliénable pouvait désormais être constituée et cédée. Les propriétaires aisés, les cadis accapareurs ou de simples usuriers arrivaient par des prêts accompagnés de rahnyia – hypothèques particulièrement favorables au créancier – à se créer de vastes propriétés peuplés de khammès. Dans les arrondissements où les colons étaient relativement peu nombreux, la grande propriété musulmane se développait même rapidement" (Ageron, p. 220-221).

Le cours de l'évolution économique et sociale a conduit dans les années 1930 à la constitution d'une bourgeoisie rurale "musulmane", fierté de l'Administration française : "si l'on adopte le critère administratif du début des années 30 selon lequel un propriétaire «aisé» pouvait se définir par la mise en culture annuelle de 10 à 20 ha, soit par la mise en jachère annuelle de 20 à 40 ha de terres, on a vu que, vers 1914, 17 à 18% des fellahs pouvaient être rangés dans cette catégorie en moyenne nationale dans l'Algérie du Nord" (Ageron, p. 508).

un paysannat musulman aisé

La statistique désignait comme propriétaire "aisé" celui qui détenait de 10 à 20 ha en culture annuelle (ou de 20 à 40 en jachère biennale). On en comptait 17 à 18% en 1914. Dans les années 1930, on recensait 22,6% de propriétaires de 11 à 50 ha (mais tous n'étaient pas toujours "aisés") sur les 617 500 propriétaires musulmans. En 1950, on trouvait 26,5 des fellahs détenant de 11 à 50 ha possédant 40% de la propriété musulmane (Ageron, p. 508). Ce groupe subvenait à ses besoins et commerçait. Il était en essor.

 

la "clochardisation" selon Germaine Tillion

Il ne faut pas imaginer le paysannat algérien "clochardisé". L'expression utilisée par Germaine Tillion, dans L'Algérie en 1957 (éd. de Minuit, 1957) porte sur une région des Aurès qu'elle avait connue dans les années 1930 et quittée en mai 1940 :
- "Quand je les ai retrouvés, entre décembre 1954 et mars 1955, j'ai été atterrée par le changement survenu chez eux en moins de quinze ans et que je ne puis exprimer que par ce mot : «clochardisation» . Ces hommes qui, il y a quinze ans, vivaient sobrement mais décemment et dans des conditions à peu près identiques pour tous, étaient maintenant scindés en deux groupes inégaux : dans le moins nombreux, l'aisance, il est vrai, était plus grande qu'autrefois, mais dans l'autre plus personne ne savait comment il mangerait entre décembre et juin. Jadis, après une bonne récolte, le plus pauvre homme en répartissait l'excédent sur les trois années suivantes - car une expérience millénaire avait appris à tous la prévoyance - et maintenant neuf familles sur dix vivaient au jours le jour.
Comment expliquer cela ? Les explications abondent mais beaucoup ne valent pas cher. En voici une première série classique : «Ils sont imprévoyants... ce sont de grands enfants... le fatalisme musulman», etc.
Malheureusement pour les explications en question, j'étais là, précisément là, il y a quinze ans, et j'ai connu ces mêmes hommes, les mêmes enfants, ni imprévoyants, ni fatalistes, ni «grands enfants», mais au contraire, pleins de sagesse, de gaieté, d'expérience et d'ingéniosité.
Seconde série d'explications, également classique : le Colonialisme, vieux Croquemitaine.
Malheureusement encore, il n'y a jamais eu de colon ni hier ni aujourd'hui, à moins de cent kilomètres à la ronde et seuls le vent de sable et les chèvres peuvent à la rigueur être accusés d'une diminution de la surface des terres cultivables (mais ce n'est pas le «colonialisme» qui a inventé les chèvres et le vent)" (p. 27-28).

 

transport par ânes
transport par ânes

une bourgeoisie rurale musulmane

Dans la catégorie des paysans possédant plus de 50 ha, l'Algérie a connu une progression entre 1914 et 1930, puis une régression. Mais des distinctions devaient être opérées dans ce reprérage statistique. En effet, la tranche la plus élevée de ce groupe prospérait ; on était "très aisés" à plus de 6000 francs de revenus.
"Ce serait donc nécessairement la grande bourgeoisie rurale et l'aristocratie foncière, c'est-à-dire le petit nombre des grands propriétaires musulmans possédant plus de 100 ha, qui aurait le plus accru statistiquement leurs domaines" (Ageron, p. 509).

La notion de génocide économique n'a donc aucune réalité historique. Ce "concept" n'est d'aucune utilité pour comprendre les dynamiques de sortie du système ruralo-tribal traditionnel vers un système capitaliste et moderne – même si cette dynamique n'a pas été conduite à son terme.
Que ce processus ait été violent dans ses dimensions sociales, cela est certain. Comme de nombreuses métamorphoses économiques ailleurs dans le monde non colonial, tel que le mouvement des enclosures dans l'Angleterre des XVIe et XVIIe siècles jusqu'à la disparition de la paysannerie française dans la France gaulliste. Mais le qualifier de "génocide" est une imposture intellectuelle totale.

 

2) Génocide citoyen ?

La domination coloniale n'a pas pratiqué un "génocide" de citoyens pour la bonne raison qu'il n'y en avait que très peu. Très peu de citoyens "indigènes". On peut entendre l'argument comme si la République coloniale avait été incapable de faire de ses sujets dominés des citoyens à égalité de droits avec les autres dans le cadre d'une politique d'assimilation affichée. Donc un génocide par défaut...

C'est vrai et, en même temps, lié à la conception de la citoyenneté que la République se faisait de ses tributaires. Un citoyen devait approuver l'ensemble des principes et des lois qui présidaient au pacte civique français. L'acceptation du Code civil n'était pas négociable. La conciliation du respect des normes musulmanes émanant du droit "coranique" (en fait le droit musulman est une élaboration humaine largement postérieure à la révélation coranique, mais massivement intériorisée par les sociétés musulmanes) avec celles du droit français était impossible sauf hypocrisie.

mehakma du cadi Constantine
la mahakma du cadi à Constantine

La colonisation française, dans sa version la plus plus candide, s'est voulue assimilatrice. Mais elle s'est heurtée au socle géologique, culturel et religieux, d'une vision du monde (Weltantschaung) et d'une combinaison sociétale entre individus, entre hommes et femmes, profondément hétérogènes à la sienne. L'islam n'est pas une seule relation métaphysique à une transcendance confuse, c'est un code social plus ou moins lâche selon les écoles juridiques (hanbalite, hanafite, chafiite ou malékite), le malékisme étant dominant en Algérie, qui est censé régenté la vie quotidienne et la destinée terrestre de l'individu.

Le poids du passé colonial en Algérie doit s'évaluer dans ses modalités contradictoires. Comme le dit Mohammed Harbi : "La colonisation a été ambivalente dans ses effets. D'un côté, elle a détruit le vieux monde, au détriment de l'équilibre social et culturel et de la dignité des populations. D'un autre coté, elle a été à l'origine des acquis qui ont créé la modernité algérienne. (...) On peut même dire, sans risque de se tromper, que la colonisation a été le cadre d'une initiation à ce qui est une société civile, même si cet apprentissage s'est fait malgré elle et s'est heurté à une culture coloniale, d'essence raciste" dans L'Algérie et son destin. Croyants ou citoyens en 1992 (p. 26 et 27). On peut difficilement conclure qu'il s'agirait là d'un "génocide" citoyen...

l'assimilation : source d'une volonté de réforme chez les Algériens

En Algérie, le courant assimilationniste (fin XIXe - début du XXe siècle) qui s'incarna dans les "Jeunes056__ferhat_abbas_2_ Algériens", ou dans les personnalités du Dr Bendjelloul et de Ferhat Abbas, s'incrivait dans le cadre d'une intégration de l'Algérie à la France tout en réclamant la citoyenneté et en soutenant le combat pour la modernité. Ils ont été politiquement dépassés par le mouvement nationaliste mais leur apport est à examiner pour qui s'intéresse à l'émancipation sociale. Mohammed Harbi est très clair à ce sujet :

"Du courant assimilationniste, l'historiographie nationaliste élude les évolutions et ne retient que la démission devant la question nationale. Que d'arguments pourtant il a fourni au nationalisme ! Son intérêt ne s'arrête pas là. Les assimilationnistes ont diffusé depuis le début du siècle une littérature d'une valeur considérable. On trouve chez eux une volonté profonde de réforme morale et intellectuelle, une conscience plus nette que chez les nationalistes des effets négatifs des archaïsmes sur la situation de la femme [par leur alliance avec les islamistes, les "Indigènes de la République" de 2005  et tant d'autres bonnes âmes naïves sont en-deçà des assimilationnistes algériens des années 1920 ou 1930 au sujet de l'émancipation féminine...] comme sur la personnalité de l'Algérien et une lucidité aiguë sur les rapports intérieurs de dépendance (khamessat ou métayage au 1/5e et clientélisme). Leurs attaques contre l'absolutisme des notables et le charlatanisme des marabouts sonnent juste" (Mohammed Harbi, 1954, la guerre commence en Algérie, p. 109-110).

Quand on examine l'attitude des "Jeunes Algériens" revendiquant "la naturalisation, la constitution de la propriété privée, la justice, l'établissement de l'état-civil, la scolarisation des enfants"...,  on s'aperçoit qu'ils "jouent" la modernité générée par la colonisation pour contrer le traditionalisme des notables et que cela implique un sens politique : "Le groupe des Jeunes Algériens, conscient de la difficulté de faire admettre aux masses musulmanes des institutions proposées par la colonisation, demande qu'on ne les brusque pas. Il faut suivre à leur égard une politique adaptée à leur niveau en attendant que l'école les prépare à embrasser la civilisation moderne. Seule cette institution les disposera à se débarasser de leurs préjugés et à revendiquer la citoyenneté française" (Mahfoud Smati, Les élites algériennes sous la colonisation, p. 209).

Mahfoud Smati cite Louis Khodja, "qu'on peut considérer comme le leader des jeunes Algériens" :
"Je veux bien admettre pour un instant que le Coran sera toujours un obstacle infranchissable à l'assimilation de l'indigène. Est-ce à dire que la France doive abandonner l'oeuvre, aussi noble que charitable, d'élever l'Arabe à son niveau social ? Certes, je n'hésite pas à répondre non. La France pourrait encore tenter, en effet, l'assimilation progressive par l'instruction et par l'éducation de la jeunesse actuelle ; la dépouiller aussi peu à peu de ses préjugés, et se l'attacher insensiblement d'une manière sûre et définitive. Dans cet acheminement lent vers un but aussi généreux, le Gouvernement devra montrer la plus grande bienveillance envers les Arabes qui, trop vieux pour apprendre, ne sauraient se dépouiller immédiatement des usages et des moeurs séculaires ; mais qui, en laissant aller leurs enfants aux écoles françaises, sacrifient par là même une part de leurs croyances et de leur fanatisme" (Les élites..., p. 209-210). Louis Khodja écrivait ceci en 1891 dans : À la Commission du Sénat, la question indigène par un Français d'adoption.

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même inégale, la colonisation français a introduit
la pratique élective en Algérie

Le "génocide" civique, cela ne veut rien dire. D'ailleurs, il n'y a toujours pas de citoyens au sens rigoureux de ce terme en Algérie, cinquante ans après l'indépendance. Il n'y a que des sujets d'une nomenklatura mafieuse et prédatrice des ressources nationales, gouvernant comme les Turcs de la Régence à base de patronage et de clientélisme, appuyée par un appareil répressif et les manipulations politico-religieuses les plus malhonnêtes.

 5afgenerauxalgeriemafiaun peuple qui se gouverne lui-même ?

 

3) Génocide moral ou culturel ?

Dans un autre commentaire sur ce blog (5 février 2012), Michel Mathiot écrit à propos de ce "génocide moral" (qu'il a aussi appelé "génocide des âmes") dont on ne voit pas très bien ce qu'il désigne sinon la domination coloniale d'une manière générale :

- "Ce «génocide moral» ne fut pas celui d’une armée contre des insurgés ni des opprimés, mais il fut permis par des gouvernements, à l’initiative d’une infime partie du peuple français (les puissants parmi les Européens d’Algérie) à l’encontre de l'immense majorité (9/10è) des habitants autochtones maintenus en situation de faiblesse économique et sociale – nationaux de seconde zone, interdits de citoyenneté et de loi française sauf quelques privilégiés et à l’exception du code de l’Indigénat, exclus des couches élevées de la fonction Publique et de l’armée autres que subalternes, oubliés de l’instruction Publique sauf en quelques milieux urbanisés (...)
Pour couronner le tout, ces autochtones furent victimes quotidiennes d’un racisme ordinaire, soit ouvertement, soit sous-couvert d’un paternalisme bon-enfant distillé par le petit peuple pied-noir (...) Devant les réformes improbables, longtemps réclamées, une poignée de révoltés a réussi, dans un premier temps, à tenir tête à l’armée française par une guerre de maquis. Puis dans un deuxième temps, en se ralliant le peuple indigène par la persuasion et par la terreur selon les règles de la guerre subversive, elle est parvenue à transformer cette guérilla en une force politique finalement victorieuse.
En ce sens, on peut dire qu’en Algérie un «génocide moral» s’est fait jour tout au long d’une large période, mais qu’il a finalement débouché sur le droit acquis par un peuple à se gouverner lui-même. (...) la formule de «génocide moral» s’adapte comme un gant à la situation politique de ce pays entre 1830 et 1962. La force d’un tel concept n’a d’égal que la cruauté de cette guerre, et l’exode massif et inédit qui en a marqué la fin" (Michel Mathiot).

 

Tlemcen marché arabe
Tlemcen, marché arabe

 

choc, oui... mais pas génocide

J'avoue ma perplexité devant cet argumentaire confus et contradictoire (d'un côté on révoque l'aspect militaire puis on finit par le retenir...?!). Je ne comprends pas l'usage du terme de "génocide" pour décrire des formes de domination coloniale qui n'ont jamais visé à l'extermination du peuple dominé.

La démographique interdit déjà de parler de "génocide". En 1936, la population musulmane en Algérie comptait 6,2 millions de personnes ; en 1948 : 7,5 millions ; en 1954 : 8,4 millions ; en 1962 : 9,5 millions. Où est le génocide ? (voir Kamel Kateb, Européens, indigènes et juifs en Algérie (1830-1962).

Chacun s'accorde à reconnaître la puissance du choc colonial, la destructuration partielle d'une sociabilité traditionnelle, de son identité et les véhémences - mais aussi les accommodements - que cela a suscité - Mohammed Harbi le disait plus haut. Ce témoin et analyste a retracé les étapes intellectuelles de sa perception du nationalisme et des caractères de la société algérienne dans plusieurs ouvrages dont L'Algérie et son destin en 1992. À la croisée d'une culture religieuse traditionnelle, d'une sensibilité révoltée à l'injustice coloniale et d'une acquisition de références théoriques notamment marxistes, il a évolué dans l'appréhension de tous ces facteurs.

En 1953, quand il arrive à Paris, s'inscrit à la Sorbonne et à Langues'O, sa vision du nationalisme change : "Celui-ci me paraissait de plus en plus devoir être compris comme une réaction de défense identitaire contre une société coloniale qui menaçait de décomposition et d'anomie, voire de clochardisation culturelle, les couches les plus nombreuses et les plus défavorisées de la société. Mais il me paraissait également devoir être compris comme un instrument de déligitimation de toute lecture sociale du conflit politique" (p. 15).

école arabe en plein air
école arabe en plein air

Puis son investigation historienne l'a conduit à minorer les effets du choc culturel : "Le surnaturel, le merveilleux et le fantastique concourent à la formation de la conscience collective et des représentations mentales, inspirent les choix et les attitudes politiques. Confinée dans des cercles restreints, l'influences des Lumières n'avait pas entamé la foi populaire qui était d'un poids décisif dans la reproduction des mentalités et dans la sacralisation des habitudes familiales et patriarcales. Les effets critiques du matérialisme industriel, la dépersonnalisation des rapports concernaient d'infimes minorités. Si l'on ne veut pas limiter l'histoire de l'Algérie à leur histoire, force est de constater que la rupture culturelle est plus limitée qu'on ne l'a dit et écrit. C'est sur un terrain largement irrigué par les archaïsmes qu'a pu reverdir l'arbre de feu nationaliste" (p. 21).

Je ne vois pas comment conclure au "génocide des âmes" après une telle démonstration. Il ne correspond à rien de ce que fut la rencontre d'une civilisation moderne et d'une civilisation traditionnelle en contexte colonial. Rencontre qui n'a affecté qu'une fraction de la population formellement dominée. D'ailleurs son diagnostic avait déjà été formulé par l'historienne Yvonne Turin qui avait tenté d'évaluer ce type de contact dans Affrontements culturels dans l'Algérie coloniale. École, médecins, religion, 1830-1880 en 1971. On ferait mieux de la lire plutôt que de parler de "génocide des âmes"…! Elle distinguait "le concept d'influence et celui de colonisation intellectuelle" (p. 17).

Évoquant la fin de la période étudiée, elle disait : "Les notions de progrès, d'évolution, de mouvement qui dominent la société européenne du XIXe s., (…) cet esprit de transformation dont les Européens sont si fiers et dont ils se considèrent tous comme les «missionnaires», toutes ces attitudes dynamiques par nature, n'ont pas entamé, à cette époque, la société colonisée. Méthodes autoritaires ou persuasion, tout est resté vain. C'est là la grande surprise de la première période coloniale" (p. 414).

marchands arabes
marchands arabes

Finalement, le bilan reste à faire des efforts ou des entraves dont l'administration coloniale fut responsable à l'égard du maintien et de l'entretien des lieux d'enseignement "indigènes" (écoles arabes) et des lieux de culte. Pour l'instant, l'évaluation reste soumise aux revendications des Oulémas qui firent entendre des exigences dont l'intérêt politique ne pouvait qu'inquiéter l'autorité coloniale.

Augustin Berque l'avait parfaitement pointé : "Dans le système uléma, l'Islam n'est plus cette intimité infiniment respectueuse qu'est le sentiment religieux ; il devient offensif, xénophobe et, pour tout dire, anti-français. La syntaxe arabe ne ressortit pas à une transformation linguistique ; elle s'instaure arme d'assaut. L'Histoire se transforme en une apologétique de l'Orient, et tourne ses pointes agressives contre l'Occident. Civilisation matérialiste, pourriture morale de la Chrétienté, sont affrontées à la grandeur, à la pureté islamique" (p. 99).

Les réticences et les obstacles que la France coloniale a posés à l'arabisation et à l'islamisation en Algérie ne relevèrent donc que du politique, que de la conscience que ces deux vecteurs culturels portaient la contestation de sa domination et de sa prééminence. Jamais il n'y eut de volonté d'extirpation religieuse ni de dissolution linguistique. Et les Arabes algériens sont restés arabophones. Leur religion est demeurée l'islam. Le génocide culturel, le "génocide des âmes" est une pure et simple vue de l'esprit. Jamais un programme de la France colonisatrice de l'Algérie de 1830 à 1962.

Michel Renard

mosquée Rélizane
mosquée de Rélizane, années 1920

________________________________________

Références bibliographiques

- Charles-Robert Ageron, Histoire de l'Algérie contemporaine, 2 / 1871-1954, éd. Puf, 1979.
- Gilbert Meynier, L'Algérie révélée. La guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, Droz, Genève-Paris, 1981.
- Mohammed Harbi, L'Algérie et son destin. Croyants ou citoyens, éd. Arcantère, 1992.
- Mohammed Harbi, 1954, la guerre commence en Algérie, éd. Complexe, 1989.
- Mahfoud Smati, Les élites algériennes sous la colonisation, tome 1, éd. Dahlab/Maisonneuve & Larose, 1998.
- Kamel Kateb, Européens, indigènes et juifs en Algérie (1830-1962, Ined, 2001)
- Yvonne Turin, Affrontements culturels dans l'Algérie coloniale. École, médecins, religion, 1830-1880, Maspéro et Enal, 1971.
- Augustin Berque, Écrits sur l'Algérie, réunis et présentés par Jacques Berque, Édisud, 1986.

 

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4 février 2012

France-Culture et la guerre d'Algérie

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retour critique sur une émission

de France-Culture

consacrée à l'Algérie en 1961

Michel LAGROT (point de vue)

 

Ouvrant avant l’heure le bombardement médiatique dont nous sommes menacés pour le cinquantenaire de la mort de l’Algérie française, la chaîne FM France Culture a produit récemment une semaine d’émissions sous le titre «Algérie 1961, année charnière». Elle n’a pas lésiné : trois heures chaque matin pendant cinq jours ! Chaque matinée comportant un volet «archives», un volet «débat», un volet «documentaire», le tout fort bien fait sur le plan technique, avec de gros moyens.

D’emblée les débats vont au fond du problème historique avec une édifiante affirmation de Wassila Tamzali : cette dernière, dont le père fut tué par le FLN, est connue par son livre, Une éducation algérienne passionnant retour sur l’itinéraire d’une intellectuelle militante du FLN dont l’unique et constant fil conducteur est une haine quasiment pathologique de la France et des Français. Laquelle déclare sans ambage que sa famille était parvenue au faîte des honneurs, du pouvoir et de la fortune, respectée de tous dans l’Algérie des Français, et que néanmoins, les Algériens eussent ils été tous dans cette situation, ils auraient été tous nationalistes.

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Wassila Tamzali

 

torture?

En clair, les musulmans se sont révoltés, non parce qu’ils étaient pauvres ou opprimés, mais par ce qu’on ne peut appeler autrement que du racisme à l’état pur…. quel aveu ! Il est assez curieux de rapprocher ce propos des interviewes multiples de musulmans interrogés dans l’émission, dont pas un seul ne se montre hostile aux Français d’Algérie, même à l’époque, et même parmi des fellaghas prisonniers ; on entend même à l’occasion de franches déclarations de fraternité ! Serait ce cette haine qui ressemble à l’amour...?

Autre aveu révélateur, et combien important : toutes les personnalités du FLN interrogées ( dont «Si»Azzedine ) confirment ce que Ben Bella avait clamé depuis longtemps : dans l’esprit des «fondateurs» les Européens n’avaient aucune place dans l’Algérie indépendante, et les déclarations contraires n’étaient que pour endormir l’opinion française.

Avis à ceux qui, de nos jours, prétendent imputer notre exode à des craintes irraisonnées ou à l’action de l’OAS… un de ces chefs fellagha fait, par ailleurs, une description complaisante des méthodes par lesquelles il recrutait ses combattants par l’intimidation et la menace dans des douars de montagne livrés à eux mêmes. On est loin du paradigme du peuple unanime en révolte spontanée contre ses oppresseurs !

 

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Boualem Sansal

Dans une de ses remarquables et très mesurées interventions, Boualem Sansal, qui supervisait les débats, observe d’ailleurs que le FLN s’est d’abord imposé par la violence.

La présence de cet écrivain a contribué à remettre de la chair et du sang dans cette histoire, par ailleurs déshumanisée par des historiens manifestement incapables (c’est aussi une révélation de cette émission  d’entrer dans la dimension humaine des évènements.

 

un racisme à l'état pur ?

Il est vrai que les historiens présents étaient d’abord Gilbert Meynier et Raphaëlle Branche, idéologues d’une partialité caricaturale : la torture, bien sûr, fut mise en épingle comme le fait principal de cette guerre, partant de trois références que sont D. Boupacha, D. Bouhired et H. Alleg ; or on sait que les deux Djemila n’ont jamais été torturées ailleurs que dans la péroraison de leurs avocats et dans la propagande du FLN. Quant à H. Alleg, jamais torturé lui non plus (v. le témoignage à l’époque du Dr Michaux, médecin légiste ) il initia, sous l’égide du PCF, cette méthode érigeant en système de défense l’accusation de torture… avec le formidable succès que nous savons.

Et pour les supplices exercés par le FLN sur de parfaits innocents choisis comme tels, ce ne sont que des «exactions»…..

 

villages de regroupement

Mais pouvait on faire confiance aux historiens ? pour réponse on citera M. Jauffret, pourtant réputé sérieux, prétendant dans le débat que les villages de regroupement ouverts par l’Armée déplaçaient 2 millions de personnes ! chiffre exorbitant et totalement faux, complété par une description, tout aussi fantaisiste, les assimilant à des camps de concentration….

Cependant ces considérations militaires ont donné lieu à des échanges instructifs : dont le concept de «guerre dissymétrique» exposé par un spécialiste des guerres subversives ; nous avons subi une guerre non déclarée entre une puissance classique technique et une organisation idéologique sans règles ni morale : ce type de conflit, d’après ce militaire, peut être gagné mais à condition de sortir de la règle démocratique. Pour nous, c’est enfoncer une porte ouverte, mais c’est dire aussi que nous étions condamnés à perdre.

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Algérie, 1956-161

Difficile aussi de faire confiance aux historiens lorsqu’on entend l’un d’eux déclarer froidement qu’en 1961 l’OAS a fait plus de morts que le FLN…

Les lieux communs sur les «citoyens de seconde zone» ne nous ont pas été épargnés, sans que personne mentionne que chacun pouvait sortir du «statut personnel» à tout instant et jouir de la citoyenneté française sans restriction, sans que personne non plus n’évoque la quadrature du cercle qu’était (et est encore) la coexistence du droit islamique et du droit commun français.

Des documents nous ont rafraîchi la mémoire sur la palinodie des premières négociations officielles de 1961 avec le GPRA à Evian, et l’échec que l’on sait ; saisissante interview de Louis Joxe, liquéfié après l’humiliation que lui avaient fait subir les Barbaresques, arrogants jusqu’à l’insulte…. De même les discours de De Gaulle à l’époque, son éclatant cynisme, son mépris affiché pour le passé et pour les hommes, sa démagogie, ses mensonges et hélas, les applaudissements des foules à son verbe : cela ressort fort bien, malignement mis en valeur par les responsables de l’émission.

 

les 173 000 Pieds noirs de 1943

Et puis, bien sur, après le pseudo putsch d’avril, réactions à chaud des officiers gaullistes et de quelques furieux du contingent, révélateurs du climat de guerre civile fabriqué par le général. D’ailleurs seuls ont été sollicités des militaires violemment hostiles à l’Algérie française , ou au mieux de ceux «qui ne savaient pas ce qu’ils venaient faire là» : question que, curieusement, les 173 000 Pieds noirs de 1943 ne s’étaient pas posée en Italie ou dans les Ardennes…

Des nombreuses interviewes reproduites, dont quelques unes - sans plus – auprès des Français d’Algérie, de l’époque et d’aujourd’hui, on retire des impressions diverses et quelques «matériaux historiques» tels que ce brave musulman de la Kasbah racontant comment, le dimanche, il avait coutume de se baigner à la Madrague ; cette plage étant présentée couramment (v. ARTE ) comme interdite aux musulmans….
Ou cette très virulente militante FLN racontant candidement avec des frissons comment, circulant avec sa voiture à Constantine, elle fut glacée d’effroi, prise dans une manifestation de jeunes gens pour l’Algérie française. La pauvre chérie ne réalise pas que d’autres jeunes femmes, européennes, ont été aussi prises dans des hordes de manifestants FLN, la différence étant que ces dernières n’ont plus eu le loisir de le raconter…

On retiendra la remarquable intervention de J.C. Perez, comme on pouvait s’y attendre sans langue de bois, exposant crûment le problème de la survie des Européens et du nécessaire combat dont, hélas, ils n’ont pris conscience que bien trop tard. La seule interview extensive, réalisée sur place à Mascara dans un cimetière européen, est consacrée à Mme Aline Cespedes-Vignes, auteur de 2 ouvrages d’évocation des dernières années françaises. Pourquoi elle, parmi les auteurs si nombreux dans le genre ? On croit comprendre que son sésame pour l’émission fut la phrase prononcée au début : «je savais dans mon fors intérieur que leur combat ( celui du FLN ) était légitime»…

 

Le mot de passe obligé… !

Sur la description de la situation de l’époque, occultation totale de ce qui gêne : l’action pacificatrice de l’Armée tournée en dérision, pas un mot sur les SAS, dont l’action fut pourtant si importante et si novatrice. Pas un mot des persécutions du pouvoir à l’encontre de la population européenne, pas un mot des enlèvements, des égorgements, de l’exode prévisible et déjà commencé, des polices parallèles, des arrestations arbitraires de jeunes, des camps de Djorf et de Lambèse, des tortionnaires comme Desbrosse….

Les souffrances du peuple pieds noirs, n’existent pas, pertes et profits… en revanche, la manifestation du FLN à Paris le 17 octobre, dont le bilan est grotesquement refabriqué, est décrit horrifiquement, bien que Boualem Sansal reconnaisse honnêtement qu’à l’époque il en avait à peine entendu parler.

Les extraits de films illustrant la partie documentaire sont pratiquement tous tirés d’œuvres très orientées, genre «La bataille d’Alger» et il est surprenant de constater combien, déjà, ils sonnent faux … R. Branche, «historienne» d’extrême gauche fait à ce propos une remarque assez plaisante, s’étonnant du bruit fait autour de «Hors-la-loi», film insignifiant, puisqu’on était libre d’aller voir d’autres productions…. comme si on avait le choix ! pas la moindre mention du film de J.P. Lledo, totalement passé sous silence, alors qu’il est justement un véritable événement.

 

images

Un certain J. Ferrandez, auteur d’une assez médiocre B.D. sur cette guerre, plaide pour ne pas céder à l’anachronisme, dans lequel pourtant il plonge en permanence dans son oeuvre, sans doute de bonne foi : une illustration de la difficulté qu’il y a à revivre un temps sur lequel tant de mensonges ont passé, et pourtant si proche….

Au total, les inébranlables paradigmes du siècle restent le socle de toute approche de l’Histoire : il est entendu que tout le monde savait que l’Algérie serait indépendante ( sans doute avons nous mauvaise mémoire..), que tout le peuple algérien ( dont les Pieds noirs n’ont jamais fait partie ) s’est soulevé contre un colonialisme oppresseur, que la nostalgie est un sentiment réactionnaire ( quand elle est ressentie par nous ), que la colonisation était un échec ( que nous ayons remis à des assassins le pays quasiment le plus moderne d’Afrique ne compte pas )….

Lorsque Boualem Sansal évoque la confiscation de l’Histoire par le FLN, il peut étendre sa réflexion à la France ! Pour nous, Français de là-bas, c’est encore plus simple : nous avons compté pour zéro dans les décisions du politique, et historiquement on nous a déjà rayés de l’Histoire. Jacques Soustelle avait nommé cela un ethnocide…

Remercions tout de même France-Culture de nous avoir épargné le «spécialiste-de-la-guerre-d’Algérie» qui remplit habituellement de ses prétentieuses péroraisons ses émissions historiques, et que tout le monde aura reconnu. Et laissons Boualem Sansal, encore lui, tirer de tout cela une conclusion désabusée : Les guerres, a-t-il déclaré, ne finissent jamais…..

Michel Lagrot
Hyères le 4/8/2011 - samedi 4 février 2012
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Michel Lagrot du Cercle Algérianiste

 

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2 février 2012

réponse à Gilles Manceron sur Hélie Denoix de Saint Marc

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oubli ou ignorance ?

réponse à G. Manceron sur Hélie Denoix de Saint Marc

 général Maurice FAIVRE

 

L'article de Gilles Manceron, intitulé "Hélie Denoix de Saint-Marc ou la fabrication d'un mythe", confirme sa manière de faire, qui consiste à utiliser des petites phrases, non vérifiées (1) et extraites de leur contexte, pour les transformer en pamphlet anticolonialiste et antimilitariste, conforme à une idéologie dévoyée des droits de l’homme.

Dans cet article, un certain nombre de faits historiques sont instrumentalisés :

Les officiers colonialistes

- Hélie de Saint Marc, et les officiers d’Algérie en général, seraient des «nostalgiques de la colonisation».

- Or dans l’article du Livre blanc incriminé, le commandant de Saint Marc estime qu’il faut «en sortir par le haut» et établir «une relation privilégiée» entre la France et l’Algérie ; les officiers «ne sont pas fanatiques de l’Algérie française» et «n’ont pas pour mission de conserver les privilèges de la colonisation… ni d’empêcher l’indépendance».

- On retrouve la même opinion, dès juin 1956, dans la lettre du général Ely au ministre Cheysson, où il estime l’indépendance inéluctable et se prononce pour une solution fédérale.

- Plus tard, le général Salan approuve la loi-cadre de Robert Lacoste, qui prépare une autonomie de l’Algérie sans exclure l’indépendance (2).

- Claude Paillat, proche des officiers parachutistes, les décrit comme «des enfants de la Révolution française : on apporte la liberté, on va refaire une autre société que ces colonies un peu pourries».

La bataille d’Alger et la torture

- Ce serait Massu qui aurait demandé et obtenu de rétablir l’ordre à Alger en employant des méthodes policières brutales, dont la torture, en suivant les conseils des colonels Godard et Trinquier.

- en réalité, c’est  l’Assemblée nationale qui approuve les pouvoirs spéciaux le 12 mars 1956, donnant des pouvoirs accrus à l’armée et planifiant d’importantes réformes sociales.

- le 30 juin 1956, Lacoste confie à l’armée la respnsabilité du maintien de l’ordre. Peut-on ignorer la démarche de Lacoste auprès de Guy Mollet en décembre 1956, confirmée  par la biographie de Pierre BRANA ?

- d’autre part, la deuxième phase de la bataille d’Alger, après avril 1957, a été conduite par infiltration des réseaux terroristes grâce aux  bleus du capitaine Léger, et non par des interrogatoires musclés (3).

- c’est ce que reconnaît Zora Driff face à Lartéguy : «ces méthodes  n’avaient plus court  quand j’ai été prise (septembre 1957)».

- la directive de Massu sur le renseignement, de novembre 1957, ne prescrit pas la violence,

- son aveu de général vieillissant à Florence Beaugé : «on aurait pu faire autrement» correspond à ce qui a été fait.

- la présentation du colonel Trinquier comme un adepte de la torture a été démentie par ses adjoints au secteur d’El Milia : Messmer, Dabezies et le général Jacquinet ; elle y était formellement interdite.

 

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Le livre blanc de l’armée en Algérie

- la genèse du Livre blanc de l’armée en Algérie est totalement ignorée par Manceron qui en fait une critique fausse et tronquée.

- Le projet en a été lancé par des officiers de réserve qui estimaient totalement injustifiée la campagne antimilitariste des années 2000.

- 521 généraux ont approuvé non pas l’ensemble du texte, mais seulement la préface du général Gillis, dont Manceron n’a lu que les dix premières lignes.

- Or la préface reconnaît que «certains, pendant la bataille d’Alger, ont été confrontés à un dilemme : se salir les mains en interrogeant durement de vrais coupables ou accepter la mort certaine d’innocents. S’il y eut des dérives, elles furent marginales et en contradiction même avec les méthodes et les objectifs poursuivis par la France et son armée».

La pacification couverture de la violence

- considérer la pacification comme destinée à dissimuler la violence est une autre méconnaissance des faits.

- Parcourant le Constantinois en 1958, Lacouture observe que «l’action menée par quelques officiers et leurs hommes m’a paru en tout état de cause positive et fructueuse, quel que puisse être demain le statut de l’Algérie… ce que l’armée est en train de faire ressemble à un travail révolutionnaire».

- La directive de Salan du 24 novembre 1957 institue les centres militaires d’internement (CMI) pour les rebelles pris les armes à la main (PAM) conformément aux Conventions de Genève.

- 400 jeunes européennes et musulmanes des Equipes médico-sociales itinérantes accompagnent les médecins de l’AMG et se dévouent auprès des femmes et des enfants musulmans.

- à la rentrée de 1961, plus des deux tiers des enfants sont scolarisés grâce à la coopération de l’Éducation nationale, des Centres sociaux éducatifs et des instituteurs militaires.

- en 1961, 4.800 moniteurs et monitrices  du Service de formation de la jeunesse rassemblent des milliers de garçons et de filles dans des Foyers de jeunes et des internats.

Participation au putsch.

Penser que le commandant de Saint Marc a été manipulé par ses sous-officiers traduit une certaine ignorance du déroulement de la journée et de la discipline militaire.

Des humanistes admirables ?

- L’évocation élogieuse de Paul Teitgen et de Bollardière par Manceron mériterait d’être nuancée (4).

- Michelo Debré écrit à Edmond Michelet le 19 septembre 1960 que «les mérites du personnage sont minces… Outre que son récit est mensonger, sa conduite n’est pas admissible et ses propos ne sont pas tolérables». Le même Michelet déplore la déclaration de Teitgen au procès Jeanson.

- l’historien Pervillé met en doute les estimations de Teitgen sur les assignations à résidence.

- Les mêmes réserves peuvent être exprimées sur le général de Bollardière, qui reçu par le général Allard, ne peut lui expliquer les raisons de son désaccord avec Massu. Avant de quitter Alger, il déclare à Salan qu’il se tiendra «à l’écart de toute polémique» ; c’est parce qu’il n’a pas respecté cet engagement qu’il sera sanctionné. Le général Ely estime «sa faute très grave ; il a fait le jeu de l’ennemi».

- Il y aurait beaucoup à dire sur les qualités attribuées à Vidal-Naquet et au général Katz. Mais une recension historique n’est pas un exercice de polémique.

Nombreux sont les Français qui se réjouissent que l’État ait reconnu les mérites d’un officier hors du commun.

 

Maurice Faivre
le 2 février 2012

 

1 - C’est ainsi que dans « Les harkis, histoire, mémoire et transmission », Manceron m'attribuait trois prises de position erronées, sans avoir fait aucune vérification des faits.
2 - Réf. Pierre Brana et Joelle Dusseau. Robert Lacoste. L’Harmattan 2010
3 - Confirmation par le général Schmitt, qui a fini par gagner sa deuxième bataille d’Alger en Cassation contre la fausse terroriste Ighilariz.
4 - Fonds Debré 2DE21 – Rapport Allard du 28 mars 1957 – Rapport Salan du 29 mars 1957 – Fonds Ely 1K233 – article Pervillé : la guerre d’Algérie revisitée, colloque des 14-16 novembre 2002.

 
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Hélie Denoix de Saint Marc

 

___________________________________

 

texte de Gilles Manceron

 

Le pompeux "Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire" n'a pas l'habitude de publier les réponses adressées aux critiques qu'il publie. La vraie confrontation lui fait peur. Nous l'avons déjà vérifié quand Daniel Lefeuvre a répondu aux critiques de Catherine Coquery-Vidrovitch (relire le débat ici).
Nous procédons différemment. Voici le texte de Manceron.

Études Coloniales

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un officier hors du commun

 

La discrétion du commandant Hélie de Saint-Marc

Il arrive qu’un peuple, une minorité, une corporation éprouve le besoin de désigner une personne jugée remarquable par l’action ou la pensée pour l’exalter en un personnage exemplaire, à qui le groupe ou l’individu puissent s’identifier. Le héros, la part faite à sa valeur humaine intrinsèque, est une construction collective. Le phénomène s’observe au mieux dans le domaine du politique, dont relèvent les deux articles qui suivent, s’agissant d’une personne vivante qui se prête à la fabrication de la légende élaborée à son sujet, voire l’alimente.

L’enjeu est de la mémoire d’une sanglante décolonisation achevée voilà près d’un demi-siècle, du sens à donner à des événements politiques et militaires qui ont laissé des traces profondes dans la conscience de ceux qui les ont vécus, mais aussi de qui en éprouve encore aujourd’hui les conséquences, en Algérie, en France, en Indochine et ailleurs. Examiner, jusqu’à les déconstruire, la constitution à leur propos de représentations historiques erronées, est profitable à tout un chacun.

Le présent dossier comprend deux éléments :

- l’article « Hélie Denoix de Saint-Marc ou la fabrication d’un mythe », par Gilles Manceron, historien [ci-dessous].

- « La restitution du débat : Mémoires des guerres de décolonisation et l’institution militaire (20 septembre 2006) », par Valentin Pelosse, sociologue.

Hélie Denoix de Saint-Marc ou la fabrication d’un mythe

par Gilles Manceron

Parmi les instrumentalisations contemporaines de l’histoire figure, dans certains milieux nostalgiques de la colonisation et qui ne se sont jamais faits à l’idée des indépendances, le mythe de l’homme sage et attaché à la vérité qu’aurait été Hélie Denoix de Saint-Marc. La vie de cet officier parachutiste membre de l’état-major du général Massu lors de la Bataille d’Alger en 1957, participant au putsch d’avril 1961, est présentée de façon à susciter une admiration pour sa personne, que ceux qui défendent une certaine Algérie française cherchent à faire rejaillir à la fois sur les méthodes employées par les parachutistes lors de la Bataille d’Alger et sur les chefs de l’OAS avec lesquels – bien qu’il ne les ait pas suivis au lendemain du putsch – il s’est retrouvé emprisonné et vis-à-vis desquels il se refuse à exprimer la moindre critique.

On assiste ainsi à la construction d’un discours en partie fictif, qui n’est possible qu’au prix de l’oubli ou de la déformation de certains éléments de l’histoire. Le récit que fait Hélie Denoix de Saint-Marc, qui est toujours le même, souvent au mot près, est, en effet un discours construit, truffé d’occultations, de trous de mémoire et de « vérités officielles » qui sont des contre-vérités flagrantes. Tel est le cas, en particulier, sur deux sujets. D’abord, sur la Bataille d’Alger, puisqu’il affirme que c’est à son corps défendant qu’on a confié à la division parachutiste de Massu les pouvoir de police, alors que tous les historiens sont amenés à dire, en se fondant sur de nombreuses archives et même sur tous les écrits de ce dernier, que l’état-major de la 10e division parachutiste a longtemps, au contraire, réclamé qu’on les lui confie afin de mettre en œuvre les méthodes qu’elle a ensuite appliquées. Ensuite, sur le putsch d’avril 1961, où il s’attribue un rôle décisif qu’il n’a pas joué dans le basculement du 1er régiment étranger de parachutiste dans la rébellion.

Le site internet consacré à Hélie Denoix de Saint-Marc (heliedesaintmarc.com), qui parle de son « exigence de vérité » et le présente comme « un sage » qui cherche « à livrer sa part de vérité » (1) sert de chambre d’écho à ce récit construit. Et l’instrumentalisation de l’image de cet officier est manifeste aussi dans le Livre blanc de l’armée française en Algérie (2). Paru en 2001 dans le but de démentir et de disqualifier les travaux historiques, témoignages, articles de presse et films qui avaient, en 2000 et 2001, apporté de nouveaux éclairages précis sur la conduite de l’armée française dans la guerre d’Algérie, et de leur opposer une version mise à jour du discours officiel justifiant ces méthodes, ce livre a choisi, en effet, de le mettre en avant (3) en s’ouvrant sur une interview de lui qui s’étale sur dix pages… Cette place accordée à un officier au grade modeste de commandant, dans une opération telle que ce Livre blanc soutenue par 521 officiers généraux ayant servi en Algérie, pourrait surprendre si on ne comprenait pas que cet officier est l’un des rares parmi les jusqu’au-boutistes de l’Algérie française à avoir un passé de résistant et de déporté et une allure qui tranche avec le profil de baroudeur de beaucoup d’autres.

Car, en effet, l’engagement d’Hélie Denoix de Saint-Marc très jeune dans la Résistance et le récit de sa déportation à Buchenwald forcent le respect. Mais ce qui est escompté par la construction à son propos d’une légende, c’est l’idée que le parcours de cet homme entre 1940 et 1945 légitimerait ses choix entre 1955 et 1961, ou encore que sa propre déportation sous le nazisme confirmerait ses dénégations ou ses minimisations de la torture pratiquée par l’armée française en Algérie. Or, dans cette dernière période, il a croisé la route de bien d’autres anciens résistants et déportés dont la plupart ont pris des positions résolument opposées aux siennes en ce qui concerne l’usage de la torture, tel le ministre de la Justice Edmond Michelet, le secrétaire général de la préfecture d’Alger Paul Teitgen (4) ou le général Jacques de Bollardière, saint-cyrien, condamné à mort en 1940 par un tribunal militaire vichyste et compagnon de la Libération. Le président de l’Association des anciens déportés d’Algérie n’était autre qu’Yves Le Tac, l’un des animateurs en 1960 des mouvements gaullistes favorables à l’autodétermination de l’Algérie, qui fera l’objet de trois tentatives d’assassinats de la part des hommes de l’OAS qu’Hélie Denoix de Saint-Marc s’abstient soigneusement de désavouer. Utiliser le passé de Saint-Marc pendant la seconde guerre mondiale pour induire une approbation de sa conduite en Algérie entre 1955 et 1961 relève donc de la manipulation.

Les méthodes de la « pacification »

Après avoir participé à la guerre d’Indochine puis à l’expédition de Suez, il est en Algérie au 1er Régiment étranger de parachutistes (1er REP). On attendrait de sa part, cinquante ans plus tard, un témoignage précis, voire la réflexion d’un officier français de la Légion sur ce qu’on désignait alors pudiquement par le terme de « pacification ». Depuis cinquante ans, sur cette manière de faire la guerre, les témoignages se sont amoncelés, venant aussi bien d’appelés, d’officiers français que de civils ou d’anciens maquisards algériens – témoignages à passer, bien entendu, au crible de l’analyse critique, mais dont l’abondance permet de reconstituer, autant que faire se peut, cette forme de guerre. Il n’est qu’à lire, par exemple, pour en avoir une idée, le récit de l’appelé Jacques Pucheu intitulé « Un an dans les Aurès. 1956-1957 », publié par Pierre Vidal-Naquet dans Les crimes de l’armée française (5) pour mesurer à quel point les conventions internationales protégeant les populations civiles en temps de guerre et régissant le sort des prisonniers de guerre ont été systématiquement violées au cours de ces opérations dites de maintien de l’ordre.

Or, les actes précis qui ont fait partie de la « pacification » à laquelle se livrait l’armée française en Algérie ne sont abordés ni dans ses récits, ni dans les ouvrages et articles qui reprennent ses propos et cultivent sa légende, ni sur le site internet qui lui est consacré.

La torture durant la Bataille d’Alger

Pendant la bataille d’Alger, en 1957, le capitaine Denoix de Saint-Marc a été chef de cabinet du général Massu, qui, à la tête de la 10e division parachutiste, s’était vu confier les pouvoirs de police sur le Grand Alger, et il a été chargé en son sein, à partir de mai 1957, des relations avec la presse (6). Aux fonctions qu’il occupait, Saint-Marc était parfaitement au courant des méthodes de la Bataille d’Alger, de ce qui se passait à la villa Sésini et à la villa des Roses, et autres lieux de tortures de sinistre mémoire pratiquées par les hommes du 1er REP (7). Sorte d’attaché de presse du général Massu à partir du mois de mai, son travail consistait à défendre et à justifier aux yeux de l’opinion le rôle de police joué dans le Grand Alger par la 10e division parachutiste. Son passé de résistant déporté et son allure différente de celle de la plupart des autres officiers parachutistes l’avaient fait choisir pour tenter de faire passer auprès de la presse et des hommes politiques venus de France le discours de l’armée destiné à jeter un voile pudique sur la torture et les exécutions sommaires.

Loin de se livrer à un effort de lucidité sur cet épisode de son passé, Saint-Marc le reconstruit. Il affirme, par exemple, que les fonctions de police ont été imposées contre sa volonté à la 10e division parachutiste et à Massu « à son corps défendant » (8), par Robert Lacoste et Guy Mollet, ce qui est contraire à la réalité. En fait, Massu, secondé et conseillé par les colonels Roger Trinquier, commandant adjoint de la 10e division parachutiste, et Yves Godard, chef d’état-major puis commandant adjoint de la division, avait énoncé depuis longtemps les moyens à employer pour lutter contre le FLN et réclamé la charge de les appliquer. En particulier, nommé en août 1956 à la tête d’une commission chargée d’élaborer une doctrine de contre-terrorisme urbain, il a élaboré avec Godard et Trinquier une note préconisant de donner à l’armée la charge du maintien de l’ordre et précisant les méthodes qu’elle devrait employer, et qui seront celles-là mêmes de la Bataille d’Alger : « 1/ Tout individu entrant dans une organisation terroriste, ou facilitant sciemment l’action de ses éléments (propagande, aide, recrutement, etc.), est passible de la peine de mort. 2/ Tout individu, appartenant à une organisation terroriste et tombant entre les mains des forces spécialisées du maintien de l’ordre, sera interrogé sur le champ, sans désemparer, par les forces mêmes qui l’ont arrêté. 3/ Tout individu suspecté d’appartenir à une organisation terroriste pourra être arrêté chez lui et emmené pour interrogatoire devant les forces spécialisées de l’ordre, à toute heure du jour et de la nuit » (9)…

Trinquier, Godard, et leur chef Massu qui reprenait leurs théories, ont affirmé hautement, dès 1956, détenir la solution pour rétablir l’ordre et appelé explicitement Robert Lacoste et le gouvernement à leur donner les moyens de le faire en acceptant de confier à l’armée, et, en l’occurrence, aux parachutistes les pouvoirs de police car « nos lois actuelles sont inadaptées au terrorisme » (10). Une note du 22 septembre 1956 signée Massu précisait, par exemple : « Dans le cadre de la mission de l’armée en AFN, il apparaît nécessaire de préciser celle des unités de parachutistes. […] pour tout observateur militaire quelque peu averti et impartial, le problème actuel de l’AFN s’apparente à la pacification. L’armée résoudra ou non ce problème : mais elle apparaît seule susceptible d’y parvenir ». Dans les derniers jours de 1956, les autorités civiles ont accédé à ces demandes et accordé finalement à l’armée, et précisément aux parachutistes, ce qu’ils réclamaient depuis des mois. La directive de février 1957 du 2e bureau de la 10e division parachutiste confirmera qu’elle est enfin chargée de la mise en œuvre des méthodes qu’elle avait préconisées et qu’elle assume pleinement : « depuis un an et demi l’emprise rebelle sur l’Algérie n’a fait que croître […]. Si l’on veut extirper la plante malfaisante, il faut détruire la racine. Cette tâche incombe théoriquement aux différentes polices, mais l’expérience de dix ans de guerre subversive a prouvé que c’était aussi la tâche de l’armée. En fait, la destruction de l’infrastructure politico-administrative rebelle est la mission numéro un de l’armée » (11).

La 10e division parachutiste n’a donc pas reçu des gouvernants civils des pouvoirs de police à son corps défendant, elle a élaboré une méthode de guerre qu’elle a présentée comme la seule solution face au terrorisme et demandé au pouvoir civil d’appliquer, ce qu’elle a finalement obtenu. Or Hélie Denoix de Saint-Marc, chargé au sein du cabinet de Massu en mai 1957 d’expliquer et de justifier l’action de la 10e division parachutiste en matière de police, dit aujourd’hui : « Je pensais à cette époque et je le pense toujours […] l’armée ne doit pas se voir confier des missions de police ». Qu’il pense cela aujourd’hui, acceptons-en l’augure et déduisons qu’il aurait, par conséquent, changé d’avis. Mais qu’il l’ait pensé à l’époque tout en acceptant la fonction consistant à convaincre l’opinion française du contraire, on ne pourrait qu’en conclure un singulier manque de courage de sa part. Il eut été logique, s’il est vrai qu’il l’avait pensé alors, qu’il réagisse comme l’a fait, en mars 1957, le général de Bollardière qui pensait effectivement cela et qui a protesté contre le fait qu’on ait confié des pouvoirs de police à l’armée et les méthodes qui en découlaient. Commandant le secteur Est-Atlas Blidéen de la Région militaire d’Alger, il a fait part le 7 mars au commandant de la région militaire de son désaccord avec Massu : « Convoqué ce jour à dix heures par le général Massu, j’ai été obligé de prendre conscience du fait que j’étais en désaccord absolu avec mon chef sur sa façon de voir et sur les méthodes préconisées. Il m’est donc impossible de continuer honnêtement à exercer mon commandement dans ces conditions. J’ai donc l’honneur de vous demander d’être immédiatement relevé de mes responsabilités et remis à la disposition du commandement en France ». A l’opposé de Bollardière, Saint-Marc a suivi le courant. Il a accepté de justifier que l’on confie des missions de police à l’armée et les méthodes qui en découlaient. Bollardière pensait-il à lui quand, évoquant l’attitude d’alors de nombre d’autres officiers parachutistes, il écrivit : « Dans cette période où l’hésitation et l’attentisme de beaucoup m’écœuraient, j’éprouvais le besoin d’un choix clair » (12).

Quant à son rôle de relations avec la presse, Saint-Marc affirme : « vis-à-vis d’eux, j’ai toujours essayé d’être honnête, je crois ne jamais leur avoir menti, je ne leur ai pas toujours dit la vérité, mais je crois ne leur avoir dit que des vérités » (13). Faire l’histoire de la Bataille d’Alger oblige pourtant à dire que le rôle de l’officier de presse de la 10e division parachutiste a été précisément en 1957 d’organiser le mensonge. Et quand un site internet se voue aujourd’hui à l’hagiographie du vieillard à l’allure vénérable qui prononce ces paroles, on ne peut que songer à la phrase de Pierre Vidal-Naquet : « il vaut mieux, pour une nation, que ses héros, si elle en a encore, en dehors de ceux, éphémères, que choisissent chaque semaine deux émissions concurrentes de télévision, ne soient pas des menteurs » (14).

Que dit aujourd’hui Saint-Marc de la torture ? Il prétend avoir été à l’époque et être aujourd’hui « contre la torture » tout en disant qu’il faut parfois employer « des moyens que la morale réprouve » : « Dans l’action, que faut-il faire si vous vous trouvez responsable du maintien de l’ordre dans un quartier où les bombes éclatent, est-ce que vous allez essayer de sauver des vies humaines au risque de vous salir les mains ou bien vous allez refuser de vous salir les mains au risque d’accepter que des innocents meurent ? » (15) Il a beau prendre la précaution d’ajouter « Je n’ai pas de réponse », sa manière de poser le problème vise à justifier l’emploi de la torture, sous couvert, comme il le dit encore, « d’accepter certains moyens condamnables pour éviter le pire » (16).

C’est l’argumentaire de tous ceux qui légitiment « dans certains cas » l’utilisation de la torture. On le retrouve dans le Livre blanc de l’armée française en Algérie, dont le texte d’ouverture justifie la torture et les exécutions sommaires d’alors en les présentant comme une nécessité. On peut y lire, par exemple, que « ce qui a caractérisé l’action de l’armée en Algérie, ce fut sa lutte contre toutes les formes de torture, d’assassinat, de crimes idéologiquement voulus et méthodiquement organisés » (17).

Laisser entendre la possibilité du recours à la torture, c’est aussi prendre le contre-pied des engagements formels de la France, l’un des premiers États à ratifier la Convention internationale contre la torture de 1984 qui dispose qu’« aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse de l’état de guerre ou de menace de guerre, d’instabilité politique intérieure ou de tout autre état d’exception, ne peut être invoqué pour justifier la torture ». Là encore, le discours confus de Saint-Marc se distingue du langage clair de Bollardière qui a parlé de « l’effroyable danger qu’il y aurait pour nous à perdre de vue, sous le prétexte fallacieux de l’efficacité immédiate, les valeurs morales qui seules ont fait jusqu’à maintenant la grandeur de notre civilisation et de notre Armée » (18) – Bollardière qui a été envoyé en forteresse, et, à la différence de Saint-Marc et des officiers condamnés pour leur participation au putsch et à l’OAS réintégrés pleinement dans leur grade par la loi de novembre 1982 voulue par François Mitterrand, et qui, lui, n’a jamais été réintégré dans ses droits…

Ressassant, encore aujourd’hui, la thèse de l’efficacité de la torture, Saint-Marc n’a même pas connu l’évolution tardive de son chef d’alors, le général Massu, qui, à la fin de sa vie, a remis en cause le bien fondé de ces méthodes : « Non, la torture n’est pas indispensable en temps de guerre… Quand je repense à l’Algérie, on aurait pu faire les choses différemment » (19).

Le putsch d’Alger

Dans le putsch du 21 avril 1961, Hélie de Saint-Marc a à la fois assumé une responsabilité importante et joué un rôle de comparse. Les organisateurs du complot étaient les colonels Broizat, Argoud, Godard, Lacheroy et Gardes, les généraux Salan, Jouhaux et Gardy et les civils extrémistes qui avaient constitué au début de 1961 l’Organisation de l’armée secrète (OAS). Pour eux, le putsch n’était qu’un moment dans un combat qu’ils avaient déjà commencé depuis plusieurs mois, avec les premières désertions, comme celle du lieutenant du 1er REP Roger Degueldre et d’autres sous-officiers de ce régiment, et avec les premiers attentats terroristes, comme l’assassinat à Alger de l’avocat maître Popie le 25 janvier, et dans un combat qu’ils étaient décidés à poursuivre, quelle que soit l’issue du putsch.

Le capitaine Saint-Marc se trouvait alors à la tête du 1er REP par intérim, en l’absence de son chef le colonel Guiraud en permission en France, un régiment largement acquis aux idées des ultras favorables à la poursuite de la « guerre révolutionnaire » contre le FLN par tous les moyens, quitte à se rebeller contre les institutions de la République, et qui avait probablement été rapproché d’Alger et cantonné à Zéralda dans la perspective de la préparation du coup d’Etat. Saint-Marc n’apparaissait pas lié aux hommes de l’OAS ni aux militaires qui en étaient proches. Il avait même quitté l’armée pendant environ six mois, donnant sa démission et tentant une expérience professionnelle en Italie en 1959, avant de revenir en Algérie et d’être réintégré au 1er REP.

C’est au dernier moment qu’il a été mis au courant du projet de putsch, et, en réalité, son rôle s’est borné à suivre les sous-officiers et les hommes de son unité qui était celle la plus acquise à cette opération. Tout indique qu’avec la présence du lieutenant Roger Degueldre, déserteur depuis janvier et revenu clandestinement à Zéralda, la préparation de la rébellion du 1er REP était déjà fort avancée, impliquant l’ensemble des commandants de compagnie, quand Degueldre et des civils membres de l’OAS ont approché Saint-Marc pour savoir s’il se joindrait au plan prévu et lui proposer de rencontrer Challe. Avec Degueldre, des officiers qui avaient été écartés du régiment comme Sergent, La Briffe, Ponsolle, Godot et La Bigne étaient du complot. Dans son récit d’aujourd’hui, Saint-Marc préfère ne pas nommer Degueldre – qui deviendra le chef des commandos Delta de l’OAS auteurs des dizaines d’assassinats, dont le 15 mars 1962 à Alger de six enseignants des Centres sociaux éducatifs fondés par Germaine Tillion –, et parler de « civils ». Ceux-ci étaient très certainement résolus, dans le cas où Saint-Marc ne les suivrait pas, à le neutraliser par la force, comme l’ont été des officiers loyalistes tels les généraux Gambiez et Vézinet (20). Or, de son ralliement aux conjurés, Saint-Marc fait un récit très théâtral, lui aussi reconstruit rétrospectivement, qui lui donne, contre toute vraisemblance, un rôle décisif dans le basculement du 1er REP. Il dit avoir répondu, après un long silence, au général Challe : « je pense que le 1er REP me suivra », alors que son choix a été, non d’inciter le régiment à se rebeller, mais de suivre ses subordonnés et de rester avec son régiment dans la rébellion.

Les quelque 2 000 hommes du 1er REP qu’avaient rejoints, outre Degueldre, des officiers qui en avaient été écartés récemment pour n’avoir pas caché leur hostilité à la politique algérienne de la France, ont marché sur Alger et pris le contrôle des principaux points stratégiques de la ville. Quand le putsch a échoué, Saint-Marc, à la différence de ceux-ci, n’est pas entré en clandestinité pour continuer le combat au sein de l’OAS. Pourtant, par la suite, ces jusqu’au-boutistes de l’Algérie française qui l’avaient rallié à leur projet et utilisé lors du putsch, choisiront d’utiliser encore sa personnalité comme un emblème de leur combat, celle-ci ayant des aspects sensiblement plus respectables que celles des Sergent, Degueldre et autres instigateurs du pronunciamento, déserteurs, plastiqueurs et assassins qui ont continué leur lutte après le 24 avril 1961 par des voies terroristes.

Il est vrai que Denoix de Saint-Marc semble accepter d’être ainsi utilisé. Officier putschiste qui s’est livré à la justice et n’a pas rejoint l’OAS, il accepte cependant d’être l’objet de cette récupération par les nostalgiques de l’OAS en gardant le silence sur celle-ci et en s’abstenant de condamner son action ou même de l’évoquer. Il fait, pour cela, l’éloge d’une loi du silence qui revient à une solidarité tacite et à sens unique avec ceux qui ont déserté et combattu avec cette organisation terroriste. Pour justifier ce choix, il cite volontiers Saint-Exupéry : « Puisque je suis l’un d’eux, je ne renierai jamais les miens, quoi qu’ils fassent, je ne parlerai jamais contre eux devant autrui ; s’il est possible de prendre leur défense, je les défendrai ; s’ils se sont couvert de honte, j’enfermerai cette honte dans mon cœur et je me tairai ; quoi que je pense alors d’eux, je ne servirai jamais de témoin à charge » La phrase de Saint-Exupéry est elle-même discutable si on l’érige en règle générale, car elle pourrait alors justifier toutes les complicités et toutes les non dénonciations de crimes que la loi et la morale réprouvent, au prétexte que ce sont « les miens » qui les ont commis. La prendre au pied de la lettre et pousser sa logique à son terme risque d’aboutir aux limites de l’esprit de corps, à une sorte d’omerta aux allures de solidarité mafieuse. En l’occurrence, Saint-Marc fait de cette règle un usage à sens unique. Qui sont, finalement, ceux qu’il considère comme « les siens » ? Ses légionnaires et militaires putschistes et tous ceux qui ont fait partie de l’OAS. Sur eux, il ne veut rien dire, même s’il sous-entend par l’usage qu’il fait de cette citation qu’ils se sont, par certains de leurs actes, « couverts de honte ». Mais il n’observe pas la même réserve quand il participe au Livre blanc de l’armée française en Algérie qui s’en prend aux partisans de la paix en Algérie, du général de Gaulle à Bollardière, en passant par le général Katz qui a lutté dans des conditions difficiles contre l’OAS à Oran en 1962. Pas plus qu’il ne ressent le moindre devoir de solidarité avec les citoyens français qui s’étaient prononcés massivement par référendum le 8 janvier 1961, avec 75% de oui, en approuvant « l’autodétermination des populations algériennes ». Ses concitoyens, les institutions républicaines de la France, pas plus que les chefs de l’armée française qui ont dû affronter l’OAS ne font partie « des siens »… Sans parler des journalistes, hommes politiques, écrivains et artistes qui avaient dénoncé à l’époque qu’on confie les pouvoirs de police à l’armée et les méthodes qui en découlaient, traités dans ce Livre blanc de « porteurs de valises » du FLN et vis-à-vis desquels nulle obligation de réserve n’empêche ce livre qui l’exhibe comme une icône de proférer les plus infamantes accusations de trahison. Notons enfin que le site internet entièrement voué à sa légende propose entre autres un lien renvoyant à l’Association des amis de Raoul Salan.

Le film de Georges Mourier et son instrumentalisation

Ceux qui cherchent à utiliser la légende de Denoix de Saint-Marc tentent aussi de détourner à leur profit un film documentaire qui lui a été récemment consacré, en proposant son achat sur le site qui lui est voué. C’est ce film intitulé Servir qui a été projeté 20 septembre 2006 dans l’auditorium Foch de l’Ecole militaire, suivi d’un débat dont le sociologue Valentin Pelosse nous propose sur le site du CVHU sa propre restitution personnelle.

Il s’agit d’un épisode d’une série de Georges Mourier intitulée « Le choix des hommes » dont la thématique générale est de brosser le portrait de personnes qui, à un moment donné, se sont trouvées contraintes dans un contexte de crise d’effectuer un choix dramatique. Sur ses sept épisodes, la plupart ne concernent pas les questions coloniales. Dans le film Croire ? Georges Soubirous, déporté au camp de Dora, évoque la foi qui lui avait permis de tenir et qu’il a abandonnée depuis ; dans Agir ? Gilbert Brustlein revient sur l’attentat que, jeune résistant communiste, il a commis le 20 octobre 1941 contre un officier allemand, provoquant les représailles contre les 27 otages de Chateaubriant ; dans Trahir ? Paul Nothomb, aviateur communiste et compagnon d’armes d’André Malraux dans la guerre d’Espagne, revient sur le moment où, arrêté et torturé en mai 1943 par la Gestapo, il a feint de se rallier en s’efforçant de ne par trahir ses amis ; dans Mentir ? Jacques Bureau, membre en 1943 d’un réseau de résistance franco-anglais, raconte qu’interrogé par les Allemands, il leur livra de fausses informations sur un débarquement imaginaire que les services anglais leur avaient données dans ce but ; dans Tricher ? le français Jacques Rossi, militant communiste et agent du Komintern, rappelé d’Espagne à Moscou en 1937, dit comment il a été pris dans les purges staliniennes et a fait dix-neuf ans de Goulag, ne rentrant finalement en France qu’en 1985. Seuls, deux épisodes de cette série, produite par les Films de la Lanterne et RTV, renvoient à la guerre d’Algérie, et, en dehors de Servir ? consacré à Hélie Denoix de Saint-Marc, l’autre, intitulé Combattre ?, porte sur un homme au parcours bien différent : Abdelkader Rahmani, qui, jeune officier de l’armée française né en Algérie, avait décidé avec 52 autres officiers d’origine algérienne d’écrire au président Coty pour lui demander d’arrêter la guerre et fut, comme tous les autres, arrêté et emprisonné.

Mais seul celui consacré à Hélie Denoix de Saint-Marc est distribué en DVD, par les éditions LBM (21), et sa diffusion, isolée des autres épisodes, s’effectue manifestement dans un cadre idéologique qui cherche à instrumentaliser cette légende. D’autant que le choix du documentariste de laisser s’exprimer librement les différents témoins sur ce moment où ils ont été amenés à prendre une décision dramatique, conduit, dans le cas de ce film, à ce que Saint-Marc délivre son récit rétrospectif de la bataille d’Alger et du putsch sans que personne ne vienne mettre le doigt sur ses reconstructions du passé et ses omissions. Personne ne le contredit, ou même lui demande de confirmer ce point, quand il affirme qu’en 1957 la division de parachutistes de Massu a été chargée « à son corps défendant » des missions de police. Personne ne lui demande, quand il affirme qu’à l’époque, il était opposé à ce qu’on lui confie cette mission, pourquoi il ne l’a pas dit ni n’a démissionné comme son supérieur le général de Bollardière, pourquoi il a accepté au contraire de justifier officiellement son action auprès de la presse. Personne ne lui demande si c’est le lieutenant déserteur Degueldre qui lui a demandé de rencontrer Challe et de participer au putsch ; s’il pense qu’en cas de refus, les hommes qui avaient préparé le putsch l’auraient arrêté par la force comme l’ont été les généraux Gambiez et Vézinet ; ni s’il pense aujourd’hui que le courage consistait davantage à faire comme ces deux généraux ou bien à suivre ses sous-officiers dans le putsch. Personne ne lui demande pourquoi il n’a pas rejoint l’OAS comme de nombreux militaires putschistes ; par désaccord avec leur action ou pour une autre raison ? pourquoi, s’il était ou s’il est aujourd’hui en désaccord avec leur action, ne l’a-t-il pas dit ni ne le dit-il aujourd’hui ? Pourquoi son sentiment de solidarité avec « les siens » ne s’étend pas, pour lui, aux électeurs français ou aux institutions républicaines de son pays. Au fait, que pense cet homme, né dans une famille aristocratique et de culture catholique traditionaliste, de la République ? Autant de questions qui ne lui ont pas été posées.

Sans explication historique du contexte, on peut craindre que l’utilisation de ce film, séparé délibérément du reste de la série, serve à conforter des discours idéologiques et éloigne d’une véritable histoire de la guerre d’Algérie. L’hebdomadaire Valeurs actuelles du 29 septembre 2006 commente ainsi l’image de Saint-Marc donnée par ce DVD : « il est le symbole de la conscience libre, celle qui, à un moment donné, décide de désobéir car ce qu’on lui demande de faire va à l’encontre de sa morale ». L’étude de l’histoire incite plutôt à penser que cet officier n’a fait, en 1957 comme en 1961, que suivre. Il n’a pas eu le courage moral de refuser, en 1957, comme de Bollardière, auquel pourtant ses propos actuels donnent raison ; ni en 1961, comme les officiers qui n’ont pas suivi les putschistes ; ni même celui de se lancer dans la rébellion folle de l’OAS, qui, si elle conduisait, certes, à une dérive criminelle, pouvait se prévaloir d’une forme de fidélité aux discours tenus pendant des décennies par la République. Le fait de ne pas avoir eu le courage de le faire explique-t-il son silence aujourd’hui à son sujet ? Quoi qu’il en soit, compte tenu de ce que j’ai montré plus haut des propos de Saint-Marc sur la Bataille d’Alger et le putsch de 1961, je serais tenté de penser que c’est à ce film de sa série que le réalisateur aurait pu donner pour titre : « Mentir ? ».


Notes :

(1) Voir aussi l’article de Jean-Claude Raspiengas, dans La Croix du 4 mars 2005.

(2) Livre blanc de l’armée française en Algérie, éd. Contretemps, 2001.

(3) Livre blanc de l’armée française en Algérie, op. cit. Entretien avec Hélie Denoix de Saint-Marc, pp. 18 à 27.

(4) Paul Teitgen, secrétaire général de la préfecture d’Alger, a démissionné pour protester contre la torture et les exécutions sommaires pratiquées par les parachutistes du général Massu. Sa lettre de démission du 24 mars 1957 a été publiée dans Le Monde du 1er octobre 1960. Il a communiqué au Comité Maurice Audin des informations importantes sur la pratique de la torture et des exécutions sommaires par la 10e division parachutiste.

(5) Pierre Vidal-Naquet Les crimes de l’armée française, éd. Maspero, 1975, p. 63.

(6) Jacques Massu, La vraie bataille d’Alger, Plon, 1973, p. 151.

(7) Raphaëlle Branche, La torture et l’armée, éd Gallimard, 2001, pages 124, 125 et suivantes.

(8) Livre blanc de l’armée française en Algérie, op. cit., p. 23.

(9) Jacques Massu, op. cit., p. 49.

(10) Ibid.

(11) Ibid., p. 129.

(12) Général Jacques Paris de Bollardière, Bataille d’Alger, bataille de l’homme, Desclée de Brouwer, Paris, 1972, p. 110.

(13) Propos tenus par Hélie Denoix de Saint-Marc dans le film Servir ? de Georges Mourier.

(14) Pierre Vidal-Naquet, Le trait empoisonné, La Découverte, 1993, p. 141.

(15) Propos tenus par Hélie Denoix de Saint-Marc dans le film Servir ? de Georges Mourier.

(16) Ibid.

(17) Voir l’article « 500 généraux montent en ligne... » de Jean-Dominique Merchet, Libération, 23 janvier 2002.

(18) Lettre du 21 mars 1957 du général de Bollardière à Jean-Jacques Servan-Schreiber.

(19) Le Monde, 21 juin 2001 : « Le remords du général Massu ».

(20) Jacques Fauvet et Jean Planchais, La Fronde des généraux, Arthaud, 1961, p. 112.

(21) Les éditions LBM (Little Big Man), dirigées par Pierrre De Broissia (12, Rue Rougemont 75009 Paris).

 

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1 février 2012

Centre de documentation des Français d’Algérie - Daniel Lefeuvre

centre-de-documentation-des-francais-dalgerie-un-lieu-vivant-et-accessible-a-tous

 

 Centre de documentation

du Cercle Algérianiste à Perpignan

Daniel LEFEUVRE

 

Le Centre de documentation des Français d’Algérie, inauguré le dimanche 29 janvier par M. Pujol, maire de Perpignan, M. Longuet, ministre de la Défense, Thierry Rolando et Suzy Simon-Nicaise, président et vice-présidente du Cercle algérianiste, fait l’objet, depuis plusieurs années, d’une vive polémique.

Pour l’opposition socialiste et communiste au Conseil municipal de Perpignan, il s’agit d’une «faveur faite aux nostalgiques de l’Algérie française», selon les propos de Mme Jacqueline Amiel-Donat, responsable locale du Parti socialiste, ou d’un centre «offrant une vision unique de l’histoire à la gloire de la période française de l’Algérie» pour Michel Franquesa, secrétaire local du Parti communiste.
Pour preuve, ajoute ce dernier, «le fonds de ce centre dépourvu de comité scientifique est constitué des documents amassés par le Cercle algérianiste, organisation créée en 1973 pour "sauver (la) culture en péril" des Français d’Algérie.» (Déclarations rapportées par La Dépêche du Midi du 30 janvier 2012.)

Un collectif «Pour une histoire franco-algérienne non falsifiée», (regroupant diverses organisations, notamment ATTAC, CGT, la LDH, le MRAP, le PCF), s’est élevé contre le financement, pour partie public, de ce centre et a appelé à manifester  «tous ceux qui veulent s’opposer aux mensonges sur les crimes du colonialisme français et à l’hystérie xénophobe et raciste.» (L’Humanité, 27 janvier 2012).

qu’est-ce qui justifierait l’opprobre autour de ce Centre ?

Au total, qu’est-ce qui justifie l’opprobre qui entoure ce Centre ? Passons sur l’accusation de xénophobie qu’absolument rien ne justifie. D’abord être le produit d’une association de rapatriés, le Cercle algérianiste, coupable de défendre une histoire falsifiée, positive, de l’Algérie durant la période coloniale. Deuxièmement, la constitution d’un ensemble documentaire à partir de dons privés provenant de rapatriés. Troisièmement, que des subventions publiques aient contribué à son financement.

 

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vitrines d'exposition

 

Membre du Comité de pilotage du Centre, ces critiques appellent de ma part quelques remarques.

centre documentaire à vocation historique

En premier lieu, je ne vois pas pourquoi une association s’interdirait de créer un centre documentaire à vocation historique. De nombreux exemples existent :

- N’est-ce pas une fédération d’associations, loi de 1901, qui est à l’origine du Musée de la Résistance Nationale (Champigny). Pourtant, nul ne conteste son utilité à la fois historique et pédagogique, nul ne conteste le partenariat qui le lie, depuis 1985,  au ministère de l’Education nationale ?

- La Fondation pour la Mémoire de la Shoah n’est-elle pas également une fondation privée ? Sa dotation financière ne repose-t-elle pas sur la restitution par l’État et les établissements financiers français des fonds en déshérence, issus de la spoliation des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ? Qui pourrait s’en offusquer ?

Faut-il faire grief au Cercle algérianiste de vouloir rassembler des documents offerts par des rapatriés ? Qui reproche à la CGT d’avoir créé un Institut CGT d’histoire sociale, conservant des «archives relatives aux activités confédérales et à celles des militants responsables de la CGT» ?

Quel historien refuserait de se rendre à l’OURS (Office Universitaire de Recherche Socialiste), organisme privé fondé par Guy Mollet, pour consulter les précieux fonds d’archives qu’il conserve, sous prétexte qu’il est lié au mouvement socialiste ? Faut-il bouder les archives de Saint-Gobain ou de Berliet, parce qu’elles sont propriétés d’organismes privés (de l’entreprise ou d’une fondation) ? On pourrait multiplier les exemples.

Quant à l’indignation sur la participation de financements publics au Centre de documentation, elle me paraît d’autant plus déplacée qu’elle émane pour une part d’organisations groupusculaires – comme le MRAP – bénéficiant de subventions publiques particulièrement généreuses qui constituent l’essentiel de leurs ressources.

Mais venons-en au fond de l’affaire.

 

la valeur des archives privées

Nul ne contestera, que les archives privées, complémentaires des archives publiques, constituent une  des sources essentielles de documentation historique. Au-delà de leur fonction mémorielle, elles sont indispensables à la connaissance et à l’écriture de l’histoire. Les services des Archives nationales consacrent, d’ailleurs, beaucoup de moyens humains et financiers  à les collecter, afin de les sauvegarder et de les mettre à disposition des chercheurs. Comment imaginer faire de l’histoire économique, sans les archives des entreprises ? Comment faire de l’histoire sociale en se privant des archives des associations, des partis, des militants ?

Le Cercle algérianiste entend recueillir, dans le centre de documentation de Perpignan,  les archives personnelles – de toute nature - de rapatriés. Pour ma part, je salue cette démarche et je m’en réjouis. Pourquoi ? D’abord parce qu’elle permet de sauver des archives qui, sans cela, seraient pour la plupart, définitivement perdues, détruites ou dispersées.

Dans leur grande majorité, les rapatriés d’Algérie nourrissent une méfiance née des blessures historiques des années 1960. Ils préfèrent, aujourd'hui, confier à un organisme associatif les documents qu'ils ont précieusement conservés plutôt que les confier aux services publics des archives. Tout comme le Centre de Documentation sur l’Histoire de l’Algérie (CDHA, Aix-en-Provence), le Cercle algérianiste leur offre un lieu de dépôt et de conservation auquel ils peuvent s’adresser en toute confiance. Ainsi les historiens disposeront-ils d’archives qui auraient été définitivement perdues autrement. C’est donc un service public qui est rendu, justifiant les subventions accordées.

 

il n’y a pas de «bonnes» et de «mauvaises» archives

Ces documents qui concernent la vie quotidienne des Français d’Algérie, en Algérie puis en métropole après leur exode, constituent une source d’information essentielle pour notre connaissance de cette histoire. Dictent-ils le contenu de cette histoire ? Evidemment non. Le Centre de documentation s’est engagé à mettre à disposition de tous les chercheurs les documents recueillis, laissant à leur responsabilité scientifique et morale, l’usage et l’interprétation qu’ils en feront. Autrement dit, à fonctionner sur les mêmes principes que les services publics des archives. Quelles garanties demander de plus ?

Pourquoi intenter un procès d’intention à ses fondateurs ? Il faut être prisonnier d’une conception très étriquée de l’histoire pour s’indigner d’une telle initiative, au lieu de s’en féliciter et de l’encourager. Ne devons-nous pas être comme les abeilles ? Toute fleur n’est-elle pas bonne à faire notre miel, où qu’elle se trouve ? J’ajouterai que, pour les historiens, il n’y a pas de «bonnes» et de «mauvaises» archives. Quant à moi, je préfère remercier les promoteurs de ce centre et me tenir à leur disposition pour contribuer à le faire vivre comme lieu de recherche sur l’histoire, mal connue – et trop souvent caricaturée –, des Français d’Algérie.

 

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le ministre Gérard Longuet

qu'est-ce qu'une "histoire franco-algérienne non falsifiée" ?

Enfin, que signifie cette revendication d’une «histoire franco-algérienne non falsifiée» de la part d’organisations et de personnalités qui  ont une conception hémiplégique de l’histoire, dénonçant à qui mieux mieux les «crimes» du colonialisme français, qui ont de l’histoire une conception procédurale, mais qui restent très discrets – c’est un euphémisme - sur les crimes et les massacres perpétrés par le FLN, dont ont été victimes des milliers d’Européens et des dizaines de milliers d’Algériens musulmans ?

Qui sont si peu prolixes – autre euphémisme - sur la politique de terreur du FLN, sur son recours massif aux enlèvements, à la torture et aux viols, pour imposer sa domination sur les populations algériennes et contraindre les Européens à quitter un pays qui les a vu naître.

Qui n’évoquent que du bout des lèvres le drame des harkis, victimes d’abord de la barbarie et de l’esprit de vengeance du FLN, qui ne leur pardonnait pas d’avoir combattu aux côtes de l’armée française, foulant aux pieds l’engagement souscrits lors des «accords» d’Evian, avant même que l’encre n’en soit séchée.

Qui vitupèrent l’ouverture d’un centre de documentation, mais font silence sur la fermeture des archives du FLN aux chercheurs ! Que ces donneurs de leçons, ces parangons de vertu, balaient donc devant leur porte !

 Daniel Lefeuvre

arton5009
professeur d'histoire contemporaine
université Paris VIII

 

 

71856151

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presse

 

Perpignan. La mémoire toujours à vif

des Français d'Algérie

Perpignan

Le ministre de la Défense, Gérard Longuet, a fait face à la colère des rapatriés réunis hier [29 janvier 2012] à Perpignan, pour inaugurer le Centre de documentation des Français d'Algérie.

Le ministre de la Défense Gérard Longuet a affronté hier à Perpignan la colère des rapatriés d'Algérie contre 50 ans de politique gouvernementale, augure d'un âpre combat entre UMP et Front national pour le vote d'un groupe largement acquis à la droite et l'extrême droite.

Le ministre avait fait le voyage pour inaugurer le Centre de documentation des Français d'Algérie, dédié à l'histoire de la présence française en Algérie et délivrer un message du président Nicolas Sarkozy aux plus de 1500 rapatriés présents au congrès national du Cercle algérianiste.


Des cris et des sifflets

Il a essuyé cris et sifflets quand il a cité le nom du général de Gaulle - homme du «Je vous ai compris» et des accords d'Évian - avec celui du chancelier allemand Konrad Adenauer pour dire la nécessité d'une réconciliation franco-algérienne comme il y eut une réconciliation franco-allemande. Haussant la voix sans se démonter, il a aussi provoqué de vives protestations quand il a évoqué le message qu'il s'apprêtait à lire de la part de Nicolas Sarkozy, accusé par nombre de pieds-noirs et de harkis d'avoir, comme ses prédécesseurs, manqué à ses promesses à leur endroit.

Le temps des historiens est venu

«Je vous affirme que cette année 2012, cinquantenaire de la fin de la guerre d'Algérie, sera l'année du souvenir et du recueillement, et sûrement pas celle de la repentance» a-t-il déclaré, citant le président de la République.
Et d'ajouter : «Les hommes et les femmes qui sont partis s'installer en Afrique du Nord […], loin d'être frappés d'opprobre, méritent notre reconnaissance. En développant l'économie de ces nouveaux territoires, ils ont œuvré à la grandeur de la France». «Le temps des historiens est venu avec la valorisation des fonds documentaires. Ce centre permettra d'accueillir et de nourrir le débat» a pour sa part expliqué Jean-Marc Pujol, le maire de Perpignan qui veut retenir l'émotion de cette journée. Plus que les échos politiciens.

Christian Goutorbe, La Dépêche.fr
30 janvier 2012

 

 

Perpignan dédie un lieu aux

Français d'Algérie,

Le Pen pas loin

L'Express.fr - publié le 27/01/2012 à 13:34

Perpignan dédie un lieu aux Français d'Algérie, Le Pen pas loin

afp.com/Raymond Roig

TOULOUSE - Le maire pied-noir de Perpignan Jean-Marc Pujol (UMP) inaugure dimanche un centre dédié aux Français d'Algérie, projet dénoncé par la gauche comme un cadeau de plus fait à des électeurs qui pourraient être sensibles aux charmes de Marine Le Pen, présente en ville le même jour.

Le Centre de documentation des Français d'Algérie qui ouvre dans un ancien couvent de clarisses entend participer à "la recherche de la vérité historique débarrassée des idéologies", selon le maire.

Si Mme Le Pen est à Perpignan ce jour-là, ce n'est pas pour assister à cet évènement ni courtiser un électorat nombreux sur le pourtour méditerranéen, en cette année de présidentielle et de cinquantième anniversaire de l'indépendance algérienne, dit Louis Aliot, son compagnon, numéro deux du parti et conseiller régional de Languedoc-Roussillon.

Marine Le Pen vient pour parler de travail et d'emploi "dans l'une des grandes villes les plus pauvres de France, dans le deuxième département le plus pauvre de France". Et la concomitance de l'inauguration (le matin) et de la réunion publique (l'après-midi) est pure coïncidence, dit M. Aliot.

Cela ne l'empêche pas de s'indigner. Non pas de la création du centre, qu'il salue au nom de la "mémoire des Français d'outre-mer". Mais du fait qu'il n'ait pas été invité, lui le fils de rapatriée et élu implanté à Perpignan.

Si le ministre de la Défense Gérard Longuet vient, comme l'annonce le maire, ou si certains élus UMP sont présents, M. Pujol est un "fieffé menteur", dit M. Aliot, puisqu'il assure que personne ne récupérera l'inauguration.

En fait, M. Pujol, comme les Alduy qui ont dirigé la ville avant lui pendant cinquante ans, "ont toujours utilisé les pieds-noirs comme une variable d'ajustement de leur vote", dit-il.

"Ici, l'UMP a besoin pour gagner d'intégrer les voix les plus extrêmes", résume Jacqueline Amiel-Donat, chef de file socialiste de l'opposition perpignanaise.

Ce centre est, selon elle, une faveur supplémentaire faite aux nostalgiques de l'Algérie française, après la stèle dédiée aux anciens de l'Organisation armée secrète (OAS) par exemple.

Le centre offre une vision unique de l'histoire, "à la gloire de la période française de l'Algérie", s'émeut Michel Franquesa, secrétaire local du Parti communiste. Pour preuve, dit-il, le fonds de ce centre dépourvu de comité scientifique est constitué des documents amassés par le Cercle algérianiste, organisation créée en 1973 pour "sauver (la) culture en péril" née de la présence française en Algérie.

Il met certes à la disposition des chercheurs, des étudiants ou des descendants le fonds du Cercle algérianiste, mais en espérant bénéficier un jour du soutien de l'Etat et de l'ouverture progressive par celui-ci de ses archives, dit le maire, natif de Mostaganem et parti en 1962 à 12 ans, "comme tout le monde, du jour au lendemain".

"Mon action parle pour moi. J'ai fait mon premier combat en 1989 contre le Front national. Mon père était engagé contre les nazis à 17 ans et demi, il est revenu à 22 ans grand invalide de guerre. C'était pas un commentateur; je suis pas un commentateur non plus".

Mais si M. Aliot s'invite à l'inauguration, comme il a annoncé vouloir le faire avec des rapatriés, "pas question non plus d'utiliser la force publique pour (l'en) empêcher".

Par

 

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inauguration-du-centre-de-documentation-des-francais-d-algerie-avec-le-maire-de-perpignan-jean-marc

 

Inauguration du Centre de Documentation

des Français d’Algérie à Perpignan

MESSAGE DU PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE

Lu par M. Gérard LONGUET
Ministre de la Défense et des Anciens Combattants

Dimanche 29 janvier 2012


Mes chers compatriotes, mes chers amis,

J'aurais aimé être parmi vous ce matin alors qu'est inauguré le musée consacré aux souvenirs des Français d'Algérie, dans cette ville de Perpignan, qui a su accueillir chaleureusement tant de rapatriés et s'est toujours trouvée à vos côtés. Les circonstances m'en ont empêché. La crise grave qui frappe notre pays comme l'ensemble des pays européens me contraint à préparer et à mettre en place sans attendre des mesures énergiques pour y faire face. Vous comprendrez, j'en suis sûr, que je ne pouvais quitter Paris aujourd'hui. Mais soyez-en assurés, notre rendez-vous n'est que différé.

J'aurais voulu vous affirmer, à vous dont la plupart se trouvaient avec moi à Toulon il y a cinq ans, le 7 février 2007, que je ne changerais pas un mot, pas une virgule à ce que je vous avais dit alors.

Je m'étais engagé auprès des rapatriés à tout faire pour que soit rétablie la vérité sur leur histoire, et que cette histoire, l'oubli ne vienne jamais l'ensevelir.

Vous le savez, je me suis toujours opposé à toute forme de repentance. Les hommes et les femmes qui sont partis s'installer en Afrique du Nord pour y travailler et fonder des foyers, loin d'être frappés d'opprobre, méritent notre reconnaissance ; en développant l'économie de ces nouveaux territoires, ils ont œuvré à la grandeur de la France.

Ils ont bâti des routes, des ponts, des écoles, des hôpitaux, ils ont cultivé des sols arides, ils y ont planté. Poursuivant leur œuvre, leurs descendants ont tout donné à la terre sur laquelle ils étaient nés.

 

La loi du 23 février 2005, si décriée par les adeptes de la repentance

Leurs mérites je les connais et j'ai toujours veillé à mener une politique qui en soit respectueuse, en demandant notamment à la Mission interministérielle aux rapatriés de rester en permanence à l'écoute de vos grandes associations nationales.

La loi du 23 février 2005, voulue par un gouvernement auquel je participais, si décriée par les adeptes de la repentance, a permis de prendre en compte les attentes justes, exprimées depuis longtemps par les rapatriés.

Je puis ainsi vous affirmer que le 5 décembre est et restera l'unique date de commémoration et d'hommage de la Nation à tous ses enfants tombés pour la France en Afrique du Nord, avant et même après le cessez-le-feu. Vous le savez j'ai voulu, comme vous me l'aviez demandé, que les victimes civiles, notamment celles de la rue d'Isly, ainsi que tous les disparus, soient justement associés à cette journée nationale.

Vous gardez dans votre chair, vous, rapatriés et harkis, le souvenir douloureux de cette année 1962. Je veux que l'ensemble des Français, notamment les plus jeunes, sachent ce qu'ont été les épreuves, l'exil et le déchirement des Français d'Afrique du Nord au moment de leur rapatriement en métropole.

Je veux que la mémoire de ceux qui ont dû quitter, au prix d'une douleur et d'une souffrance indicibles, la terre qui les avait vus naître, soit préservée, respectée et défendue. Aussi ai-je attaché beaucoup d'importance à la mise en place de la Fondation pour la mémoire de la guerre d'Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie, ainsi qu'à l'ouverture des archives pour que les Français puissent mieux connaître et mieux comprendre la réalité de cette période de notre histoire, si souvent déformée par une analyse sommaire et sectaire des événements qui l'ont marquée.

 

Défendre la mémoire de tous les Français rapatriés

Oui, la France a le devoir de reconnaître le courage, la dignité et les sacrifices des rapatriés et d'honorer leur mémoire et leur culture.

C'est dans cette volonté de ne pas laisser insulter l'Histoire que s'inscrit la proposition de loi présentée par Raymond Couderc, adoptée à l'unanimité par le Sénat, visant à sanctionner pénalement les injures et les diffamations à l'égard des harkis. C'est à l'Assemblée Nationale de se prononcer maintenant. Elle le fera le 13 février prochain.

Vous estimez sûrement que beaucoup reste encore à faire et que toutes ces avancées restent fragiles, car rien n'est définitivement acquis si l'on n'y prend garde. J'en suis bien conscient. C'est pourquoi, j'aurai toujours cette même volonté de défendre la mémoire de tous les Français rapatriés, qu'ils soient pieds-noirs ou harkis, afin que leur histoire ne soit ni dénaturée ni oubliée.

J'aurai prochainement l'occasion et le plaisir de vous le dire et de m'adresser à vous tous, mes chers compatriotes, mes chers amis, lors d'un déplacement dans quelques semaines.

D'ores et déjà, je vous affirme que cette année 2012, cinquantenaire de la fin de la guerre d'Algérie, sera l'année du souvenir et de recueillement, sûrement pas celle de la repentance.

Nicolas Sarkozy
source

 

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Culture - mairie de Perpignan


Centre de documentation des Français d’Algérie,

un lieu vivant et accessible à tous.

À la fin du mois sera inauguré à l’ancien Couvent Sainte-Claire le Centre de documentation des Français d’Algérie. L’aboutissement d’un projet de plusieurs années qui permettra de transmettre, explorer, enrichir et analyser le patrimoine matériel et immatériel des Français d’Algérie. Suzy Simon-Nicaise, maire adjoint délégué aux Relations avec les associations et aux Rapatriés répond à nos questions.

En quoi ce projet était-il important pour la ville ?
Suzy Simon-Nicaise : Ce centre est important à double titre. Tout d’abord parce que Perpignan est la première collectivité publique à créer en France un centre de documentation dédié à la mémoire des Pieds-Noirs, ensuite parce que chercheurs, historiens, familles et curieux vont enfin bénéficier d’un lieu pour faire des recherches, apprendre, comprendre et ressentir, ce que fut la vie de ces Français pendant les 132 années de présence française en Algérie. Aujourd’hui, il est d’autant plus important que de très nombreux jeunes Perpignanais comptent dans leur famille des parents ou grands-parents nés avant 1962 en Algérie.
C’est au centre de documentation qu’ils découvriront l’environnement social, culturel, géographique de leurs aînés. Les plus anciens ont maintenant disparu emportant avec eux leurs souvenirs, ils ont fort heureusement laissé des objets, des films, des témoignages écrits…un fonds important d’archives à exploiter. 50 ans après l’exil, ce centre s’impose désormais comme celui de la transmission mémorielle d’une catégorie de Français, des provinciaux sans province : les Français d’Algérie.
Pour nombre de ces déracinés, ils se sont reconstruits à Perpignan qui, grâce à Paul Alduy, a été une des rares villes en France ayant su les accueillir et leur apporter le soutien matériel dont ils avaient besoin alors qu’ailleurs l’accueil était beaucoup plus mitigé voire carrément hostile. C’est donc bien normal qu’ils aient choisi de rassembler ici leurs archives pour les partager avec le plus grand nombre. L’objet du centre est aussi l’organisation d’expositions, colloques, manifestations diverses pour partager cette tranche de l’histoire de France et éventuellement tordre le coup aux idées reçues.

Le projet a été mis en place en lien avec le Cercle algérianiste, pourquoi ?
Suzy Simon-Nicaise  : Dans les années 1980, la Ville de Perpignan  a mis à disposition de cette association des locaux qui depuis, lui ont permis de rassembler tous les témoignages matériels et immatériels qui constituent aujourd’hui un fonds documentaire d’exception. Il a donc été aisé d’entreprendre avec elle un véritable travail de collaboration.
Une convention de partenariat a été établie entre la Ville de Paerpignan et le Cercle algérianiste qui est une fédération de plus de 15 000 membres dont plus de 550 à Perpignan. L’exploitation du très riche fonds d’archives doit notamment permettre des travaux universitaires même si, en tout état de cause c’était déjà le cas jusqu’à présent, cependant tous ces documents étaient difficilement exploitables de par l’exigüité des locaux occupés et le défaut de numérisation qui s’impose aujourd’hui.

Que pourra-t-on y trouver ?
Suzy Simon-Nicaise  : Comme je le viens de le dire des documents importants à mettre à la connaissance des chercheurs et pour certains d’une grande rareté.
Le centre regroupera plus de 5 000 ouvrages, 25 000 opuscules, 5 000 cartes postales, diverses collections de timbres, d’objets anciens, mais également des centaines de témoignages de ce que fût la vie des Français d’Algérie.
Ces témoignages se manifestent de 2 façons, à la fois des témoignages écrits et oraux, mais également des archives familiales comme des albums photos ou encore des archives d’entreprises, de commerçants, d’agriculteurs, d’enseignants, de médecins… Des archives tout à fait exceptionnelles que l’association est particulièrement fière d’avoir rassemblées, de  pouvoir exposer et mettre à la disposition du public.

Extrait du Journal de la Culture – Janv. 2012
mairie de Perpignan

 

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